Crise géorgienne : quels enjeux théoriques?

Il pourra paraître bizarre de voir une crise internationale en cours à travers ses enjeux théoriques. Pourtant, si la théorie prétend décrire adéquatement le monde, il faut bien qu’elle passe le test de la réalité historique, et une crise internationale comme la crise géorgienne peut remettre en cause tout ce qu’on peut savoir auparavant.

Quels sont les ingrédients apparents de la crise géorgienne?

La très vieille « Question des nationalités » : le Caucase prolonge les Balkans de ce point de vue. On retrouve là comme ailleurs l’extraordinaire force politique de la mobilisation nationaliste de la part d' »entrepreneurs en nationalisme », mobilisation nationaliste qui semble bien le moyen le plus simple d’exciter les esprits et de créer des passions inexpiables. Le trés intéressant papier de Bernard Dréano, « Le Piège ossète,  l’éternel retour de la question nationale en Europe » (cf.  sur le site de la revue Mouvements, http://www.mouvements.info/spip.php?article314) souligne à loisir les coordonnées propres de ce conflit  malheureusement classique. Celui-ci se double comme d’habitude des rapports de clientèle entre un centre protecteur et une nation aspirant à la souveraineté (relation qui remonte au moins à  l’indépendance grecque dans les années 1830).  Il importe en fait ici peu de savoir si l’Abkhazie ou l’Ossétie du sud disposent d’un droit historique à la souveraineté, et de comparer/opposer ces situations avec le cas du Kosovo ou de la Tchéchénie (ou du Tibet ou de la Catalogne, etc.). Toute la recherche contemporaine sur les ethnies et les nationalités, à quelques primordialistes prés, converge sur l’idée de leur caractère labile et arbitraire. Dans le cas présent, qui a tort, qui a raison, à quelle catégorie se rattacher, n’est même pas à évoquer comme moyen de comprendre la crise.

La non moins ancienne question des zones d’influence politique et économique : comme les médecins de Molière, il est facile de déclamer : « le pétrole, le pétrole, le pétrole » – et « le gaz, le gaz, le gaz ».

Enfin, ajoutons à ce portrait : les alliances (défensives of course) entre Etats.

Et pour donner un grain de répétition supplémentaire à la situation : une situation de redressement national (celui de la Russie) aprés la période « weimarienne » qu’elle a vécu de 1991 à 2000.

Tous les ingrédients sont donc réunis pour une confrontation générale selon la vision classique, « réaliste », des relations internationales. Il manque toutefois même de ce point de vue un élément : la faisabilité d’un conflit conventionnel (armé) parait faible tant la Géorgie paraît isolée, elle est coincée au sud par l’Arménie (pro-russe) et l’allié de l’OTAN avec laquelle elle a une frontière commune n’est autre que la Turquie. Or cette dernière ne semble pas avoir un grand contentieux avec Moscou, et son opinion publique ne semble pas trés pro-américaine ces temps-ci. J’ajouterais qu’il serait amusant de voir les militaires turcs se battre au nom du  principe de l’intégrité territoriale des (petits) Etats, soit au nom d’un principe qu’ils violent eux-mêmes allègrèment depuis 1974 à Chypre (où existe toujours à ma connaissance une République turque de Chypre-Nord), Etat membre de l’Union européenne depuis 2004. Je rappelle ces détails bien connus pour souligner qu’avec la logique précédente, disons « à la 1930 », la Géorgie est perdue en cas de guerre conventionnelle. L’Occident pourrait « irrationnellement » se lancer dans un tel conflit perdu d’avance, mais il est tout de même rare d’engager un conflit avec de telles perspectives.

Déjà de ce premier point de vue réaliste, rien de grave (sauf pour les Géorgiens…) ne devrait se passer. L’argument théorique et empirique majeur qui devrait rassurer, c’est bien sûr la dissuasion nucléaire dont disposent les deux camps en présence (Russie et Etats-Unis). Comme le montre l’histoire de la « Guerre froide », les deux acteurs doivent éviter la confrontation directe s’ils ne veulent pas disparaître de la surface de la terre (et nous avex eux!), ce qui ne leur interdit pas la confrontation indirecte. Toute la question théorique (et pratique) sera bien sûr de savoir si il ne peut pas exister quelque chose qui détraque cette belle mécanique de la dissuasion. Ce que nous montrent les médias des caractères des protagonistes  (le duo russe Poutine-Medvedev, et G. W. Bush) pourrait inquiéter. La mise en place d’un bouclier anti-missiles aux portes de la Russie est fortement déstabilisateur – mais, normalement, la Russie devrait réagir en créant son propre bouclier. On pourrait s’inquiéter aussi fortement des parallèles historiques que certains politiciens européens font avec les années 1930 : j’ai entendu hier sur France-Inter Dennis Mc Shane, un ancien ministre travailliste, comparer l’action des troupes russes à celle d’A. Hitler dans les Sudètes en 1938; à force de ne pas vouloir être « munichois », et de vivre cette crise dans des catégories du passé, on peut effectivement sortir de l’univers de la rationalité…

En somme, en n’utilisant que des arguments réalistes, on pourrait déjà décrire une issue heureuse de la situation – si chacun est conforme à la rationalité, et s’il calcule bien ses coups.

A cela s’ajoutent toutes les théories qui insistent sur l’émergence avec la globalisation d’un monde plus uni et plus sûr….  La situation d’interdépendance économique entre la Russie et les pays de l’Union européenne est évidente, les Etats-Unis comme importateur net de pétrole ne peuvent guère souhaiter se priver du pétrole russe sur le marché mondial. On peut ajouter des éléments plus institutionnels (Conseil de l’Europe, OSCE, G8), et, à un niveau inférieur à ces instances de dialogue politique, rappeler qu’on collabore dans de nombreux domaines avec la Russie depuis les années 1990 (par exemple dans le domaine spatial). On peut ajouter l’interpénétration croissante des économies russes et européennes. Bref, un conflit armé serait impossible parce que le « doux commerce » nous en empêche.

En fait, les deux grands courants théoriques, celui qui pense que les relations internationales sont toujours peu ou prou dans une situation « hobbésienne » ou celui qui voit l’émergence d’une société mondiale, formelle et informelle, aboutissent à la même conclusion. S’il se passe quelque chose de trés fâcheux, il faudra donc trouver autre chose! Cet autre chose pourrait être la « théorie constructiviste des relations internationales », qui insiste beaucoup sur les représentations que se font les acteurs de la situation. Là encore, cette crise va plutôt en contre-tendance avec la tonalité générale de cette litttérture qui insisterait plutôt sur l’émergence de représentations partagées, plus subtiles en somme des différents intérêts en cause. A la relire, je ne crois pas que cette littérature laisserait présager un choc USA-Russie. Elle pourrait bien sûr être réécrite aprés coup, en soulignant que dirigeants russes et dirigeants américains « croyaient à leurs mythes », mais, à ce stade de (ce qui restera de) la civilisation (« dans le jour d’aprés »), la phrase du grand auteur élisabethain sur l’histoire de l’Homme serait sans doute plus appropriée…

Autre point : comme je viens de la présenter, la crise géorgienne ne comprend pas d’intervention européenne. Elle existe, mais ne change pas grand chose à ce stade. Elle a simplement facilité à la partie géorgienne l’acceptation d’un cessez-le-feu inévitable, elle a évité à cette partie au conflit de perdre entièrement la face.

J’attends de voir quelles résolutions le Conseil européen extraordinaire du 1er septembre 2008 va prendre. Je suppose qu’on ira vers des sanctions de type : « nous gelons tous les progrès dans la coopération avec la Russie ». Je doute qu’on aille beaucoup plus loin, surtout si les dirigeants russes ont l’intelligence de se retirer d’ici là sur des positions « acceptables » aux frontières de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud, c’est-à-dire qu’ils permettent au plan européen en six points de paraître être respecté sur le terrain. C’est une évidence pour tout le monde que « nous » sommes tenus par le pétrole et le gaz russes. Les pouvoirs de sanction russes (sans usage direct de la violence physique) à notre égard sont infiniment plus « mordants » que les nôtres à leur égard : on pourrait se retrouver dans une situation semblable de celle que connut une partie de l’Europe de l’Ouest en 1973-74 avec les sanctions de l’OPEP aprés la guerre du Kippour, mais de quoi peut-on priver la Russie dans un monde où les sources de bien de consommation se sont multipliées? Priver les oligarques russes de vacances à Courchevel ou sur la Côte d’Azur, comme ironisent certains commentateurs, ne risque pas de nous grandir… Ils iront à Gstaad ou à Dubaï.

2 réponses à “Crise géorgienne : quels enjeux théoriques?

  1. Avez-vous remarqué ? La Russie et la Géorgie sont toutes les deux codées comme des démocraties dans le dataset Polity IV. Soit la prémisse rawlsienne est fausse, les démocraties peuvent se faire la guerre entre elles, soit le Polity IV est codé avec les pieds. La seconde option aurait des conséquences intéressantes pour un dataset qui est utilisé sans réserve dans la littérature internationale (3000+ citations sur Google Scholar).

  2. J’ai vérifié et effectivement les deux pays sont classés en bas de l’échelle qui donne le droit au titre de démocratie pour Polity IV. C’est assez étonnant effectivement. Comme plusieurs intervenants dans le débat sur Crooked Timber, que vous citez, j’aurais d’abord à l’esprit la la classification de la Russie par Freedom House. Le pays de Poutine n’est plus classé comme une « démocratie », il a clairement été déclassé si j’ose utiliser ce terme digne des étoiles du Michelin. En même temps, ces classements qui divergent correspondent à une réalité encore ambigüe : la Russie n’a pas rétabli un parti unique, ni rétabli une censure complète, ni ne contrôle les éléments essentiels de la vie privée des habitants.
    Du point de vue de la démocratie comme alignement des actions gouvernementales sur la « volonté du peuple » (de quelque manière que cet alignement soit obtenu), j’ai bien peur par contre que la Russie ait quelque chose de démocratique. Idem sans doute pour la Géorgie.
    En somme, la loi de Rawls repose sur l’idée que deux opinions publiques démocratiquement organisées ne pourraient s’en vouloir au point de se lancer dans un conflit ou d’accepter d’être mené au conflit par des dirigeants bellicistes. J’ai toujours trouvé cette thèse fallacieuse dans la mesure où la Première Guerre Mondiale avait opposé des puissances ayant chacune des fortes composantes d’opinion démocratique. (Pour ne pas parler du conflit entre les Irlandais et le pays de sa Gracieuse Majesté britannique jusqu’à l’indépendance de l’Irlande en 1921-22. ) Même si les historiens ont relativisé l’enthousiasme guerrier de l’automne 1914, il semble bien que les opinions publiques démocratiquement formées (pluralistes) étaient majoritairement favorables de part et d’autre au conflit armé avec le voisin. Dans le cas d’espèce, autant qu’on puisse le savoir, les opinions publiques géorgiennes et russes sont derrière leurs leaders respectifs et ne sont pas (trop) forcées de l’être.

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