Stagnation(s) italienne(s) 1990-2010

J’ai profité de ces vacances de février pour aller faire un tour à Rome. Je n’y étais pas retourné depuis de nombreuses années. Je n’ai pas un goût très fort pour l’architecture baroque qui domine la ville, mais cette fois-ci je n’ai pas été déçu. La capitale italienne traduit physiquement l’impression de stagnation qui colle ces temps-ci au pays.  Les transports publics sont toujours aussi étiques et chaotiques, l’espace réservé aux piétons toujours aussi mince.  Les enseignants italiens qui mènent leurs élèves à la découverte de l’Urbs montrent déjà les défauts du revêtement extérieur du bâtiment récemment construit qui abrite les restes de l’Autel de la Paix  de l’empereur Auguste – une des seules nouveautés architecturales marquantes des dernières décennies dans le centre ville.  La photo que j’ai choisie illustre ce sentiment de work (not) in progress que procure la ville.

Comme les élections régionales italiennes approchent (elles ont lieu fin mars), les murs et  tous les autres supports possibles sont couverts d’affiches des candidats à la Présidence d’une région ou à un siège de conseiller régional. Les slogans sont tous plus  risibles les uns que les autres : je n’ai pu m’empêcher de les « taroccare » (modifier comiquement) en pensée à mesure que je les  déchiffrais. Presque tous correspondent en fait au contraire de la réalité (enfin de ce qu’on peut définir comme la « réalité » lorsqu’on a suivi les épisodes précédents de la vie politique italienne). Pour prendre un exemple, le principal slogan du Parti démocratique (PD), la première force d’opposition, se trouve être : « In poche parole un’altra Italia » (En peu de mots, un autre Italie). Le hic se trouve être que les deux dernières années ont montré à qui veut bien s’informer un peu que les élites politiques du PD s’avéraient à l’usage du pouvoir local tout aussi corrompues et inefficaces que celles du camp d’en face. La suprématie morale de la gauche (et du Parti communiste italien d’avant 1990) à laquelle ce slogan fait allusion par routine a vécu.  Le maire PD de Florence vient ainsi de démissionner sur des soupçons de corruption. Le président PD de la région Lazio (Latium) a  dû quitter la vie politique il y a quelques mois parce que, justement, cet homme marié, bon catholique naturellement, fréquentait assidûment des « viados » (transsexuels) et se trouvait du coup soumis au chantage de policiers véreux…  Son principal prestataire de service sexuel est en plus mort peu après la révélation du scandale, sans qu’il y ait apparemment de lien de cause à effet… Cet appel aux transsexuels, semble-t-il fort répandu  parmi les élites (mâles) qui en ont les moyens économiques, n’est pas un signe particulier d’altérité dans le contexte de la Péninsule. C’est désespérément banal. J’ai beaucoup aimé aussi le slogan du leader de « La Destra », Francesco Storace, ex-Alliance nationale, ex-Président de la région Lazio (Latium) pour l’alliance berlusconienne, appuyant sur la permanence de sa cohérence au service du peuple, alors qu’il se rallie cette année, sans doute faute de mieux, au camp qu’il a quitté il y a quelques années.  Le slogan qui m’a fait le plus sourire fut celui de l’Union du Centre (UDC) : « Nous choisissons seulement les meilleurs ». Sur quels critères, ai-je eu envie de demander? Les slogans me sont ainsi apparus comme un florilège d’inversions comiques de la réalité, à croire que les publicitaires en charge des campagnes appliquant tous la même méthode de négation ciblée du défaut principal et bien connu de chaque candidat ou parti (repéré peut-être par des sondages ou focus-group?) aboutissent tous à cet effet d’inversion.

On découvre ces temps-ci tant et tant d’affaires de corruption que l’on se croirait revenu au temps précédent l’immense scandale connu sous le nom de « Mains propres » (1992-1994). Il y a vingt ans à la veille des régionales d’avril 1990,  j’avais eu la même impression que « quelque chose était pourri au royaume du Danemark » – ce qui n’était pas difficile tant c’était le sentiment commun des gens que je rencontrais . Les observateurs italiens voient très bien le parallèle : il faut dire que le travail leur est grandement facilité par l’évidence des récurrences. Un conseiller municipal de Milan, un membre du parti de S. Berlusconi, le Peuple de la Liberté, s’est fait coincer, alors qu’il recevait un pot-de-vin d’un entrepreneur, or ce dernier l’avait dénoncé à la police – le tout ressemble à la mésaventure de Mario Chiesa, le conseiller municipal de Milan, socialiste, pris la main dans le sac lui aussi le 17 février 1992, suite à la dénonciation d’un entrepreneur excédé par le racket à son encontre. Le conseiller municipal d’aujourd’hui, se sentant suivi, a caché les billets derrière le radiateur  des toilettes de la célèbre librairie Hoepli… non sans avoir acheté quelques livres avec l’un des gros billets qu’il venait de toucher pour sa promesse d’aider l’entrepreneur à obtenir des marchés publics. Cette circonstance m’a bien amusé, car cette librairie, extraordinairement bien achalandée, je la connais bien pour y avoir dépensé une bonne part de mes salaires, traitements, indemnités, etc. depuis 20 ans. Moi aussi, j’aurais aimé avoir des billets de 500 euros facilement gagnés à y dépenser. C’est le lieu par excellence de la haute culture livresque du nord du pays… (avec un magnifique stock de nouveautés universitaires anglophones).

Les commentateurs italiens en sont réduits à établir une différence entre 1990 et 2010 en affirmant qu’en 1990, on était corrompu pour financer la vie du parti et qu’en 2010, on le fait simplement pour s’enrichir personnellement. Il est vrai que, pour l’instant, les affaires  évoquées dans la presse ne font pas mention de financement direct de la vie de l’un ou l’autre parti en lice.  Le financement de fait des partis par l’État (sous forme de remboursement des frais de campagne) est en effet plutôt généreux et les partis actuels sont des structures bien plus légères qu’en 1990 (moins de sections par exemple). La distinction s’avère cependant pour le moins fallacieuse : simplement, toutes ces affaires révèlent que les professionnels de la politique en Italie ont des  exigences en matière de revenus particulièrement élevées aussi bien en 1990 qu’en 2010.  Il faut tenir son rang, assumer financièrement ses vices. Tout le discours sur le renouvellement de la politique du début des années 1990 est désormais mort, tout le monde sait, voit, comprend qu’il n’en est rien. Le drame étant que tout le monde (du moins les adultes de plus de 35 ans) se souvient bien de ce qui a été dit alors, il n’est plus possible d’entretenir la croyance en un ailleurs de ce qui existe. L’Italie apparaît du coup pour la suite des temps ce pays où une bonne part des professionnels de la politique en régime électif abusent gaillardement. Pour l’instant, personne ne propose d’en finir avec le régime électif, et d’inventer autre chose, mais cela vaudrait la peine d’y réfléchir…

La vraie différence que je ressens par rapport à 1990 et à mes souvenirs d’alors, c’est l’absence de forces vraiment alternatives à cette pourriture fort bien partagée à droite et à gauche. Je dis pourriture, car comment appeler autrement des entrepreneurs en travaux publics qui rient dans la nuit d’un tremblement de terre (celui de l’Aquila en 2008) à l’idée de tous les profits qu’ils vont pouvoir faire grâce à lui? (Révélation dans la presse via des écoutes de la magistrature rendues publiques récemment). En 1990, il existait, présents de longue date mais exclus du pouvoir local et national, des forces externes, les néo-fascistes du Mouvement social italien à droite, les « Démoprolétaires »(issus des luttes des années 1960-1970) à l’extrême-gauche, et les Radicaux (laïcs, libertaires, libéraux) de Marco Panella au centre-gauche. Les nouveaux venus des Ligues régionalistes du nord faisaient déjà jaser pour leur populisme, xénophobie, racisme, etc., mais elles étaient encore à mille lieux de quelque responsabilité que ce soit. La Ligue Nord (LN)  n’est créé officiellement qu’en février 1991. La Rete, un mouvement politique issu du monde catholique sicilien, en était alors à ses prolégomènes.

Aujourd’hui, la situation politique est caractérisée par l’absence de forces politiques extérieures aux pouvoirs locaux et nationaux. La Ligue Nord (LN) d’Umberto Bossi participe au pouvoir de l’État italien depuis 2001 (avec une interruption en 2006-2008), et ce en coalition avec Silvio Berlusconi. Malgré ses innombrables embardées politiciennes, les diverses dissidences régionalistes de cette dernière n’ont jamais réussi à la concurrencer. Depuis 2008, la LN, bien que minoritaire en voix et en sièges,  semble même dicter sa conduite à S. Berlusconi sur bien des points. L’extrême-gauche, suite à sa participation au gouvernement Prodi en 2006-2008 et à ses défaites successives en 2008/2009, est éclatée façon puzzle. L’extrême-droite, pour partie  assimilée dans le Peuple de la Liberté, idem. Le centre post-démocrate chrétien est toujours en recomposition – ce qui est une situation permanente pour lui depuis 1994! -, incapable de se regrouper entre catholiques en politique comme dans la bonne vieille « Baleine Blanche ». Il ne reste alors que le parti d’Antonio Di Pietro, « Italie des valeurs », pour représenter une alternative un peu radicale à la façon « berlusconisée » de faire de la politique. Cependant, à bien y regarder, ce parti lui-même regroupe des politiciens des plus professionnalisés, et Antonio Di Pietro ressemble  dans son style politique à un Berlusconi d’opposition, une sorte de Savonarole laïc un peu inquiétant comme son prédécesseur ecclésiastique.

Je peux bien sûr ne pas avoir vu monter discrètement une force politique totalement autre dans les arrières-cours de la société italienne. Il existe des tentatives, autour de Beppe Grillo, le comique entré en politique, en particulier, mais cela parait pour l’instant ne pas prendre. Aucun mouvement de masse ne semble en effet se dessiner qui mettrait en cause ce triste panorama, où le renouvellement de la politique des années 1990 a abouti à une accentuation des tendances (précédentes) à une professionnalisation entendue comme recherche à travers la vie politique du plus haut revenu  possible.  Les sondages à l’occasion des régionales de cette année n’indiquent aucun grand bouleversement des rapports de force – même si, peut-être, le Peuple de la Liberté de S. Berlusconi devrait s’affaiblir nettement. De fait, seule la fin de la vie politique de Berlusconi (qui ne peut à ce stade que correspondre à sa mort physique) semble pouvoir faire sortir de cette ère de la stagnation, mais n’est-ce pas là encore une autre illusion?

Une réponse à “Stagnation(s) italienne(s) 1990-2010

  1. Oui, on se surprend à regretter le temps du « pentapartito »… Et par comparaison on irait jusqu’à penser qu’Andreotti était un homme d’Etat avec un H majuscule… (Mais n’exagérons pas: c’était une fripouille quand même).
    Quoi qu’il en soit, Berlusconi aura vraiment corrompu au sens le plus fort du terme, et sous de multiples rapports, l’Italie de ces vingt dernières années. On en pleurerait.
    Pour conclure sur une note plus légère, quand vous vous rendez à la librairie HOEPLI, je vous conseille, avant ou après selon l’heure , la trattoria « Al Cantinone », Via Agnello 19, à deux pas de là.

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