Et, si ce n’est pas un complot qui aurait visé le désormais ex-« Directeur du FMI », et ex-favori des sondages (qui ne voulaient pas dire grand chose tout de même à ce stade) de la Présidentielle 2012, qu’en retenir à ce stade?
Que l’on se trouverait devant un événement typique du déroulement historique, tel qu’on peut le concevoir après la « fin des grands récits ». Ici, plusieurs séries de faits, de causalités déliées a priori dans leurs logiques propres, se rejoignent sans qu’aucune logique intrinsèque ne puisse être donné à l’événement, sauf à croire au « Destin » (brisé de DSK, de la Grèce, de la régulation économique mondiale, etc.), ou encore à disposer d’un système interprétatif qui puisse rendre l’événement à la fois fortuit dans sa spécificité et inévitable dans son accomplissement (du genre : l’exploitation multidimensionnelle de la « Multitude » à laquelle appartient d’évidence la présumée victime finit par produire l’acte – de DSK, ci-devant représentant de la super-classe internationale de la jouissance immédiate et sans entraves -, et la réaction de l’exploité(e), appartenant elle à la classe innombrable des serviteurs à vie). En écartant le complot, le Destin, et quelque (sur)interprétation audacieuse, un tel événement devient particulièrement troublant, parce que l’absurde du réel historique saute aux yeux. Il n’est pas étonnant alors que certains de nos compatriotes semblent croire plutôt au complot, explication qui a l’avantage de rester au sein de la série des faits identifiés comme politiques.
Qu’il se vérifie qu’un tel événement se trouve être l’occasion pour chaque personnalité qui prend la parole dans l’espace public de faire avancer son propre agenda. Cela a commencé par Marine Le Pen dimanche matin, et cela n’a pas cessé depuis. Pour l’instant, pas de grande surprise de ce point de vue : tout le monde s’est montré remarquablement cohérent avec ses positions antérieures. A gauche, les gens qui ont pris la parole pour la défense (médiatique) de DSK sont plutôt des « vieux mâles dominants » (J. Lang, BHL, R. Badinter, J. F. Kahn [oublié par moi dans un premier temps malgré sa saillie bien troussée], Daniel Cohen [ aveugle?] , et les « strauss-kahniens ») et ceux/celles prenant la parole pour l’accusation (médiatique) se trouvent être plutôt des femmes dominées dans le champ politique (Clémentine Autain ou Gisèle Halimi) ou des journalistes qui aspirent à devenir dominants (Jean Quatremer).
Que l’emballement médiatique, auquel n’a pas manqué de donner lieu l’événement, me semble se donner lui-même en spectacle en soulignant les nouveautés techniques dont il est l’occasion (du genre, des « twits » ou des « sms » pour suivre ce qui se passe dans la salle d’audience, repris tels quels au journal télévisé). C’est de l’infotainment à la française, qui souligne bien pour les spectateurs distraits qu’il s’agit d‘infotainment. Comme aurait dit en son temps Marshall Mc Luhan, « le médium, c’est le message »; ici ce sont les nouveautés techniques des médias qui constituent le message. C’est vrai aussi que la saga « DSK en Amérique » est bien plus amusante à suivre qu’un banal reportage sur la situation en Libye, Syrie ou autre partie de l’Orient compliqué en révolution – qui, parait-il, plombe depuis des mois maintenant les audiences des JT et booste celles de Plus belle la vie sur FR3. L’écart entre l’emballage et le contenu en informations concrètes sur l’événement atteint le paroxystique. Tout juste si l’on n’a pas eu droit à une explication sur le menu servi à déjeuner à DSK dans sa prison, avec détails afférents sur la nutrition des détenus. Hamburger frites, ou poulet frites? Pour l’heure, cela semble marcher auprès de l’audience, confirmant son goût pour l’information personnalisée.
Que le Parti socialiste comme entreprise politique collective de conquête du pouvoir doit se féliciter de cet événement. Quoi qu’il en advienne sur le plan judiciaire, le PS devrait en effet être soulagé de ne pas avoir lié son sort à celui de DSK. Vu le déballage auquel on assiste à son propos (séducteur invétéré? obsédé sexuel? prédateur? etc.), il aurait été en effet fort improbable qu’au cours de la campagne présidentielle, s’il avait été candidat, tous les partisans de ses divers adversaires se soient retenus de balancer quelques preuves bien salaces à son égard. Ces éléments de sa vie affective (pour être gentil) se seraient ajoutés à ce que les médias racontaient déjà sur son train de vie. DSK, c’était de fait dans ce qui filtrait de sa vie privée le cliché parfait de la « gauche caviar ». Est-ce qu’une telle biographie sociale pouvait gagner une Présidentielle en France? J’en doute, N. Sarkozy a fait la fête au Fouquet’s et est allé se détendre sur le yacht de Bolloré après son élection, pas avant. Il est devenu bling-bling le lendemain, pas la veille. De fait, le PS l’a sans doute échappé belle, et devrait saisir l’occasion pour se donner un candidat de la manière la plus compétitive possible. Martine Aubry et tous ceux qui ont été proches de DSK feraient d’ailleurs mieux de remiser leurs ambitions, et de se contenter de garantir un choix libre des votants aux primaires socialistes. En effet, même si DSK est innocenté par la justice américaine, il reste que, d’après ce que bien des gens s’autorisent à dire désormais, le comportement du camarade DSK n’était pas vraiment un modèle pour un parti qui se veut « féministe ». (Cet aspect des choses s’est bien concrétisé à la fin de la semaine avec une pétition féministe.) La cohérence entre les comportements privés d’un candidat (dans tous les domaines de sa vie) et les propositions politiques auxquelles il dit adhérer n’est pas complétement une option. On peut bien sûr s’en tirer sans, les exemples abondent. Du genre, je me déclare catholique, mais je suis divorcé deux fois. Suivez mon regard. Mais point trop n’en faut. Un peu de cohérence avantagerait plutôt le candidat qui ne serait pas qu’une belle façade, mais en existe-t-il à gauche de disponible? A voir.
D’abord, Robert Badinter ne me semble pas classable dans la catégorie des mâles dominants. Non seulement parce qu’il reste, selon moi, l’un des seuls politiques dignes de respect, d’éloge et soucieux de l’intérêt général (quand je l’écoute ou le lis, le beau sens premier de « politique » me revient ), mais aussi parce qu’il s’est contenté de montrer logiquement , de manière imparable, que se soucier de la « victime » n’avait aucun sens si le prévenu est présumé innocent: pour l’instant DSK et la plaignante doivent être traités à égalité. La justice est aveugle, là est son principe . On peut également comprendre que Badinter soit choqué par la stigmatisation en direct d’un homme qui pour le moment n’est que prévenu. Gisèle Halimi, en revanche , nous ressert la rhétorique classique de l’extrême gauche : on doit avant tout penser, si je la comprends bien, à la victime qui est noire, immigrée, femme et mère célibataire face à un homme riche et puissant; qu’aurait-elle dît si la plaignante avait été une cadre sup’ blanche de Park Avenue ? Rien évidemment.
Cependant, je trouve que vous avez parfaitement raison de pointer la portée de l’évènement. L’affaire DSK n’est pas un simple fait divers, mais un évènement et un scandale. Oui, un évènement dans la mesure où il rompt la chaîne des actions routinières et prévisibles et donne lieu aux interprétations les plus enchantées (cf. la déclaration de Bartolone sur un complot franco-russe). Un scandale « international » aussi, car la configuration à l’œuvre fait intervenir des acteurs multiples, non seulement inscrits dans des espaces sociaux divers (journalistes, professionnels de la politique,militants,professionnels du droit, psychanalystes…et même des chefs d’entreprise de « service à la personne » comme l’a prouvé l’interview inattendue dans Le Figaro d’une responsable d’agence de girls selon qui DSK était un client « difficile » ), mais aussi dans des sociétés elles mêmes assez étrangères les unes aux autres: les articles de la presse américaine ou anglaise sur les « frenchies » laissent pantois et, en France, les opinions diverses sur la « justice américaine » ou le « puritanisme » peuvent amuser ceux qui font l’effort de connaître le fonctionnement de la machine judiciaire américaine et le processus de dévoilement des scandales politiques depuis le Watergate (cf. le bel article de Didier Fassin dans Le Monde du 17 mai).
En outre, comme vous le soulignez ce scandale politique (pas judiciaire, car le « viol » est hélas une affaire banale dans les instances de la justice, à New York ou ici) fait éclater toutes les contradictions de l’univers journalistique: décalage inouï entre le dire et le faire (« ces images sont dérangeantes comme vous pouvez le voir en direct » ), fascination pour l’info instantanée ( où est alors la frontière entre le journaliste et le simple témoin ?) et les nouvelles techniques ( à voir et entendre ces derniers temps, on a l’impression que les révolutions arabes n’auraient pu avoir lieu sans l’internet, ce que toute analyse sérieuse de la dynamique des mobilisations collectives dément). Enfin, les débats de la profession autour de la frontière privé-public sont caricaturaux dans la logique même des évolutions que vous pointez. (Bien sûr qu’un journaliste n’est pas un enquêteur de police et le fait de s’interroger sur ce qu’il fallait écrire mérite une autre hauteur de vue que celle que l’on peut lire en ce moment dans la presse. Par exemple, fallait-il évoquer Tristane Banon ? Ce n’est pas à un journaliste de trancher puisque la jeune femme n’a pas porté plainte et qu’elle s’est surtout épanchée dans une émission de TV racoleuse, dont le rapport avec l’éthique journalistique est aussi éloigné que l’est l’amour courtois avec les techniques de la séduction dominatrice et oppressante dont elle accusait DSK d’abuser).
Quant au PS, vous avez raison me semble t-il,;c’est bien sûr pour lui une bonne nouvelle tant la campagne aurait été pour DSK un calvaire. Non seulement, il est probable que des affaires concernant son mode de relation avec les femmes seraient sorties mais surtout son rapport à l’argent aurait tout de même heurté le peuple de gauche; et le problème pour un homme politique de gauche n’est pas tant d’être à l’abri du besoin que la manière dont il considère la richesse :comment proclamer son hostilité au bouclier fiscal et se rendre en Porsche à un gala de charité ? Bref, le processus de stigmatisation aurait pu se dérouler pleinement, d’autant que les « entrepreneurs de morale » auraient couvert tout le spectre politique, de Mélanchon (qui fût pourtant un collègue de DSK au gouvernement) à l’extrême droite (c’était pour elle inespéré : l’argent , la judéité et le « libertinage » qui constituent autant de « stigmates » à ses yeux )
Ce scandale pourrait-il rebattre les cartes et autoriser les transgressions politiques comme c’est parfois le cas dans d’autres scandales ? Peut-on espérer une gauche d’opposition et demain de gouvernement et non une organisation qui attend son sauveur, pourtant si éloigné du socialisme démocratique ? Car, au bout du compte, peu importe ce qu’on savait de la personnalité de Strauss-kahn avant son inculpation ( si les charges correspondent à la vérité , c’est autre chose, mais comment pouvait-on le savoir ?).Après tout, Willy Brandt fût un chancelier remarquable en dépit de ses travers privés. Non le drame est que les socialistes aient attendu un leader sans vision, mais mu par une seule et unique ambition: convoiter le trophée. Ce type de position politique , une fois le pouvoir conquis, finit toujours pas désespérer ceux qui ont tant besoin d’espérer.
Bien cordialement
Eric Le Floch
@ erich le floch: heureusement, tous les socialistes n’étaient pas ralliés comme un seul homme derrière l’illustre DSK… mais, par contre, tout le monde au PS savait ses travers…
Pour Robert Badinter, moi aussi, je suis désolé de le voir en si mauvaise compagnie, mais il faut bien constater qu’il s’est positionné de fait comme l’un des défenseurs de DSK. Peut-être avec des arguments recevables, mais là n’est pas la question. Je me suis d’ailleurs aperçu que Laurent Joffrin lui en fait lui aussi la remarque. (Bon d’accord, comme donneur de leçon, L. J. n’est pas la personne adéquate, mais il témoigne bien de la structuration du débat au cours de cette semaine : (« vieux » politiciens de gauche) vs. (féministes+journalistes ambitieux).)
@ erich le floch: On pourrait tout de même penser qu’au départ, il y a bien un « fait divers », au sens de Roland Barthes d’un fait qui n’a pas besoin d’autres éléments que son motif/récit pour être compris. Et ici le motif (tragique), c’est : un homme tente de violer une femme. Tout le « reste », l’événementalisation, la scandalisation, la politisation, les caractéristiques sociales opposées de la victime et de l’inculpé, viennent ensuite. Et avec quelle force et quelle imagination !
Quant à la théorie du complot, elle me paraît une tentative pour justement sortir ce qui s’est passé de la basse catégorie fait divers pour l’élever. DSK ne saurait se vautrer dans la fange, il est donc victime d’un complot (variantes : Lady Di ne saurait mourir d’un banal accident de voiture, Arafat d’une simple maladie, etc.). Cela rend l’événement interprétable et compréhensible. Et cela permet à DSK d’appartenir à nouveau au monde politique, y compris avec ses coups bas, qui est le sien. Ici, le complot politise le fait divers.