Dans le triste tohubohu médiatique lié aux suites du tremblement de terre à Haïti, une information a été relayée dans les médias sans qu’elle y fasse pourtant trop de bruit. Eric Besson – encore lui! – aurait lors d’un débat à Marseille émis l’idée que tout jeune atteignant sa majorité légale signe une « charte des droits et des devoirs » du citoyen français…
Au début, j’ai cru à une blague, à une malencontreuse erreur du correspondant marseillais de Libération. L’information a été reprise dans le Monde dans des termes semblables, mais je soupçonnais un copier-coller entre les deux organes de la gauche (bien pensante). Heureusement, le Figaro – dont la fiabilité ne peut être en la matière que totale – confirme : selon Cécilia Gabezon (qui signe l’article du Figaro), E. Besson aurait déclaré : «Tout jeune Français, au moment où il bascule dans sa majorité à 18 ans et va recevoir sa carte d’électeur, pourrait se voir proposer de signer un serment, une charte, quelque chose qui l’attache à la République. » (Le verbe « basculer » est ici un peu étonnant, ne faudrait-il pas dire « atteindre »? ) Selon la même source s’étant enquise auprès de l’entourage du ministre, il ne s’agit là que d’une idée à soumettre au Président de la République et à affiner avec l’aide de juristes… Nous ne pouvons qu’espérer que notre présent post soit scanné par les observateurs du web et qu’il fasse partie des centaines de réactions destinées à empêcher une telle idée de voir le jour.
Comme il me semble que la liberté d’expression m’est (encore) garantie par la Constitution républicaine, je ne saurais en effet trop dire mon effarement devant une telle idée. Celle-ci s’inscrit officiellement dans une tentative de renforcer le sens de l’appartenance nationale… Or qui peut croire, ne serait-ce qu’un moment, qu’un serment de quelque nature que ce soit dans notre monde désenchanté puisse avoir un impact sur le sentiment de francité de chaque jeune? S’il suffisait de signer un texte ou de prêter serment pour se comporter de telle ou telle manière, pour se sentir de tel ou tel pays, cela se saurait depuis le temps que l’humanité jure sur ce qu’elle a de plus sacré et brise dans le même mouvement ses promesses…
Certes l’idée d’un tel serment ou d’une telle signature de charte des droits et des devoirs du citoyen s’inscrit dans les vieilles idées de « contrat social » et de « religion civique ». La société est censée s’être (jadis) donnée une Constitution et des lois par un accord unanime de tous avec tous. J’ai beau enseigner chaque année ces idées à travers les œuvres des philosophes du passé, je ne m’illusionne pourtant pas un instant sur la portée réelle d’une telle signature exigée uniquement des jeunes de 18 ans, sur la différence entre l’argumentation philosophique et la réalité sociale de notre temps. (La seule approximation dans le monde réel du contrat social ne peut d’ailleurs être que l’approbation par le peuple souverain tout entier d’une constitution. )
Être français, contrairement à un métier, une religion, une condition particulière (fonctionnaire ou militaire par exemple), n’est pas pour l’immense majorité des adultes de ce pays un choix libre de l’individu, cela ne suppose rien de particulier, sinon la peine d’être enfanté. Ainsi, pour l’immense majorité des jeunes atteignant leur majorité, il leur a suffi de voir le jour sur le territoire de la République. A moins de faire l’hypothèse, plutôt hardie sur le plan métaphysique, que les âmes choisissent leur destin et dès lors leur lieu de naissance, on aura du mal à présenter l’appartenance à la nation française comme un choix rationnel de la majorité des individus qui la composent. Notre société – comme l’immense majorité des sociétés humaines – se (re)produit par renouvellement des générations, et, s’il y a eu un acte de volonté qui préside à notre appartenance nationale, il remonte souvent à la nuit des temps. Ainsi, du côté charentais et poitevin, mes ancêtres paysans ne se sont, semble-t-il, pas convertis au protestantisme, et n’ont donc pas cru bon de quitter le pays du roi de France et de Navarre lors de la révocation de l’Edit de Nantes; sans doute trop pauvres, ils n’ont pas quitté non plus la France en 1789-90 avec les émigrés; du côté alsacien, ils n’ont pas traversé le Rhin pour se réfugier dans la République de Weimar en 1918, etc. Je suis certes engagé de fait par les choix des lignées dont je suis issu, mais, personnellement, sauf à valider l’hypothèse métaphysique héroïque citée plus haut, je n’ai pas choisi de naitre français… même si je m’en trouve très bien!
Pour reprendre les termes prêtés au ministre, je suis donc « attaché » à la République française, non par un choix de ma part, mais par la simple inertie des générations qui me précédent.
Plus encore, un tel serment envers la citoyenneté d’une République posant des droits et des devoirs pose des problèmes insurmontables : que faire de ceux qui, nés français et ne pouvant raisonnablement à première vue être que cela ou apatrides, refuseraient (les traitres!) de signer un tel texte? Deux groupes de jeunes me sont venus à l’esprit qui peuvent nourrir des sentiments hostiles à la République telle qu’elle se proposerait à leur approbation à travers ces « droits et devoirs du Citoyen » : d’une part, il existe cette frange (certes) infime de monarchistes d’histoire et de conviction, pour lesquels la République sera toujours la « gueuse »; d’autre part, il existe ce groupe plus large de jeunes qui s’inscrivent dans les traditions libertaires, anarcho-syndicalistes, socialistes utopiques, anars et communardes et qui refusent cette République-là au nom d’un autre idéal de vie sociale, fort français au demeurant. Que ferait-on de leur refus de signer? Les privera-t-on de la nationalité française? Deviennent-ils dès lors apatrides, et la France s’inscrit-elle alors parmi les pays qui accueillent une vaste minorité d’apatrides ? Cela vaut-il pour leurs parents (qui leur ont mis de telles idées en tête)? Auront-ils le droit ces mauvais bougres de revenir plus tard à de meilleurs sentiments envers la République? S’ils accèdent malgré tout à la nationalité française, les empêchera-t-on résolument d’accéder à un certain nombre de postes, emplois, dignités (qualité de militaire ou de fonctionnaire par exemple)? Les mettra-t-on dans un fichier ad hoc le temps de réfléchir à leur (triste) sort? Créera-t-on une agence chargée de leur trouver un pays de rechange? Que fera-t-on des petits taquins qui découvriront qu’ils ont, via quelque ancêtre plus ou moins lointain, le droit à la nationalité pleine et entière de l’un de nos 26 partenaires européens (ce qui empêchera bien sûr de les soumettre à quelque discrimination que ce soit)?
Plus encore, l’exemple de la Seconde guerre mondiale devrait faire réfléchir : aussi bien des royalistes que des anarchistes se sont révélés de courageux patriotes. Certes, de nombreux monarchistes ont servi le régime de Vichy, mais bien d’autres sont morts en patriotes au nom de convictions qui vont au delà du régime politique de l’heure. Le général De Gaulle lui-même ne fut-il pas soupçonné de sympathies monarchistes? En effet, d’évidence, la loyauté à une patrie, « à la terre et aux morts » comme dirait un Barrès, se trouve être autre chose que la loyauté au régime politique qui gouverne cette patrie. Et la loyauté ne se jauge qu’en fonction des circonstances. Les huguenots étaient loyaux au Royaume de France… avant de devoir se mettre au service du roi de Prusse.
Seuls les régimes qui doutent de la loyauté des masses à leur égard, qui veulent forcer tout le monde à leur montrer allégeance, en particulier la jeunesse, se prêtent à ce genre de généralisation de serments de loyauté de la part des populations qui leur sont assujetties. La particularité de la France – au moins depuis le temps de la Monarchie selon la Charte – est de ne pas avoir exigé de l’ensemble de la population un serment d’allégeance explicite au régime en vigueur. Les dragonnades contre les protestants et la chasse aux prêtres réfractaires ne font guère honneur à notre histoire nationale.
On rétorquera qu’il s’agit juste d’informer les « jeunes » (c’est-à-dire en code : les descendants de l’immigration populaire de nos ex-colonies) de leurs droits et devoirs (en gros, « Ils ont droit aux alloc’ et à l’aide de Pôle Emploi, mais maintenant ils arrêtent de cramer des bagnoles… », comme s’ils ne le savaient pas!) Or une règle bien connue de notre droit positif est que « nul n’est censé ignorer la loi ». Cet adage – dont on pourrait certes contester la validité psychologique et sociale tant les règles de droit qui régissent notre vie sont innombrables et complexes – est valable pour tout individu se trouvant sous la juridiction de la République française. En effet, toute personne présente sur le territoire est censée obéir aux lois en vigueur, que cette personne soit française ou non, qu’elle se sente française ou non, qu’elle ne fasse que passer dans un aéroport international pour quelques heures de transit ou qu’elle n’ait jamais quitté son terroir depuis sa naissance. On pourrait d’ailleurs inverser le raisonnement proposé par le Ministre : si en tant que jeune de 18 ans je déclare ne pas vouloir signer le document proposé stipulant mes droits et devoirs, est-ce à dire que je renonce à mes droits, mais aussi à mes devoirs? Puis-je alors me considérer comme n’étant pas tenu de respecter la législation en vigueur? On serait un peu dans la situation de droit privé où je refuserais de signer le contrat d’assurance qu’on me propose. Je me proclamerais moi-même non soumis au droit français … Or le droit d’un État moderne concerne, sauf exceptions prévues par le droit international, toute personne présente sous sa juridiction.
Derrière cette proposition qui semble destiné à brasser de l’air avant les régionales – ou qui nous amène sur une pente plutôt dangereuse et inédite – , se trouve bien sûr la volonté d’instrumentaliser la crainte bien réelle de certains électeurs face aux comportements visibles de soutien à d’autres nationalités, pas n’importe lesquelles bien sûr, celles de nos anciennes colonies exclusivement. Quand l’Italie triomphe dans une compétition de football, les drapeaux italiens sont de sortie. J’en témoigne : à Grenoble lors de la récente Coupe du Monde, ce fut terrible. Qui s’en plaint? Quand l’Algérie fait de même, les drapeaux algériens le sont aussi. Et ce sont ces drapeaux-là qui ne passent pas dans l’esprit de certains de mes compatriotes. Ils y voient peut-être plus de chose que ceux qui les brandissent n’y mettent en réalité. Dans le fond, la vraie question que notre ministre devrait poser aux jeunes de 18 ans, c’est alors : petit gars, quelle équipe de foot nationale soutiens-tu? Algérie, Tunisie, Maroc, Sénégal, Cameroun? Ah, désolé, pas de carte d’identité française ni de carte d’électeur pour toi. Tu repasseras plus tard quand tu soutiendras la France seulement. On verrait alors l’absurde de la situation. Si on désire prédire la loyauté d’un individu à la République, son sens de ses droits et de ses devoirs, ce n’est que face à des situations bien plus graves qu’on pourra en juger, et là aucun serment ou charte ne servent de rien. Quant à lutter ainsi contre l’incivisme (supposé) de la jeunesse… pffffffoouuuu les bras m’en tombent.
Monsieur Bouillaud,
Je vous connais un peu depuis mes études à Sciences Po, mais là, je dois avouer que ce sont MES bras qui tombent.
Vous êtes quelqu’un d’érudit, mais je n’arrive à comprendre votre opposition à ce projet.
Quoi de plus naturel, que de plus symbolique, et solennel que de faire prendre conscience à un jeune citoyen qu’il est français, que cela implique des droits, mais aussi des devoirs ( on l’oublie un peu trop de nous jours….heureusement que notre bien aimé président y veille).
C’est le rôle du législateur et de l’exécutif de fixer un cadre tel que celui-ci et il me semble tout à fait opportun. Vous omettez de citer E.Renan dans votre article, selon lequel la nation est « un plébiscite de tous les jours. » Cette charte serait le premier des plébiscites. Et vous semblez méconnaitre les sentiments que cela peut évoquer pour un jeune citoyen. Je me souviens du jour où j’ai eu le droit de vote, j’en étais fier, et je m’y suis précipité , et beaucoup de mes amis firent de même. Et nous aurions probablement été heureux de signer une charte de respects vis-à-vis de ceux qui sont morts pour que nous ayons le droit de glisser un bulletin dans une urne. Ce droit là est imprescriptible, et se doit d’être rappelé.
De plus, vous semblez considérer que le civisme se meurt. Je vous rejoins tout à fait, et j’y ajouterai l’éducation, qui deviens une chose rare. Néanmoins, lorsque nous regardons le taux de participation aux dernières élections présidentielles, je n’ai pas eu le sentiment de vivre dans un pays non concerné par la politique, où la citoyenneté n’est que la 4ème roue du carrosse ( républicain ?).
Toute initiative est critiquable, néanmoins positivez un peu. Réjouissez vous que de jeunes électeurs sauront ce qu’est être français, pourquoi ils ont le droit de voter. Qu’ils connaissent leurs droits et leur devoirs, et que cela fasse l’objet d’un signature officielle me réjouit. C’est un engagement. Comme un mariage. Entendons le comme tel. Êtes- vous choqué ou désappointé lorsque le Président américain juge sur la Bible lors de sa prestation de serment, et ce, depuis G.Washington ? C’est un engagement moral, un contrat de confiance avec notre conscience ( » ce petit tribunal que l’homme sent en lui », disait Kant »).
A l’inverse de vous, je pense que, si l’incivilité est légion, le manque de morale lui est exponentiel. Et la rétablir, un tant soit peu, dans l’espace public, ne me parait ni choquant, ni futile. Mais peut être fondamental.
@ Jean-Baptiste Olagnero : vos arguments qui possèdent leur panache me renforceraient plutôt dans ma conviction qu’un tel geste est bien inutile à la majorité.
(Moi aussi, j’ai été fort content de voter dès que j’ai eu 18 ans, mais j’aurais peu apprécié de devoir signer quelque papier que ce soit pour en avoir le droit. Je me souviens aussi de ma journée du recensement – « les trois jours » – : la manière dont les militaires essayaient à cette occasion de présenter l’esprit de défense m’a paru pour le moins ridicule, pour tout dire en rupture avec mes réels sentiments de patriotisme, bien plus liés à une histoire familiale qu’à ce fade et plat discours institutionnel. Du coup, je ne crois guère à toute forme de patriotisme institutionnalisé… ce qui est un effet à long terme de cette politique publique de sensibilisation.)
D’une part, s’il faut attendre que les jeunes aient 18 ans pour qu’ils se rendent compte qu’ils sont en France, quel échec pour l’Education nationale qui les a pris en charge depuis parfois la maternelle! Les petits de 8 ans ou 10 ans savent bien qu’ils sont « en France » et pas ailleurs dans le monde, et des grands de 18 auraient oublié… Non, ils n’ont pas oublié, certains font semblant de ne pas savoir, certains agissent comme s’ils ne savaient pas, mais certaines attitudes sont surtout de la provocation due à des crises d’adolescence prolongée, il ne faut pas leur donner plus de sens qu’elles n’en ont.
Pour ce qui est du civisme, de la participation à la vie politique de la nation, les sociologues du vote montrent bien que la participation électorale se trouve être très fortement liée au sentiment d’installation dans la vie. On peut montrer ainsi que la participation électorale augmente seulement après 35 ans, voire 40 ans, quand les gens sont réellement fixés sur leur destin social, et qu’elle diminue d’ailleurs après 75 ans… (pas seulement pour des raisons de santé). Une partie de la jeunesse connait de grandes difficultés d’identification à la France, essentiellement parce qu’elle est la plus pessimiste d’Europe sur ses chances d’insertion socio-professionnelle. Une enquête, d’ailleurs sponsorisée par la Fondation pour l’innovation politique, montrait bien ce pessimisme français dans la jeunesse. Une telle « charte des droits et des devoirs » me donne du coup le sentiment qu’il s’agit là d’un beau cautère sur une jambe de bois. Commençons par éclaircir l’avenir de la jeunesse française en général, et cela ira mieux du point de vue des sentiments portés à la France… Je sais bien que le gouvernement actuel et les précédents d’ailleurs ont justement affiché de tels objectifs d’aide à l’insertion professionnelle et sociale des jeunes, mais il m’est difficile de ne pas suivre les sociologues et économistes quand ils soulignent la persistance des difficultés de la jeunesse française par rapport au reste de la population (par exemple, les salaires des débutants d’aujourd’hui tendent à plafonner nettement, le prix du logement s’est déconnecté des salaires, surtout dans la France la plus urbanisée).
Si on veut trouver des solutions pour augmenter le civisme de la jeunesse qui ne passent pas directement par l’amélioration de la situation économique, plutôt qu’une charte vite signée vite oubliée (dans le meilleur des cas : si cela ne provoque pas un drame politique… tel que je le crains dans mon post), il faut bien plutôt renforcer toutes les structures sociales intermédiaires qui socialisent les individus (Églises, clubs sportifs, syndicats, associations, partis politiques).
D’autre part, votre référence à l’Amérique et au fait que là-bas les Présidents y jurent fidélité à la Constitution sur la Bible ne me parait pas correspondre aux traditions françaises :la France est un pays laïc… pour avoir eu de longs conflits religieux que justement n’ont pas connu les Etats-Unis d’Amérique. Mon allusion aux huguenots vous paraitra vieillotte, mais, en tirant ce fil, vous vous apercevrez que le conflit multi-séculaire entre chrétiens de la R.P.R. (Religion prétendument réformée) et ceux de la fidélité au Siège pontifical nous oblige en quelque sorte à ne pas aller vers quelque forme de vision trop unitaire de la nation. Le feu couve toujours sous la cendre, et il serait dangereux d’en demander trop aux uns et aux autres.
Pour conclure ma réponse, comme politiste, je ne peux pas croire sérieusement que la morale ou la civilité adviennent simplement en rappelant aux individus atteignant leur 18 ans qu’ils doivent se comporter moralement ou civilement. Si seulement les choses étaient si simples…Il existe au contraire des conditions familiales, sociales, historiques, économiques, de ce que vous et moi appelons une conduite morale ou civique.
L’avantage de ce projet, c’est qu’il ne coûtera pas cher, même au niveau de la rédaction légale : il suffit de prendre un petit texte de loi publié sous Pétain, en enlevant juste la partie qui consiste à réserver le serment aux officiers publics.
Reste une ambiguïté sur le contenu du serment. Je propose : “Éric Besson. Êtes-vous plus Français que lui ?”