Sociologie politique appliquée?

Hier dans Libération (16 novembre 2010), tribune de la Fondation Copernic, intitulée « Démocratie : la dissidence populaire ». Les membres de cette association qui entend depuis 1998 promouvoir une pensée critique à la gauche de la gauche n’ont pas souvent l’occasion de se voir offrir une telle tribune dans le journal dirigé par Laurent Joffrin. Or que disent nos compères, dont des politistes des plus influents (W. Pelletier, Claire Le Strat, et  surtout Bernard Lacroix)? Allez lire le texte : en gros, ils constatent que les membres des classes populaires sont découragés par le tour qu’a pris la politique la plus institutionnelle (élections et partis en particulier) et qu’ils tendent à s’en désintéresser (abstention), et que, de surcroit, les conditions objectives  du travail salarié d’exécution tendent désormais à séparer les gens plus qu’à ne les réunir dans un collectif. Ils auraient pu ajouter cyniquement que, jadis, on luttait en commun, aujourd’hui, on se suicide seul. Les 8 premiers paragraphes du texte (sur 9)  sont consacrés à l’établissement de ce constat. Ils citent d’ailleurs à l’appui de leur approche les travaux de Jean-Louis Dormagen et Cécile Braconnier sur une cité de banlieue parisienne (qu’on trouvera dans La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation en milieu populaire [Paris, Folio-Gallimard, 2007], recherche de terrain qui m’a tellement fasciné que je crois bien l’avoir « racontée » deux fois de suite à mes étudiants de Master  ce semestre…) Seul le dernier paragraphe rompt avec ce constat déprimant en citant quelques exemples d’actions qui prennent un sens politique de la part d’habitants des cités populaires, conclusion : « De l’action politique, il y en a. Elle contourne la délégation électorale et s’en détourne ». Certes. Mais, de la part de représentants d’une Fondation qui est censée inspirer les programmes de la gauche (voir les propositions de la Fondation Copernic dans la même page de Libération),  il me semble qu’il y a comme une erreur stratégique à s’exprimer ainsi.

En effet, jusqu’à preuve du contraire, dans une démocratie représentative comme la nôtre où le pouvoir d’État est attribué par l’élection au suffrage universel, les abstentionnistes ont toujours tort. Nous ne sommes pas dans une « démocratie populaire » en 1980, quand le terme de dissidence prenait un sens fort qui opposait un pays légal et un pays réel. Un groupe social dont la majorité des membres ne participe régulièrement pas aux élections (locales, nationales) n’aura qu’un poids marginal dans la décision politique. C’est là un fait plutôt bien établi par la science politique (il correspond d’ailleurs à une organisation internationale, l’IDEA, basée en Suède, qui essaye d’encourager l’expression électorale et partisane de toutes les minorités dans tous les pays), et, en France, tout particulièrement, il est assez facile de relier les grandes orientations de politique économique et sociale à ce poids différentiel des groupes sociaux dans les urnes (comme vient encore de le rappeler le choix de N. Sarkozy de se concentrer sur la « dépendance »…) Or les propositions de la Fondation Copernic pour rentrer en application supposent la maitrise des lois (par exemple pour réformer la fiscalité), donc une majorité dans les urnes, ou tout au moins une masse électorale organisée afin de pousser de telles propositions dans un ou des partis telle qu’aucun gouvernement ne puisse les ignorer (comme avec le poids électoral du Front national depuis les années 1980). Or que propose la Fondation Copernic pour lutter contre l’apathie électorale des classes populaires? La source de cette dernière (sauf événement exceptionnel comme l’élection présidentielle de 2007) tient, comme ils l’indiquent, à un délitement de plus en plus marqué des liens de sociabilité formels (partis, associations) et informels (collectif de travail, vie de quartier) entre les individus concernés. Que faire pour remédier à cette situation, qu’on observe d’ailleurs aussi bien aux Etats-Unis (voir les travaux de Theda Skocpol ou de Robert Putnam)? Comment (re)créer les bases sociales de la mobilisation politique institutionnelle des classes populaires dans l’ère post-industrielle?  Je n’ai pas l’impression que la Fondation Copernic dispose de beaucoup de réponses à cette difficulté. Le diagnostic, c’est bien, une ébauche de remède, ce serait mieux, surtout si on veut aider son camp.

Celle esquissée dans le texte, qui fait allusion à des actions politiques diverses (se mobiliser pour la Palestine ou contre le viol, cacher des sans-papiers, rapper)  suppose qu’on pourrait contourner l’obstacle via d’autres formes de politique. C’est là entretenir ainsi le mythe que par des mobilisations partielles le sort des classes populaires puisse en être radicalement changé. Certes, certaines injustices, torts, préjudices, etc. peuvent être diminués par des mobilisations extra-électorales, et sans doute toute aventure d’émancipation  d’un groupe opprimé commence  en dehors de la seule sphère électorale, mais, comme vient de le montrer le triste sort gouvernemental réservé à la patronne de l’association « Ni putes, ni soumises », on ne compte pas grand chose dans la grande politique (celle qui coûte des milliards…) si on ne dispose pas  in fine de millions de voix dans les urnes…

Leur thèse comporte en plus le défaut de souligner l’éclatement des causes défendues par les quelques minoritaires mobilisés de çi de là. C’est bien de se mobiliser pour sa petite cause à soi, mais quelle synthèse entre toutes ces causes? Comment faire comme disait jadis un candidat noir aux primaires démocrates pour la Présidence des Etats-Unis une « coalition arc-en-ciel » de tout cela?   On a eu ce printemps un avant-goût de la difficulté avec la polémique qu’a provoquée à gauche la présentation par le NPA d’une candidate voilée aux élections régionale. Si l’on utilise le terme de « dissidence », on devrait déjà se rappeler que ce terme correspond à l’invention d’un cadre intellectuel commun pour une mobilisation diversifiée. Où en est-on de ce point de vue? Pas très loin, me semble-t-il.

Bref, pour l’heure, ce genre de sociologie politique appliquée – qui n’est pas contestable à mon sens dans sa base empirique – me parait pour le moins devoir plus  rassurer Neuilly que l’inquiéter.

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