Un peu moins de deux ans après le déclenchement de la crise économique mondiale de ce début de siècle, les conséquences politiques commencent à se dessiner nettement en Europe. Ce matin, Dominique Reynié, invité dans le journal de France-Inter à commenter les résultats des élections en Belgique, donnait à ses propos une tonalité plutôt apocalyptique. Il devient en effet difficile de ne pas voir que les électorats européens répondent avec plus de ferveur en ce moment aux messages les incitant à taper sur quelque bouc-émissaire et à faire preuve d’absence de solidarité avec le voisin, qu’à des messages d’amour et de fraternité. Le cas belge apparait du coup – en dehors des idiosyncrasies du plat pays – comme une illustration d’une tendance plus générale au refus de la solidarité – tout au moins de celle qui s’exprime dans les formes institutionnelles. L’État belge constitue, comme tout État européen moderne, un puissant mécanisme de redistribution, tout aussi bien à l’échelle individuelle qu’à celle des territoires. Or on peut tourner les choses dans tous les sens: les électeurs de la partie flamande du Royaume expriment, dans toutes les nuances de leurs votes, un rejet, plus ou moins net certes, d’une solidarité entre Belges. Le coup semble d’autant plus rude qu’au même moment, la crise de la zone Euro et des finances publiques de nombreux pays européens amène à discuter ouvertement entre pays européens d’un renforcement de la solidarité financière entre Etats de l’Union européenne. En plus, de nombreux économistes nous serinent sur tous les tons qu’il faudrait un budget fédéral européen conséquent pour pouvoir stabiliser la zone Euro par gros temps; or, le moins que l’on puisse dire, c’est que le vote belge, pris comme l’illustration d’une tendance plus générale, confirme aux hommes politiques en place dans les différents pays européens que les masses électorales – à ne pas confondre avec l’opinion publique mesurée par les sondages ou avec l’opinion des populations en général – ne sont pas pour l’heure des plus partageuses. Dominique Reynié, qu’on sait très attaché à l’idée européenne, ne peut que constater le hiatus.
De fait, force est de constater que les élections nationales de ce printemps 2010 se suivent et se ressemblent, mutadis mutandis bien sûr. Les électeurs hongrois ont ouvert le bal en avril, avec une victoire de la droite et de l’extrême-droite, certes prévisible depuis les dernières élections européennes de juin 2009, mais tout de même digne dans son ampleur d’interloquer si l’on était moins habitué depuis les années 1990 aux revirements électoraux dans les ex-pays d’Europe de l’Est. A la suite de ces élections, le Fidesz, qui a atteint la super-majorité de 2/3 des sièges, peut changer par ses seuls votes la Constitution hongroise. Depuis quand a-t-on déjà vu en Europe une chose pareille lors d’élections (vraiment) libres? Les Britanniques ont eux fait triompher, plutôt modestement il est vrai, les Conservateurs le 6 mai. Les électeurs tchèques ont suivi les 28/29 mai 2010; même s’ils ont laissé le parti social-démocrate arriver en tête, ils se sont exprimés en majorité pour les anciennes et nouvelles droites. Le 9 juin, les électeurs des Pays-Bas ont propulsé le « Parti de la liberté »(PVV) de G. Wilders à 15,5% des suffrages , ce qui en fait le troisième parti du pays. Surtout, ils ont placé en tête de leurs votes le parti libéral, le VVD, avec 20,4%, pendant que s’écroulait dans le même temps l’extrême-gauche. Le vote des électeurs slovaques du 12 juin 2010 est plus ambigu : le parti de R. Fico, Smer (Direction), un affilié un peu particulier du PSE, qui gouvernait avec l’extrême-droite locale, arrive en tête avec prés de 35% des suffrages, mais il est confronté à une défaite de ses alliés et à une poussée des centres et des droites… Autrement dit, la situation slovaque peut être assimilée à une défaite de la rhétorique nationaliste (ou populiste) de la gauche au profit de partis de droite en principe plus raisonnables… sauf que certains d’entre eux répugnent à aider la Grèce… Cela leur passera sans doute au moment de voter le texte de loi nécessaire, mais, tout de même, voilà une bien mauvaise façon de gagner des voix si l’on est attaché à la solidarité européenne.
Le cas belge du 13 juin 2010 semble ainsi conclure la série et lui donner son caractère de kermesse bien peu héroïque – même si, là encore, le socialisme électoral résiste, surtout en l’occurrence en Wallonie.
D’une certaine façon, les électorats de ces différents pays sont en train de valider – plus ou moins clairement selon le niveau de démagogie en vigueur dans chaque espace national – des réponses à la crise économique fondées sur l’austérité, la rigueur, la réduction du périmètre de l’État, la chasse aux fonctionnaires et aux assistés.
Marc Lazar faisait remarquer dans la Repubblica du 4 juin 2010 dans un article consacré à l’aphasie du Parti démocrate italien, traduit par Presseurop, que les politiques d’austérité menées en Grèce, en Espagne et au Portugal par des gouvernements socialistes ne différaient guère des politiques menées par la droite au pouvoir dans les autres pays ayant choisi l’austérité. Il faisait aussi noter que, si la gauche réformiste n’inventait pas sous peu quelque discours plus mobilisateur, les plus fragiles des Européens, face à cette situation, seraient tenté par l’abstention ou le repli sur la vie privée. La remarque est sans doute trop schématique, mais elle saisit bien un élément de fond qui semble ressortir de la situation présente : lors de chacune de ces élections, les groupes sociaux qui sont susceptibles de payer par leurs impôts les pots cassés de la crise économique – qui mènent donc encore une vie normale en pleine crise – semblent bien plus mobilisés que ceux qui vivent déjà au quotidien les conséquences de cette dernière. On retrouve un peu là le syndrome des « chômeurs de Marienthal » décrit par le jeune Lazarsfeld : ceux qui ont perdu leurs moyens d’existence ne sont pas les plus susceptibles de se mobiliser politiquement. C’est un vieux constat de la sociologie politique, mais j’ai bien peur qu’on en vérifie encore une fois la validité dans les années à venir.
Enfin, si ces tendances aux virages à droite toute et à l’austérité venaient à se poursuivre d’ici 2012, la gauche française, dans l’hypothèse où elle arriverait à revenir au pouvoir, va se trouver dans une situation plutôt désagréable. Elle aurait intérêt à déterminer à l’avance une ligne politique qui ne compte en aucune façon pour réussir sur l’influence qu’elle exercerait sur ses 26 partenaires européens.