B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie.

Bruno Amable, Elvire Guillaud et Stefano Palombarini ont fait paraître à la fin du printemps un petit ouvrage au fort contenu, L’économie politique du néo-libéralisme. Le cas de la France et de l’Italie (Paris : Éditions Rue d’ULm, collection du Cepremap). [Il est disponible en version électronique gratuite sur le site du CEPREMAP.  On le trouve toutefois aussi en librairie pour la modique somme de sept euros cinquante centimes. Merci d’avance pour les libraires. ]

Dans cet ouvrage, ils présentent leur modèle interprétatif de la vie politique et économique des deux pays latins, France et Italie, sur les vingt dernières années. Pour eux, les deux pays traverseraient de manière à la fois parallèle et dissemblable une phase de recherche d’un nouveau « bloc social dominant ».

Comme le lecteur cultivé s’en doutera sans aucun doute, la notion de « bloc social dominant » prend son inspiration dans les travaux du grand théoricien marxiste des années 1920, Antonio Gramsci. Cependant, les auteurs simplifient et raffinent à la fois l’idée de Gramsci. Du côté raffinement, le « bloc social dominant » correspond à une alliance, durablement majoritaire dans les urnes d’un pays démocratique, entre des groupes socioéconomiques aux intérêts matériels différents mais conciliables, généralement au détriment d’autres groupes socioéconomiques électoralement minoritaires. Cette alliance s’incarne de plus  – et là se trouve le raffinement à mon sens – dans un équilibre institutionnel, en particulier dans les règles qui régissent les marchés (des biens et services, du capital, du travail). Les institutions en quelque sorte scellent l’alliance entre groupes aux intérêts conciliables, la garantissent, la rendent pérenne. Cet équilibre institutionnel, qui régit la vie économique, politique et sociale d’un pays (par exemple la loi électorale, le statut de la fonction publique, le droit du travail, etc.) produisent cependant des conséquences qui peuvent renforcer ou dissoudre à terme l’alliance en question. Chaque groupe d’intérêt tient particulièrement à certaines institutions et moins à d’autres. Ainsi, pour utiliser un exemple donné par les auteurs, les fonctionnaires tiennent particulièrement à leur statut, mais se sentent moins concernés par les règles de concurrence en vigueur sur le marché des biens et services; les entrepreneurs sont particulièrement attachés au droit de propriété, au droit du licenciement, etc.. La simplification par rapport à A. Gramsci, du moins dans le présent texte, tient au fait que les auteurs s’intéressent peu à ce que ce dernier appelait « l’hégémonie », à savoir à la capacité d’un bloc social à définir le sens de l’évolution historique à son profit, à gagner, si j’ose dire, « les esprits et les cœurs » d’une majorité de la société.

Dans ce cadre intellectuel, qu’on pourrait dire « marxiste » à première vue, mais qui peut aussi être décrit  dans des termes « rational choice », la crise politique dans les deux pays depuis vingt ans tient au fait qu’un « bloc social dominant » n’arrive pas à émerger pour soutenir les politiques publiques néo-libérales, que veulent de fait les élites économiques et politiques des deux pays. En particulier, les alternances politiques, qui contrastent avec la période de l’après-guerre où la stabilité des majorités politiques était la règle, tiennent au fait qu’aucune coalition de partis politiques n’a été à même de satisfaire sur la durée les attentes de toute l’alliance socio-économique qu’ils ont dû former pour l’emporter. Tout gouvernement a ainsi été obligé depuis le début des années 1980 de satisfaire les attentes d’une partie seulement de son électorat, il a donc déçu, et se trouve ensuite confronté à une défaite électorale.

Pour prendre le cas de la France, la gauche (le PS en pratique) prétend concilier les intérêts des classes populaires avec ceux des classes moyennes. Pourtant, chacune de ses expériences de gouvernement depuis 1981 l’amène à choisir une voie sociale-libérale, certes acceptable aux classes moyennes (en particulier  celles qui travaillent pour le secteur public), mais indésirable pour les classes populaires, qui dépendent du secteur privé pour leur emploi et qui abandonnent la gauche à l’élection suivante. A droite, il s’agit surtout de concilier la demande très forte de réformes néo-libérales de la part des électeurs liés aux indépendants et au patronat, avec celle du maintien des protections des salariés du privé que les électeurs travaillant dans ce dernier secteur expriment. Cette conciliation jusqu’ici impossible explique bien en effet pourquoi, au pouvoir entre 2002 et 2012, la droite n’engage pas de réformes radicales du marché du travail, en particulier pourquoi elle ne supprime pas les 35 heures alors qu’elle en avait clairement la possibilité légale. Le plus grand obstacle à cette suppression n’est autre en effet que le simple fait que cette réforme de la gauche a profité et profite fortement aux cadres du secteur privé les mieux payés (les  RTT étant devenu des jours de congé supplémentaires), les mêmes qui sont parmi les électeurs les plus susceptibles de soutenir la droite.

En Italie, la situation est semblable et différente. Aux oppositions de classe, de statut privé/public, s’ajoutent des différentiations régionales (nord/sud) et le poids d’une classe de rentiers dépendant du service de la dette publique (les « BOT-people » des années 1990). L’alliance politique centrée autour de S. Berlusconi regroupait les représentants du profit (grandes et petites entreprises,y compris salariés des petites entreprises s’identifiant aux intérêts de leur patron), les bénéficiaires de la rente publique et le vaste monde du précariat méridional. Cette dernière alliance laissait comme perdant les travailleurs syndiqués des grandes entreprises du nord et de la fonction publique. Cependant, cette alliance s’est révélée instable dans la mesure où l’entretien du précariat au sud, essentiellement via la dépense publique clientéliste, suppose d’augmenter la dette publique, ce qui satisfait les rentiers, mais finit par indisposer les représentants du profit. Par ailleurs,  la gauche italienne, quand elle a réussi à arriver au pouvoir, n’a pas su se concilier durablement le précariat méridional.

Les différences entre les deux pays tiennent donc moins à la visée des élites politiques et économiques qu’à des caractéristiques liés à l’histoire : ainsi en Italie, l’importance numérique des travailleurs indépendants et des PME donne une base démographique non négligeable au néo-libéralisme, de même, le poids des rentiers de la dette publique italienne est central dans les rapports de force électoraux (rappelons que la dette publique italienne est surtout détenue par des résidents italiens).

Le modèle général des auteurs correspond donc à des élites politiques qui cherchent dans les deux pays, non sans difficulté, des majorités électorales, « démocratiques », pour soutenir, « légitimer », le néo-libéralisme qui, de toute façon, semble représenter leur visée profonde. Il s’agit de trouver une formule politique permettant de recruter une majorité d’électeurs à cette fin. De fait, ce que les auteurs décrivent, c’est la recherche de ce qu’ils appellent un « bloc bourgeois », c’est-à-dire d’un bloc social dominant prêt à soutenir des réformes institutionnelles néo-libérales. « Les évolutions françaises et italiennes font apparaître des similitudes dans les tentatives pour fédérer un bloc social dominant excluant les classes populaires et soutenant un programme de réformes d’inspiration partiellement néo-libérales. » (p. 106) L’insertion des deux pays dans l’Union européenne ne fait que renforcer cette visée, en ajoutant une contrainte extérieure bienvenue pour les tenants de l’émergence de ce « bloc bourgeois ». Ainsi, pour les trois auteurs, le gouvernement Monti n’est pas le résultat d’un complot européen contre S. Berlusconi (même s’ils citent la lettre comminatoire de la part de la BCE à ce dernier d’août 2011 lui ordonnant de faire des réformes structurelles, p. 84), mais le résultat de cette dynamique interne qui pointe vers l’émergence d’une nouvelle coalition « bourgeoise » des centres au nom de l’Europe (p. 106-111). Il faut bien dire que les rumeurs d’une grande coalition, après les prochaines élections italiennes, entre les partis (PD, PDL, UDC) soutenant actuellement le gouvernement Monti corroborent assez bien leur sentiment. Pour les auteurs, le gouvernement Monti, sous des dehors techniques, ne fait alors que mettre en œuvre les réformes néo-libérales (sur les retraites, le marché du travail, etc.) que S. Berlusconi n’a pas osé faire complètement de peur de s’aliéner l’électorat populaire. Son côté « populiste » bien connu… Quant à la France, leur modèle laisse mal augurer de la trajectoire de l’actuelle législature dominée par le PS.

Jusque là, le discours aura pu paraître un peu abstrait et plaqué sur la réalité. Il se trouve que les auteurs en s’aidant des données de sondage des élections de 2008 en Italie et de 2007 en France essayent de classifier les électeurs dans différents groupes d’intérêts et de quantifier ainsi les rapports de force dans chaque société. Ils opèrent une analyse en classes latentes (p. 132-155), dont je dois dire qu’elle m’a paru affreusement mal présentée du point de la compréhension du lecteur moyen. Sans pouvoir entrer dans les détails, faute de comprendre totalement moi-même les subtilités techniques de la méthode suivie, il m’a semblé cependant un peu étrange que cette dernière amène à distinguer 12 classes latentes en France et 7 en Italie. La description des classes latentes italiennes m’a paru plus cohérente avec ce que je peux savoir par ailleurs des divisions sociopolitiques italiennes que ce que je peux savoir du cas français. Quoi qu’il en soit,  l’idée m’a paru très intéressante d’essayer de réintégrer directement des données individuelles de sondages avec une analyse par groupes d’intérêts socioéconomiques. Cela paraitra sans doute simpliste et arbitraire à de nombreux collègues politistes, mais les auteurs me paraissent avoir le mérite immense de se poser la question des intérêts matériels de chacun tels qu’ils transparaissent dans les attachements exprimés envers telle ou telle institution ou idée. Celle parait basique et suppose un motif égoïste à la base de tout comportement politique, mais le droit de licencier librement intéressera évidemment plus celui qui est susceptible de licencier que celui qui est susceptible de l’être. Étrange, non?

Parmi les faiblesses manifestes de l’ouvrage, j’en pointerais deux.

D’une part, sur le cas français, leur méthode tend à négliger complètement ou presque l’importance du Front national. La plupart des études sur l’électorat français montrent que l’enjeu de l’immigration est indissociable de l’émergence de ce parti. Les auteurs évoquent pourtant l’idée d’un « bloc nationaliste » et essayent de quantifier l’importance possible de ce regroupement (p. 114), mais, comme leur prisme d’analyse est exclusivement socioéconomique et fondé sur les institutions qui encadrent les marchés, elle semble avoir du mal à cerner l’importance  du FN dans la vie politique française des trente dernières années.

D’autre part, les auteurs ne donnent pas d’explication, tout au moins d’explication développée, au choix par les élites politiques, de gauche, de droite ou du centre, de la voie néo-libérale. On hésite un peu à la lecture entre deux éventualités : les élites politiques se sont, de toute façon, convaincues que c’est la voie à suivre, there are no alternative, only democratic delays ; les élites politiques se rendent empiriquement compte que les classes populaires n’ont plus ou pas le poids électoral suffisant pour soutenir un autre bloc social dominant qui ne mettrait pas la néo-libéralisation des institutions à l’agenda.

Quoi qu’il en soit de ces deux critiques, les auteurs me paraissent ouvrir une voie non sans intérêt pour la compréhension de la politique contemporaine. Une affaire à suivre donc.

Une réponse à “B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie.

  1. Première réaction: encore un pas, pour être vraiment au délà de Gramsci! Un bloc social dominant sans idéologie est bien possible, mais cela à mon avis implique la possibilité d’un bloc sociale dominant sans élites (si « élites » n’est pas un autre nom de « meutes »).
    Cette possibilité m’apparait très réelle, en Italie, où il y a une forte tendance vers un capitalisme EN RIEN néolibéral (en France c’est différent).
    Berlusconi est aujourd’hui le répresentant de ce type de capitalisme, et la thèse que Monti a fait ce que Berlusconi n’a pas eu le courage de faire me semble très disputable, voire interne à l’idéologie du Berlusconi I.
    Mais je vais lire le livre, merci.

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