Archives de Tag: Grèce

Moscovici ou le (dés)espoir du socialisme.

Un mardi matin d’août 2018, un Commissaire européen « socialiste », Pierre Moscovici, fut invité sur France-Inter pour célébrer le retour de la Grèce sur les marchés financiers, la fin des plans d’aide européens… Une grande victoire évidemment de l’Union européenne et des gouvernants européens et grecs de l’heure. Merveilleux, comme tout le monde aurait adoré être grec toutes ces dernières années. Que du bonheur, que du bonheur.

Toutes les paroles de l’invité furent exactement celles que l’on pouvait attendre de sa part. Aucun retour critique sur ce qui a été fait depuis 2010. La répétition incessante d’un cadrage qui attribue toute la faute de la situation à la Grèce et aux Grecs eux-mêmes. Un peuple d’inconsidérés et de tricheurs que les autres Européens ont sauvés n’écoutant que leur bon cœur. Un déni absolu et radical des effets déstabilisateurs de l’austérité. Des larmes de crocodile sur les difficultés économiques et sociales de la population grecque. Une louange des effets bénéfiques des privatisations et de toutes les réformes structurelles possibles et imaginables. Un délire lénifiant sur les capacités d’innovation de la Grèce – le développement du tourisme représentant bien sûr l’innovation du siècle. Bref, un compendium du socialisme réellement existant des années 2010 dans l’Union européenne. A peine une critique du méchant ministre allemand Schäuble, et en regard une dénonciation sans concession aucune des fautes inexcusables du très dangereux Varoufakis.

Quand je pense qu’il y a deux ans encore lors d’une réunion entre politistes un éminent collègue avait mis en doute la réalité de la permanence de la circulation dans l’espace public de ce cadrage néo-libéral de « Die Griechen sind schuld » (Les Grecs sont coupables) , je ne croyais pas moi-même le retrouver aussi parfaitement intact aujourd’hui dans les paroles d’un responsable politique. Littéralement conservé dans le formol. Décidément, personne parmi ces responsables européens ne parlera jamais devant une audience élargie du sauvetage en 2010 des banques françaises et allemandes que tout cela a représenté en réalité. Vae victis.

P. Moscovici ne regrette donc rien, n’a toujours rien compris, ne veut surtout rien savoir, et il se murmure même qu’il voudrait figurer sur la liste présentée par le PS français pour les élections européennes de 2019, voire la diriger. Quelle bonne idée! Il pourrait sans doute battre un autre record électoral pour un parti « socialiste ». Je doute toutefois que les dirigeants socialistes actuels soient à ce point des adeptes du suicide collectif. C’est dommage. On aurait bien ri.

Comme ce fantôme du « socialisme » européen des années 2010 me l’a rappelé, l’affaire grecque restera pour longtemps une ligne de fracture politique en Europe. Je suis définitivement d’un côté seulement de cette fracture. C’est ainsi que le temps nous forme des convictions et des rancœurs.

Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent?

img20160505_09434804.jpgLes affres financières de la Grèce sont en train de revenir par petites touches au premier plan de l’actualité. Le dernier livre en date de l’ancien Ministre de l’Économie du premier gouvernement Tsipras, l’économiste Yanis Vafoufakis, vient d’être traduit en français, et porte un titre plutôt énigmatique à première vue, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde (Paris : Les liens qui libèrent, 2016, 437 p.). Il permet de les resituer dans un plus vaste horizon, et de comprendre comment on en est arrivé là.

J’avais lu le précédent ouvrage du même Y. Varoufakis traduit en français, Le Minotaure planétaire. L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial ( Paris : Éditions du cercle, 2015). La thématique des deux ouvrages se ressemble en fait très fortement. Dans les deux cas, il s’agit pour Y. Varoufakis d’expliquer que les maux contemporains de l’économie mondiale en général, et européenne en particulier, dépendent d’une maladie commencée dès le milieu des années 1960 lorsque les États-Unis ne furent plus capables de soutenir de leur puissance industrielle et commerciale le système de Bretton Woods. Pour le remplacer les dirigeants américains inventent, faute de mieux, entre 1971 (fin de la convertibilité-or du dollar) et 1979-1982 (hausse drastique du taux d’intérêt aux États-Unis) en passant par les deux  chocs pétroliers successifs (1974 et 1979) ce que Y. Varoufakis appelle le « Minotaure », soit un mécanisme de recyclage des excédents qui  permet aux États-Unis de maintenir leur suprématie politique sur le monde occidental en dépit même de leur affaiblissement industriel et commercial. En synthèse, les États-Unis continuent à accepter que leur marché intérieur reste grand ouvert aux  pays exportateurs d’Europe (l’Allemagne par exemple ) et d’Asie (le Japon et la Corée du sud, puis la Chine, par exemple), et donc d’avoir  en conséquence un fort déficit commercial avec ces derniers qu’ils payent en dollars, mais ils proposent en même temps, grâce à des taux d’intérêts élevés et grâce à leur marché financier immensément développé,  à tous ceux qui génèrent ainsi des excédents en dollars de les placer aux États-Unis, en particulier en titres du Trésor américain, en pratique la réserve ultime de valeur à l’échelle mondiale, ce qui permet  du coup à l’État américain d’avoir de manière presque permanente un déficit budgétaire conséquent. On retrouve le thème bien connu des « déficits jumeaux » de l’Amérique.  Les autorités américaines l’ont voulu pour protéger un temps encore leur hégémonie sur le monde occidental. De fait, ce recyclage des excédents, via un secteur  financier qui se développe aux États-Unis à due proportion, permettra d’assurer bon an mal an la croissance de l’économie mondiale jusqu’à la crise dite des « subprimes » en 2007-08. Les États-Unis jouent jusqu’à ce moment-là à la fois le rôle pour le monde de consommateur en dernier ressort et de placement en dernier ressort. Depuis lors, la situation est devenue fort incertaine : le « Minotaure » est mourant, mais rien ne semble vraiment le  remplacer comme moteur de l’économie mondiale.

Pour ce qui est du côté européen de ce vaste tableau de l’économie mondiale que dresse ainsi l’auteur, Y. Varoufakis montre à quel point les Européens, depuis les années 1960, furent en fait incapables d’adopter des solutions cohérentes à ce problème du recyclage des excédents. Sur la foi de travaux historiques, il rappelle ainsi que l’abandon du système de Bretton Woods par le Président Nixon le 15 août 1971 a dépendu largement de la mauvaise volonté préalable des Européens (dont le Général De Gaulle) à soutenir le cours du dollar en onces d’or. Une fois confrontés au nouveau régime de changes flottants décidé à Washington, ces mêmes Européens n’ont cessé de chercher une solution leur permettant de maintenir une parité fixe entre leurs monnaies. Malheureusement pour eux, ils ont toujours choisi des solutions qui se sont révélés irréalistes à terme, parce qu’ils n’ont jamais voulu créer un système de recyclage politique des excédents. En effet, dans la mesure où il existe des pays à la fois plus forts industriellement  et moins inflationnistes que les autres (en particulier, l’Allemagne à cause de la fixation anti-inflationniste de la Bundesbank et du compromis social-démocrate en vigueur outre-Rhin) et d’autre plus faibles industriellement et plus inflationnistes (en gros la France, l’Italie et le Royaume-Uni) un système de changes fixes se trouve pris entre deux maux, soit son éclatement à intervalles réguliers, soit une crise dépressive telle que la connaît la zone Euro depuis 2010. Des déficits commerciaux se creusent en effet inévitablement au profit du grand pays industriel peu inflationniste. Les pays déficitaires, dont la France, ont alors le choix entre dévaluer leur monnaie ou ne pas dévaluer. Si le pays concerné dévalue sa monnaie (au grand dam de ses politiciens et de ses classes supérieures), il regagne des parts de marché, mais il risque de connaître encore plus d’inflation. Pour ne pas dévaluer, la seule solution est de ralentir son économie, en augmentant ses taux d’intérêt et en adoptant des politiques d’austérité. C’est cette seconde solution qui l’a emportée au fil des années 1980-90, non sans crises d’ailleurs (comme celle de 1992), dans ce qui est devenu ensuite la zone Euro. Or l’existence de cette dernière, avec des parités irrévocables en son sein, provoque, d’une part, la possibilité pour la puissance industrielle centrale de conquérir désormais des parts de marché dans la périphérie sans risque de subite dévaluation et, d’autre part, l’apparition de ce fait de forts excédents d’épargne au sein du centre industriel. Ces excédents d’épargne, lié au fait qu’au centre on produit plus de valeur qu’on n’en consomme, sont recyclés par les banques du centre en placements, à la fois outre-Atlantique dans le « Minotaure » nord-américain et dans la périphérie de la zone Euro. Ces deux destinations des excédents d’épargne offrent l’avantage d’offrir avant 2007-08 des rendements très attractifs. Y. Varoufakis appelle ce mécanisme mis en oeuvre par les banques le « recyclage par beau temps ». Les épargnants (ménages et entreprises) du centre se laissent persuader par leurs banquiers  de placer leur argent dans des lieux qui paraissent à la fois sans risque et rémunérateurs. Les placements en périphérie de la zone Euro se révèlent en effet particulièrement intéressants avant 2008 parce que la BCE fixe un taux d’intérêt unique lié plutôt à l’état des économies du centre de l’Eurozone, alors qu’en périphérie l’inflation reste plus élevée qu’au centre. Il est donc intéressant d’emprunter à ce taux unique, relativement faible, pour profiter de l’inflation de la périphérie, et d’obtenir ainsi un taux d’intérêt réel faible sur son emprunt. Ce dernier mécanisme fonctionne plutôt bien et accélère la croissance par le crédit à bas coût dans la périphérie de la zone Euro au début des années 2000 (en donnant lieu cependant à des bulles immobilières en Espagne ou en Irlande par exemple).

Malheureusement, tout ce bel échafaudage s’écroule entre 2008 et 2010, parce que les investisseurs comprennent d’un coup la nature de l’illusion de croissance qu’ils avaient eux-mêmes créée par leurs prêts. Et, en racontant les différents soubresauts de la crise européennes, Y. Varoufakis souligne toute la faiblesse de la zone Euro . En effet, une fois que le « recyclage par beau temps » s’est arrêté subitement, cette dernière a été incapable d’inventer un « recyclage politique » pour pallier les effets de cet arrêt. Au contraire, on en est revenu pour rééquilibrer les flux commerciaux à la solution classique pour éviter une dévaluation  en régime de changes fixes, à savoir une austérité drastique dans les pays déficitaires de la périphérie (ce qu’on a appelé d’ailleurs la « dévaluation interne »), ce qui y a provoqué de profondes récessions et hausses du chômage. Surtout, les pays de la périphérie ont été forcés d’assumer seul la garantie des mauvais investissements faits chez eux par les banques du centre. Y. Varoufakis interprète ainsi le plan d’aide à la Grèce de mai 2010 comme un plan destiné à permettre aux banques français et allemandes de sortir sans trop de dommages de la nasse de leurs prêts hasardeux aux secteurs privé et public grecs, tout en faisant passer tout le fardeau aux contribuables grecs. Il se trouve que, comme le rapporte le journaliste de la Tribune Romaric Godin,  un journal allemand, le Handelsblatt, vient de rendre compte d’une étude universitaire allemande qui dit exactement la même chose. R. Godin fait d’ailleurs remarquer que le fait même que cela soit dit dans un journal allemand lié au patronat est en soi une nouvelle – puisqu’en fait, par ailleurs, le reste du monde financier l’a fort bien su dès le début. Le tour de passe-passe de 2010 qui a constitué à charger les Grecs de tous les maux pour dissimuler les fautes des grandes banques du centre de l’Eurozone (françaises et allemandes surtout) commence donc, comme toute vérité historique dérangeante, à ressortir en pleine lumière, y compris dans le pays où le mensonge a été le plus fortement proclamé par les autorités et reprise par les médias. Le drame pour l’Union européenne est qu’un tel mensonge – avec les conséquences dramatiques qui s’en suivies pour des millions d’Européens (les Grecs et quelques autres) – met en cause toute sa légitimité. A ce train-là, il nous faudra bientôt une commission « Vérité et réconciliation » pour sauver l’Europe. Nous en sommes cependant fort loin, puisque les principaux responsables de ce mensonge sont encore au pouvoir en Allemagne et puisqu’ils continuent à insister pour « la Grèce paye ».

De fait, c’est sur la description des affaires européennes que la tonalité des deux livres diffère. Le second livre prend en effet une tonalité plus tragique, plus littéraire, parce que Y. Varoufakis en devenant Ministre de l’économie a vécu directement les apories de la zone Euro qu’il avait repérées auparavant dans les travaux historiques et par ses propres réflexions sur la crise de zone Euro.  Du coup, la lecture de Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? m’a fait penser au récit d’un maître zen qui aurait reçu pour la perfection de son éducation quelques bons coups de bâtons bien assénés par un autre maitre plus avancé sur le chemin de la sagesse, et qui aurait ainsi approfondi son état de clairvoyance.

L’absence de mécanisme européen de « recyclage politique des excédents » correspond ainsi à la prévalence des intérêts nationaux des pays dominants du centre de l’Eurozone, les fameux « pays créditeurs ». Le titre de l’ouvrage correspond à ce constat selon lequel que, derrière les institutions européennes qui officialisent l’égalité des États, tout le déroulement de la crise européenne depuis 2010 montre que la bonne vieille politique de puissance demeure intacte. Reprenant un passage de l’historien antique Thucydide, il souligne qu’un vainqueur peut imposer au vaincu des conditions de reddition honorables ou excessives. Or imposer une paix carthaginoise comme on dit mène en général à des suites fort désagréables au sein de l’État ainsi humilié, et finit en plus par relancer le conflit. Or, pour Y. Varoufakis, c’est tout à fait ce qu’ont fait les dirigeants européens depuis 2010 à l’encontre de son propre pays et des autres pays périphériques de l’Eurozone. Leur faire porter la responsabilité pleine et entière de la crise en lui donnant le nom fallacieux de « crise des dettes souveraines » sans jamais admettre les erreurs de jugement de leurs propres banques commerciales,  moins encore celles de la BCE et encore moins les défauts évidents de construction de la zone Euro envisagé sous cet angle du recyclage des excédents.

Le propos  de Y. Varoufakis souligne ainsi à longueur de pages l’ampleur des égoïsmes nationaux tout au long de la crise européenne et l’incapacité des dirigeants européens à comprendre la nécessité d’un mécanisme de recyclage politique des excédents pour pérenniser la zone Euro – alors même que les dirigeants américains essayent de leur signaler le problème. Même s’il précise explicitement que ce livre ne constitue pas un compte-rendu de son action comme Ministre de l’économie, il reste que Y. Varoufakis fournit au fil des chapitres de nombreux éléments tirés se son expérience ministérielle. Il souligne ainsi qu’il n’a jamais constaté de volonté de dialogue réel de la part des représentants des États créditeurs, du FMI ou de la BCE avec le premier gouvernement Tsipras. Il indique aussi que ce gouvernement n’a jamais été réellement aidé par celui de F. Hollande. Il a d’ailleurs  la dent particulièrement dure tout au long de l’ouvrage à l’encontre des politiciens français. Ces derniers ont en effet dès le milieu des années 1960 vu l’établissement d’une monnaie unique européenne comme le moyen de s’emparer du pouvoir monétaire allemand. Or, à ce jeu-là, ils ont surtout réussi à être prisonnier d’une zone Euro où ils ne décident pas grand chose tant cette dernière obéit dans sa construction même aux desiderata des autorités allemandes, et où, en plus, l’Allemagne industrielle ne cesse de l’emporter sur la France en voie de désindustrialisation. Les autorités allemandes ne sont pas épargnées non plus. Décrivant le déroulement de la crise européenne, Y. Varoufakis rappelle par exemple comment le Premier Ministre italien,  Mario Monti, a proposé en 2012 « l’Union bancaire » pour faire en sorte de séparer les comptes des États de ceux des banques situées sur leur territoire, et  comment les autorités allemandes qui l’avaient accepté se sont efforcés ensuite de vider la proposition de sa substance et donc de son efficacité (p. 249-254). En fait, à suivre Y. Varoufakis, il n’y a vraiment rien à sauver dans l’attitude des responsables des pays créditeurs face à la crise.

Or ce constat l’amène – quelque peu paradoxalement à mon sens – à soutenir une réforme de l’Union européenne afin d’y faire émerger un intérêt général européen d’essence démocratique. Le livre comprend ainsi le « Manifeste pour démocratiser l’Europe » (p. 369-382), qui se trouve à la base du mouvement Diem25, qu’il a fondé cette année. Une de ses conclusions se trouve en effet être que cette politique de puissance et d’intérêts nationaux plus ou moins avouables, qui opère en particulier dans le cénacle restreint de l’Eurogroupe, n’aurait pas été possible si une discussion démocratique ouverte à tous les citoyens européens concernés avait eu lieu à l’occasion de la crise, si les décisions au sein de l’Eurogroupe et du Conseil européen avaient été prises publiquement. Il n’aurait pas été possible en particulier dans une discussion ouverte aux citoyens de faire payer aux habitants les plus désavantagés des pays en crise le sauvetage des banques du centre de l’Eurozone. En effet, on ne s’étonnera pas qu’en tant que citoyen grec, l’économiste Y. Varoufakis soit particulièrement choqué, pour ne pas dire plus, par le choix d’une austérité drastique qui a surtout frappé les classes populaires et les classes moyennes de son pays. Il l’est cependant tout autant pour les Irlandais, les Espagnols, etc. Il souligne à juste titre que le fonctionnement actuel de l’Union européenne revient à traiter très différemment les gens selon leur État d’appartenance. Une démocratie européenne au sens fort du terme n’aurait pas accepté de tels écarts de traitement. Y. Varoufakis s’illusionne peut-être sur la capacité des démocraties nationales ou des fédérations démocratiques à répartir équitablement les charges et les avantages, mais il reste que l’Union européenne a fait à peu prés tout ce qu’il fallait pour démontrer son iniquité sur ce point tout en se prévalant de sa « solidarité ».

Le raisonnement de Y. Varoufakis me parait cependant terriblement contradictoire – ou utopique si l’on veut. En effet, dans tout l’ouvrage, il ne cesse de montrer que, depuis le milieu des années 1960, le cours des événements ne dépend que de la poursuite d’intérêts nationaux où le fort écrase le faible, où le rusé berne le moins rusé, que certains intérêts, obsessions ou faiblesses s’avèrent à y regarder de prés bien plus permanents qu’on ne pourrait le penser a priori (par exemple si l’on observe le rôle de la Bundesbank au fil des décennies d’après-guerre) et qu’ils savent se dissimuler derrière l’idée européenne, que la bureaucratie de l’UE n’a aucune autre ambition que de développer son pouvoir.  Or, en même temps qu’il établit ce florilège de bassesses, trahisons entre amis, vilénies et autres coups pendables entre alliés occidentaux, il prétend pouvoir rompre avec tout cela d’ici 2025. C’est en effet le sens de son mouvement Diem25.

Cette contradiction est particulièrement visible sur l’Euro. Il rend en effet hommage à Margaret Thatcher pour avoir vu dès le départ qu’il existait une incompatibilité entre la création de la zone Euro et le libre exercice de la démocratie nationale en son sein, il semble approuver les dirigeants britanniques qui ont réussi ensuite à ne pas tomber dans ce piège, et, en même temps, il ne propose pas de dissoudre cette même monnaie dont pourtant il passe tout un chapitre de son ouvrage à expliquer que son existence même éloigne au total les Européens les uns des autres (chapitre 6, Alchimistes à l’envers, p. 211-280). En fait, comme il l’a dit à plusieurs reprises dans la presse, Y. Varoufakis semble fermement convaincu que la dissolution de l’Euro aboutirait à une catastrophe économique d’une ampleur inimaginable et qu’il n’y a donc d’autre choix que de l’éviter. En conséquence, il ne reste qu’à bâtir d’urgence une démocratie européenne qui permettrait de supprimer les perversités actuelles que permet à certains puissants cette monnaie.

Comme politiste, je ne suis pas convaincu du tout  qu’on puisse sortir de la « dépendance au sentier » qui marque l’Union européenne et la zone Euro. Tout cela ne s’est pas (mal) construit ainsi par hasard.  Le fonctionnement de ces dernières correspondent à la fois à l’inexistence ou du moins à la faiblesse d’acteurs économiques ayant une base continentale (le « Grand capital » européen n’existe pas…contrairement au « Grand capital » allemand, français, grec, etc.) et à l’inexistence d’un électorat européen unifié. De fait, puisque toutes les élites nationales ne pensent qu’à leurs intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou électoraux,  la lecture de Y. Varoufakis inciterait plutôt à plaider pour qu’on arrête là les frais. Il faudrait d’ailleurs ajouter aux propos de Y. Varoufakis que l’actuelle politique d’argent gratuit menée par la BCE et l’énervement qu’elle provoque désormais chez certaines autorités allemandes confirment que l’absence presque totale de vision un peu européenne chez certains acteurs clé.

Quoi qu’il en soit, le livre de Y. Varoufakis mérite vraiment d’être lu par la profondeur historique qu’il propose au lecteur. Quoi qu’il advienne ensuite à l’Union européenne et à la zone Euro, il restera comme un témoignage sur la manière dont un internationaliste a essayé de sauver l’idée européenne.

Ces compromis qui tuent l’idée européenne.

Je n’ai pas écrit depuis longtemps sur ce blog, et en particulier sur la crise européenne en cours. Je continue pourtant à suivre jour par jour, parfois heures par heures, les développements de cette crise européenne. Mon pessimisme, devenu légendaire auprès des jeunes et moins jeunes collègues comme j’ai encore pu le constater lors de mon (bref) passage au Congrès de l’AFSP (Association française de science politique) à Aix-en-Provence, me voile sans doute une bonne part de la réalité.

Les derniers développements en date de la partie grecque de la crise européenne ne risquent pas de me détourner de mes sombres pensées. En effet, où en arrive-t-on au bout de près de six mois de négociations entre le nouveau gouvernement grec Syriza-ANEL – le gouvernement « rouge-brun » d’Athènes selon les très démocrates Gracques (anciens hauts fonctionnaires « socialistes ») – avec les « États » créditeurs de la Grèce  (Allemagne, France, etc.) au sein de l’Eurogroupe, et avec les « institutions » (ex-« Troïka »: la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international)?

Comme, d’habitude dans les négociations intra-européennes (ici étendues au FMI), à ce qui est nommé un compromis. Les créditeurs vont libérer les sommes promises à la Grèce et encore dues au titre du « second plan de sauvetage » de 2012, permettant ainsi à ce pays d’honorer les appels de fonds de ces mêmes créanciers dans les semaines qui viennent, et le gouvernement grec s’engage à prendre d’urgence les mesures de politique économique demandées par les créanciers pour prix de leur apport de liquidités. Et ces mesures, à adopter d’ici quelques jours pour leur partie législative, s’inscrivent à ce qu’on peut en savoir par les médias  dans la ligne de tout ce que les créanciers ont déjà demandé aux gouvernements grecs successifs depuis le printemps 2010, et qui n’a pas marché jusqu’ici! Du moins si l’objectif visé n’était pas de provoquer une dépression en Grèce de 25% du PIB…  Tout ce que les médias ont pu apprendre des négociations en cours va en effet dans ce sens de la répétition du même scénario. De fait, le gouvernement Syriza-ANEL a débloqué les négociations lors des Eurogroupe et Conseil européen extraordinaires de lundi 22 juin 2015 en promettant d’adopter des mesures « austéritaires » dont il ne voulait  absolument pas lors de son élection en janvier. D’après ce que l’on sait par la presse, le gouvernement Tsipras accepterait par exemple d’augmenter la TVA, y compris sur l’hôtellerie-restauration. Il n’y aurait pas de baisse directe de toutes les pensions de retraite, mais des hausses des cotisations des retraités, ce qui revient au même. La liste complète des mesures acceptées par le gouvernement Syriza-ANEL ne sera sans doute connue  lorsque le compromis final sera acté, mais cela apparait d’ores et déjà comme l’habituel monceau de stupidités.

En effet, si l’on veut relancer l’économie grecque, qui a souffert depuis 2010 de l’écroulement de la demande adressée aux entreprises grecques, il parait totalement stupide de continuer sur la même voie, avec en particulier une hausse de la TVA! Et, en plus, sur le secteur des services (l’hôtellerie-restauration) exposé à la concurrence internationale, puisque la Grèce compte beaucoup sur le tourisme des étrangers pour faire tourner son économie. On peut d’ailleurs imaginer encore plus rémunérateur pour les finances publiques grecques : je suggérerais bien une taxe de 1000 euros par touriste entrant en Grèce!  Je suis certain que cela rapporterait beaucoup.

Le résultat de ces mesures, si elles sont appliquées, sera donc exactement le même que celles prises dans le cadre de tout le scénario précédent : l’économie grecque continuera, au pire, à s’enfoncer dans la dépression, ou, au mieux, à avoir un rythme de croissance à peine positif qui ne réglera aucun des problèmes du pays (chômage, endettement, évasion fiscale, fuite des cerveaux, etc.).

Et tout cela parce que l’Union européenne et la zone Euro fonctionnent sur des compromis liés à des rapports de force (chacun poursuit ce qu’il croit être son intérêt) et non pas sur la définition en commun de stratégies (la discussion rationnelle sur un problème qui aboutit à un choix avisé).

Dans le cas grec, cette culture du compromis est en train d’aller jusqu’à la caricature d’elle-même.

Les États créanciers  et les institutions, surtout le FMI, ne veulent pas dévier de la ligne adoptée en 2010. Il leur faut donc encore et toujours de l’« austérité » et des « réformes structurelles ». Ils ne peuvent renier l’idéologie qui les inspire, et ils ne peuvent surtout pas réagir autrement vu l’évolution des électorats dans les « États créanciers » qu’ils ont eux-mêmes favorisée par la promotion de l’explication de la crise par le caractère prodigue et corrompu des Grecs. Ils sont  donc en passe d’obtenir à peu de choses près la poursuite de ce qui a échoué, alors même qu’un rapport issu du FMI paru dès 2013 expliquait que les plans précédents avaient sous-estimé l’effet multiplicateur récessif des mesures d’austérité prises en 2010-12. Il leur faut aussi maintenir à tout prix devant leurs propres électeurs la fiction selon laquelle la Grèce remboursera à la fin tout ce qu’on lui a prêté depuis 2010, et qu’il ne s’agit donc que de prêts à ces « fainéants de Grecs » et non pas de dons. On imagine donc des scénarios où, pendant des décennies, l’État grec se désendette lentement mais sûrement. Or tous les économistes répètent sur tous les tons que c’est impossible.

Le gouvernement grec Syriza-ANEL, même s’il sait (en particulier via son Ministre Yanis Varoufakis) et dit que ce qu’on exige qu’il  fasse constitue une erreur de politique économique, se trouve cependant sur le point de le faire, parce qu’il reste lui-même pris dans cette volonté européenne de compromis à tout prix et aussi parce qu’il n’a pas le mandat de la part des électeurs grecs pour sortir de la « zone Euro ». A ce compte-là, il serait en effet à tout prendre plus raisonnable de tenter la voie de la sortie de la monnaie unique: une forte dévaluation de la nouvelle monnaie grecque permettrait de regagner la compétitivité, en particulier pour le secteur touristique. L’idée selon laquelle la Grèce ne bénéficierait pas d’une dévaluation m’a toujours paru étrange, alors même que les politiques de change agressives sont légion dans le monde contemporain (ne se félicite-t-on pas au même moment à Paris de la baisse de l’Euro qui relance nos exportations et qui fait revenir les touristes américains à Paris? ). Quoi qu’il en soit les deux partis qui constituent l’actuel gouvernement avaient promis de concilier le maintien de la Grèce dans la zone Euro et la sortie de la tutelle de la « Troïka » sur la politique économique et sociale grecque pour s’attirer les suffrages des électeurs grecs. Ces derniers ont eu la faiblesse de les croire. Aux dernières nouvelles, A. Tsipras mettrait dans la balance son propre sort en tant que chef du gouvernement pour faire passer au Parlement grec le texte signé avec les « créanciers ».

Très probablement, un compromis sera donc trouvé, mais il ne réglera rien parce qu’il ne constitue pas une stratégie de sortie de crise. Il est possible en plus que le gouvernement Syriza-ANEL y perde sa majorité, et que cela donne lieu à de nouvelles combinaisons parlementaires en Grèce. En effet, l’un des éléments du scénario  en cours est aussi constitué par la volonté de nombreux gouvernements européens de faire tomber le gouvernement Syriza-ANEL. Les Gracques (des anciens hauts fonctionnaires socialistes) explicitent dans un article récent le raisonnement : il faut que le gouvernement Syriza-ANEL échoue pour éduquer tous les autres populistes du reste du continent. TINA doit être démontré et défendu.  En effet, en prolongeant pendant près de six mois les négociations, les États créditeurs ont créé de l’incertitude politique en Grèce, et ont par conséquent affaibli l’économie grecque. Si le sort de la Grèce et de son économie avait vraiment été important pour les autres pays, il aurait fallu conclure rapidement pour permettre aux opérateurs économiques grecs de savoir à quoi s’en tenir. C’est bien là une autre preuve qu’il n’existe pas une stratégie européenne pour la Grèce, mais la défense d’intérêts de boutique par chacun.

Et puis, au delà de toute cette mécanique économique, il faut souligner le désastre que représente cette crise européenne, commencée en 2010, pour la constitution (souhaitable?) dans les esprits et les cœurs d’une communauté de destin européenne . La manière dont les médias parlent, en France et ailleurs en Europe, de ces négociations, qu’ils soient d’ailleurs défavorables à l’actuel gouvernement grec (95% des médias) ou favorables (5% des médias), revient à répéter à longueur de journée qu’il existe, d’un côté, « la Grèce », et de l’autre, « l’Europe ».  Le cadrage de la crise européenne selon laquelle « c’est avant tout un problème grec » l’a (définitivement?) emporté sur celui selon lequel « une monnaie unique sans État fédéral pour prévenir et gérer les chocs asymétriques sur une partie de la zone monétaire ainsi constituée aboutit à des résultats sous-optimaux ». J’ai formulé sciemment ce second cadrage de manière longue et compliquée pour souligner que le premier est tellement plus simple à diffuser dans l’opinion publique qu’il aurait été fort étonnant qu’il ne l’emporte pas, porté en plus qu’il était par des rapports de force entre le centre et la périphérie de l’Eurozone. Il aurait fallu là encore pour éviter cet effet de stigmatisation d’un pays membre, et par là de ces habitants, une stratégie européenne.

Combien de temps une « union toujours plus étroite » fondée sur le seul compromis peut-elle survivre à l’absence de stratégie d’ensemble? Je commence à me le demander.

L’Union européenne, cette copropriété en difficulté…

La lettre signés vendredi soir 20 février 2015 entre le gouvernement grec d’Alexis Tsipras et les autres pays de la zone Euro rend encore plus évident, s’il en était encore besoin, les apories auxquelles la « construction européenne » se heurte de plus en plus.

Le gouvernement grec a accepté de continuer à respecter le cadre général de la tutelle que le pays subit depuis 2010 en contrepartie de l’aide que les autres pays de l’Eurozone, le FMI et la BCE lui allouent. Il doit proposer lundi 22 février une liste de « réformes structurelles » que ses créanciers doivent agréer ensuite, afin que le pays et ses banques aient accès à des liquidités suffisantes pour ne pas faire faillite et pour refinancer les dettes de la Grèce.  En vertu de cet accord qui prolonge de fait le plan de sauvetage de 2012, un délais de quatre mois (et non de six) a été négocié pour que le gouvernement grec propose autre chose que la politique économique choisie jusqu’ici, mais, d’ici là, il doit respecter comme avant les consignes agréées par ses partenaires. En échange, il reçoit le droit de faire un tout petit plus de dépenses publiques en 2015 que prévu initialement (et encore à condition que les impôts et taxes rentrent comme prévu), ce qui devrait lui permettre de répondre aux urgences sociales les plus pressantes.

L’interprétation de ce résultat diffère selon les commentateurs. Certains libéraux, comme Eric Le Boucher, y voient, avec un plaisir non dissimulé, la défaite sans appel du populisme de Syriza. L‘économiste Jacques Sapir – pour une fois optimiste! – y voit plutôt un bon début de partie pour le Ministre grec de l’économie, Yanis Varoufakis, sans que rien ne soit acquis. Le journaliste de la Tribune, Romaric Godin, pense qu’il s’agit d’un match nul, ou d’une courte défaite pour le côté grec, ce qui vu les circonstances (les humiliations subies depuis 2010) constitue une victoire morale pour la partie grecque. La détermination du vainqueur de la confrontation fait pleinement partie du jeu : vendredi soir, lors de sa conférence de presse, pour signifier sa victoire, le Ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a déclaré que l’accord serait « difficile à vendre à l’électorat grec » – autant dire que le Ministre allemand aimerait bien que l’accord échoue et qu’il provoque la chute du gouvernement Syriza-ANEL. La réaction de ce jour du vieux résistant grec, Manolis Glezos, devenu eurodéputé Syriza, parlant de trahison par les négociateurs grecs des demandes populaires exprimées par l’élection du 25 janvier 2015, va largement dans le sens de ce qu’anticipait avec délectation le très conservateur W. Schäuble. Il est possible cependant que le fait même que le dit Ministre allemand souhaite un tel développement contribue à l’arrêter, et atteste de la victoire grecque. Plus généralement, dans toute l’Union européenne, il y a ceux qui espèrent dans le succès du gouvernement Tsipras et ceux qui en font des cauchemars. Dans une perspective plus pessimiste (ou simplement plus financière), on peut aussi interpréter ce qui est en train de se passer comme un vaste jeu de « blame avoidance » : la sortie de la Grèce de la zone Euro se trouve en fait inévitable (ce que pense un J. Sapir par ailleurs), mais ni le gouvernement grec ni ses partenaires ne veulent endosser la responsabilité ultime de cet événement (« Grexit »), l’accord servirait du coup simplement à en repousser le moment, et surtout à essayer des deux côtés à rejeter le moment venu la faute sur l’autre.

Au delà de ces considérations immédiates, l’accord du vendredi 20 février, à la fois dans sa négociation et son résultat, illustre à mon sens encore une fois cette double aporie de la zone Euro : la sortie pour un pays est impossible; la solidarité entre habitants des différents pays y est inexistante.

Premier point. Comme l’ont fait remarquer rapidement les commentateurs, la faiblesse de la partie grecque dans les négociations tient au fait que le gouvernement Tsipras n’a pas été élu pour faire sortir le pays de la zone Euro. De ce fait, il ne peut menacer ses partenaires de faire faillite sur l’ensemble de sa dette, et il ne peut utiliser la Banque centrale de Grèce pour se financer (au moins temporairement). Cette absence de volonté de quitter la zone Euro correspond avant tout à une crainte dûment exprimée comme telle par une majorité d’électeurs grecs. Les votants du 25 janvier auraient pu s’exprimer en faveur des partis qui proposaient ce choix de l’exit, ils ne l’ont pas fait. Du coup, le gouvernement grec est mandaté pour rester dans la zone Euro, et c’est d’ailleurs ce qu’a annoncé avant la négociation le nouveau Ministre grec de l’économie. Il a même tissé des louanges au projet européen, et il a dit lui-même qu’il ne savait pas ce qui se passerait en cas de « Grexit » – manière élégante de dire qu’il voyait se profiler l’apocalypse à cette occasion.

Faute de cette solution du « Grexit », refusée par la population grecque (pour des raisons à expliquer par ailleurs), les nouveaux gouvernants grecs comme les anciens et sans doute les suivants sont contraints de passer par les fourches caudines de leurs partenaires pour boucler leurs fins de mois. L’accord signé vendredi soir réitère ainsi que la Grèce doit payer tout ce qu’elle doit à ses partenaires européens, à la BCE et au FMI. C’est selon l’avis de la plupart des économistes impossible – sauf miracle économique jamais vu pour un tel pays -, mais il faut faire continuer à faire semblant que cela l’est, pour avoir droit à une aide supplémentaire. Il faut du coup continuer à dégager un excédent primaire du budget pour pouvoir rembourser. Cette condition s’avère d’ailleurs d’une logique imparable : vous ne pouvez prêter une somme à quelqu’un, si vous admettez par ailleurs dans le même temps qu’elle ne vous remboursera jamais ce qu’elle vous doit déjà. Ce financement à la Grèce indispensable à son maintien dans l’Euro se trouve de plus d’autant plus difficile à accorder que certains pays de l’Eurozone sont officiellement moins riches que la Grèce, qu’ils ont eu eux-mêmes à faire face à un plan similaire d’ajustement structurel, ou que leurs contribuables ne veulent pas payer pour les Grecs.

La seconde leçon de toute cette triste histoire de l’Euro, c’est en effet qu’il n’existe en réalité aucune « solidarité » entre européens. D’abord, d’un point de vue technique, tout ce dont on discute à longueur d’années désormais lors des Eurogroupes (qui me font penser aux « marathons agricoles » des années 1970 en pire), ce sont des prêts sous conditions. (Ils ne sont sans doute pas remboursables d’un strict point de vue économique, mais, légalement, ce sont vraiment des prêts, et pas des dons.) Et il suffit de regarder les pages de Bild, le grand journal populaire allemand, ces derniers temps pour comprendre que ces prêts ne sont vraiment pas accordés de gaité de cœur par une bonne partie de la population du pays qui se trouve être le principal créditeur. Du côté grec, ils n’ont pas été reçus non plus avec gratitude (et, pour cause, vu ce que cela a signifié en pratique pour la plupart des gens). Chaque gouvernant européen n’est donc comptable des deniers publics que devant ses électeurs, et, globalement, des nettes majorités d’électeurs quelque que soit le pays européen concerné ne veulent payer d’impôts que pour eux-mêmes et pour leurs semblables – et un Grec n’est en général pas un semblable pour un électeur européen d’un autre pays. C’est du coup la folie institutionnalisée par ces « mécanismes de solidarité », constituant un contournement de la clause de no bail-out du Traité de Maastricht, qui devrait frapper : l’accord de vendredi, s’il est finalisé, devra ensuite être avalisé par les parlements des pays européens qui fournissent un financement à la Grèce pour bien montrer encore une fois qui paye. L’inexistence d’un budget européen suffisant pour aider une partie en difficulté financière aboutit en effet à cette situation qui revient à souligner à chaque fois à quel point chacun n’a nullement envie de payer pour le voisin (comme dûment prévu dans le Traité de Maastricht) – même si, certes, il finit par payer tout en disant d’ailleurs prêter, mais de très mauvaise grâce et sous conditions. Appeler cela de la « solidarité » revient à tordre le sens du mot.

On ne s’attarde pas non plus assez sur l’absurdité de cette situation dans le cas grec du point de vue du réalisme géopolitique. Si l’on regarde une carte du monde, la Grèce constitue l’une des pointes avancées (avec Chypre) de l’Union européenne vers une région du monde dont l’instabilité politique se trouve actuellement à son comble. On pourrait imaginer que la Grèce du coup soit soutenue par le centre européen comme on traitait jadis les postes avancés d’un Empire, par des aides fiscales ou autres sans contrepartie compensant le danger même de sa situation. En pratique, aujourd’hui, il existe une armée grecque, un pays (relativement) calme qui peut servir de base arrière aux Occidentaux à des opérations au Moyen-Orient ou en Afrique. Cette stabilité coûte au contribuable grec. Après tout, les Grecs pourraient aussi bien supprimer leur armée pour faire des économies, et décider même de vivre sans État. Les autres États occidentaux seraient bien marris d’une telle situation d’anarchie, et iraient occuper, sans doute à grands frais, cette zone dégarnie de leur défense. On pourrait donc imaginer aussi que la Grèce soit payée pour assurer la garde sur le flanc sud-est de l’Union européenne. Il n’en est rien. Au contraire, certains européens ne se privent pas de les accuser de dépenser trop pour leurs forces armées, et ne voient dans leur effort militaire disproportionné à la taille du pays que le seul effet de leur rivalité avec la Turquie (cela compte certes). Dans le fond, la Grèce comme périphérie sous-développée de l’Union européenne se trouve dans une situation de dépendance économique similaire à celle de l’île de la Réunion dans la République française, mais, en plus, elle ne peut même pas compter sur l’existence d’une armée européenne pour la décharger des coûts de sa défense. Dans un ensemble étatique, qu’il soit centralisé ou fédéral, une entité locale pauvre qui fait du déficit se trouve certes le plus souvent obligée de remettre ses comptes en ordre, mais, au moins, elle dispose d’un État central qui assure quelques (gros) frais pour elle. C’est dire en d’autres termes que la zone Euro n’est vraiment pas à ce stade une fédération en devenir, ni même un Empire un peu soucieux de ses « marches », mais qu’elle ressemble plutôt à une copropriété litigieuse où les charges communes seraient réparties sans même tenir compte des sujétions particulières de certains.

Cela pourra sembler fort terre à terre, mais ces négociations au sein de la zone Euro me font en effet de plus en plus penser par analogie à une réunion de copropriétaires. On est forcé de s’entendre par le fait même d’être propriétaire dans le même immeuble, mais on ne s’aime pas du tout, et sans doute de moins en moins à mesure que les litiges s’accumulent au fil des années. L’aporie de la zone Euro est alors qu’elle ne cesse de miner la possibilité même de ce qu’elle était censée construire à terme, une fédération européenne. Une copropriété aussi litigieuse ne prend guère le chemin d’une communauté de destin, et l’on voir rarement des copropriétaires faire de grandes choses ensemble.

Le FN, bientôt grand vainqueur des élections grecques?…

Depuis hier soir, les choses commencent de nouveau à se préciser très sérieusement en matière de rapports entre la démocratie et l’Union européenne. Ce lourd dossier risque de s’alourdir encore d’un nouvel épisode. La Banque centrale européenne a décidé de suspendre un de ses moyens de refinancement des banques grecques, puisque le nouveau gouvernement d’Alexis Tsipras n’entend pas poursuivre sur la voie des memoranda signés par ses prédécesseurs. Il y avait déjà eu il y a quelques jours la déclaration fort claire du Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, selon laquelle les règles européennes l’emportaient sur les demandes formulées par un peuple européen à travers sa démocratie nationale. Depuis hier soir, il devient évident qu’au delà des seules déclarations qu’il s’agit de faire pression sur le nouveau gouvernement grec pour qu’il accepte de revenir sur ses promesses de campagne, et pour qu’il continue à appliquer une politique d’austérité, dont même le (très gauchiste) Président des Etats-Unis, Barack Obama, a souligné récemment et publiquement la bêtise du point de vue économique.

Dans le cadre français, on commence donc à bien comprendre pourquoi le FN de Marine Le Pen avait tant apprécié la victoire électorale de l’extrême-gauche grecque. En effet, si la BCE, l’Allemagne de Mme Merkel et ses alliés, et la Commission européenne de J.C. Juncker, arrivent finalement à rendre nulles et sans effets toutes les promesses faites à leurs électeurs par les deux partis composant le nouveau gouvernement grec en menaçant la Grèce d’expulsion de la zone Euro, tous les partis souverainistes, nationalistes, europhobes, du continent tiendront là leur démonstration ultime par a+b qu’il n’y a vraiment rien du tout à attendre d’une Union européenne fâchée avec toute idée de démocratie nationale, du moins de démocratie nationale chez les Etats vassaux d’un centre formé par l’Allemagne et ses alliés. L’humiliation infligée au gouvernement Tsipras (y résisterait-il d’ailleurs?) éduquera certes les électeurs des autres pays tentés de se plaindre, dont bien sûr nos concitoyens. Cela montrera par ailleurs aux militants de l’extrême droite que les gauchistes comme A. Tsipras & Cie ne sont pas comme prévu à la hauteur de la situation, et que seuls des nationalistes (de droite), des « patriotes », sont prêts à aller à l’affrontement avec l’Union européenne au nom de la souveraineté du peuple. Quel magnifique résultat cela va être, vraiment. I’m so happy.

En outre, que le bloc des austéritaires gagne ou doive tout de même admettre  un compromis avec le nouveau gouvernement grec, toute cette affaire grecque continuera à constituer une démonstration sans fin que la « solidarité européenne »  ne reste au mieux (ou au pire?) qu’une réalité financière: chaque dirigeant européen autour de la table du Conseil européen est d’abord et avant tout le représentant de ses électeurs, et il s’avère incapable de prendre en compte les besoins et les souffrances des populations des autres pays de l’Union européenne. La Grèce constitue pourtant un cas d’école en la matière : tous les chiffres disponibles montrent que la situation sanitaire, économique et sociale de la population grecque est alarmante, que les évolutions depuis 2010  en la matière contredisent les promesses de bien-être faite dans les Traités européens aux peuples de l’Union européenne. Cependant, cet aspect de « bonheur national » (qui est d’ailleurs censé guider depuis peu les politiques publiques des pays de l’OCDE) ne joue vraiment aucun rôle dans le grand jeu en cours. Les bases sociopolitiques, émotionnelles, affectives, du « fédéralisme de la zone Euro », que d’aucuns (comme le groupe Eiffel) réclament comme la solution institutionnelle à la crise de l’Euro, semblent se défaire sous nos yeux à mesure que celle-ci avance. Certes, il existe aussi l’affirmation de courants d’opinion transnationaux de solidarité (en l’occurrence de soutien par une partie de la gauche européenne au gouvernement Tsipras et à ce qu’il représente), mais, pour l’heure, ces courants s’avèrent très minoritaires (pour ne pas dire plus) au niveau des gouvernements qui dominent l’Union européenne.

Et, là, je ne parle même pas de la possibilité que tout cela finisse par un « Grexit », une sortie contrainte de la Grèce de la zone Euro. Cela serait la démonstration que l’Euro n’est pas irréversible, juste une question de convenance, vraiment le début de la fin pour l’Euro et l’Union européenne. Vraiment un trop beau cadeau pour le FN et quelques autres.

Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe.

durandJ’avais manqué ce printemps le livre dirigé par Cédric Durand, En finir avec l’Europe (Paris : La Fabrique, 2013, 150 p.), largement parce qu’il ne s’est presque pas trouvé dans les librairies lyonnaises où je m’entête à m’approvisionner. Fabien Escalona (un ancien de Science Po Grenoble) en a donné une fort bonne recension pour Non Fiction. Comme il le signale, le livre a donné lieu à une polémique entre Cédric Durand et Jacques Sapir. Ce dernier dans sa recension du livre sur son blog Russeurope reproche en effet à C. Durand dans sa conclusion (« Epilogue: face à la crise, face à l’Europe », p. 133-149) de vouloir se situer dans une approche qui ignorerait tout simplement l’Europe pour aller de l’avant dans les luttes sociales et politiques au niveau national en se donnant des objectifs forts et mobilisateurs (genre plein emploi assuré par l’État comme employeur de dernier ressort). Pour J. Sapir, il n’est pas possible de faire ainsi l’impasse sur la lutte pour la souveraineté nationale, qui ne doit pas être laissé aux forces réactionnaires si j’ose dire et surtout qui « commande » désormais au sens stratégique du terme toute possibilité d’une refonte des équilibres économiques et sociaux en vigueur. Cédric Durand lui a répondu, et J. Sapir a repris cette réponse dans son blog, en y ajoutant évidemment son commentaire.

Dans cette polémique, je pencherais plutôt pour la position de J. Sapir. En effet, toutes les contributions de l’ouvrage dirigé par Cédric Durand tendent à démontrer que l’Union européenne est par sa genèse, par ses institutions, par l’intention de ceux qui la dominent aujourd’hui, un organisme tout entier orienté en faveur des élites économiques, politiques et sociales,  au détriment de toute influence et participation de l’ordinaire des populations qu’elle assujettit. Cédric Durand et Razmig Keucheyan intitulent même leur propre contribution, « Un césarisme bureaucratique » (p. 89-113). Ils s’y inspirent de Gramsci pour affirmer que, dans la crise actuelle, « L’émergence d’un césarisme bureaucratique est la seule stratégie dont disposent les élites du continent  pour maintenir leur domination » (p.99). Comme les élites sont un peu dépassées tout de même par les événements en cours, qu’elles n’arrivent plus à justifier leurs choix face aux populations, et ne sont plus capables de leur apporter le bien-être promis, elles tendent de plus en plus à s’appuyer  sur les seules institutions imperméables aux protestations populaires, en particulier sur la Banque centrale européenne, pour préserver le statu quo, ou éventuellement forcer leur avantage. « Depuis son origine, le projet européen s’inscrit dans ce mouvement de mise à distance des peuples. Mais l’accélération brutale opérée depuis 2009 a radicalisé le processus : l’Union économique et monétaire est devenue un instrument de gestion autoritaire des contradictions économiques et sociales générées par la crise. » (p.111). Les deux auteurs pointent par ailleurs du doigt, non sans se contredire ainsi puisqu’ils soulignent le rôle des « pays créditeurs » (qui sont des démocraties), quelques lignes plus loin, le rôle du nouvel hégémon (national), l’Allemagne, au sein de cette crise. Avec de telles considérations, qui se retrouvent avec certes des variantes dans l’ensemble des contributions de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner que le cri de ralliement proposé ne soit pas : « Indépendance, indépendance, liberté, liberté! », puisque c’est là un véritable esclavage bureaucratique qu’on nous décrit. On remarquera en passant que, dans ce même texte, Jurgen Habermas est exécuté (p.105) comme un zélote de l’Europe du grand capital et des puissants, alors même que le concept de « fédéralisme exécutif » que ce dernier a développé (cf. ses derniers textes parus en français) pour décrire l’évolution récente de l’Union européenne vont en substance dans le même sens que ce que dénoncent les deux auteurs, à savoir un éloignement à la faveur de la  crise de la décision européenne  des processus démocratiques ordinaires. (Idée qui est d’ailleurs généralement admise, voire parfois revendiquée par les acteurs concernés au nom de l’urgence à sauver le soldat Euro.)

Bref, on ne voit vraiment pas pourquoi un citoyen français qui lirait ce livre et qui croirait à ses analyses ne devrait pas en conclure que la première urgence  politique est de sortir de cet enfer anti-démocratique au plus vite. Si on m’explique qu’une structure auquel j’appartiens tend à négliger totalement mon avis, j’aurais tendance à vouloir en sortir au plus vite, mais bon… je dois être un peu un mauvais coucheur.

D’un point de vue plus immédiat, la critique de gauche que porte ce livre me semble désormais caduque dans ses perspectives. En effet, pour les prochaines années, dans la mesure où c’est « la Gauche » (tout au moins aux yeux de la majorité de l’opinion) avec le PS et ses alliés qui se trouve au pouvoir en France (depuis mai 2012), toute opposition radicale à l’Union européenne telle qu’elle est (ou plus généralement à la situation courante du pays) ne pourra sans doute avoir du succès (électoral) que sur le flanc droit de l’échiquier politique. Jacques Sapir a entièrement raison de ne pas vouloir laisser le souverainisme à la droite de la droite, mais, malheureusement, avec F. Hollande Président de la République et son plein engagement dans les logiques européennes depuis le lendemain de son élection (non-renégociation du TSCG), la critique ne peut désormais réussir (éventuellement) qu’à droite. Si la situation économique européenne devait finalement aboutir avant 2017 à la fin de la zone Euro, je prends le pari que la France redevenue ainsi « souveraine » se donnera dans la foulée à des forces de droite et d’extrême-droite qui auront su se rassembler autour de la Nation en danger (en faisant oublier tout engagement européiste précédent bien sûr…). Qui se souvient des derniers meetings de la campagne présidentielle de N. Sarkozy en 2012 avec leur mer de drapeaux tricolores peut avoir un avant-goût de ce qui nous attendrait dans cette éventualité : l’union de toutes les droites sur le dos de l’Europe serait du plus bel effet, avec la gauche « apatride » toute entière dans le rôle de bouc-émissaire. J’en ris jaune d’avance.

Pour en revenir à l’ouvrage dirigé par C. Durand, signalons comme F. Escalona, et surtout J. Sapir, qu’il a le mérite de donner accès en français à des analyses critiques de l’Union européenne publiées dans d’autres langues européennes. Les contributions de Stathis Kouvelakis, « La fin de l’européisme » (p. 49-58), et Costas Lapavitsas, « L’euro en crise ou la logique perverse de la monnaie unique » (p. 71-87) reprennent des analyses parues en anglais dans le livre collectif, Costas Lapavitsas et al., Crisis in the Eurozone (Londres : Verso, 2012). On trouvera aussi ici traduit un texte de Wolgang Streeck, « Les marchés et les peuples : capitalisme démocratique et intégration européenne » (p. 59-70), déjà paru lui aussi en anglais. Ce dernier se trouve en train de développer une théorie générale du capitalisme tardif (ou de la phase actuelle du capitalisme), dont il me parait intéressant que le lecteur français prenne connaissance. En effet, ce qui me parait le grand mérite de ce livre en général, en dehors même de son contenu et des ambitions politiques, c’est la volonté qui porte tous ces auteurs à vouloir penser les choses en grand, de se donner une image générale de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de ne pas reculer devant l’idée d’une théorisation un peu générale de la situation. En ce sens, il faut grandement féliciter C. Durand, un économiste, de son initiative.

« Solidarité européenne » pour Chypre.

L’Eurogroupe, la BCE et la Commission européennes sont donc parvenus cette nuit de dimanche à lundi  à un accord avec les autorités chypriotes pour que Chypre bénéficie de la « solidarité européenne » (via le « Mécanisme européen de solidarité »).

Les leçons à chaud de cette crise chypriote sont nombreuses et confirment ce que l’on avait déjà vu dans les étapes précédentes de la crise des dettes publiques européennes engagées depuis 2010.

Tout d’abord, quelque soit le niveau de vexation infligé à un État membre par ses partenaires et les institutions chargées de la gouvernance économique internationale et européenne (FMI, BCE, Commission), les autorités nationales du pays concerné finissent toujours par plier – et ne font jamais jouer la clause « révolutionnaire » de sortie de l’Euro. De ce point de vue, il se confirme que l’Euro s’avère bien irréversible, dans la mesure où aucun parti politique en mesure de s’assurer une majorité dans un pays de la zone Euro n’est prêt au grand saut dans l’inconnu que serait la sortie du pays de la zone Euro. Le Président chypriote a menacé de démissionner, mais il ne l’a pas fait, il est allé jusqu’au bout de la négociation. De fait, n’importe quelles mesures peuvent être imposées au pays membre défaillant au nom de la bonne tenue de l’ensemble. Dans le cas présent, les autorités chypriotes ont dû  avaler la couleuvre de la fin pure et simple du modèle économique chypriote fondé sur une intermédiation financière internationale laissant un trop grande place à de la fraude fiscale et au blanchiment d’argent mal acquis.  Le communiqué de presse de l’Eurogroupe du 25 mars 2013 au matin me semble très clair sur ce point. En dehors d’allusions directes à la lutte contre le « blanchiment d’argent », il y est en particulier explicitement dit que la taille du secteur bancaire chypriote doit rejoindre en proportion du PIB du pays la moyenne européenne d’ici 2018 (« an appropriate downsizing of the financial sector, with the domestic banking sector reaching the EU average by 2018 »). Le choix de réduire en pratique à zéro pour un temps largement indéterminé la valeur des dépôts de plus de 100.000 euros dans les deux grandes banques, la Cyprus Bank et la Laiki, et d’autoriser Chypre à user de toutes les mesures possibles pour retenir les dépôts dans les autres banques sous sa juridiction revient à envoyer le message suivant : le paradis fiscal chypriote, c’est fini. Le Président chypriote, qui voulait la semaine dernière défendre ce statut, sauve à grand peine les meubles. J’attends avec amusement la réaction de l’État russe, des intérêts moins avouables concernés, ou d’autres groupes lésés dans l’affaire.

Deuxièmement, il est probable qu’avec ce genre de décisions immédiates sur le secteur bancaire, plus les décisions en matière de privatisations, austérité budgétaire, et réformes structurelles trop habituelles depuis 2008 en pareil cas, l’économie chypriote s’effondre purement et simplement – au moins dans un premier temps. Certes, comme pour les autres pays d’Europe touchés par une telle crise depuis 2008, la méthode habituelle de la dévaluation interne va être appliquée, et, ici, d’autant plus facilement que le chômage va sans doute exploser rapidement, avec la faillite/restructuration des banques, et plus généralement de tout le secteur lié à la présence des investisseurs étrangers sur l’île, des entreprises privés de leur comptes bancaires, etc.  Pour aller plus vite en besogne, peut-être faudrait-il que le plan d’ajustement structurel, visé par le MES, ait la bonne idée de prévoir tout de suite une baisse de 50% de tous le salaires, privés et publics, ou même plus si nécessaire. Pourquoi ne pas licencier aussi d’un coup l’ensemble des salariés chypriotes et redéfinir tout de suite leurs justes conditions de rémunération pour ceux qui voudraient continuer à travailler? Il est en effet grand temps que les Chypriotes ré-apprennent à vivre selon leurs maigres moyens: quelque olives, deux ou trois plages, deux ou trois ruines antiques, beaucoup de soleil, etc.  Autant le faire vite et bien, à la Lettone si j’ose dire, pas de longues tergiversations.  La Commission européenne est sans doute prête à les aider dans ce dur chemin. Baisse immédiate des salaires et des prix à un niveau soudanais! Pardon pour mon humour saumâtre… Plus sérieusement, la conséquence de la baisse logique du PIB va bien sûr être que le rapport dette publique/PIB ne va pas se maintenir aux alentours de 100% comme le prévoit le plan agréé le 25 mars 2013. Les choses ne vont pas se passer toutes choses égales par ailleurs : vu le poids du secteur financier dans l’économie chypriote, il va de soi que cette dernière va se contracter fortement. Il est donc piquant de constater que la décision de ce matin a été prise en ne tenant pas compte de cet aspect, tout en insistant sur le fait qu’un endettement supplémentaire de Chypre était impossible et que le MES ne pouvait apporter en conséquence que 10 milliards d’euros et non 17 milliards. En plus, Chypre – à ma connaissance – n’a pas d’autre ressource économique à faire valoir à court terme : l’immobilier y est déjà en crise (ce qui explique une partie des difficultés des banques), et son dynamisme était lié au statut de paradis fiscal de l’ile ; il reste le tourisme, mais là il faudra baisser radicalement les salaires pour attirer des clients en masse suffisante pour avoir un rebond économique  lié à ce seul secteur (sans compte tous les pays d’Europe du sud qui comptent déjà sur cette manne du tourisme…). Il leur reste le gaz, à terme…

Troisièmement, mais est-il besoin de le souligner, cet épisode chypriote de « solidarité européenne » montre jusqu’à la caricature à quel point la zone Euro et l’Union européenne fonctionnent sur des rapports de force entre Etats, entre créanciers et débiteurs, entre centre et périphérie, entre gros et petits – et, comme ce sont des Etats démocratiques, les courants dominants dans les opinions publiques des grands Etats comptent infiniment plus que ceux des petits Etats. L’opinion publique allemande, dominée par les craintes des contribuables allemands de « payer pour ces fainéants de Chypriotes abritant l’argent des maffieux russes », est largement derrière cette décision de casser purement et simplement l’économie chypriote actuelle. On peut certes s’en féliciter, et y voir d’un point de vue européen les prolégomènes nécessaires à une fiscalité unifiée en Europe sur les bases mobiles de taxation (capital, revenus des entreprises). A quand le tour des autres paradis fiscaux? Monaco, Luxembourg, les îles anglo-normandes, etc?  A quand le blocus de la Confédération helvétique? On peut aussi constater que, décidément, le « peuple européen », y compris dans ses éventuelles articulations entre riches, classes moyennes et pauvres, n’existe pas. Les « contribuables allemands » (qu’on supposera tout de même riches ou, tout au moins, appartenant aux classes moyennes) vont en effet par cette décision qu’ils appuient, via leur soutien au gouvernement Merkel, contribuer à ruiner certains riches Chypriotes, et aussi certes à renvoyer dans la pauvreté et la misère les classes moyennes et les pauvres chypriotes. Un peu comme si, en France, les gros contribuables de Neuilly appuyaient un gouvernement français décidant d’en finir avec « Monaco ». Les décisions prises par l’Eurogroupe ne sont donc guère analysables en tant que dialectique au sein d’un « peuple européen » en devenir, mais bientôt en tant qu’articulation difficile entre Etats et peuples européens plus ou moins puissants. L’aspect géopolitique intervient aussi : Chypre paye sans doute aussi l’addition du rejet du « Plan Annan » en 2004, et son rôle ambigu  à la lisière d’un Proche-Orient. La Turquie, avec son économie florissante et son rôle indispensable pour les Occidentaux dans la crise syrienne actuelle, apparaît comme  l’autre grand  gagnant de la situation.

Quatrièmement, cette décision du 25 mars 2013 a le mérite de revenir sur l’erreur de celle du 16 mars avec sa taxation des dépôts de moins de 100.000 euros. Il reste que l’erreur a été faite. Cela ne sera pas oublié.

Cinquièmement, le choix d’aider Chypre tout en en finissant avec son modèle de paradis fiscal va permettre des comparaisons avec l’Islande. On verra dans quelques années ce qu’il en advient… Comment vit un ex-paradis fiscal aux marges de la zone Euro? Mais là de l’eau aura passé sous les ponts…

Toutes ces conclusions reposent bien sûr sur l’idée qu’il ne doive se produire aucun événement qui mette à bas le schéma dessiné par l’Eurogroupe. Mais, à part une révolution à Chypre, je vois mal ce qui pourrait faire sortir de ce scénario finalement assez ordinaire depuis 2008 de « solidarité européenne ».

Ps 1. Après avoir écrit ce post, je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à avoir fait le lien entre la baisse prévisible du PIB de Chypre et l’évolution du rapport dette publique/PIB. C’est tellement évident qu’on peut se demander là encore pourquoi les décideurs de l’Eurogroupe ont été « aveugles » sur ce point.

Ps 2. Le joyeux et jeune Ministre néerlandais des Finances a craché le morceau hier après-midi, avant de se démentir immédiatement après. La solution chypriote est un modèle de résolution des crises bancaires : un les actionnaires perdent tout (ce qu’il a appliqué il me semble sur une banque néerlandaise récemment en la nationalisant), deux les obligataires perdent tout si nécessaire, trois les gros déposants (au dessus de 100.000 euros) participent à la fête. C’est évidemment simple et élégant pour égaliser l’actif et le passif d’une banque en difficulté (sauf si l’actif restant est inférieur à la somme des dépôts de moins de 100.000 euros), il fallait y penser. Comme il a sans doute dit ce qu’il avait vraiment sur le cœur, son secrétariat a été amené à démentir immédiatement après : Chypre est un cas unique. Cependant, avec sa méthode, plus besoin de supervision bancaire nationale ou européenne, il suffit de supposer que les gros déposants, les obligataires et les actionnaires font leur travail de surveillance de la qualité des risques pris par chaque banque. CQFD. Pour l’Europe, plus besoin non plus d’union bancaire, le marché libre et non faussé peut surveiller tout cela. Une vraie révolution, et sans doute un beau casse-tête pour les particuliers ou les trésoriers d’entreprise ayant plus de 100.000 euros à placer. A dire vrai, ce Néerlandais est bien plus drôle que notre Pierre Moscovici qui aurait pu occuper le poste de président de l’Eurogroupe si l’on en croit la rumeur. Deux ou trois sorties dans ce genre, et quelques décisions bien vues encore (comme les deux accords successifs sur Chypre), et le navire Euro va chavirer par inadvertance « à l’insu de son plein gré ».

Europe in our times (III)?

Nous voilà à un peu moins d’un mois du sommet européen décisif de la fin du mois de juin 2012, et, comme il était largement prévisible, rien ne semble réglé, bien au contraire. La Cour constitutionnelle allemande a en plus rajouté son grain de sel en ajournant sa décision sur le MES au 12 septembre 2012… Un communiqué conjoint franco-hispano-italien, appelant à une action immédiate sur les marchés, a été annoncé avant-hier par un ministre espagnol, pour être ensuite démenti et même dénoncé par les ministres italien et français concernés, tout en étant suivi de déclarations française, allemande, et italienne allant en fait dans le même sens d’une réaffirmation de la nécessité d’aller vite dans la mise en œuvre des décisions du sommet européen de juin 2012.

Du point de la conjoncture économique, l’Espagne semble en effet prendre la voie de la Grèce; l’Italie suit de près l’Espagne dans le marasme, avec une pointe de crise politique à l’horizon; quant à la Grèce, son propre Premier Ministre a – enfin!- qualifié sa situation comparable à « Grande Dépression » des années 1930 aux États-Unis. Toutes ces politiques d’ajustements prônés par le trio BCE-FMI-Commission et les pays créditeurs au sein de l’Union (« dévaluation interne » d’une part, et retour à l’équilibre budgétaire, voire maintien d’un surplus budgétaire primaire comme en Italie, d’autre part) semblent bien mener à la dépression d’une partie de l’économie européenne, et à la récession de l’ensemble. Comme prévu par beaucoup. Pas de surprise en fait.

En tout cas, il est encore une fois fascinant de voir à quel point la presse française ne s’affole guère de la situation. La lecture de la presse italienne, allemande, et britannique, à laquelle je m’adonne, me renvoie de fait une toute autre image de la situation que celle que je trouve dans la presse d’ici. Encore qu’il serait facile de faire le lien entre la déroute des constructeurs automobiles français et la conjoncture économique en Europe… Il est vrai qu’en France, nous n’avons pas (encore?) eu de coupes budgétaires drastiques qui perturbent radicalement la vie des collectivités locales, des hôpitaux, des administrations, des familles. Comme fonctionnaire, mon salaire net baisse lentement, mais pas avec un choc baissier de 5%, 10%, 20% d’un coup. Les pharmaciens acceptent la Carte Vitale, les ordures sont encore ramassées, et l’éclairage public fonctionne… Tout va donc très bien, Madame la Marquise!

Bref, le tracassin continue. Et tout le monde semble se raccrocher à la phrase de Mario Draghi (dans son entretien avec le Monde d’il y a quelques jours) affirmant que « la BCE n’a pas de tabou », et à ses gloses sur l’obligation qu’a la BCE de lutter contre l’inflation et la déflation. Cela sent à plein nez le conflit à venir entre la majorité de la BCE et une partie au moins de l’establishment allemand. Je vois mal en effet comment cette justification par la déflation à éviter d’une intervention sur les marchés de la part de la BCE peut avoir quelque crédibilité que ce soit en Allemagne, où, justement, les salaires viennent d’augmenter dans certaines branches…   Acheter ou ne pas acheter de la dette publique des Etats en difficulté, telle est la question existentielle désormais posée à la BCE…

Les économistes atterrés, L’Europe mal-traitée. Refuser le Pacte budgétaire et ouvrir d’autres perspectives.

Le collectif d’économistes critiques, rassemblés dans l’association « Les économistes atterrés », continue son travail d’agit-prop contre le cours actuel de l’Union européenne. Ils viennent à cet effet de sortir un petit livre, intitulé L’Europe mal-traitée. Refuser le Pacte budgétaire et ouvrir d’autres perspectives (Paris, Les liens qui libèrent, 2012), ouvrage coordonné par Benjamin Coriat, Thomas Coutrot, Dany Lang et Henri Sterdyniak.

Le but de l’ouvrage est essentiellement d’aider le grand public cultivé à comprendre les choix faits en matière de politique économique européenne, et d’en proposer d’autres à l’attention. La tonalité générale  est ici clairement néo-keynésienne, et les auteurs se livrent à une critique acerbe du choix de continuer encore et toujours dans la conception « ordo-libérale » de la politique économique européenne, où les règles, les automatismes, devraient remplacer la capacité pragmatique des décideurs économiques à réagir en fonction des circonstances. Comme ils le montrent, le « Traité pour la stabilité, la coordination, et la gouvernance », aussi appelé « Pacte budgétaire », qu’on peut aussi qualifier plus simplement de « Traité Merkozy », ainsi que le traité sur le « Mécanisme européen de stabilité » (MES), ne font, au delà des apparences, qu’amplifier et confirmer les choix faits par deux fois jadis, au moment du « Traité de Maastricht » (1992), puis au moment de l’élaboration du « Pacte de stabilité et de croissance » (1997). Ils sont par ailleurs, pour le premier d’entre eux en tout cas, largement redondants par rapport aux directives européennes déjà adoptées en la matière depuis un an (le « Six-Pack »). C’est la même Union européenne comme juxtaposition d’États qu’on cherche à tout prix à faire fonctionner, et non pas le début d’une nouvelle Union qui aurait une vision collective et unifiée de son territoire.

En effet, pour l’instant, selon les économistes atterrés, le modèle adopté par les élites dirigeantes européennes reste celui d’un refus clair et net d’une conception globale de l’Union européenne, d’une vraie « coordination » des politiques économiques. On se contente de croire que la juxtaposition de bonnes pratiques nationales (en clair, si tout le monde faisait comme l’Allemagne ou la Finlande, en devenant « vertueux ») finira par donner un ensemble équilibré. En effet, les nouveaux textes insistent encore une fois sur le fait que chaque État membre devrait dans l’idéal ne pas avoir de déficit public structurel (0,5% tout au plus), avoir une dette publique en deçà des 60%, et être aussi compétitif que possible en ayant fait des « réformes structurelles » (c’est-à-dire pour les auteurs essentiellement s’être débarrassé du « modèle social européen »). Le MES lui-même, tel qu’il est conçu, vient non pas atténuer cette contrainte, mais la renforcer en permettant (en principe) à un État de poursuivre dans la voie de l’austérité au delà de la seule raison économique nationale.

Le tableau dressé par les auteurs est très sombre. Comme il s’agit d’un ouvrage collectif, deux hypothèses pour expliquer l’enfermement dans cette doctrine de l’ajustement budgétaire à tout prix semblent (un peu) s’affronter.

D’une part, s’exprime dans l’ouvrage l’hypothèse néo-keynésienne qui voudrait que les auteurs de ces « avancées » en matière d’intégration européenne sont des idéologues totalement aveugles aux effets récessifs des mesures de politique économique que l’application stricte de ces textes entraineraient. On serait dans une situation similaire aux années 1930 où certains décideurs s’accrochent désespérément à leurs certitudes en dépit du fait désormais patent que cela ne fonctionne pas. En décortiquant le « Pacte budgétaire », ils montrent ainsi que ce dernier pourrait obliger les gouvernements à des choix menant tout droit à des spirales récessives, et cela d’autant plus, détail technique, que le calcul du « déficit structurel » (c’est-à-dire hors effets de la conjoncture économique) qui déterminerait l’ampleur de la correction budgétaire à effectuer par chaque gouvernement est remis par les nouveaux traités entre les mains de la Commission européenne et que sa méthode est elle-même sujette à caution par sous-estimation de l’écart de production en temps de crise (cf. sur ce point, l’Annexe 1, « Les mystères du déficit structurel », p. 105-110). Autrement dit, pour prendre un exemple, la Commission a vu un déficit structurel de 4,6 % du PIB pour la France en 2011 – ce qui aurait demandé un très fort ajustement budgétaire si le Pacte budgétaire était déjà en vigueur, avec une récession aggravée à la clé  -, alors que les Atterrés le situent eux  à 1,4% – ce qui n’est évidemment pas la même chose en termes de restriction budgétaire à effectuer (p. 109).

D’autre part, s’exprime aussi une ligne plus stratégique. En gros, il semble tellement stupide de croire à l’absence d’effets récessifs de toute cette belle mécanique de rigueur éternelle qu’il faut peut-être chercher ailleurs que dans l’aveuglement idéologique de certains acteurs les raisons de sa promotion acharnée. La clé de compréhension de la situation serait alors dans l’opportunité que donnent cette situation de crise et la manière de la penser comme exclusivement causée par des Etats hypertrophiés (en oubliant le rôle de la finance, de la concurrence fiscale, etc.)  d’en finir avec le « modèle social européen », avec le coût « excessif » du travail en Europe dans le cadre de la mondialisation, et peut-être même avec la capacité démocratique des électeurs d’influer sur les politiques économiques en un sens favorable aux salariés. « L’exemple grec illustre ce type de plan [dit de « solidarité européenne »], loin de permettre au pays de sortir de la crise, ne fait que l’aggraver : à travers le MES, les élites européennes disposent donc d’un nouvel instrument pour parfaire le démantèlement de l’État social que les gouvernements libéraux et les marchés n’ont pas réussi à mettre en œuvre pendant les trois décennies passées. » (p. 68). Cette seconde ligne d’analyse est évidemment bien plus critique que la précédente, qui, à ce stade, peut même être partagée par les marchés, les agences de notation, ou certaines institutions internationales.

Les auteurs font ensuite un peu de prospective, en montrant qu’au moment où ils bouclent l’ouvrage, les propositions de réforme du « Pacte de stabilité » pour le tirer du côté de la croissance ne sont pas à la hauteur (Partie 4, « Un Pacte irréformable », p. 83-96). Ils rappellent que le terme de « croissance » est aussi adopté par les libéraux qui veulent la ranimer par encore plus de réformes structurelles et d’approfondissement du marché unique, que la mobilisation des fonds structurels européens, de la Banque européenne d’investissement ou la création de project bonds  auraient un impact minime sur la conjoncture, que les euro-obligations telles que conçues par la Commission n’autoriseraient sans doute en soi aucune relance de l’économie européenne. Bref, pour les auteurs, c’est toute l’architecture de la zone Euro (« concurrence fiscale, financement obligatoire par les marchés, liberté de spéculation et libre échange intégral », p. 95) qu’il faudrait revoir. Ils donnent d’ailleurs en conclusion leurs propositions en ce sens.

A dire vrai, leur propos est un peu contradictoire : s’il est vrai que le « Pacte de stabilité » et le MES ne sont que la poursuite et l’approfondissement de l’Europe à la Maastricht, il est totalement improbable que les mêmes acteurs européens se décident d’un coup pour une autre conception, seules des adaptations à la marge sont possibles – à moins qu’ils ne soient eux-mêmes forcés de le faire par les marchés en furie – ce qui à ce stade est loin d’être improbable.

Les auteurs évoquent peu la question du fédéralisme, or j’ai bien peur qu’elle soit la clé de tout ceci, que cela plaise ou non. Pour sortir de la juxtaposition et de la concurrence interne, et aller vers une vraie coordination (par exemple contre l’évasion fiscale) comme les auteurs l’invoquent, il faut penser à l’échelle de l’ensemble. Comme l’a déclaré A. Merkel hier, il n’est pas possible que l’Allemagne se fasse garant de tout, elle n’a pas les épaules assez larges. Elle a sans doute raison. La solution ne serait-elle pas alors que ce soit le tout (l’Union) qui se fasse garant et qui se voit attribuer les ressources fiscales pour cela?

Bobards grecs

 La déesse Europe est très mécontente. Zeus l’a entendue, voilà qu’il s’essaye à défaire avec ses moyens traditionnels – avant même qu’il ne se forme – le nouveau « couple franco-allemand ».

Zeus semble bien décidé aussi à égarer les esprits des journalistes français qui parlent de la Grèce. Je ne cesse en effet de lire sous leur plume des propos dont l’incohérence m’afflige. Je pense en particulier à un long article d’il y a quelques jours dans le Monde. Face à la crise grecque, j’ai l’impression de mieux comprendre le terme de « bobard » – utilisé par les historiens –  que je n’avais jamais vraiment compris en situation.

Ces « bobards » concernent essentiellement la situation qui se créerait en cas de sortie de la Grèce de la zone Euro, mais ils concernent en fait la situation en général en Grèce .

Premier « bobard » : « Si la Grèce était amenée à revenir à la drachme, celle-ci se dévaluerait par rapport à l’Euro, mais il n’y aurait pas d’effet économique positif à cette dévaluation, car les exportations grecques n’augmenteraient pas, car la Grèce n’a de fait rien à exporter. » Le problème de ce bobard-là (que je jure avoir lu plusieurs fois sous des plumes journalistiques) est qu’il s’avère totalement contradictoire avec la stratégie actuelle de redressement à terme de l’économie grecque menée sous l’égide de la « troïka » (BCE-FMI-Commission). En effet, selon cette dernière, il est vrai que la Grèce a un problème de compétitivité-prix: les coûts de production grecs sont peu compétitifs, car les salaires grecs sont trop élevés. Cette dernière a donc demandé que les salaires dans le secteur privé soient abaissés fortement – ce que le gouvernement grec sortant d’union nationale  a dû accepter de faire sous les protestations du… patronat local  craignant (à juste titre) un écroulement de la demande interne. Selon un responsable de l’OCDE, les salaires du secteur privé grec auraient déjà diminué de 25% depuis le début de la crise. Cette baisse des salaires est destinée à rendre de nouveau la Grèce « compétitive », et donc à lui permettre de dégager un excédent commercial – et, aussi, d’accueillir plus de touristes . Toute la stratégie actuelle repose donc, comme dans les autres pays soumis à un ajustement par le bas pour retrouver de la compétitivité-prix (Irlande, Portugal, Espagne, etc.), sur la prémisse fondamentale : des prix bas font des exportations  – ou des entrées touristiques –  en hausse! C’est le raisonnement économique le plus ordinaire qui soit. Si, effectivement la Grèce n’avait vraiment rien à exporter (ou, subsidiairement, si le niveau d’affluence touristique dans ce pays était insensible au prix des prestations offertes), la situation de néant économique de ce pays serait effectivement telle que le reste de l’Europe communautaire devrait subventionner les importations grecques jusqu’à la fin des temps – un peu comme si la Grèce était comme un vaste camp de réfugiés installé aux froides et inhospitalières Kerguelen – ce qui bien sûr est actuellement impensable dans le schéma européen actuel où chaque pays membre est censé vivre sa vie en adulte sans subventions permanentes des autres.

Deuxième bobard : « En cas de sortie de la zone Euro de la Grèce, sa dette publique reste libellée en Euro, et de ce fait, elle explose au regard du PIB grec. » Comme l’éventualité d’une sortie d’un pays de la zone Euro n’a nullement été codifiée dans les Traités européens, il va de soi que cette question de la monnaie dans laquelle est libellée la dette publique grecque après la sortie ferait partie d’un rapport de force politique entre la Grèce et ses créanciers. Cela m’étonnerait beaucoup qu’un gouvernement grec qui serait amené à assumer la sortie de la Grèce de la zone Euro dans une situation de lâchage de facto de la part de ses partenaires européens ne décide pas unilatéralement que tous les titres de dette publique émis en euros sont désormais libellés en drachmes, et qu’un moratoire au remboursement soit établi. Cela ferait un tollé, mais, de toute façon, cette question ferait partie d’un conflit plus large autour de la liquidation de cette dette en euros. Personne ne peut dire raisonnablement comment cela finirait.

Troisième bobard : « Si la Grèce fait défaut sur dette publique, fait faillite, plus personne ne lui prêtera jamais ».  Certes, comme le montrent de nombreux articles parus ces derniers jours, l’addition serait salée pour les créditeurs (autres pays européens, BCE, FMI, créanciers privés), mais, entendons-nous, sur le sens de ce « jamais ». L’histoire économique montre (cf. Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, Cette fois c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris : Pearson, 2010) qu’un débiteur défaillant trouve toujours à terme des prêteurs pour lui prêter de nouveau après son défaut. C’est juste une question de délais, et il n’est nullement indispensable d’avoir remboursé l’ancienne dette pour en contracter une nouvelle. Les emprunts russes d’avant 1914, non remboursés, n’ont pas empêché l’Union soviétique de commercer et de s’endetter avec l’ouest ensuite. Dans le cas de la Grèce contemporaine, on peut imaginer que la Chine ou la Russie – qui ne manquent ni l’une ni l’autre de liquidités à placer –  jouent  un rôle pour stabiliser le pays afin de gagner de l’influence dans l’Union européenne – si la Grèce reste membre de cette dernière, ou pour aider à l’affaiblissement de l’Union européenne – si la Grèce a été sortie du « club » dont elle n’a pas su respecter les règles (comme dirait J. M. Barroso).

Quatrième « bobard » : « Les électeurs grecs ont fait preuve d’immaturité, de colère, d’irrationalité, en ne votant pas majoritairement pour deux partis, PASOK et Nouvelle Démocratie, qui soutiennent la politique actuelle de la « troïka ». » A force de déplorer que le nouveau Parlement grec ne soit pas capable de dégager une majorité « austéritaire », on semble oublier que les deux partis censés la former demeurent les plus éminents responsables du chaos économique grec actuel! De fait, ces deux partis, d’après tout ce que j’ai pu lire sous la plume des spécialistes de la Grèce, sont les responsables premiers de ce qui arrive aujourd’hui. Les électeurs grecs ont enfin – au moins à cette élection – sanctionnés ces partis clientélistes, corrompus, sans vision, ayant bien mal utilisé les fonds européens mis à leur disposition depuis 30 ans.  Toute personne attachée à la démocratie et à une bonne gestion de la Grèce devrait s’en réjouir, comme on a pu se réjouir de la fin des partis italiens de la « Première République » (1946-1992) ou de celle des partis communistes dans l’est de l’Europe. Eh bien non, certains  journalistes visiblement mettraient presque des cierges (au Mont Athos?) pour souhaiter qu’ils regagnent une majorité aux prochaines élections du mois de juin. Or, si l’on admet que ces deux partis sont des instances littéralement crapuleuses, le salut de la Grèce passe sans doute par leur liquidation pure et simple! Quoi de mieux alors qu’une liquidation démocratique par les électeurs grecs eux-mêmes? Pour lutter contre la fraude fiscale, la corruption et l’inefficacité de l’État grec, ne faut-il pas en effet commencer par liquider les deux partis qui les ont autorisées si longtemps? Vu leur efficacité à gérer l’État grec dans le passé, ne vaut-il pas mieux s’en passer désormais? Je sais bien que le PASOK est membre du PSE et « Nouvelle Démocratie » du PPE, les deux « partis au niveau européen » dominants en Europe, mais après tout, si ces branches-là sont pourries, pourquoi ne pas se réjouir que des électeurs grecs, enfin rationnels, les coupent? Ne vaut-il pas mieux pour les autres dirigeants européens avoir à (re-)négocier avec des « hommes nouveaux », fussent-ils radicaux, qu’avec des produits de l’Ancien Régime?

Cinquième « bobard » : « La sortie de la Grèce de la zone Euro ne concernerait qu’elle ». C’est le bobard le moins répandu, il reprend largement les menaces des dirigeants conservateurs du nord de l’Europe (et d’O. Rehhn et  J. M. Barroso qui se sont joints au chorus), selon lesquelles la zone Euro est un club dont on doit respecter les règles sauf à en être exclu. En dehors des aspects proprement économiques et financiers, qui font l’objet d’évaluations très divergentes entre la vaguelette financière et la mère de toutes les tempêtes financières, la sortie de la Grèce de la zone Euro, et à plus forte raison de l’Union européenne, serait une blessure fatale à tout le projet européen. En effet, si la Grèce sort, J. M. Barroso aura eu raison : l’Union européenne n’est qu’un « club », une alliance de raison, entre pays sérieux. Ce n’est qu’une question de business, de commodités, de confort. Rien de plus, rien de moins. Tous les discours sur l’esprit européen sont vanités des vanités, et poudre aux yeux pour les enfants des écoles, les philosophes et les étudiants en Erasmus. La Nouvelle Zélande pourra demander à adhérer pour remplacer la Grèce. Si la Grèce reste, ce qui ne manquera pas de coûter aux Grecs et aux autres européens, on aura un indice fort que l’Union européenne réagit collectivement comme un État ou une Fédération pour lequel il est absolument inacceptable de perdre du territoire – sauf, contraint et forcé, si les habitants de ce dernier se battent pour leur indépendance (genre Timor-Oriental se battant pour se détacher de l’Indonésie, le Kosovo de la Serbie, ou le Sud-Soudan du Soudan).

Je me réserve le droit de compléter ma liste…

Ps 1. Décidément, je n’ai pas à chercher loin pour trouver mes bobards en première page… En éditorial du Monde de ce jour (daté du jeudi 17 mai 2012), qui lui aussi fait allusion à la colère de Zeus (comme quoi… la culture partagée cela existe), je peux lire :  » [les Grecs] n’ont guère à attendre du retour à la drachme, qui, même dévaluée de 50%, n’améliorerait pas leurs comptes extérieurs pour une raison simple : la Grèce n’a rien à exporter.[je souligne, sic](…). Le pays a besoin d’investissements pas d’une dévaluation compétitive. »  Autrement dit, la Grèce serait un cas vraiment unique! Cela m’étonnerait vraiment que la « courbe en J » ne fonctionne pas pour ce pays (détérioration des comptes extérieurs dans un premier temps après la dévaluation, puis amélioration progressive).

Pour les « investissements », surtout s’ils consistent en la création d’infrastructures avec l’argent européen (« fonds structurels ») faisant intervenir comme opérateur la puissance publique grecque, je ne me retiens pas de souligner l’humour, involontaire sans doute, qu’il y a à proposer ce genre de remèdes… alors même qu’on sait désormais par expérience la propension des politiciens grecs et autres (ir)responsables administratifs locaux à en profiter pour piquer dans la caisse à pleines mains! L’organisation des Jeux olympiques d’Athènes en 2004 n’a-il rien appris à personne? Apporter de l’argent public européen pour investir en Grèce! Quelle blague! Autant verser directement l’argent européen sur des comptes numérotés en Suisse, aux Bahamas… Un État qui  repose sur la corruption de masse depuis des décennies ne va pas du jour au lendemain se comporter correctement. Cela n’est jamais arrivé nulle part. Il faut surtout arrêter de nourrir la bête. L’argent européen, s’il doit y avoir argent européen, doit aider à couvrir les besoins essentiels de la population, et à préparer vraiment l’avenir (éducation) – ou, alors, si on veut investir, il faut écarter totalement les élites grecques actuelles de l’utilisation de cet argent.

Ps 2. Allez voir le dernier post de Jean Quatremer, et aussi les divers arguments évoqués par les commentateurs. J. Quatremer souligne lui aussi, pas difficile, que ceux (dans les autres capitales qu’Athènes) qui évoquent la sortie de la Grèce de la zone Euro jouent un jeu pour le moins dangereux. Je dois dire que les affirmations de la presse selon lesquelles à Bruxelles et ailleurs, on se préparerait techniquement à la sortie de la Grèce de la zone Euro, je ne sais comment les prendre : soit comme une façon de faire peur à l’électorat grec (« Votez bien chers redevables de nos bontés, sinon c’est la famine assurée pour vous! »); soit comme une vraie préparation, qui signifierait que les dirigeants politiques européens ont vraiment perdu tout sens de la « construction européenne », que l’effet « renouvellement des générations » joue à plein, que « l’Europe comme puissance du XXIème siècle » va mourir sous nos yeux.