L’enchainement des évènements de cette crise économique ne laisse pas de me fasciner. En l’observant, je comprends mieux comment d’autres catastrophes ont pu se produire auparavant. Les Cassandre existent toujours.
Il y a quelques semaines – une éternité! – une Ministre de l’Économie française, Christine Lagarde, faisait (enfin) remarquer lors d’un entretien donné à la gazette mondiale des marchés (le FT) que les choix de politique économique de l’Allemagne depuis 10 ans revenaient, entre autres aspects, à y asphyxier la demande intérieure au détriment de ses partenaires commerciaux européens… La reprise de cette analyse, que j’avais déjà lue à maintes reprises depuis quelques années sous la plume d’économistes français un peu hétérodoxes, était un acte bien peu conforme aux habituelles prudences diplomatiques, la Ministre dénia d’ailleurs avoir tenu de tels propos, mais cela mettait en débat une vraie question de politique macroéconomique : d’où vient la demande solvable adressé aux entreprises européennes? D’après ce que j’ai pu comprendre via la presse européenne (avec des versions assez différentes), le Secrétaire au Trésor des Etats-Unis, Timothy Geithner, est venu dire récemment grosso modo la même chose aux pays européens, et en particulier à l’Allemagne. Résultat de cette belle agitation (qui correspond aussi au diagnostic d’une bonne part des économistes, ceux qui raisonnent en termes plus keynésiens que néoclassiques) : après les autres pays européens (Grèce, Hongrie, Roumanie, Espagne, Irlande, etc.), l’Allemagne adopte son paquet de mesures d’austérité. Il faut donner l’exemple, n’est-ce pas? Charité bien ordonnée commence par soi-même, on ne peut dépenser plus que ce que l’on gagne, etc.
Du coup, l’unification européenne semble vraiment en train de se faire ces temps-ci : tous les pays traduisent en effet l’austérité budgétaire par la réduction des revenus des fonctionnaires (et/ou du nombre de ces derniers) et par la diminution de ceux issus des transferts sociaux. On commence vraiment à voir se dessiner en pratique le « modèle social européen » tant attendu. J’attendrais volontiers pour couronner ce mouvement d’ensemble un retour à la véritable orthodoxie libérale au 1er janvier 2011 avec la suppression de toute forme d’indemnisation (patente ou déguisée) du chômage (volontaire!) dans tous les pays de l’Union… Voilà qui redonnerait vraiment confiance aux esprits animaux des marchés! On avait cru comprendre que même la Cour constitutionnelle allemande considérait qu’une partie des réformes (anti-)sociales connues sous le nom de « Hartz IV » se situaient tout de même un peu loin des prérequis de dignité humaine compris dans la Loi fondamentale de 1949, et le gouvernement allemand de continuer (à petite vitesse tout de même) ses coupes dans l’État social. Même les Danois commencent à se rapprocher (lentement) du lot commun.
Du point de vue de la demande intérieure de l’Union européenne, force est de constater que les gouvernements sont en train de réaliser un magnifique plan – coordonné pour une fois! – de ralentissement de l’économie… Avec un peu de (mal)chance, cela va marcher…
Dans ces conditions, il n’est pas si surprenant que des économistes, travaillant à la City de Londres, interrogés par un journal britannique (plutôt eurosceptique) sur l’avenir de l’Euro parient majoritairement pour une disparition de la monnaie unique dans un délai de cinq ans. On peut bien sûr y voir un résultat de leurs fantasmes europhobes (« Europe = régulation ») – et si, dans ce même délai, l’Union européenne se mettait à réguler la finance casino dont Londres constitue la capitale intellectuelle… Comme je l’ai déjà écrit dans ce blog, je ne crois pourtant pas qu’il y ait le moindre politiste qui parie en ce sens. Malgré la situation, un nouveau pays, l’Estonie, veut même rejoindre la zone Euro.
Par contre, dans de nombreux pays européens, les effets de ce lien établi de fait entre défense de l’Euro, « solidarité européenne » et disparition progressive de l’État social, ne laissent pas d’inquiéter à terme sur la légitimité du projet européen auprès des populations. La décision hier soir des Ministres des Finances européens de se soumettre mutuellement les futurs budgets nationaux ne va pas améliorer le sentiment répandu qu’il existe un « déficit démocratique » – même si ce sont en l’occurrence des Ministres de gouvernements choisis démocratiquement qui vont décider de la pertinence des budgets présentés plutôt que les Commissaires européens nommés par ces mêmes gouvernements. Le schéma choisi pour gérer ensemble les affaires économiques de la zone Euro mieux qu’auparavant ressemble de plus en plus à une « Présidence collégiale », avec une réduction (une de plus!) du poids politique de la Commission européenne.
Ce genre d’arrangements, n’en déplaise aux économistes de la City, tiendra tant qu’un gouvernement de la zone Euro ne basculera pas dans l’euroscepticisme actif – sortir de l’Euro (que ce soit le fait de la Grèce, de l’Irlande, de l’Allemagne, etc.) constituerait un geste d’une telle défiance contre l’Union européenne qu’aucun gouvernement dominé par les partis de gouvernement, habituels de ces pays, ne l’assumera jamais. Autant demander à l’actuel Parti républicain du Texas d’assumer la sécession de cet État des Etats-Unis… De fait, si l’on regarde les forces politiques susceptibles d’exercer des responsabilités gouvernementales, en France, en Italie, en Allemagne, et en Espagne, les perspectives d’un tel développement restent à ce stade infimes. Dans tous ces pays, l’électorat est plutôt « visqueux », au sens où il ne change pas ses allégeances politiques facilement, au point où le régime en serait bouleversé d’un coup. Sur les quatre grands de la zone Euro, les opposants de gauche de la gauche, ceux qui refusent « l’Europe du capital », restent pour le moins marginal par leur poids électoral. Par ailleurs, du point de vue doctrinal, ils restent internationalistes (n’en déplaise à Dominique Reynié) et ne sont pas prêts à agir pour la désunion européenne. Pour ce qui concerne le front droit de l’euroscepticisme, en Italie, avec la Ligue du Nord et une partie du Peuple de la Liberté, il se trouve de fait au pouvoir et assume de fait la ligne actuelle de « gouvernance économique ». En Espagne, le PP n’est pas réputé pour être eurosceptique et critique simplement le PSOE pour sa gestion hasardeuse du pays pendant le crise. Dans ces trois pays, les scories néofascistes, néonazies ou franquistes, restent divisées en groupuscules concurrents et pour le moins peu significatives sur le plan électoral. De ce point de vue, il ne reste que la France à comporter une marge d’incertitude : le Front national, quoiqu’il se soit mieux porté jadis, pourrait profiter de l’aubaine d’une Europe qui donnerait aux électeurs français le sentiment qu’elle les appauvrit. Je citerais aussi par politesse le mouvement vétéro-gaulliste de Nicolas Dupont-Aignant, « Debout la République », mais, à moins d’imaginer un ralliement soudain de la droite parlementaire à son panache blanc…
Conclusion provisoire : malgré la surenchère en cours dans l’austérité, la majorité des économistes de la City consultés par le journal britannique en question vont se tromper, et cela que la politique économique menée en commun aboutisse à une « récession à la japonaise » ou pas, que la Grèce ou d’autres pays de la zone Euro fassent défaut sur leur dette publique ou pas, etc. Le n’importe quoi économique et social peut donc fort bien arriver dans les temps à venir, mais tant qu’il n’existe personne pour assumer politiquement le changement de cap… le navire continuera à creuser l’iceberg.
Très bon article où l’on voit bien en quoi une analyse politique peut faire douter des brillantes analyses économiques des « traders » (pris au sens large) londoniens. La fin de l’euro n’est jamais évoquée par les financiers français d’ailleurs, ce qui indique tout de même une perception culturelle, différente. Les Anglais demeurent fondamentalement eurosceptiques.
En revanche, il est intéressant de voir que les premières analyses économique au début de la crise des subprimes louaient le modèle social français, ayant permis de réduire l’impact de la crise sur nos ménages et sur l’économie française en général. Un article de The Economist allait jusqu’à reconnaître la pertinence du modèle français, pourtant honni pendant longtemps.
Seulement malgré ces considérations, comme vous le dites, la crise sonne la fin de l’État social, et le modèle social européen qui arrive est celui de la rigueur et de l’austérité budgétaire sur un modèle allemand qui a tout l’air d’un épouvantail.
Le modèle porté aux nues il y a quelques mois, devient la cible de tous les pays européens… à quand l’inscription de l’interdiction du déficit dans la constitution?
Le néolibéralisme (entendre « sauvage »), dont on se croyait débarrassé après la crise des subprimes, refait une surprenante apparition et condamne l’intervention de l’État qui a pourtant porté le système à bout de bras depuis plus d’un an. Hayek doit tout de même rigoler quelque part…
@ Meurope : merci de votre appréciation. Ce retour de flamme des fondamentaux néolibéraux semble logique dans la mesure où les personnels politiques – nationaux et international – n’ont pas été renouvelés de fond en comble depuis 2007. En conséquence, ils suivent les « recettes » qu’ils connaissent (ou croient connaitre). Lors des grandes crises économiques précédentes du capitalisme, les solutions nouvelles ont tardé à se faire jour, parfois il a fallu attendre une décennie ou plus. La vraie nouveauté du coup fut l’hypocrisie de la part de certains des premiers moments de la crise, qui ont prétendu que rien ne serait plus comme avant. Mais si, mais si, business as usual… jusqu’à la prochaine « erreur » d’une institution majeure.