Le 17 septembre 2012 ont été rendus publics les résultats des réflexions sur le « Futur de l’Europe » entre Ministres des Affaires de l’Autriche, de la Belgique, du Danemark, de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Pologne et de l’Espagne. Ils sont présentés, de manière très positive comme il se doit, par Jean Quatremer sur son blog, ou de manière plus neutre par Euractiv. Le texte est disponible en anglais via le Ministère polonais des affaires étrangères ici. Comme on a pu l’apprendre, ce groupe de réflexion, lancé par le Ministre allemand des Affaires étrangères au niveau ministériel, n’a associé le Ministre français concerné que très tardivement dans ses travaux, soit après le changement de majorité en France, et il est fort probable que l’association de notre pays in extremis à ce texte ait surtout visé à ne pas donner le sentiment d’un désaccord franco-allemand sur l’avenir de l’Union européenne.
Comme il était logique, s’agissant d’un texte produit dans de telles circonstances, économiquement difficiles pour l’Europe, par des Ministres des affaires étrangères, il traite essentiellement des problèmes de la zone Euro et de l’UEM d’une part, et de ceux de la Politique étrangère de l’Union d’autre part. On ne s’étonnera donc pas qu’ils proposent pour l’UEM d’aller dans le sens d’une plus grande intégration des politiques économiques et pour la Politique étrangère de même. Sur le fond, j’ai été frappé par la poursuite dans ce texte de la logique asymptotique qui caractérise l’Union européenne depuis qu’on a cru bon de rouvrir le chantier européen avec l’Acte Unique au milieu des années 1980. Ce que j’appelle logique asymptotique, c’est simplement souligner que l’on ne cesse depuis lors de se rapprocher du point de non-retour que serait le passage pur et simple à la (vraie) fédération européenne, moment de l’union parfaite toujours à venir. Celle-ci est toujours évoquée en arrière-plan comme l’horizon indépassable de notre temps (pour paraphraser un autre horizon) depuis le projet Spinelli, mais ce rapprochement s’opère toujours à vitesse fort réduite – à une vitesse finalement si réduite et surtout de manière si compliquée que cela rend l’issue fédérale improbable et qu’on pourrait soupçonner certains de trouver leur avantage dans ce provisoire qui dure. Même face à la situation de crise économique majeure que nous connaissons, on retrouve cette formulation en conclusion du texte des Ministres:
« Finally, we also need to think (sic) about the long-term governance structures of the EU. At the end of a longer process, we need a streamlined and efficient system for the separation of powers in Europe which has full democratic legitimacy. For some members of the Group, this could include the following elements: a directly elected Commission President who appoints the members of his “European Government” himself, a European Parliament with the powers to initiate legislation and a second chamber for the member states. » (p. 8 du document)
Si on était cruel, on pourrait leur rétorquer qu’il serait bien temps effectivement d’y penser… Quoi qu’il en soit de cet horizon fédéral innomé, les Ministres sont donc d’accord pour aller vers des modifications des fonctionnements européens dans le cadre des Traités actuels – ou en faisant éventuellement des modifications limitées de ces Traités -, mais en repoussant de fait à plus tard (possible?) une remise à plat de tout ce système de « gouvernance » (le mot est des plus parlants!) qui permettrait d’établir une « full democratic legitimacy » (légitimité démocratique complète). Comme d’habitude, on continuera donc à attendre Godot-fédération. Ce n’est pas là l’urgence…
De cette prémisse qui mériterait ample discussion, il résulte que les Ministres proposent, soit de continuer sur la lancée des tendances institutionnelles de moyenne période déjà observables, soit de rouvrir des sentiers déjà explorés auparavant. Ils y ajoutent cependant à mon sens une (relative) nouveauté, déjà observable avec le « Pacte budgétaire »/TSCG/ »Traité Merkozy », à savoir une tendance à subvertir l’idée même d’Union européenne comme tout cohérent en remettant en cause la nécessité d’obtenir l’unanimité des Etats pour réviser les Traités.
Les tendances institutionnelles de moyenne période. Les Ministres identifient le renforcement de la légitimité démocratique et de l’accountability avec un accroissement du rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux dans la décision européenne. Ils proposent d’ailleurs un renforcement de la coopération interparlementaire entre Parlement européen et Parlements nationaux, en particulier en ce qui concerne la coordination économique au sein de l’UEM, en créant un « comité conjoint permanent » entre les différents Parlements. Or cette tendance à associer les parlementaires à la décision européenne me semble être à l’œuvre depuis au moins le Traité de Maastricht, et pourtant elle n’a en rien influé sur le sentiment des citoyens européens de ne pas avoir leur mot à dire sur cette même décision européenne. Il faudrait donc avoir le courage d’en conclure que ce n’est pas en « réseautant » encore plus les institutions européennes et nationales qu’on peut espérer que les citoyens se sentiront associés aux décisions européennes qui les concernent de plus en plus directement.
Dans leur domaine de prédilection, la politique étrangère, les Ministres nous proposent tout un plan grandiose et détaillé pour renforcer encore le rôle du Haut Représentant pour la Politique étrangère, en en faisant vraiment la tour de contrôle des rapports entre l’UE et le monde extérieur. Or, depuis que ce rôle institutionnel a été créée dans les années 1990 avec J. M. Solana comme premier titulaire, on ne cesse de lui attribuer plus de pouvoirs formels et de le doter de services bureaucratiques ad hoc, mais il se trouve, qu’à chaque crise internationale majeure, les pays européens ont gardé l’art de se diviser. Plutôt que de « renforcer l’institution », il faudrait déjà oser nommer à ce poste quelqu’un qui ose « casser la baraque » si nécessaire. Les Ministres proposent par ailleurs de passer à long terme au vote à la majorité qualifiée dans le domaine de la politique étrangère de façon à ne pas être bloqué dans une initiative collective par le veto de l’un des pays, mais sont-ils bien conscients qu’en pratique, dans les affaires vraiment stratégiques, aucune « puissance » – puisque telle serait selon eux la vision de l’Union européenne du futur qu’ils promeuvent – ne peut se permettre d’avoir une « cinquième colonne » en son sein, alors qu’elle s’engage dans un rapport de force avec une autre puissance?
Les (presque) vieilles lunes. Constatant comme tout le monde le relatif affaiblissement de la Commission depuis le milieu des années 1990, les Ministres ressortent du placard la vieille idée de réduire la taille de la Commission pour donner à son travail plus d’efficacité, et, puisqu’on est incapable de la réduire (sauf à en discuter à terme…), on imagine un système de « senior Commissioners » et de « junior Commissioners » sur le modèle du Cabinet britannique. Cela a déjà été évoqué parmi les réformes possibles, et, en pratique, c’est en fait déjà le cas, puisque certains Commissaires européens détiennent des responsabilités sur des secteurs bien plus importants que d’autres. Le problème de l’impuissance de la Commission n’est pas prioritairement dans sa structure décisionnelle ou dans son organisation interne, mais bien plutôt dans le fait que l’intérêt général européen qu’elle est censée incarner n’a pas reçu de définition bien exaltante depuis quelques longues années. Ainsi il faut bien constater que l’intérêt général européen tel que le définissent les Ministres en matière de politique économique (p.4) reste des plus exaltants :
« But for certain key economic policy issues of particular relevance for sustainable economic growth and employment and the sustainability of the Eurozone we need the right mix of effective and binding coordination at European level and healthy competition of national systems ( je souligne ) and more effective ways of exchanging best practice. This concerns in particular the functioning of labour markets as well as the sustainability of pension systems. » (p. 4) Une saine compétition entre systèmes nationaux qui imitent leur meilleures pratiques, voilà qui est exaltant… Et l’idée d’unir les forces économiques européennes pour bâtir des champions mondiaux, est-ce que cela ne serait pas cela la vraie priorité?
Autre vieille lune : faire des élections européennes le moment de vérité démocratique de l’Union. Les Ministres proposent que chaque grand parti européen propose son candidat à la tête de la Commission à cette occasion. Celui qui arrive en tête devient Président de la Commission, et il s’appuie sur une majorité parlementaire au niveau du Parlement européen. Fort bien, l’idée date au moins de Jacques Delors au milieu des années 1990. Il se trouve qu’en 2009, J. M. Barroso était très officiellement le candidat du PPE au poste qu’il occupait depuis 2004. Personne, absolument personne, parmi les électeurs européens, ne semble alors s’en être aperçu, et avoir orienté son vote selon ce critère : pour ou contre le renouvellement de J. M. Barroso. Là encore, on s’étonne : comment peut-on imaginer sérieusement en 2012 que des élections qui ont fonctionné depuis 1979 avec une régularité d’horloge comme des « élections de second-ordre », essentiellement nationales, se transforment tout d’un coup en des-élections-vraiment-européennes? Les Ministres évoquent le fait de tenir les élections européennes le même jour (actuellement ce n’est effectivement pas le cas à cause des coutumes en la matière des uns et des autres) et d’attribuer un contingent de sièges de parlementaires européens sur des listes paneuropéenne (idée déjà approuvée par une motion du Parlement européen si je ne me trompe il y a quelques années). Cela ne saurait suffire. Si l’on veut changer le statut de ces élections aux yeux des électeurs européens, il faut complètement en changer la donne, sinon on sera comme d’habitude depuis 1979 dans le faux semblant.
Enfin, le pire pour la fin : l’intégration qui divise. Les Ministres proposent de faire beaucoup plus appel qu’on ne l’a fait jusqu’ici aux possibilités déjà ouvertes dans les Traités de faire de l’intégration à géométrie variable. La presse, en rendant compte des propositions, a ainsi surtout noté que les Ministres évoquaient une différentiation plus marquée des méthodes de décision lorsque celles-ci concernent la seule zone Euro. Ils évoquent ainsi le fait que seuls les parlementaires des pays de la zone Euro seraient consultés pour ce qui concerne les affaires de cette dernière. La proposition des Ministres en ce qui concerne les Traités est la suivante :
« In an EU with 28 or more Member States, treaty reform will be more difficult.( Most members of the Group believe that both the adoption and the subsequent entry into force of treaty revisions (with the exception of enlargement) should be implemented by a super-qualified majority of the Member States and their population.)(nb. entre parenthèses, passage non approuvé par tous les Ministres présents). A large majority of member states should not be restrained of further advancing in integration due to either lack of political will or to significant delays in the ratification processes. A minimum threshold – representing a significant majority of European member states and citizens – should be established for the entry into force of amendments to the European treaties. They would be binding for those member states that have ratified them. » (p.8)
A première vue, d’un point de vue fédéraliste, on pourrait se féliciter de cette évolution, qui éviterait de s’engager à nouveau dans les contorsions juridiques que représente le TSCG. Ce dernier n’a pas été signé par les Britanniques et les Tchèques, mais il concerne en pratique tout le monde, et, à cause de deux refus, son contenu n’a pas pu être intégré directement dans les Traités. Cette disposition reviendrait à établir qu’il existe en Europe une volonté majoritaire qui l’emporte sur le droit de veto d’un État ou de plusieurs Etats. Cependant, avec cette possibilité ultérieure de différentiation du droit européen, on risque fort en pratique, soit de rendre encore plus compliquée qu’elle ne l’est déjà la « gouvernance européenne » à mesure que cette Europe à la carte va s’établir, soit d’aboutir à l’exclusion de facto de l’un ou l’autre membre. Il n’est bien sûr pas difficile de penser à la situation britannique. Il y a quelque humour – si l’on a le sens de l’Histoire – à établir et diffuser en anglais seulement un texte sur l’avenir de l’Europe, texte qui risque fort de conduire nos amis britanniques sinon vers la sortie, du moins sur le banc de touche.
Au total, je doute que ce soit avec de telles grosses rustines qu’on maintienne l’espérance européenne à flots.