Et, voilà, c’est fait le « plus grand homme politique que l’Italie ait connu depuis l’Unité » selon ses propres termes , Silvio Berlusconi, vient de réaliser un autre exploit digne de sa légende: il vient en effet de repousser une tentative de le renverser par la voie parlementaire, et ce malgré la perte d’une partie de la majorité qui l’avait porté de nouveau au pouvoir en Italie en 2008. La défection de la droite se voulant légaliste, emmenée par Gianfranco Fini, pourtant son allié depuis 1994, connait là un grave échec . Au Sénat, la majorité de S. Berlusconi reste solide comme prévu : 162 votes pour la confiance, 135 contre, et 11 abstentions. A la Chambre des députés, la motion de défiance à son égard a été repoussée selon la presse italienne par 314 voix contre 311. S. Berlusconi encaisse en plus ainsi la satisfaction d’échapper à l’humiliation d’une courte défaite telle que celle connue à deux reprises par Romano Prodi, son rival de centre-gauche des années 1990-2000, en 1998 et en 2008.
Cette victoire parlementaire, qui laisse beaucoup de scenarii ouverts pour la suite, a été obtenue à la façon habituelle des gouvernements italiens des années 1880-1920 (sic), à savoir en faisant appel à la célèbre formule du « transformisme ». Pour durer, les gouvernements de l’époque, ceux du célèbre Giolitti en particulier, avaient en effet l’habitude de récupérer les élus d’opposition en leur promettant quelques avantages (pour eux-mêmes, pour leurs proches, pour leur circonscription dans un contexte de suffrage restreint). On appelait alors cette sorte d’élus à vendre les « ascari », en employant péjorativement à leur égard le terme désignant les troupes coloniales auxiliaires dans la zone de la Corne de l’Afrique alors l’objet de toutes les attentions impérialistes du récent Royaume d’Italie. Le présent vote parlementaire du 14 décembre 2010 ressemble fortement à ces votes d’autrefois : les transfuges élus sur les listes des partis d’opposition en 2008 ou ceux loyaux en principe au nouveau parti de Gianfranco Fini (Futur et Liberté pour l’Italie, FLI) ont fait la différence; il y a certes eu aussi des transferts de dernière minute dans l’autre sens, mais la balance a penché du bon côté pour S. Berlusconi grâce aux bons offices des éternels ascari.
Parmi les retournements de veste les plus spectaculaires, on notera que des députés n’ont pas hésité à passer du parti anti-Berlusconi par excellence, l’Italie des Valeurs (IdV) d’Antonio Di Pietro, au soutien au gouvernement de ce dernier. La situation n’est pas nouvelle pour la « Seconde République » italienne : le Parlement élu en 1996 avait connu lui aussi son lot de transfuges (passant à l’époque de l’opposition de centre-droit au soutien aux gouvernements de centre-gauche au pouvoir) , ce qui avait d’ailleurs incité le centre-droit revenu au pouvoir en 2001 à voter en 2005 une loi électorale donnant toute latitude aux dirigeants des partis pour sélectionner leurs élus au Parlement. Cette centralisation du recrutement des élus à la main de chaque chef de parti (via des listes bloquées) ne donne en fait que des résultats médiocres en terme de loyauté partisane. A l’exception des élus de la Ligue du Nord (LN), tous les grands partis connaissent dans la présente législature des scissions ou des défections individuelles, que ne viennent le plus souvent plus couvrir aucune feuille de vigne idéologique. (En même temps, tous ces grands partis, là encore à l’exception de la LN, recrutent sans problème de conscience excessif des transfuges. )
De fait, le scénario actuel n’est que la conséquence de l’affaiblissement extraordinaire des organisations partisanes depuis un quart de siècle : ces dernières ne jouent plus du tout un rôle de filtrage des pures ambitions personnelles. Une bonne part des élus italiens sont des professionnels de la politique au sens le plus plat du terme, à savoir que des individus pour lesquels seuls leurs intérêts matériels de carrière leur importent à l’exclusion de toute détermination précise en matière de politiques publiques à mener ou de gouvernement à soutenir. Comme il importe peu à un cadre supérieur de contribuer à vendre de la lessive, des couches-culottes, ou des meubles. La fin des idéologies qui avaient marqué le XXème siècle se fait particulièrement sentir, sans être remplacé par autre chose qu’un acquiescement de fait à l’ordre établi des choses. De fait, avec un peu de mémoire, on se rend compte facilement des changements de positionnement des uns et des autres. Cela donne un peu le tournis, et fait apparaître par contraste la classe politique française comme un ramassis d’idéologues psychorigides. Ainsi une telle qui fut un temps une critique acerbe de S. Berlusconi au nom d’une idée de la « droite » idéaliste – Daniela Santanché – en est devenue en 2010 la gardienne attitré, et inversement, des thuriféraires berlusconiens s’éloignent . En un sens, cela fait mieux comprendre la proposition d’il y a quelque temps de S. Berlusconi de réduire à rien le nombre des parlementaires italiens dans une prochaine réforme constitutionnelle. Il enregistre ainsi qu’ils ne sont que des employés sans idées, dont le débat politique pourrait se passer.
Cette situation s’explique sans doute par la mise au rencart de toute vraie ligne de fracture en matière de politiques publiques entre les grands partis : du Parti démocrate (PD) au Peuple de la Liberté (PdL), en passant par l’Italie des Valeurs (IdV), l’Union du Centre (UdC), et les nombreux autres (micro-)partis centristes, toujours presque sans électeurs mais toujours par un miracle perpétuel avec des élus au Parlement, tout le monde se trouve d’accord sur l’essentiel (le désaccord sur S. Berlusconi étant l’arbre qui cache la forêt du consensus). Il y a certes la Ligue du Nord qui poursuit son projet de fédéralisme sans solidarité, il y a certes une gauche de gauche qui relève légèrement la tête (mais qui se trouve depuis 2008 hors du Parlement), il y a certes des querelles d’arrière-garde entre catholiques et laïcs (et, encore, il faut se pincer pour prendre ces affaires très au sérieux vu les protagonistes et ce qu’on sait de leur vie privée), mais, pour le reste, le marais se trouve très largement majoritaire parmi les parlementaires.
Pour l’heure, S. Berlusconi triomphe donc grâce à une classe politique majoritairement à son image, beaucoup de savoir-faire professionnels pour faire carrière, mais pas beaucoup de projets pour l’Italie.