Bon, décidément, ce n’est pas vraiment la semaine de notre collègue Luc Ferry. Après les « révélations » du Canard enchaîné de la semaine dernière, il est destiné à rester pour quelque temps dans l’univers médiatique (qui, toutefois, oubliera bientôt cette affaire si les humoristes n’y mettent pas du leur), celui-qui-n’a-pas-assuré-ses-cours-à-l’Université-pendant-l’année-2010-2011. Ô le vil personnage! Et, si cela se trouve, il ne paye pas ses notes de coiffeur!
Halte au feu. Je n’ai guère de sympathie pour ce collègue, mais, contrairement à la journaliste de Libération, Véronique Soulé, je ne crois pas pourtant que la situation administrative de L. Ferry doive être l’objet d’un tel scandale. A ce compte-là, en effet, toutes les façons d’élever un fonctionnaire dans les sphères du pouvoir politico-administratif (en le prélevant sur l’effectif de son administration d’origine) peuvent être qualifiées de « faveurs », puisque, par définition, il s’agit d’une prérogative propre des pouvoirs présidentiel et gouvernemental. Ces mécanismes (détachements, mises à disposition, etc.), plus ou moins encadrés par le droit administratif, correspondent au fait que, dans un régime comme le nôtre, chaque majorité politique a besoin pour mettre en œuvre ses politiques publiques de disposer d’hommes (ou des femmes) en qui elle met sa confiance. Or il se trouve qu’en France, les gens dont chaque majorité politique successive réclame la loyauté se trouvent très souvent être des fonctionnaires (ou l’être devenus par la vertu de leur engagement politique, comme avec les nominations au « tour extérieur » des grands corps de l’État). Il est du coup tout de même navrant de voir des candidats à la primaire socialiste, Manuel Valls et Ségolène Royal, se voyant déjà Président/e de la République, s’offusquer de la situation de Luc Ferry. Qu’ils prennent donc alors l’engagement de se priver de ces diverses formules de mise à disposition de fonctionnaires pour former leur futur cabinet présidentiel ou les futurs cabinets de leur ministres, et on en reparle sérieusement! Pourquoi ne pas nommer alors préfets, recteurs, et autres hauts responsables administratifs sur la foi d’un concours ou même de l’ancienneté?
De même, on peut penser ce qu’on veut du « Conseil d’Analyse de la la Société » que préside Luc Ferry, mais l’existence de cet organisme correspond à une orientation politique précise, celle de la majorité en place. Cette dernière a jugé – libre à elle! – qu’il lui fallait d’autres sources d’inspiration à ses politiques publiques que celles que procurent déjà de nombreux organismes publics et parapublics (l’ex-Commissariat au Plan par exemple). On peut y voir aussi sans doute, vu sa composition, la preuve d’une certaine défiance vis-à-vis des résultats des sciences sociales académiques, défiance qui, personnellement, ne me fait pas plaisir. Que L. Ferry dirige contre une rémunération (à deux niveaux apparemment: son traitement statutaire de professeur d’Université, plus un supplément ad hoc) ce comité dont certains penseront certes qu’il tient du célèbre « comité théodule » demeure entièrement l’affaire des libres choix gouvernementaux. Sous la Vème République, toute majorité a fait ou fera la même chose, car la sphère de l’Administration n’y est guère séparée de celle de la Politique. Les politiques publiques regorgent en effet de ce genre de comités, commissions, autorités, etc. , et que le parti ayant déjà gouverné le pays qui n’a jamais créé un tel « machin » à l’utilité peut-être contestable jette donc la première pierre à Luc Ferry.
Et qu’on ne me parle pas, par ailleurs, de la multiplication des activités de Luc Ferry, impressionnante il est vrai : qui, dans le monde politique et médiatique français, se contente d’une seule activité? La domination, c’est justement d’y être multi-activités. Ou, alors, critiquons toutes les formes de domination – ce qui serait souhaitable, mais ce qui va bien au delà du cas Luc Ferry.
Plus amusant tout de même: les difficultés de la situation administrative de notre collègue, qui ont permis au Canard enchaîné de le « poisser » (pour user du terme rare que Luc Ferry a remis au premier rang de la langue française), semblent bien être une conséquence de l’autonomie universitaire qu’a encouragé cette même majorité dont il est proche. C’est du coup un peu l’arroseur arrosé : eh oui, comme les budgets universitaires (fort serrés) ne doivent désormais plus subventionner via des personnels hors les murs d’autres activités que l’enseignement et la recherche, et que les conseils d’administration des universités autonomes ont reçu cette prérogative de surveiller les sorties des rangs, ils en usent.
Moins amusant : que cette affaire fasse tant de bruit témoigne sans doute du sentiment d’injustice montant dans la société française.
Votre commentaire laisse à croire que la situation de Ferry est banale. Or, il n’en est rien : en noyant le poisson entre détachement et mise à disposition, la plupart des commentateurs ne posent que la question du travail – fictif ou non fictif – de Ferry au CAS et oublient le caractère exceptionnel de sa MISE A DISPOSITION.
Oui, de nombreux enseignants-chercheurs sont détachés, c’est même un statut recherché qui fait l’objet de procédures de quasi-recrutement au CNRS. Mais dans ce cas, l’EPST assume tout ou partie du salaire. Il en est de même pour les procédures de délégation qui assurent une compensation financière à l’établissement universitaire.
Dans le cas de Ferry, il assure (ou pas) un travail ailleurs et Paris-Diderot paye son salaire, et ce depuis plusieurs années, situation exceptionnelle et devant être encadrée par une convention entre les établissements. En quoi le travail fait au CAS bénéficie à Paris-Diderot ? On a d’autant plus de mal à le voir que Ferry ne fait jamais mention de sa qualité de PU de cette université.
Et la situation est d’autant plus choquante que, rappelé à son devoir (d’enseignement ET de recherche), le dit PU n’a même pas daigné répondre. On aurait dû lui couper les vivres bien plus tôt.
Ce n’est pas qu’un sentiment. Ma seule inquiétude est que rien ne change avec le prochain gouvernement.
@ phnk : un « sentiment » (comme dirait je ne sais plus qui) est un fait social bien réel. Les perspectives de retour à un sentiment de plus de justice sont certes faibles, mais tout nouveau gouvernement qui ne voudrait pas voir sa popularité s’écrouler à la minute devra tenir compte de cet élément : comment mettre en place par exemple une taxe carbone ou réformer l’impôt sur le revenu sans se concentrer sur cet aspect de justice ressentie? Un des problèmes majeurs de tout gouvernement est que désormais que tous les groupes d’intérêt ont atteint un grand degré de sophistication dans la présentation de leurs plaintes dans l’espace public. Avec 100% de « victimes » parmi les Français, il va difficile d’augmenter le sentiment de justice.
Je ne suis pas certain des termes de l’équation, mais à mon avis, les élites dirigeantes ont fait une grande partie du travail par elles-mêmes, par manque d’imagination macroéconomique. À mon sens, on pourra juger du prochain mandat rapidement sur ce point, en regardant les taux de prélèvement dans les hauts revenus et le volume de dépense publique. Pour faire très simple, si la France ne ressemble pas beaucoup plus à la Suède dans deux ans, je ne donne pas cher de l’économie et de la politique nationales. Cela implique de revenir sur quelques décisions antérieures (ne pas laisser filer les hauts revenus sous prétexte d’évasion fiscale, dépenser sans tenir compte ou presque du PCS et des accusations de gaspillage).
@ Toto Totoro : je ne dis pas que la situation de Luc Ferry soit banale au regard du sort des millions de membres des trois fonctions publiques, mais, sauf grossière erreur de ma part, il s’agit d’un « intellectuel organique » au sens noble du terme (pour utiliser les termes anciens d’un Gramsci) du pouvoir actuel (depuis 2002) ou même si l’on veut continuer dans ce vocabulaire du « bloc social » libéral-conservateur, et il me semble normal que ce dernier trouve un moyen ou un autre pour le rémunérer sur fonds publics, puisque cela fait partie des possibilités quand on se trouve au pouvoir. L’opposition, si elle arrive un jour prochain au pouvoir, fera sans doute la même chose pour ses propres « intellectuels organiques », c’est la règle du jeu dans notre démocratie : les règles du droit public limitent certes ce genre de pratiques, mais elles sont probablement inévitables du moment où les intellectuels de chaque camp ne sont pas de riches rentiers ou du moment où des fonds privés (fondations) ne sont pas disponibles pour financer les intellectuels de chaque camp. Et, à mon sens, même si je n’aime pas ce que dit/écrit Luc Ferry, il se trouve que, si la droite se reconnait dans ses propos (ou s’est reconnu à un certain moment), il faut bien le financer… (Certes, cela serait mieux d’avoir, comme en Allemagne, des fondations politiques riches à millions, capables de faire ce job, mais en France, les fondations politiques sont encore bien peu dotées de moyens). La séparation de l’État (administration) et de la Politique est un beau rêve, mais, en France, nous en sommes loin.
Par ailleurs, sans doute, Luc Ferry a traité par le mépris cette question d’intendance, et en ce sens, il a été bien léger avec son université de rattachement. Il a peut-être manqué de tact avec ses chers collègues.
Ps. Votre nom d’emprunt semble venir d’un film de Miyazaki, bonne référence à un bon film.
S’il avait été détaché et payé par le CAS, je n’aurais eu aucun problème avec sa situation. Mais quand on connaît le budget des universités et les conditions matérielles d’exercice, on ne peut pas laisser filer 100k€ sans rien faire (et laisser croire, bien sûr, que le budget du supérieur est utilisé à cette fin).
Ce qui est remarquable dans cette histoire, c’est qu’en dépit de mille astuces de droit administratif qui permettent précisément de financer à bon compte ces « intellectuels organiques » (le CES est rempli de ça), Ferry est passé outre. D’où il ressort qu’il est un bon exemple de l’époque avec une double interprétation, non exclusive :
1/ le pouvoir sarkozyste dépasse toutes les bornes;
2/ en situation de crise économique et/ou de montée en puissance d’exigences liés à des formes effectives de démocratie, ce genre de « petit écart » n’est plus toléré/fait l’objet d’une affaire.
Le fait que Ferry et la plupart des commentateurs font comme si Ferry était dans une situation ordinaire marque bien l’état d’une montée en puissance de la contrainte de justification, disons, dans un espace public. Inversement, la prudence des lettres du président de Paris 7 souligne les possibilités d’arrangements entre soi qui stupéfient n’importe quel MCF (allez, Luc, juste 24h de cours pour faire ton service de l’année).
@ Toto Totoro : je serais plutôt pour l’interprétation 2/, car un peu de mémoire historique rappelle que tout pouvoir, même « républicain », tend à dépasser toutes les bornes…
C’est vrai que, lorsqu’il a été question dans l’espace public, que Luc Ferry fasse tous ses cours de l’année 2010-2011 entre le 15 juin et le 15 juillet (soit 128 heures en présence d’étudiants, en supposant qu’il ne fasse que des cours magistraux), j’ai trouvé moi aussi cette « solution » fort exceptionnelle pour le coup… (d’autant plus que, normalement, il n’y a plus de semestre en cours, et, à la limite, il ne reste que des cours d’été à faire si Paris 7 en organise : en même temps, un ancien Ministre, philosophe bien connu des salons parisiens, pour des cours pour étudiants étrangers, cela aurait eu de la classe! et cela aurait vraiment servi Paris 7).