Nous voilà à moins d’une vingtaine de jours de la fin de la campagne électorale du premier tour de l’élection présidentielle 2012. Tout cela n’a pas été très passionnant jusque là. A moins que les sondages (fort critiqués par certains blogueurs pour leur absence de rigueur scientifique) se soient trompés complètement dans leurs estimations des votes futurs des électeurs se rendant aux urnes le 22 avril, et que, du coup, le dépouillement amène à un résultat totalement imprévu (du genre un second tour Bayrou/Le Pen), tout cela sera resté fort classique.
En tout cas, les politistes sont en ordre de bataille pour expliquer ce qui se passe et va se passer. J’ai essayé de lister ce qui était d’ores et déjà disponible sur Internet:
a) les approches tout à fait classiques du « canal historique » et du « canal habituel » de la tradition, issue de la partie dominante de la science politique, qui pense que les sondages d’opinion (pourvu qu’ils soient rigoureusement faits) constituent une source de connaissances décisives sur l’opinion publique et sa formation.
On trouvera sur le site du Cevipof en particulier les résultats de leur panel. Un panel, rappelons-le, consiste à réinterroger les mêmes personnes plusieurs fois, ce qui permet de suivre leurs éventuels changements d’opinion. Il suppose un large échantillon au départ pour compenser les pertes de répondants entre deux vagues successives. Ce dernier, géré par IPSOS et financé de manière pluraliste par la Fondapol, la Fondation Jean Jaurès et le journal le Monde, est fondé sur la très contestée ailleurs qu’en France « méthode des quotas ». Il fonctionne sur Internet depuis novembre 2011, et, comme il fallait s’y attendre, les résultats obtenus ne bougent pas énormément d’une enquête à une autre. C’est bien sûr le déroulé de l’ensemble qui sera intéressant au final. On trouvera aussi sur le site du Cevipof toute une série d’études sur des segments particuliers de l’électorat, ainsi que sur les enjeux de l’élection et des réactions de collègues étrangers.
Dans ce champ des croyants dans le sondage, on trouve la concurrence (ou plutôt la complémentarité?) du groupe Trielec. Il s’agit d’une triple alliance entre le CEE (Science-Po Paris), le Centre Emile Durkheim (Science-Po Bordeaux), et enfin le laboratoire PACTE (Science-Po Grenoble), dont je suis par ailleurs membre sans participer à la dite enquête. Là aussi, on s’appuie principalement sur des vagues de sondages successifs, réalisés dans ce cas par TNS Sofres. Il ne s’agit pas par contre d’un panel (même s’il existe dans le dispositif très diversifié proposé un panel qualitatif en ligne). Les grincheux souligneront là aussi qu’il s’agit de sondages à la française, c’est-à-dire d’échantillons de 1000 personnes avec la méthode des quotas. Malgré tout, cette approche permet de s’apercevoir dès début mars 2012, que la campagne en cours ne ravit pas les électeurs (note de Bernard Denni en date du 6 mars 2012, « La pré-campagne déçoit les électeurs »). L’originalité de « Trielec » est par ailleurs d’étudier aussi le côté émission de messages politiques en même temps que les effets (supposés) de leur réception (via les sondages), et de ne pas négliger les nouveaux médias (genre Twitter).
b) Du côté de ceux qui ne croient guère (euphémisme) aux sondages comme instruments de connaissance des choix politiques des groupes sociaux, on peut d’abord signaler le collectif SPEL (Sociologie politique des élections) hébergé par le journal en ligne Médiapart. Les articles publiés sont sans surprise dans la veine de la sociologie politique « critique », issue de manière désormais lointaine des travaux de Pierre Bourdieu. Il s’agit souvent de déconstruire des évidences du discours médiatique sur la campagne en cours, et/ou de rappeler la profondeur historique des situations du point d’un groupe social ou d’une politique publique. Comme j’ai moi-même été formé dans ce cadre théorique là, je ne me sens pas dépaysé.
Dans une veine bien plus obsédée par les sondages, on signalera le blog « Régime d’opinion », dont le titre illustre assez le propos, hébergé par le Monde diplomatique, blog de notre collègue Alain Garrigou, et, lié au même collègue, le site Observatoire des sondages. Fondamentalement, pour ce dernier et son équipe (même s’ils ne ne nient pas vu leurs critiques méthodologiques qu’on pourrait faire du sondage scientifiquement pertinent), les sondages d’opinion en France ne sont rien d’autre qu’un moyen de manipulation du bon peuple.
c) Une nouveauté de cette année 2012 est constituée enfin parce que j’appellerais les expérimentateurs : j’ai repéré d’une part, le site La boussole présidentielle, qui est géré à encore par le Cevipof et quelques médias (20 minutes, Ouest France) à forte audience populaire. Il représente une adaptation à la situation française d’un modèle néerlandais de la société Kieskompas, elle-même lié à un collègue néerlandais bien connu (A. Krouwer). Il s’agit de proposer un site où les électeurs peuvent en répondant à une trentaine de questions portant sur les propositions des candidats se positionner eux-mêmes dans l’espace politique, et donc estimer le candidat ou les candidats les plus proches de leurs préférences. C’est donc un instrument qui permet à l’électeur de voter « sur enjeux » – en supposant donc par hypothèse qu’il n’a pas de préférence partisane préalable qui oriente son vote. Le site permet même de pondérer entre les différents domaines de préférence ce qui compte le plus pour l’électeur qui s’interroge. A l’usage, c’est ludique à souhait. Surtout, cela permet de bien montrer (par exemple à des étudiants) que l’élection se joue dans un espace à deux dimensions où les candidats se positionnent logiquement : l’opposition entre les conservateurs (droite) et les progressistes (gauche) économiques et celle entre les conservateurs et les progressistes moraux. (J’ai eu cependant l’impression que l’enjeu européen, si on ne retient que lui pour critère de choix, pouvait perturber entièrement ce bel ordonnancement.)
D’autre part, j’ai repéré le site de collègues canadiens qui veulent profiter de l’élection présidentielle 2012 pour faire tester à l’électeur français des méthodes de vote alternative à notre bon vieux scrutin majoritaire à deux tours. On se trouve dans ce cas à la limite entre l’expérimentation et la proposition d’une méthode pour améliorer la démocratie. Je suis nettement moins séduit, ne serait-ce que parce qu’il faudrait des événements extraordinaires pour qu’on change en France ce mode de scrutin-là.
Dans le présent post, je ne suis sans doute pas exhaustif, mais, en tout cas, l’élection présidentielle 2012 confirme aussi la structuration pérenne de notre discipline en des pôles peu compatibles par leurs approches, ainsi que les effets d’homologie structurale entre les choix méthodologiques des uns et des autres et les médias qui donnent la parole à tel ou tel groupe de collègues.