La science politique apparait souvent comme une science au caractère cumulatif incertain. L’ouvrage de Richard Nadeau, Eric Bélanger, Michael S. Lewis-Beck, Bruno Cautrès et Martial Foucault, Le vote des Français de Mitterrand à Sarkozy 1988-1995-2002-2007 (Paris : Presses de Science Po, 2012) représente sans doute un contre-exemple. Voilà un ouvrage qui, en osant être classique, en s’appuyant sur ce que les autres chercheurs ont pu faire auparavant, en devient innovant.
Cette équipe tri-nationale (France, États-Unis, Canada) remet pour ce faire sur le métier les données des sondages effectués sur de larges échantillons immédiatement après les quatre dernières élections présidentielles françaises. Il s’agit essentiellement des sondages produits en leur temps par le Cevipof. L’objectif affiché, rien de moins, est d’élaborer une théorie du comportement électoral des Français à cette occasion, alors même qu’on aurait plutôt tendance à voir chaque élection présidentielle comme un cas unique, incomparable. Pour aboutir à ce résultat, l’équipe se dote de deux outils : d’une part, une solide culture statistique autour de « modèles de régression logistique »; d’autre part, une relecture du « modèle de Michigan ». Ce modèle, originaire de la science politique américaine, indique qu’une des variables-clé pour comprendre le comportement électoral des Américains n’est autre que l’identification partisane déclarée par les individus. Pour voter Républicain ou Démocrate, il faut d’abord se penser et se déclarer à l’enquêteur comme Républicain ou Démocrate. Par ailleurs, dans cette tradition, il faut articuler les facteurs de long terme et les facteurs de court terme pour comprendre le choix électoral, on parle ainsi de manière assez peu élégante mais parlante de « modèle de l’entonnoir ». En clair, un Républicain convaincu (facteur de long terme) ne votera pour un candidat démocrate à la Présidence qu’en raison de circonstances exceptionnelles (facteur de court terme) qui l’auront convaincu de faire une entorse à sa foi, et, réciproquement, pour un croyant démocrate.
Les auteurs appliquent de manière militaire au fil des chapitres cette vision, en passant en revue les influences (statistiquement repérables) qui jouent sur le vote individuel déclaré à la sortie des urnes aux deux tours de scrutin.
En résumé, pour eux, le vote d’un individu est la conséquence de :
A. facteurs de long terme:
a) son âge, son genre, son niveau d’éducation, sa religion – soit des variables socio-démographiques (chapitre 1);
b) sa position de classe objective – évaluée à travers ses déclarations sur son appartenance à une catégorie socio-professionnelle (cadre, employé, ouvrier), son statut privé/public, sur son niveau de revenu, et enfin sur les types de patrimoine, détenus ou pas, risqués ou non-risqués (en clair actions vs. immobilier) (chapitre 2);
c) son positionnement sur l’axe gauche/droite (chapitre 3);
B. facteurs de court terme :
d) son positionnement sur trois enjeux : état de l’économie, rapport à l’immigration, rapport à l’Union européenne (chapitre 4);
e) l’image « présidentielle » qu’il se fait des candidat/e/s (chapitre 5);
f) le suivi de la campagne électorale qu’il effectue ou non (chapitre 6).
Bref, les auteurs ambitionnent d’aboutir à une théorie qui couvre tous les aspects déjà étudiés auparavant par la science politique lorsqu’elle a travaillé sur de telles données de sondages. (Je ne suis pas arrivé en tout cas à trouver un aspect qu’ils auraient oublié, sinon peut-être les aspects de personnalité proprement dit.) Heureusement, cette ambition n’aboutit pas à un simple inventaire à la Prévert. Grâce à la méthode de régression logistique (présentée en détail dans leurs Annexes, p. 269-301) qui structure la succession des chapitres, ils arrivent à estimer l’importance de chaque variable « toutes choses égales par ailleurs ». Et, là, surprise, s’ils observent certes bien des modifications entre 1988 et 2007 sur la composition des électorats des différents candidats des mêmes partis, ils retrouvent surtout de la structuration forte de l’électorat. Ils le disent d’emblée : « Les résultats montrent que le vote à cette occasion dépend des circonstances propres à chaque campagne, mais plus encore de l’effet de ‘variables lourdes’, de nature sociologique et idéologique, qui déterminent de façon durable ces choix politiques. » (Remerciements, p.13)
Par exemple, parmi les variables sociodémographiques qu’ils retiennent, ils indiquent ainsi qu’encore en 2007, la relation à la religion catholique reste d’un poids non négligeable pour déterminer un vote en faveur du candidat de l’UMP (p. 58-60). Si la position objective de classe n’a certes plus l’importance qu’elle avait encore en 1988, c’est parce que la candidature socialiste n’arrive plus à percer autant qu’avant dans les classes populaires, que l’électorat socialiste s’est donc « embourgeoisé » par abandon des ouvriers et employés (p.111-113) – pas au point cependant de faire disparaitre l’impact sur le vote déclaré de la détention d’un patrimoine risqué (actions par exemple) pour orienter un vote vers la droite modérée (p. 99-104, et p. 113-115). Les « possédants », comme dirait un vocabulaire pourtant dépassé, semblent bien choisir la droite comme leur camp naturel, et, en tout cas, les auteurs croient pouvoir affirmer que « la ligne de partage entre les électorats modérés de la gauche et de la droite n’est plus le revenu mais la possession d’actifs risqués » (p.115).
Pour l’électorat de l’extrême droite, ils montrent comme d’autres avant eux à quel point celui-ci devient depuis 1988 interclassiste, masculin, pas particulièrement catholique, guère possesseur de patrimoine risqué, finalement sans autre caractéristique vraiment saillante que son rejet de l’immigration (p.66-68, p.106-110, p. 166-167). Pour les auteurs, si l’extrême droite n’existait pas, on aurait au fond une structuration sociale gauche/droite bien plus classique que celle qu’ils observent: une sorte de continuum entre l’électeur d’extrême gauche, athée, sans fortune, peu éduqué, exerçant une profession d’exécutant sur l’aile gauche jusqu’à l’électeur de la droite catholique, fortuné, éduqué, et occupant une fonction dirigeante sur l’aile droite, en passant par les inévitables instituteur et contremaitre occupant des positions modérées et centrales. Ces images d’Épinal, qui gardent un fond de vérité, sont largement mises en cause par l’existence de cet électorat « lepéniste ». C’est certes un électorat de droite, solide comme un roc au second tour des présidentielles pour faire barrage à la gauche si nécessaire, mais qui n’a pas les attributs de la vieille droite, ni d’ailleurs de l’ancienne gauche.
Point-clé de leur raisonnement, leur chapitre sur l’idéologie montre que les électeurs français savent décidément distinguer leur droite de leur gauche (p.119-142). Du point de vue statistique, c’est le facteur le plus explicatif d’un vote présidentiel. Le poids de cette division en deux camps se trouve en plus particulièrement nette pour analyser les données post-électorales de second tour. Chacun déclare avoir voté pour son candidat « naturel » resté en piste – ce qui correspond aussi à la règle bien connue des commentateurs de l’élimination du candidat resté en piste le plus éloigné de ses propres convictions . « L’identification idéologique reste donc un repère socio-psychologique important qui aide les électeurs français à se positionner au cœur de leur espace politique. » (p. 234) Plus généralement du point de vue statistiquement fondé qui est le leur, le vote est majoritairement déterminé par des facteurs de long terme (p.239-241). Que reste-t-il alors au court terme – qu’ils valorisent pourtant aussi dans leur propre conclusion?
Selon eux, l’enjeu constitué par l’état de l’économie joue toujours le plus souvent au détriment (ou parfois à l’avantage) du candidat perçu comme étant « aux affaires », c’est-à-dire à celui qui, en pratique, contrôle le gouvernement national (p.152-158). On ne sera pas étonné de ce résultat lorsqu’on se souvient que l’un des auteurs se trouve être Michael S. Lewis-Beck, l’un des rares pionniers pour la France de ce genre d’approche qui lie l’orientation du vote à la perception de l’état de l’économie nationale. On parle parfois à ce sujet de « vote du porte-monnaie ». En revanche, l’impact de l’immigration (p.158-164) ou de l’Europe (p.168-175) varie beaucoup selon les quatre élections, et pèse surtout sur les votes de premier tour. On ne sera en fait pas très étonné que, lorsqu’un électeur déclare que l’immigration constitue un enjeu important pour lui, il aura tendance à voter pour le candidat de l’extrême droite.
Parmi les facteurs de court terme, l’image du candidat, estimé dans les régressions par l’approbation qu’il obtient dans les sondages, compte bien sûr fortement pour s’imposer au premier tour ou gagner une élection serrée – les auteurs insistent sur cette importance de l’image dans la conclusion du chapitre qu’ils consacrent à cet aspect (p.201-202), tout en n’en faisant pas un point vraiment central de leur conclusion générale (p.229-246). Ce défaut d’articulation nous parait comme l’une des faiblesses de l’ouvrage. Dans leurs modèles de régression, ce facteur « image du candidat » est toujours celui, lorsqu’il est introduit, qui « charge » le plus pour expliquer le vote en faveur d’un candidat. En gros, les gens votent pour un candidat parce qu’ils l’apprécient « toutes choses égales par ailleurs ». Le contraire serait étonnant. Mais pourquoi l’apprécient-ils? Le chapitre 5 tente des explications, mais les auteurs admettent qu’on manque dans les sondages actuels de données. J’ai bien peur que, même si on obtenait plus de déclarations de la part des sondés sur les caractéristiques perçues des candidats, on risquerait de rester dans des banalités, ou de reculer d’un cran la nécessité de l’explication. Pourquoi un candidat vous parait-il sincère, honnête, compétent, motivé? Pourquoi vous parait-il avoir l’étoffe d’un Président? Quelqu’un vous l’a-t-il dit à l’oreille (explication par la maîtrise des médias et/ou par la campagne en ce sens des soutiens du candidat)? Ou alors, faudrait-il poser des questions sur la beauté du candidat, le timbre de sa voix, la couleur de ses yeux, la forme de son visage, etc. (vision qui nous rapprocherait à la limite des neurosciences ou d’un Lavater révisé), ou sur l’événement qui vous a fait juger ainsi (vision historique)?
Enfin, la campagne ne change pas grand chose à l’affaire selon eux. Une détermination très tardive du vote semble par contre aider plus à exprimer des votes pour des petits candidats lors du premier tour (p. 226-228). Selon les auteurs, très cohérents avec leur vision « Michigan », l’hésitation électorale n’est pas un signe de sophistication de l’électeur, mais un indice de perplexité qui se dénoue en faveur d’un petit candidat aux extrêmes ou au centre, au détriment des grands favoris.
Bref, la vision qui ressort du livre est celle d’un électorat bien plus structuré par des choses considérées par certains auteurs comme vieillottes comme la religion, la position de classe, l’idéologie (mot qu’ils osent utiliser dans un titre de chapitre!), les basses considérations économiques, que par une réflexion individualisée sur la capacité d’un tel ou d’un tel à incarner la France (version old style) ou à mettre en place les politiques publiques rationnellement nécessaires (version new style).
Au total, c’est un livre très riche. Je ne saurais en rendre compte dans tous ses raffinements dans la mesure où il comprend en quelque sorte un manuel sur l’élection présidentielle et l’électeur français. Je lui ferais cependant quelques remarques critiques. Tout d’abord, l’univers ici étudié est celui des électeurs qui ont accepté de répondre à un sondage sur les élections présidentielles. Il n’est guère étonnant de trouver du coup beaucoup de structuration et de permanence dans tout cela, parce que, justement, il s’agit d’échantillons de la partie de la population qui n’est pas sans doute si éloigné de la politique au point de se désintéresser totalement de l’élection présidentielle. Les sondeurs répondront toujours à ce genre de critiques que le tirage au sort ou les quotas sont là pour éviter ce genre de biais de sélection, mais, comme répondre (sincèrement) à un sondage n’est pas obligatoire (pour l’instant…), certaines personnes peuvent toujours ne pas vouloir répondre, celles peut-être qui sont les plus éloignées de cette vieille structuration de l’espace politique. Il est vrai que leur absence ne change rien à l’affaire de l’élection présidentielle.
Par ailleurs, leur modèle semble indiquer qu’en gros les campagnes électorales ne servent pas à grand chose, sauf pour les électeurs les plus éloignés des grandes forces politiques qui peuvent se décider in extremis sur une image de candidat ou un enjeu saillant. Certes, mais, peut-être, même pour les électeurs solidement ancrés dans un camp dont ils n’en changeront pas et qui suivent régulièrement la campagne, servent-elles pour réactiver leurs dispositions d’électeurs de droite ou de gauche. Les campagnes permettent tout de même d’actualiser les facteurs de long terme et de court termes. Que se passerait-il si on pouvait, par expérience, organiser une élection présidentielle sans aucune campagne? Comment est-ce que les électeurs de droite et de gauche les plus traditionnels eux-mêmes s’y retrouveraient? Ce rituel de la campagne n’a sans doute pas d’influence bien grand dans les données ex post dont ils disposent, mais cette structuration des données ne serait sans doute pas possible sans ce même rituel, qui rappelle aux électeurs même les plus solides les coordonnées politiques minimales de chacun des candidats et la situation générale qui fait qu’un enjeu fait sens et qu’un candidat dispose d’une image.
La vraie grande interrogation que me pose leur approche – et c’est en cela qu’elle est intéressante parce qu’à la fois classique et novatrice -, c’est celle de la causalité. J’ai déjà dit plus haut que leur explication du vote par l’image du candidat me paraissait limitée. J’aurais tendance à dire la même chose du positionnement sur l’axe gauche/droite. Que cela ait une influence sur le choix d’un candidat, il est difficile à les croire d’en douter, mais on se trouve du coup devant une autre chose à expliquer : pourquoi tel ou tel positionnement? C’est bien sûr le ressort d’autres études (par exemple sur l’héritage familial d’un positionnement politique), mais si on veut saisir par ce biais les raisons qui ont poussé un électeur à voter pour un candidat plutôt qu’un autre, comment doit-on considérer ce facteur? Qu’est-ce que cela dit de la subjectivité de l’électeur, de sa cohérence? Dans le fond, avec leur méthode, on peut imaginer un électeur assisté (au sens de L. Wauquiez), athée, jeune, très favorable à l’immigration et à Europe, ayant en plus une très mauvaise image de N. Sarkozy, mais avec un positionnement de droite, qui aurait quand même voté pour ce dernier au premier tour et au second tour de la présidentielle en 2007. Ce que je veux dire, peut-être maladroitement, c’est qu’il manque à cette méthode le retour par la cohérence des individus réellement existants. Comment les différents facteurs repérés à travers les déclarations des individus dans une situation artificielle de sondage s’articulent-elles dans des existences personnelles? C’est un défaut de toutes ces recherches s’appuyant sur des sondages d’opinion, qui m’ont toujours paru bizarrement holistes, alors qu’elles sont réputées généralement reposer sur une méthodologie individualiste. Ici, par le côté militaire de la démonstration, le défaut est poussé à l’extrême, mais c’est bien sûr cela qui rend aussi le livre intéressant.
Pour finir sur une note réjouissante pour mes éventuels lecteurs d’obédience écologiste : les auteurs de l’ouvrage négligent totalement les candidatures issus de l’écologie politique et ne font même pas de l’écologie un enjeu à étudier au fil des quatre dernières élections. Il ne leur reste plus à prier pour espérer qu’Eva Joly apparaisse dans la prochaine édition de l’ouvrage, et oblige à une relecture de l’histoire.
Je souhaiterais réagir en particulier sur « parmi les variables sociodémographiques qu’ils retiennent, ils indiquent ainsi qu’encore en 2007, la relation à la religion catholique reste d’un poids non négligeable pour déterminer un vote en faveur du candidat de l’UMP (p. 58-60) ».
J’ignore de quels éléments concrets les auteurs disposent pour affirmer cela, mais en voyant les différents candidats à la présidentielle de 2007, j’aurais plutôt tendance à croire que les catholiques ont majoritairement plébiscité Bayrou.
Il est vrai qu’au second tour, on peut supposer qu’ils ont davantage voté pour Sarkozy que pour Royal.
Il y a quand même de quoi être surpris de voir d’impartiaux chercheurs analyser le vote confessionnel catholique sans s’intéresser (apparemment) au vote musulman, juif, ou même protestant et évangélique.
Le vote juif est pourtant sans aucun doute le plus facile à définir. Il suffit par exemple de regarder les résultats électoraux de la présidentielle de 2007 en Israël : au second tour, Sarkozy y a recueilli 87 % des suffrages.
On peut certes imaginer que nos compatriotes ayant voté à l’ambassade de France à Jérusalem n’étaient que de pieux cathos se trouvant en pèlerinage en Terre sainte… Il semble néanmoins plus probable qu’il s’agissait de juifs sionistes et communautaristes.
Si en plus d’être le président des riches, Sarkozy est le président des cathos, l’honnêteté intellectuelle oblige alors à dire que Sarkozy est le président des juifs.
Comme vous le faites aussi remarquer, cette étude du « vote des Français de Mitterrand à Sarkozy » a sûrement ses limites. Elle est en fait surtout dérangeante.
En effet, si ceux qui ont voté pour Sarkozy en 2007 sont majoritairement les riches, les « possédants », les banquiers, les chefs d’entreprises, les classes moyennes du secteur privé, les artisans, les agriculteurs, les catholiques, les juifs… alors quelles catégories d’électeurs ont voté majoritairement pour la gauche, pour Royal ? les fonctionnaires ? les bas salaires du secteur privé ? les chômeurs ? les assistés sociaux ? les étudiants ? les jeunes de banlieue du genre à Jamel Debbouze ? la racaille stigmatisée par Sarkozy ? la société du spectacle ? le monde des arts et des lettres ? les athées ?
Finalement, il vaut mieux ne pas trop chercher à connaître le profil sociologique de ceux qui votent pour la droite ou pour la gauche car on en viendrait vite à l’abstention uniquement parce qu’on ne se reconnaît absolument pas dans des catégories d’électeurs auxquelles on n’appartient certes pas mais qui votent malgré tout comme soi.
Personnellement, j’avoue que je n’ai pas eu à m’interroger en 2007 sur le fait de voter identiquement à Vincent Bolloré ou identiquement à Jamel Debbouze.
@ Eric Jean : les éléments dont disposent les chercheurs pour se prononcer sont les déclarations des sondés (en face à face avec un enquêteur à domicile), éléments qui sont ensuite soumis à un rigoureux traitement statistique. Il se trouve qu’en 2007, le profil de l’électorat de François Bayrou était moins vieux et moins catholique qu’on n’aurait pu effectivement s’y attendre pour un candidat « centriste » issu de la filiation M.R.P. (Mouvement Républicain Populaire). C’était une particularité d’ailleurs de ce candidat centriste-là par rapport aux élections présidentielles précédentes (y compris par rapport à la précédente tentative de F. Bayrou lui-même). Les personnes se déclarant catholiques pratiquantes ont ainsi déclaré en 2007 plus que les autres (« toutes choes égales par ailleurs ») avoir voté au premier et au second tour pour le candidat de l’UMP. Cela ne devrait pas vous surprendre tant que cela : Sarkozy est (en 2007) le candidat légitime des droites républicaines.
Sur le fait qu’en France, dans les sondages d’opinion, la « religion » et son niveau de pratique soient identifiés au seul catholicisme tient à l’histoire politique et sociologique de la France, une seule réponse : il se trouve que la religion catholique a joué quelque rôle dans la « Réaction » au XIXème siècle, et qu’encore en 1977, deux chercheurs (Michelat & Simon) pouvaient montrer que l’électeur de droite était avant tout un catholique pratiquant, et qu’un électeur communiste était avant tout un ouvrier athée. Par ailleurs, les autres religions (judaïsme et protestantisme) étaient par ailleurs tellement peu répandues numériquement dans le passé que sur des sondages à 1000 personnes, on ne pouvait rien dire ou presque de sérieux sur les personnes qui déclaraient une telle orientation religieuse. Il y avait et il y a aussi un problème de taille des échantillons de sondage. Il est vrai qu’aujourd’hui, il faudrait parler plutôt des religions au pluriel. Le lien droite/religion ne vaut de manière prouvée que pour le catholicisme. Pour le protestantisme par exemple, c’est bien plus compliqué, et pour le judaïsme, aussi, tout comme pour l’Islam.
Enfin, tous les électorats sont hétérogènes, et effectivement, dans les urnes, la plupart mêlent leur voix avec celles de gens qu’ils n’apprécient pas particulièrement. Bien sûr les gens n’y pensent pas, mais les politiques eux pensent leurs stratégies pour accumuler des électorats parfois un peu incompatibles (par exemple, les ruraux avec les urbains).
Le Pèlerin magazine de cette semaine présente un sondage instructif sur les intentions de vote des catholiques : 75 % des catholiques pratiquants voteraient ainsi Sarkozy dans un deuxième tour face à Hollande…
L’influence de la religion catholique est d’une surprenante constance et force, et pourtant elle est très peu étudiée dans la sociologie électorale française contemporaine. Curieux.
@ Joël : vous lisez le Pélerin? Il me semble que le lien droite conservatrice/catholicisme allait jadis tellement de soi (par exemple au niveau de la géographie politique générale du pays), que ce n’était pas très intéressant de l’étudier d’autant plus que le « sens de l’histoire » allait plutôt vers la disparition du poids du catholicisme dans notre société. Mais, en fait, cette disparition semble moins rapide que prévu… Julien Fretel avec ses travaux sur l’UDF nouveau style ayant abouti au Modem semble aussi indiquer que le militantisme d’origine catholique garde quelque poids dans la vie partisane.
Je ne le lis pas habituellement, mais la Une de ce numéro a attiré mon oeil d’électoraliste…
Ce qui me semble vraiment intéressant, c’est justement la coexistence d’une forme de sécularisation (encore que… sans doute moins rapide qu’on ne l’a dit) et la très forte persistance de la religion comme facteur, sinon explicatif, du moins prédictif, du vote (loin devant tous les autres indicateurs connus).
Pour ce qui est de Julien Fretel, son bureau étant à quelques mètres du mien, il nous arrive d’en discuter, en effet !
La science politique qui s’y est intéressée a montré que ce lien entre pratique du catholicisme et vote à droite est resté aussi fort à chaque élection. La raison du désintérêt pour cette donnée est que cette variable joue un rôle beaucoup moins fort dans l’issue d’une élection… parce qu’il y a une baisse vertigineuse de la pratique catholique en France !
Par contre ce serait probablement très intéressant de voir s’il existe un lien entre pratique de l’islam et le comportement électoral. A mon avis il doit être de l’ordre de l’insignifiant, car contrairement au clivage catholicisme/athéisme, il n’est pas constitutif de l’axe gauche droite historiquement.
@ Mr Miette : en fait, la pratique catholique décline bien plus vite que le fait de « se déclarer catholique », et du coup, l’effet d’un vote catholique (au sens de la déclaration d’appartenance même vague) est encore perceptible. Pour l’Islam, on sait surtout que les personnes issues des de l’immigration africaine au sens large semblent (quand elles ont la nationalité française, sont inscrites et votent) plus orientées à gauche que les autres. R. Dati et sa consœur en diversité R. Yade sont des antithèses par rapport à la réalité des choix majoritaires des électorats qu’elles prétendent incarner (ou que certains veulent qu’elles incarnent).
Si « les éléments dont disposent les chercheurs pour se prononcer sont les déclarations des sondés (en face à face avec un enquêteur à domicile) », n’importe qui peut se déclarer catholique, même quelqu’un qui ne croit pas un seul mot de tout ce que le Pape raconte, mais qui se considère malgré tout catholique sous prétexte qu’il a été baptisé et qu’il fête Noël en famille.
Si une méthodologie permet d’analyser le vote « catholique » mais pas les autres votes confessionnels, il faut alors en conclure que cette méthodologie est terriblement incomplète et peu fiable.
De plus, si cette étude du « vote des Français de Mitterrand à Sarkozy » est réalisée sur la base « dans le passé que sur des sondages à 1000 personnes », alors j’espère que la base d’étude est quand même plus élargie pour la présidentielle de 2007…
Quoiqu’il en soit, en 2007, les Français musulmans, juifs et protestants n’étaient pas des citoyens de seconde zone (sauf les musulmans pour les gens comme Philippe de Villiers) sous prétexte de leurs nombres minoritaires par rapport aux catholiques ou supposés tels.
Dans un pays laïc comme le nôtre, en 2007, les religions n’ont pas à être hiérarchisées dans le cadre d’une étude impartiale : soit on les considère toutes, soit on en considère aucune.
@ Eric Jean : vous avez raison, le catholicisme dont on parle ici est plus sociologique que théologique. Selon d’autres sondages (ceux qui paraissent dans la Vie, magazine catholique), certains se déclarent d’ailleurs catholique, tout en mettant en doute le dogme central de la survie de l’âme après la mort ou en croyant à la réincarnation.
Je me suis peut-être mal fait comprendre : aujourd’hui (depuis les années 1990), les sondages à visée scientifique sur les grandes échéances électorales ont des échantillons de 3000/5000 personnes. On pourrait donc dire quelque chose sur les religions minoritaires sur une telle base. Cependant, pour les musulmans, ils avaient tendance à ne pas révéler leur religion aux enquêteurs jusqu’aux dernières années. Un sociologue a même étudié ce fait : au fil des années récentes, les musulmans osent se déclarer tels aux enquêteurs des sondages d’opinion. Probablement, pour cette année, les sondages post-électoraux permettront de dire quelque chose sur le vote des minorités religieuses.
Pour le passé, en revanche, quand on faisait des sondages avec des échantillons de 1000 personnes, il était impossible de rien dire des minorités religieuses. Par ailleurs, je le répète, le système politique français s’est formé sur un axe d’opposition « conservatismes et catholicisme » contre « progressismes et laïcité ». Cet axe d’opposition, qui remonte à la Révolution française, sinon aux Guerres de religion, reste encore vivace. Les nouvelles minorités (en particulier les musulmans) doivent se situer dans cet espace politique construit par d’autres.
Pour votre dernière remarque, faites attention que faire de la science (sociale), ce n’est pas nécessairement respecter des impératifs moraux, c’est chercher à dire ce qui est (être objectif).
Même sans être statisticien, il n’est pas difficile d’imaginer qu’on puisse interroger avec tact (et en accord avec les différentes autorités religieuses) 1000 catholiques sortant d’églises, 1000 musulmans sortant de mosquées, 1000 juifs sortant de synagogues, 1000 protestants sortant de temples et même 1000 bouddhistes sortant de pagodes.
Cela permettrait d’avoir un tableau un peu plus précis et objectif du vote confessionnel français.
L’anticléricalisme peut fausser l’objectivité au point de faire considérer les catholiques comme étant des gens riches qui aiment l’argent, Sarkozy et tout ce qu’il incarne.
Il est vrai que l’anticléricalisme étant idéologiquement ancré à gauche, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que les catholiques votent davantage pour le centre et la droite.
Il n’empêche que dans l’attente d’une étude plus sérieuse et plus approfondie sur la question, je me contenterai prudemment de croire que Sarkozy n’était en 2007 que le candidat par défaut des catholiques pour contrer la gauche de Royal.
Au fond, si les socialistes n’arrivent pas plus à capter l’électorat catholique que l’électorat ouvrier (ainsi que vous le dites : « la candidature socialiste n’arrive plus à percer autant qu’avant dans les classes populaires, (…) l’électorat socialiste s’est donc “embourgeoisé” par abandon des ouvriers et employés »), ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.
Heureusement pour eux, avec ou sans les catholiques, les socialistes devraient l’emporter cette année si l’on en croit les sondages donnant Hollande gagnant.
La victoire annoncée de la gauche n’a finalement rien d’étonnant car en augmentant le nombre de chômeurs et d’assistés sociaux, la politique de Sarkozy augmente aussi les catégories d’électeurs majoritairement de gauche.
Il est à noter que le phénomène inverse peut aussi s’observer. Par exemple, le passage de mon beau-frère (absolument pas catholique) de Jospin à Sarkozy correspond à son passage de la catégorie « bas salaire » à « classe moyenne » du secteur privé. Comme quoi le facteur social est bien aussi décisif que le facteur religieux dans un choix électoral.
Quelques éléments supplémentaires sur le vote des électeurs musulmans, par Claude Dargent (à manier avec précaution) : http://www.cevipof.com/rtefiles/File/AtlasEl3/NoteDARGENT.pdf