A l’occasion du débat actuel sur la réforme du régime général des retraites? Louis Chauvel a encore frappé, et il a fait du Chauvel. Dans un article intitulé « Le débat sur les retraites occulte celui sur l’horizon bouché de la jeunesse » (publié dans le Monde du 27 mai 2010, p. 18), il adapte l’idée-force qui l’a fait connaitre à la situation présente. Pour lui, comme on le sait sans doute, à l’étude des statistiques, il existe en France une génération dorée, celle des (anciens) jeunes du baby boom. Ces derniers ont profité lors de leur entrée sur le marché du travail de la situation extraordinaire d’ouverture des chances de vie, liée à la croissance économique des Trente Glorieuses. Pas de chômage ou presque, des revenus salariaux en augmentation rapide, une inflation bienvenue pour éponger les dettes liées à la constitution d’un premier capital immobilier, et en plus – mais cela L. Chauvel ne le dit pas directement – le twist, le rock’n’roll, la pop, la libération sexuelle, bref une grande, grande, très grande, époque. Des vrais winners… Les suivants, ceux qui entrent sur le marché du travail depuis les années 1980, n’ont pas eu cette chance, et en plus, depuis le punk, la musique n’est pas vraiment là pour relever le niveau du moral des troupes. No future. Aujourd’hui, ces gagnants à la loterie de l’histoire économique (et culturelle) de la France constituent le gros des bataillons des jeunes retraités (moins de 80 ans), et surtout le gros des bataillons des retraités à venir dans les années qui viennent. Pour L. Chauvel, ces jeunes seniors sont – tous les indicateurs socioéconomiques le montreraient- au mieux de leur forme économique et psychique, il faut donc qu’ils participent à l’effort national de financement des retraites. (Il rejoint donc là la thèse de la Fondation Terra Nova sur les retraites…) L. Chauvel oppose à ce monde de « luxe, (dés)ordre et volupté » des jeunes seniors actuels, la grande misère de la jeunesse de France… (que je ne nie certes pas pour certains segments de la jeunesse). Il regrette que, pour des raisons électoralistes, les partis politiques de gouvernement visent plus à défendre les droits acquis de ces vieux-là que les espérances des jeunes : le haut niveau des charges sociales pour payer la belle retraite de ces vieux-là implique en effet de « faibles salaires nets » et un « coût du travail exorbitant » (sic), avec les conséquences sur l’emploi, la croissance, etc. typiques de la pensée libérale sur ces questions . Il ajoute à juste titre sans doute que « les jeunes travailleurs » sont un « groupe social sans support politique » (ce qui est vrai, à regarder la pyramides des âges des partis), et que la présente réforme risque fort de se faire sans tenir compte de leurs intérêts.
Bien, bien, bien, mais Chauvel fait du Chauvel. Puis-je me permettre de souligner quelques impasses de ce raisonnement?
Premièrement, comme le montre le fait que la plupart des gens liquident déjà leur retraite au delà de l’âge légal minimum actuel pour le faire (60 ans), les précédentes réformes des retraites semblent donc avoir un impact sur les actuels partants en retraite. Ces derniers, pour une partie d’entre eux, ont de fait déjà eu des incidents de carrière (dues à la crise économique qui dure tout de même depuis 1973-74) qui impliquent un départ plus tardif à la retraite, ou bien s’aperçoivent en faisant calculer leur retraite que celle-ci ne permettra pas couvrir leurs charges. Ils essayent donc de travailler plus longtemps, et cet effet se voit déjà dans les moindres demandes de liquidation de retraite dans la fonction publique que ce qui était prévu. (Bien sûr, dans le privé, les personnes ont souvent déjà perdu leur emploi, alors que dans le secteur public, ils sont encore en poste.) Le raisonnement de L. Chauvel sur ce point risque donc de se périmer rapidement. Il me semble d’ailleurs que le grand ouvrage de cet auteur, Le destin des générations, date de la fin des années 1990.
Deuxièmement, L. Chauvel fait comme si les jeunes seniors n’avaient plus de charges de famille. Il les compare à des « dinks » (doble income no kids). Il oublie que ces personnes ont souvent, soit des enfants (ou des petits-enfants) qui font des études ou qui sont justement des victimes de la dégradation du marché du travail depuis 30 ans qu’il dénonce, soit des vieux parents qui, eux-mêmes, demandent une forte mobilisation de ressources, soit éventuellement les deux. En l’état actuel des choses, ces générations riches se trouvent souvent (pas toujours certes) être aussi des générations charnière (et je ne compte pas sur tout cela, l’effet de l’augmentation des divorces sur le demi-siècle écoulé qui implique aussi des charges particulières sur certains…)
Troisièmement, L. Chauvel insiste sur le fait que ces générations dorées ont de meilleures retraites, et en plus du patrimoine immobilier et des placements. Ce n’est sans doute pas faux en moyenne, mais cela néglige par contre que, dans peu de temps, ces générations du baby boom vont rentrer dans le « quatrième âge », la « dépendance », etc. Il suffit de se balader dans une ville comme Lyon pour en voir les effets avec l’ouverture à tous les coins de rue des quartiers abritant ces seniors-là de magasins spécialisés dans ce marché de la dépendance à domicile. Même mon boucher de quartier (sic!) en est conscient : il va se lancer dans la livraison à domicile pour ses « bons » clients qui ne peuvent plus sortir de chez eux – surtout à l’automne et en hiver, a-t-il précisé. Certes, il s’agit d’une génération « inoxydable », qui possède sans doute dans notre Johnny Hallyday son symbole, mais, elle aussi, va être rattrapée par la déchéance qui menace tout le monde à terme! Et celle-ci va lui coûter très, très cher. Comme disent les économistes, on dés-épargne dans les dernières années de sa vie, et, à mon avis, nous allons le vérifier assez rapidement. Cela constitue un marché, et en même temps, il vaut mieux pour tout le monde que ces seniors-là aient (pour un temps) les moyens de payer – car, ensuite, il faudra faire appel à leurs enfants ou à la solidarité nationale. Ou alors, L. Chauvel est-il prêt à militer pour une euthanasie raisonnée de ces vieux qui nous coutent si chers? En effet, tout le raisonnement de L. Chauvel revient à militer pour un rééquilibrage de la répartition des revenus de la nation en faveur des plus jeunes au détriment des plus âgés, or cela écarte par hypothèse l’idée même que les personnes âgés puissent avoir aussi besoin à terme de cet argent pour finir de vivre à peu prés correctement, vu les dispositifs légaux et médicaux en vigueur.
Quatrièmement, le raisonnement de L. Chauvel qui alerte les jeunes (les moins de 45 ans) que la réforme actuelle risque de se faire à leur détriment me parait fallacieux. « Tous ces constats portent vers cette conclusion : les nouvelles générations doivent faire un effort considérable de lucidité de long terme, de façon à comprendre que ce monde qui se fait politiquement sans elles se fera contre elles. » En effet, cet appel à la « lucidité » suppose qu’il peut exister dans notre monde en changement rapide une perspective à une telle échéance de vingt ou trente années, voire plus. Une telle « lucidité de long terme » confine à la voyance. Deux points simplement : d’une part, nul ne sait si le changement climatique ne va pas s’emballer avec des conséquences imprévisibles – ou, si Claude Allègre a raison, se révéler comme la plus grande escroquerie depuis la découverte de morceaux de la vraie croix au Moyen-Age par les Croisés; d’autre part, nul ne sait quel sera le système politique et économique dans 25,30,40 ans. Il s’agira sans doute d’une forme de capitalisme, mais laquelle? Et du point de vue de la démographie, qui commande le rapport actifs/inactifs, l’Europe sera-t-elle ouverte à l’immigration ou plus fermée que jamais? Tous ces débats sur les retraites en 2025, et encore plus en 2050, devraient être prises pour ce qu’elles sont, de l’humour d’experts. Que les partis politiques ne se soucient pas trop des retraites de 2050 me parait donc plutôt raisonnable. Qu’ils essayent déjà de ne pas faire capoter l’Union européenne d’ici là…
Enfin, face à cette opposition de générations que L. Chauvel ne désespère pas de construire politiquement, je me sens très mal à l’aise : en effet, si je recherche dans ma mémoire historique des moments d’opposition forte entre jeunes et vieux, je trouve autant de « bons » que de « mauvais » mouvements de la jeunesse. Les « sécessions » artistiques de la fin du XIXème siècle donnent l’image du bon mouvement de la jeunesse, les fascismes en constituent la face obscure. Le mouvement dont L. Chauvel dessine en creux le portrait revient à prendre aux vieux (nantis) pour alléger les charges qui pèsent sur les jeunes (précaires). Après tout, c’est très mauvais de manger trop de viande après 60 ans… il faut adopter un régime plus maigre. Pour ma part, tant qu’à réinventer la lutte pour le partage des revenus, je préfère la bonne vieille division en classes sociales, qui ne connait pas le nombre des années. Dans la France sclérosée d’aujourd’hui, il existe aussi des entrepreneurs à succès qui ont à peine 30 ans. En somme, il n’y a pas que des perdants chez les jeunes, et des gagnants chez les vieux.
Pingback: Tweets that mention Chauvel-isme. « Bouillaud’s Weblog – bloc-notes d’un politiste -- Topsy.com
À la réflexion, je suis d’accord avec vous : s’il faut choisir une dyade, je prends capital/travail plutôt que jeune/vieux – même si les arguments de Chauvel me semblent faire partie des plus convaincants parmi ceux en circulation.
A propos des problèmes que poseront les retraites dans 25 ou 30 ans, c’est impossible de faire des prévisions certaines. Mais le fait est (me semble -t-il) qu’on anticipe depuis 30 ans un problème de financement des retraites et que cela ne s’est pas infirmé (pour le moment). Ce n’est donc pas qu’un humour d’expert que de débattre des retraites. On peut anticiper sur 30 ans, même si on doit savoir que ce n’est que spéculation incertaine, et qu’il faudra adapter les prévisions. Même le PS reconnait le problème de financement.
Pour contrer Chauvel, j’ai l’impression que vous essayez de montrer que les vieux ne sont pas dans une situation si idyllique que cela. Je crois que Chauvel ne dit pas que les vieux sont dans une situation parfaite, mais il se contente de comparer leur situation avec la situation des génération suivantes. Et, selon cette comparaison, la génération baby-boom a plus d’atouts. Par exemple, c’est vrai que la génération baby-boom a connu le chômage, dans les années 80-90-2000. Mais les générations suivantes ont encore plus connu le chômage, car ils sont entrés sur le marché du travail à ce moment là. Donc Chauvel ne dit pas que la génération baby-boom n’a fait aucun effort, mais qu’elle a eu plus de chance que les autres.
Cela ne veut pas dire que je sois d’accord avec Chauvel. En effet, j’ai tendance à penser que les générations postérieures au baby-boom auront l’avantage comparatif de profiter d’une meilleure santé (due aux progrès de la médecine), d’une espérance de vie plus longue, d’une meilleure formation, d’un plus grand pouvoir d’achat, d’une Europe plus intégrée… Et donc qu’ils auront certains atouts que n’avait pas la génération baby-boom. Mais ça, c’est à cause de mon optimisme naïf.
@ champagne : sur la thèse de L. Chauvel, vous l’édulcorez; son succès public vient d’avoir souligné l’effet d’aubaine dont avaient bénéficié et bénéficient encore la génération du baby boom. Allez voir son article dans le Monde, il les présente vraiment comme des privilégiés qui nous (les jeunes en tout cas) tondent. Je pense pour ma part que cette situation est déjà en train de se finir pour les jeunes futurs retraités et que les baby boomers dorés sur tranche (s’ils existent) sont bien prêts d’entrer dans la phase quaternaire de leur vie. C’est d’ailleurs une question de cohérence avec ce que j’entends par ailleurs : l’inquiétude pour ces millions de personnes dépendantes (dont les malades d’Alzheimer) qui sont déjà là ou qui vont apparaitre dans les années qui viennent. Il vaut mieux qu’ils aient les moyens de payer! Pour la suite, cela sera plus rude…
Par ailleurs, vous avez raison de dire qu’il existe des discours alarmistes sur les retraites depuis 30 ans (1980), mais les causes qui mettent en danger les retraites ont changé : jadis, on voyait surtout le péril démographique, il se trouve que la natalité française est plutôt bonne depuis quelques années (on pourrait par ailleurs résoudre le problème démographique en un ou deux ans en permettant à tous les travailleurs déjà là clandestinement ou disposés à venir en France de s’y installer durablement – 1,5, 10 millions de gens prêts à vivre dans la « douce France », cela ne doit pas être bien difficile à trouver sur cette planète…) ; on ne prévoyait sans doute pas en 1980 que le chômage de masse deviendrait aussi massif, aussi durable, aussi ancré dans la société française, on le voyait encore comme un mal temporaire qui disparaitrait « au bout du tunnel » (dont ne nous sommes jamais sorti); même si les préretraites existaient, on ne savait pas alors qu’on serait « vieux » à 45 ans (sic) pour le secteur privé en 2010; on ne prévoyait pas non plus le choc de l’industrialisation de la Chine (en fait, si Alain Peyreffitte avait fait un livre à ce sujet… Quand la Chine s’éveillera ); le changement climatique n’existait pas pour le grand public, par contre, on craignait la guerre nucléaire; l’Union soviétique était aussi stable que la Colonne Vendôme; etc.
Bref, l’expérience tendrait à me montrer que l’histoire réserve quelques surprises, et qu’au train où semblent aller les choses, nous n’avons encore rien vu. Soyons optimistes en effet, cela vaut mieux.
Pour descendre des ces hauteurs, un petit exemple pour finir, vous supposez que les générations plus jeunes que celles du baby boom seraient en meilleur santé – c’est globalement vrai, et, en même temps, on vient d’annoncer que les taux de cancer du poumon sont en train de s’envoler chez la gent féminine, avec un délai retardé de 20 ans par rapport au moment où les femmes ont commencé à fumer (presque) comme des hommes. En faisant de l’humour noir, une excellente nouvelle pour l’égalité des sexes et pour le financement des retraites futures…. Inversement, quand un savant prétend pouvoir nous (vous surtout et peut-être moi) nous faire vivre jusqu’à… 140 ans (pourquoi pas 800 comme dans la Bible!), je ne peux m’empêcher de rire à cette idée grotesque qui nous obligerait tous en l’état du système économique en vigueur à finir de travailler au delà de 110 ans…