Le nouveau livre de l’économiste et géographe Laurent Davezies (La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris : Seuil, 2012) réussit le rare exploit d’être à la fois court et quelque peu redondant. Bien qu’il ne fasse qu’un peu plus de 100 pages, le lecteur même le plus inattentif aura compris l’argument assez vite. Un journaliste m’a expliqué qu’un lecteur ordinaire ne peut comprendre dans un texte qu’une idée générale à la fois. Il semble bien que Laurent Davezies applique « à l’insu de son plein gré » cette méthode dans son livre.
Il nous explique en effet en long, en large et en travers que les conséquences territoriales de la crise économique en cours risquent d’être fort différenciées selon les territoires de la France métropolitaine. J’utilise à dessein l’expression de France métropolitaine, parce qu’à aucun moment, l’auteur, géographe pourtant, ne l’utilise, et l’on verra qu’en fait, c’est une véritable honte de sa part, en raison même de la teneur de sa démonstration.
La thèse générale de L. Davezies est qu’au vu des statistiques (officielles) disponibles (emploi, production industrielle, démographie, etc.), il est possible de construire une division des territoires métropolitains en quatre grandes catégories, selon une double opposition : relation au marché/relation à l’Etat (social); dynamisme/régression.
Il y aurait ainsi une France (métropolitaine) « marchande dynamique » vivant de ses connexions positives aux grands développement en cours dans le marché mondial. Il s’agit de « la France qui gagne » des grandes métropoles (Paris et la plupart des très grandes villes du pays). La partie la plus éduquée de la population s’y concentre, et c’est là que se matérialisent sur un espace géographique réduit les gains d’agglomération et les opportunités de toute nature. En somme, Fier d’être lyonnais! Il y aurait à l’inverse une France « marchande en difficulté » subissant de plein fouet ces mêmes développements du marché mondial : celle-ci correspond essentiellement à la France des villes moyennes du nord-est du pays, aux habitants en moyenne faiblement éduqués, tentés en plus par le vote FN. Là où la grande et belle industrie de nos aïeux et même encore de nos grands-parents s’était localisée au XIXe siècle, ou éventuellement s’était délocalisée après 1945, c’est là, avec la présente crise, que s’opèrera dans les années à venir la débâcle finale. Celle-ci fait suite à un déclin engagé au début des années 1980, qui continue imperturbablement au fil des décennies et que la présente crise engagée en 2008 ne fait que compléter. Ainsi, un jour prochain (2020? 2025?), si je puis me permettre d’anticiper quelque peu, PSA fermera sa dernière usine du côté de Mulhouse… comme, jadis, les usines textiles et les mines fermèrent dans le Nord. Vae victis. Il y a ensuite la France « non marchande en difficulté », désormais dépeuplée, guère reliée directement aux soubresauts du marché mondial, puisqu’elle vit essentiellement d’emplois publics (résiduels), de (petites) retraites paysannes, commerçantes, artisanales et ouvrières, et de quelques résidus d’activités économiques privés : cela, globalement, recouvre la célèbre « diagonale du vide » (nord-est/sud-ouest). La France précédente risque bien de ressembler à cette dernière à terme. Enfin, il y a une France « non marchande dynamique », essentiellement localisée vers l’ouest et le sud-ouest, mais aussi au sud-est, du pays. Elle a réussi à concilier depuis les années 1980 une faible insertion dans les soubresauts du marché mondial et un étonnant dynamisme économique et démographique : pour caricaturer (à peine) le propos, c’est la France qui vit à la fois de la manne publique et des bonnes retraites des ex-cadres du reste de la France, venus s’y installer pour bénéficier du bon air de l’Atlantique – ou, aussi du bon air de la Méditerranée.
L. Davezies s’inquiète, non sans raison évidemment, du fait que l’atténuation des effets sociaux de la crise économique ouverte à la fin des « Trente Glorieuses » ait reposé depuis le début des années 1980 sur les emplois publics et sur la redistribution territoriale des revenus liés aux aides sociales et au système de retraite par répartition. De fait, si les aides sociales diminuent, si les retraites se font aussi tardives que minuscules, si de nouveaux emplois publics ne peuvent plus être créés ou si ceux qui existaient disparaissent, les territoires déjà les plus en difficulté vont connaître des heures particulièrement sombres, et l’avenir de la France non marchande dynamique devient lui-même fort incertain. Il laisse quand même un peu d’espoir à cette dernière dans la mesure où elle semble, par certains côtés, avoir développé des potentialités autonomes de développement.
La thèse de L. Davezies ne manque pas de pertinence, mais il n’est cependant sans doute pas le premier à se rendre compte que l’espace métropolitain connait une insertion fort différentiée dans la mondialisation, que l’État-Providence y joue un rôle intégrateur, que la crise financière de ce dernier risque de ne pas améliorer la situation. Cependant, je suis ressorti fort énervé de cette lecture.
Premièrement, avec un tel modèle qui insiste (à raison) sur l’importance de la redistribution étatique (via les emplois publics et les revenus de transfert) pour la santé des territoires et aussi sur les caractéristiques hétérogènes de ces mêmes territoires en matière d’insertion dans le marché mondial, il m’a paru extrêmement choquant que la question de la France d’outre-mer ne soit même pas évoquée. Elle se pose pourtant, et, dans des termes sans doute semblables à ceux utilisés dans l’ouvrage lui-même. Si l’on admet le modèle de l’auteur selon lequel ce sont les grandes métropoles (Paris, Lyon, Lille, etc.) qui vont tirer la croissance française dans les années à venir, force est de supposer que la France d’outre-mer sera dans une situation particulièrement dégradée de ce point de vue. Lorsqu’on publie un ouvrage d’inspiration géographique dans une collection intitulée « La République des idées », il serait bon de ne pas oublier que la République française ne se réduit pas à la métropole ou à l’hexagone selon le terme que l’on préférera.
Deuxièmement, en dehors d’une mise en garde et d’un diagnostic lugubre, que suggère l’économiste et géographe? Il constate (là encore à juste titre) que la mobilité des individus dans l’espace français demeure, surtout pour les personnes les moins qualifiées, une mobilité de proximité : on quitte sa petite ville industrielle en crise pour la ville moyenne d’à côté en déclin un peu moins prononcé. Les obstacles à la mobilité sont indiqués (par exemple les coûts des transactions immobilières, la saturation du marché locatif dans les métropoles, etc.), et quelques remèdes sont proposés, mais tout cela m’a paru bien prudent. Surtout, comme le montre sa conclusion, il décrit une sorte de trade-off territorial en cours : si la France veut profiter de la mondialisation, elle doit s’appuyer sur ses métropoles – et, en pratique, ne pas charger d’impôts et de taxes les acteurs économiques modernes qui y opèrent. Laissez-y « les Pigeons » s’envoler, Messieurs les gouvernants! Mais, si l’Etat-Providence au sens large devient incapable de redistribuer, cela signifie pour de vastes parties du territoire un désastre social encore inédit . L. Davezies en semble lui-même un peu effrayé et suggère simplement qu’une partie au moins de la France délaissée par les bonnes fées de la mondialisation s’efforce de devenir marchande.
Mais que suggère-t-il pour effectuer cette contre-attaque? Peut-être ne se pose-t-il vraiment les bonnes questions?
Soyons en effet un peu radical : pourquoi les retraités qui en ont les moyens économiques vont-ils dans certains lieux plutôt que d’autres? Pourquoi la métropole de Lille semble désormais s’être rebranchée à la mondialisation de manière positive et un peu moins celle de Marseille? Pourquoi des petites villes du centre semblent en déclin irréversible? Ne doit-on pas s’interroger sur les causes de ces attraits et de ces déclins?
Plus encore, son modèle ne vient-il pas simplement entériner le réel dans un vaste certificat de décès économique adressé à l’ensemble des habitants de ce pays qui ont le malheur de ne pas être assez qualifiés et/ou de ne pas habiter au bon endroit? L’avenir (radieux?) est promis aux « bobos » innovants et créatifs des métropoles, et les prolétaires des Ardennes, de Bourges, de Montbéliard et de la Haute-Savoie n’ont plus qu’à préparer leur mouchoirs et attendre gentiment la mort en profitant du RSA d’abord et du minimum vieillesse ensuite.
Bref, tout cela ne nous avance guère…
Ps. Une autre note de lecture sur le même livre, sur le site Non fiction sous la plume avisée de Yolaine Vuillon – une collègue du centre de recherche auquel j’appartiens (UMR PACTE), mais que je ne connais pas personnellement. Le lecteur notera la convergence (partielle) des propos, avec une plus grande insistance sur le mépris de l’auteur envers les questions écologiques. Ma collègue a remarqué, comme moi, que le livre manque d’espérance, et qu’il tend à accepter bien vite le triste état des choses qu’il décrit avec une délectation qu’on pourrait qualifier de morbide si on voulait faire avant-dernier siècle.
Bonjour,
Merci pour cette nouvelle note de lecture. J’hésitais à faire l’acquisition de l’ouvrage et votre avis semble confirmer mes doutes. D’ailleurs pour rebondir sur certaines de vos remarques :
– Sur l’absence de perspective et le peu de solutions, c’est peut-être pour mieux préparer un second livre…
– ou, plus sérieusement, rendre les lecteurs et/ou les personnes mises au courant des tendances à l’oeuvre que le plus dur reste à venir et qu’il faudra plusieurs « chocs » (de compétitivité, etc.) pour essayer de mieux répartir les activités, etc. Il me semble que l’économie géographique (entre autres) suggère, dans certains de ces travaux, que les « déserts » ne sont pas voués à le rester mais peuvent devenir des pôles dynamiques. C’est d’ailleurs ce dont vous parlez à propos de Lille.
– Une question un peu en marge pour terminer : l’oubli de l’outre-mer indique-t-il un manque de relecture et/ou de relecteurs ? Une telle « gaffe » est en effet surprenante… mais peut-être assez fréquente dans les ouvrages ?
@ Mat : en fait, c’est déjà le second livre de cet auteur dans la même collection de la « République des Idées ». Un premier livre avait paru en 2008. C’est un peu un défaut de la collection d’ailleurs, se contenter de diagnostics sans claires solutions proposées.
L’oubli de l’outre-mer ne tient pas tant sans doute à un problème de relecture qu’au fait que la plupart des auteurs français contemporains semble ignorer son existence. C’est un paradoxe de notre pays : contrairement à la plupart des autres anciens pays coloniaux européens, nous avons encore un outre-mer important, mais nous sommes bien en peine de l’intégrer réellement à la « communauté imaginaire » nationale. Davezies n’est pas le seul à « l’oublier » ou à le mettre dans une case à part. Le traumatisme de la décolonisation du reste de l’Empire colonial français a fait qu’il semble impossible de réfléchir vraiment à notre outre-mer – qui, pourtant, existe et devrait avoir les mêmes droits et devoirs que le reste du territoire.
C’est juste que, pour l’Outre-mer, l’auteur utilise une technique de communication avancée, sur le modèle suggéré récemment par Gérard Longuet.
@ vince38 : j’ai eu du mal ta remarque dans un premier temps… et puis j’ai compris! Du coup, je dis « effectivement », mais « à l’insu de son plein gré », ce qui n’excuse rien.
L’analyse n’en demeure pas moins pertinente et bien plus subtile que cet article ne le présente.
L’oubli de la France d’outre-mer peut paraître scandaleux, mais ces territoires en difficulté ont des statistiques incomparables à celles de la France métropolitaine; je suppose que c’est un choix méthodologique, mais, certes, ce livre aurait pu être plus ambitieux.
Quant aux solutions, M. Davezies réalise des études prospectivistes pour l’aménagement des territoires, je suppose donc que c’est un choix délibéré d’avoir limité son ouvrage au diagnostic.
Cet ouvrage à la banalité apparente soulève des réalités et des enjeux de taille que les politiques publiques ne semblent toujours pas prêtes à affronter.
@Antinéa : je ne conteste pas le diagnostic en lui-même, mais le fait qu’il n’apporte pas de solutions justement aux politiques. Ces derniers ne manquent pas seulement de courage, mais ils sont en manque d’idées, de cheminements pratiques et réalistes pour se sortir des difficultés qu’ils rencontrent. Par ailleurs, l’oubli de la part d’un géographe de la réalité ultra-marine de la France comme État me parait inacceptable, au moment où justement la « couleur » des habitants d’un territoire de la France métropolitaine n’est sans doute pas indifférente aux inégalités territoriales en terme d’emplois et de services publics que l’on constate par ailleurs (par exemple au sein de la grande région parisienne, ou au sein de la ville de Marseille).