Ce matin, sur France-Inter, à la veille des élections européennes, Martine Aubry intervenait comme l’invitée dans le 7/10 de cette station. C’est peu de dire que ses propos m’ont paru une illustration parfaite du chiasme européen que je soulignais dans mon post précédent. En effet, la première secrétaire du PS a répété à cette occasion l’antienne qui lui est familière lors de cette campagne selon laquelle le changement de majorité au Parlement européen était à portée de main, que, si cette majorité changeait, l’on pourrait se débarrasser de José Manuel Barroso et voter rapidement des directives européennes favorables aux Français qui souffrent, qu’enfin il suffisait que dans chaque pays un député supplémentaire socialiste ou social-démocrate soit élu en plus pour faire basculer les choses du bon côté. Encore un effort, camarades, la victoire est à portée de mains!
Manque de chance pour elle, le journaliste faisant la revue de presse qui s’intercale entre les propos de l’invité a indiqué que la droite selon les sondages publics disponibles avait le vent en poupe dans toute l’Europe ou presque (et une droite dure en plus, ajouterais-je…). Un auditeur attentif ne pouvait que remarquer le hiatus entre les propos triomphalistes de la première secrétaire et la réalité annoncée ; Bernard Guetta, qui ne pouvait pas laisser passer cela tant cela crevait les oreilles, demanda du coup très poliment et avec quelques circonvolutions d’usage, à l’invitée si cette situation ne posait pas problème, et notre chère Martine de répondre par une envolée lyrique sur l’unité des socialistes européens et leur enthousiasme, et sur la victoire qui reste à portée de mains, et sur les commentaires qui ne doivent pas précéder les faits…
En un sens, je comprends qu’il faille faire « rêver le peuple de gauche ». Ce discours s’accompagnait d’ailleurs d’un discours inverse de peur affirmant que, si la droite en France et en Europe l’emportait, cette dernière voterait des textes permettant au néo-libéralisme de tout raser sur son passage de ce qui reste des avantages sociaux des Français (santé, retraites, etc.).
Pour la leader d’un parti qui se veut « européen », tout cela m’a paru pitoyable, impardonnable.
Premier point : inutile de se le cacher, tous les sondages prédisent une débâcle pour les forces liées au PES/PSE. Martine a-t-elle entendu parler de la situation britannique? A-t-elle eu des nouvelles récentes des camarades hongrois? Sait-elle qu’en Pologne, la gauche (en général) semble toujours à la limite du coma dépassé où elle se trouve depuis des alternances au pouvoir qui ont réjoui le coeur et le portefeuille des citoyens polonais? Sait-elle qu’en Italie, le parti frère membre du PES proprement dit joue sa survie parlementaire au sein d’une liste de loosers réunis (Socialismo é Libertà) qui n’est pas certaine de passer le quorum de 4% des voix désormais exigé et que le futur allié du groupe du PES, le Parti démocrate, lutte lui pour ne pas réaliser son pire score? Il existe sans doute des situations nationales plus favorables, mais, pour le moins aucune vague socialiste ou social-démocrate ne se dessine à la veille du scrutin, les rapports de force au sein du Parlement européen devraient donc rester globalement inchangé. De fait, concrètement , il ne peut rester pour seul espoir pour le PES à l’issue de ces élections de 2009 que celui de dépasser le groupe du PPE en sièges au Parlement européen à la faveur de l’abandon par les Conservateurs britanniques et leurs alliés (ODS tchéque en particulier) du groupe PPE-DE. L’espoir, s’il existe, réside donc dans une combinaison parlementaire liée au renforcement de la droite « anti-fédéraliste », et non pas dans un glissement au centre-gauche des rapports de force parlementaire.
Second point : pour profiter du jeu parlementaire typique du Parlement européen, qui oblige à constituer une super-majorité pour faire fonctionner concrètement le Parlement, le PES et ses alliés (Parti démocrate et peut-être Modem?) peuvent éventuellement échanger avec le PPE affaibli par la perte de certains de ses compagnons de route l’abandon d’une seconde présidence Barroso contre le soutien du PES à une Commission un peu recentrée à gauche – d’un centième de millimètre tout au plus. En ce sens, Martine Aubry pourrait avoir raison, mais il ne s’agirait aucunement de changer la majorité au Parlement européen au sens de changer la majorité dans un Parlement national, mais de recentrer légèrement les rapports de force au sein du bloc de gestion habituel du Parlement européen au profit du centre-gauche en profitant du… renforcement de la droite conservatrice de plus en plus ouvertement eurosceptique. Il est vrai que cette combinaison parlementaire ne fera pas vraiment rêver l’électeur, mais c’est là une perspective (presque) réaliste. (J’en doute toutefois: en effet, sur site de la Fondation R. Schuman, dans leur suivi de campagne, on découvrira qu’il faudrait ajouter à la liste de supporters socialistes d’une seconde présidence Barroso de la Commission, le Chancelier autrichien et le Premier Ministre bulgare, qui s’ajouteraient aux « traitres » bien connus, espagnol, portuguais et britannique, qui obligent déjà Martine et Poul Nyrup Rasmussen à tant d’habiles circonvolutions…)
Troisième point : M. Aubry fait donc comme si le Parlement européen avait une majorité modifiable par une élection et comme si une nouvelle majorité pouvait voter de nouveaux textes à sa guise. En même temps, si on l’interroge sur les votes des représentants du PES et du PS français dans le Parlement sortant, elle est obligée de reconnaître que l’on vote souvent les textes « techniques » avec tout le monde et que, par ailleurs, on vote parfois un texte parce qu’on a obtenu un amendement intéressant pour les causes qu’on entend défendre. Ce n’est pas faux, loin de là, tout comme dire que sur les grands textes engageant des choix essentiels, il existe effectivement une vraie opposition entre droite et gauche; mais cette description réaliste du fonctionnement du Parlement européen me semble incohérente avec l’idée de changer d’un coup de baguette magique la majorité qu’on vend à l’électeur au même moment. Surtout, j’aurais envie de rappeler à l’ancienne Ministre des Affaires sociales que le Parlement européen n’a pas l’initiative des textes législatifs qu’il vote (qui reste du ressort de la Commission) et surtout que tout texte législatif européen doit avoir l’aval du Conseil – soit selon les matières traitées d’une majorité qualifiée ou d’une unanimité des gouvernements nationaux… Il est donc impossible à une éventuelle majorité de gauche (fantasmée devant l’auditeur) du Parlement européen de rien faire sans le Conseil dominé comme on le sait actuellement par des gouvernements de droite ou de centre-droit…
Pour ma part, je ne crois pas que ces incohérences dans le discours soient inévitables. Le Parti socialiste français aurait pu bâtir une campagne plus cohérente en se présentant comme le défenseur du dernier bastion (ou presque) en Europe d’un socialisme des services publics et de l’action bien ciblée de l’État. Il aurait donc mieux valu appeler les électeurs à la défense d’un modèle républicain français contre une vague déferlante européenne de droite plus ou moins dure, et bien leur indiquer qu’au Parlement européen, sans pouvoir changer les données de fond, plus le PS français et ses alliés du PES seraient forts, plus ils pourraient chercher à éviter des conséquences dommageables pour les Français qui souffrent. C’était là jouer en défense, mais j’ai bien peur que c’était une meilleure option que jouer à la Nivelle en attaque avec des chances nulles ou presque de réel succès.
Plus généralement, ces petits ou gros mensonges, demi-vérités et approximations, font ressortir nettement l’écart entre les valeurs du socialisme dont on se réclame (qui suppose de croire le peuple fait d’individus matures qui peuvent comprendre les données d’une situation si on prend la peine de leur expliquer à la manière d’un Jaurès ou d’un Léon Blum) et la pratique politique. Si effectivement lundi prochain, les journaux européens titrent (entre autres) sur la « Fin de la social-démocratie », Martine Aubry représentera l’une des bonne raisons de cette débâcle.
Votre premier point est intéressant, mais la situation des socialistes européens aux divers niveaux nationaux est peut-être pire encore que ce que vous exposez. Les sondages indiquent que les partis membres du PSE sont en mesure d’arriver en première place dans six pays seulement, sur vingt-sept. Il s’agit du Portugal, du Danemark, de la Suède, de la Slovaquie, de la Roumanie et de la Grèce.
On note donc que les socialistes sont particulièrement bien portant là où ils sont notoirement corrompus (Grèce, Roumanie) et où ils sont alliés à l’extrême droite (Slovaquie). De quoi donner des idées à Martine Aubry ?
@ Mathieu : vous avez raison de souligner qu’en plus certains partis du PSE ne sont pas en « odeur de sainteté ». On aurait pu ajouter encore au tableau le cas du Parti socialiste de la partie francophone de la Belgique, avec un mot-clé: « Charleroi! » (qui n’est pas loin de Lille à ma connaissance). Le cas de la Slovaquie et du SMER de R. Fico représente effectivement une autre chose à ne pas expliquer à l’électeur français… Je n’ai pas cité ces cas, parce qu’ils sont moins cités par les médias français contrairement à la pénible situation du New Labour britannique par exemple. La fatigue du socialisme démocratique, qu’il soit issu de vieux partis socialistes/travaillistes de l’Ouest ou d’une transformation d’une aile d’un parti communiste lors de la transition démocratique des années 1990 à l’Est, est patente.
Eh bien… c’est encore bien pire que tout ce qu’on prévoyait, et Martine Aubry déclarait ce matin à la radio que si c’était à refaire, elle referait exactement la même campagne. Cela relève de la pathologie psychiatrique, là, non ?
@ Joël : n’allons pas jusqu’à user des grands mots, mais avait-elle d’autre choix que l’air du « je ne regrette rien, non rien de rien, ni le bien, ni le mal, tout ça m’est bien égal », si elle ne voulait pas démissionner sur le champ…