Valéry Giscard d’Estaing a fait paraître une tribune dans le Monde daté du samedi 27 octobre 2007, sous le titre « La boîte à outils du traité de Lisbonne. Les innovations permettant d’améliorer le fonctionnement de l’Europe sont conservées. Dommage que l’on ait gommé la lisibilité ». Le constat de l’ancien président de la Convention européenne est clair : « (…) les propositions institutionnelles du traité constitutionnel – les seules qui comptaient pour les conventionnels – se retrouvent intégralement dans le traité de Lisbonne, mais dans un ordre différent, et insérés dans les traités antérieurs. » Les modifications de fond sont limitées de facto, à l’accentuation du statut exceptionnel du Royaume-Uni (non-applicabilité de la Charte européenne des droits fondamentaux, et préservation de l’indépendance judiciaire). Cette analyse est exacte, et reprend la thématique de VGE lui-même pendant la campagne référendaire de 2005 : seul est susceptible d’une opinion du peuple ce qui est nouveau dans le Traité, le reste (l’acquis communautaire et celui des Traités antérieurs) ne peut pas être soumis au vote puisqu’il est le droit commun de nos sociétés (et on ne vote jamais pour abolir tout le droit d’un coup). Il regrette cependant que cela ne rend guère lisible le texte pour les citoyens, et que cela pourrait bien être le but de la manoeuvre. Il se félicite toutefois de la porte laissée ainsi ouverte au « rêve ardent d’une Europe unie ».De ce dernier point, il est permis de douter : le Traité de Lisbonne est fait, comme il l’a compris et comme le dit toute la presse, pour ne pas être l’objet d’une discussion publique, pour ne pas être soumis à référendum. A ce stade, il ne devrait l’être (si tout va bien) que dans la seule Irlande, où la Constitution oblige le gouvernement à un tel acte (risqué vu le précédent du Traité de Nice rejeté par les Irlandais – par distraction a-t-on dit). La volonté directe des électeurs ne doit pas être consultée sur ce Traité, et d’éminents journalistes (Jean Quatremer de Libération par exemple) ont bien expliqué la manoeuvre, et les conséquences que cela a pu avoir dans les négociations du texte.
A ce point, le politiste peut être fasciné par deux points :
– d’une part, le « mini-traité » est en fait un « générique » presque parfait de la Constitution, tout commentateur le reconnaît, seuls les pouvoirs politiques en place dans les 27 pays de l’Union vont le nier. Que va-t-il alors se passer? Une manipulation qui ne repose que sur un nominalisme et quelques modifications à la marge peut-elle fonctionner? Normalement, cela devrait être le cas si l’on suppose les populations inattentives aux évolutions institutionnelles, surtout en absence d’un référendum. Cependant, mes étudiants qui ont voté « non » en 2005 ou même ceux qui ont voté « oui » trouvent cela un peu fort de café, et ont du mal à accepter ce genre de cynisme des gouvernants (l’objectif est peut-être louable mais…). Même si le Traité de Lisbonne finit par être adopté par 26 ratifications parlementaires (au mieux) et une ratification référendaire, cette ambiguïté laissera des traces dans la conscience politique de certains jeunes. L’Europe se déligitime ainsi.
Plus philosophiquement, l’idée d’une Europe fondé sur un « patriotisme constitutionnel » telle que la rêvait J. Habermas va mourir à Lisbonne le 13 décembre 2007, au profit d’une Europe de l’existant (amélioré) ayant des ressortissants et non des citoyens. En somme, cet épisode auquel personne n’aurait pensé au soir du 29 mai 2005 est un bon symptôme d’une montée en puissance d’élites qui savent imposer aux citoyens leur volonté partagée. Un peu comme l’abolition de la peine de mort, l’Europe renouvelée par le Traité de Lisbonne finira par être appréciée du vulgaire.
– d’autre part, l’adoption de ce Traité représente une pierre tombale sur le « fédéralisme » sous sa forme classique qui serait l’avenir à terme de l’Union européenne. VGE pense que la porte reste ouverte à une « Europe unie ». J’en doute fort. L’architecture institutionnelle pour le moins compliquée à laquelle aboutit le nouveau Traité et l’absence de toute volonté de dépasser le cadre national comme « brique » de l’ensemble me ferait plutôt parier sur une continuation des tendances en cours : l’Europe des égoïsmes nationaux, des « justes retours », des espaces publics et médiatiques confinés dans des frontières linguistiques nationales, va persister. Les symboles européens ne sont certes pas interdits, mais ils perdent un peu de leur aura, ils deviennent un accessoire dont on peut se passer. Loin de permettre la « naissance d’un peuple européen » comme le souhaitait une collégue, ce Traité va consacrer peut-être pour longtemps la situation actuelle d’un ensemble institutionnel ressenti comme lointain par les citoyens. Les « fédéralistes » n’osent pas à ma connaissance dénoncer ce texte, en pariant sur la durée, mais à ce compte-là l’attente risque d’être longue. A moins d’un choc, économique, social, écologique, monétaire, qui ne permette plus d’admettre cettte Union asymétrique.