[Post enrichi le lundi matin, 17 mars 2013]
Chypre, comme prévu depuis des mois et des mois, va donc être « aidé » par ses partenaires européens de la zone Euro par une de ces opérations géniales qui sont censées sauver la zone Euro (cf. le résumé par les Échos) . Je ne doute pas un seul instant de la volonté des Ministres de l’Eurogroupe de vouloir la sauver, mais je commence à trouver qu’ils ont vraiment l’art de prendre les mauvaises décisions. En effet, une des conditions de cette aide à ce petit pays, par ailleurs honorablement connu de la planète entière comme un paradis fiscal ensoleillé à la douceur de vivre enchanteresse, m’a fait blêmir quand j’en ai pris connaissance : en effet, les dépôts dans les banques chypriotes devraient subir si l’accord va à bon port une taxe de pas moins de 6,75% sur les comptes de moins de 100.000 euros, et une taxe de 9,9% sur les montants dépassant ce seuil. Paul Krugman a l’air de ne pas en croire ses yeux. Il y voit une invitation au bank run général en Europe du sud. On peut certes comprendre la logique comptable de cette décision de l’Eurogroupe qui évite de trop devoir prêter d’argent à Chypre et qui rend en principe la dette chypriote lourde mais soutenable, mais, pour ce qui est de l’image de l’Union européenne dans cette crise, c’est encore un désastre de plus… Non ho parole.
Il m’avait en effet semblé que toute une partie de l’action des autorités européennes depuis 2008 avait justement consisté à rassurer les déposants dans les banques européennes, à les assurer qu’en tout état de cause, leur argent ne serait pas perdu en cas de difficulté économique de leur banque. L’Union européenne s’était même fendue d’une règle nouvelle tendant à homogénéiser le montant garanti par chaque État membre à un niveau de 100.000 euros, justement afin de rassurer les déposants (ordinaires) partout en Europe, afin d’éviter que ces derniers fuient leurs banques nationales considérées comme potentiellement insolvables et profitent de la liberté que leur offre par ailleurs l’Europe d’aller placer leurs dépôts dans les pays les plus sûrs. Comme tout étudiant en économie bancaire l’apprend (en principe), la nécessité d’une garantie étatique des dépôts (ou d’un équivalent privé appuyé sur garantie étatique) est l’une des leçons majeures de ce qui s’était (très mal) passé dans les années 1930, aux États-Unis en particulier. Si cette garantie n’existe pas ou si les déposants ordinaires doutent de cette garantie, c’est en cas de crainte (fondée ou infondée) du public d’un défaut bancaire, le bank run, la faillite par illiquidité assurée pour la plupart des banques, puisque tout le monde va vouloir retirer en même temps ses dépôts à vue.
Et, là, que fait l’Eurogroupe? Il négocie un plan avec les autorités chypriotes, où une taxe de 6,75% (certes remboursée en actions des banques chypriotes, mais accompagnée en plus d’un blocage des intérêts de ces mêmes dépôts) vient amputer les dépôts à vue de moins de 100.000 euros (c’est-à-dire d’un montant situé entre 1 centimes d’euros et 100.000 euros). Certes, on peut dire par légalisme que la garantie des dépôts de moins de 100.000 euros en cas de faillite des banques n’a pas à jouer, puisque les banques chypriotes ne font pas faillite justement grâce à l’aide de l’Eurozone, et que le gouvernement chypriote « souverain » peut taxer tout ce qu’il veut pourvu que le parlement chypriote l’approuve, mais, du point de vue de n’importe quel déposant ordinaire dans un pays de la zone Euro, cela veut dire que l’Eurogroupe est prêt à accepter cela : une confiscation pure et simple de tout ou partie des avoirs les plus liquides de tout un chacun, y compris des plus pauvres, pourvu qu’il ait un compte dans une banque en difficulté. L’Italie avait recouru à une telle manœuvre en 1992 de taxation des dépôts bancaires, me semble-t-il, et à un niveau très faible (moins de 1%?) – et, seulement, pour des motifs strictement fiscaux. Je me souviens encore du sentiment d’injustice extrême des personnes qui avaient subi ce prélèvement, petit par comparaison à celui qui est proposé aujourd’hui. Une telle confiscation étatique sur la monnaie scripturaire met en doute toutes les certitudes sur la stabilité des règles élémentaires de la vie sociale que l’on peut avoir. Je peux imaginer ce que cela peut donner à Chypre à un tel taux (6,75%) – surtout qu’en plus, le nouveau gouvernement chypriote leur avait, semble-t-il, promis que cela n’arriverait jamais.
Il parait en plus selon la presse internationale que cette mesure résulterait de la volonté des négociateurs chypriotes d’alléger ainsi la ponction sur les gros comptes (à l’origine plutôt douteuse) afin de préserver l’avenir de Chypre comme place de la finance internationale. Si cette explication se révèle exacte, honte sur les autres Ministres de l’Économie qui ont accepté un tel calcul des actuelles autorités chypriotes.
D’une part, en avalisant une telle proposition, ils ont mis en danger l’ensemble de la crédibilité de la garantie à 100.000 euros dans l’Eurozone. Comme l’écrit la très conservatrice FAZ ce matin, « Die Garantie der EU für Bankeinlagen bis 100000 Euro ist das Papier nicht wert, auf dem sie steht. » [La garantie européenne des dépôts bancaires jusqu’à 100.000 euros ne vaut même pas le papier sur laquelle est écrite.] (FAZ, Holger Stelzner, analyse du 17/03/13). Les autorités européennes auront beau dire ensuite que Chypre est un « cas particulier » – c’est-à-dire implicitement un immonde repaire de voyous, gangsters et autres délinquants, il restera que des déposants qui ne sont pour rien dans cette situation parce qu’ils ne sont pas des financiers véreux, des voyous internationaux, ou des petits génies de l’évasion fiscale, seront taxés à 6,75%. Et cela va se savoir : Chypre est une ancienne colonie britannique, la nouvelle va faire donc le tour du monde sans problèmes. Le plus drôle, c’est que les mêmes Ministres de l’économie discutent parallèlement d’Union bancaire après 2014, avec justement l’idée de rassurer tout le monde sur les dépôts. Eh bien, nous voilà rassurés… Il n’y aura donc que les imbéciles pour ne pas placer leur argent en Suisse, en Norvège, au Canada … En plus, pour ce qui est des gros dépôts, logiquement, ce qui restera après la ponction prévue (90%) va sans doute fuir à grande vitesse électronique ailleurs – ce qui va sans doute contraindre Chypre à établir une forme de contrôle des changes. L’île va se retrouver en dehors du « marché unique » européen, tout au moins du point de ses relations financières avec le reste de la zone Euro. La Présidente (britannique et libérale) de la Commission économique et monétaire du Parlement européen, Sharon Bowles, n’y va pas par quatre chemins dans sa déclaration à la presse (extraits):
« This grabbing of ordinary depositors’ money is billed as a tax, so as to try and circumvent the EU’s deposit guarantee laws. It robs smaller investors of the protection they were promised. If this were a bank, they would be in court for mis-selling.
The lesson here is that the EU’s Single Market rules will be flouted when the Eurozone, ECB and IMF says so. At a time when many are greatly concerned that the creation of the ‘Banking Union’, giving the ECB unprecedented power, will demote the priorities of the Single Market, we see it here in action.
Deposit guarantees were brought in at a maximum harmonising level so that citizens across the EU would not have incentive to move funds from country to country. That has been blown apart. »
D’autre part, il m’échappe tout de même un peu que pas un de ces Ministres n’ait soulevé la question de justice évidente que cela pose, à savoir taxer y compris les tous petits dépôts – serait-ce alors que les 16 autres Ministres pensaient vraiment par devers eux que tous les détenteurs de compte courant à Chypre n’ont là que ce qu’ils méritent? Ou encore, « salauds de Chypriotes, vous allez tous en baver? » Et, puis, pas un de ces Ministres ne s’est demandé ce qu’il adviendrait des entreprises chypriotes non-financières (agricoles, artisanes, commerciales, industrielles, etc.) qui perdraient autant d’argent d’un coup? Cela reste mystérieux, pour moi en tout cas.
En outre, si vraiment le but du gouvernement chypriote actuel est de continuer à jouer le rôle de paradis fiscal au sein de la zone Euro, comment se fait-il qu’aucun Ministre de l’économie n’ait osé lui expliquer par a+b que le développement de son pays ne passerait désormais plus par là? Finita la commedia. La taxe sur les bénéfices des entreprises passe certes de 10% à 12,5%… mais, après tout, n’y avait-il pas là l’occasion de tuer un paradis fiscal? Je croyais que l’Union européenne était contre les paradis fiscaux… Un pays peut-il vivre principalement de l’évasion/optimisation fiscale dans une communauté d’États qui se veulent solidaires? N’aurait-il pas été alors plus légitime de faire faillite à toutes les banques chypriotes – dont le business model est visiblement dépassé! -, et de ne rembourser les dépôts jusqu’à 100.000 euros que des seuls résidents et sans doute un peu plus pour les entreprises locales non financières? Et exit le paradis fiscal! Cela aurait-il vraiment coûté plus cher aux autres Etats?
Quoiqu’il en soit, on peut encore espérer à cette heure, pour le respect des petits déposants qui n’y sont pour rien, à Chypre et ailleurs ensuite, que le Parlement chypriote rétablisse la protection des dépôts jusqu’à 100.000 euros en augmentant la taxation au dessus de 100.000 euros, mais il restera que l’Eurogroupe aura avalisé une telle décision funeste. C’est, en un sens, incompréhensible – du moins, si l’on suppose que les Européens ont un avenir commun à bâtir… , et pas seulement des comptes à régler.
Sans compter une panique générale possible des déposants dans toute l’Europe du sud…
Ps 1. Éditorial infâme de Bernard Guetta ce matin, lundi 17 avril 2013, sur France-Inter qui n’insiste que sur le seul aspect des épargnants « russes » qui perdent des plumes dans l’accord… , et oublie totalement et volontairement l’aspect de mise en danger générale de la garantie des dépôts bancaires européens de moins de 100.000 euros.
Ps 2. Voir la synthèse de Jacques Sapir sur le sujet.
Ps 3. A mesure que les commentaires se font plus élaborés au fil des heures, tous les économistes, d’horizons très différents, semblent affligés par une telle décision, surtout sur les petits dépôts bancaires. Cf. Charles Wyplosz dans le genre sérieux et argumenté, et Georges Ugeux dans le genre plus à la Molière, « on nous vole, on nous spolie ». On risque la panique générale, il va suffire d’un rien pour qu’elle se déclenche ou pas. Il n’est pas clair non plus de savoir qui a voulu taxer les petits déposants… voir l’article du WSJ. Il va y avoir du travail pour les historiens… personne ne voudra reconnaître son rôle dans cette décision grandiose, morale, et bienvenue.
Pingback: Chypre ou retour à la case départ... | pratclif | Scoop.it
Je cherche à comprendre cette décision. Pour moi on peut avancer deux facteurs comme hypothèses.
1. La taille exagérée du système bancaire chypriote et du montant du bail-out initial (17mill. demandés, 10 obtenus) par rapport à sa population et surtout son poids politique dans l’UE qui rend impossible pour les représentants tout poids dans la négociation (déja que l’Irlande a du mal a exister avec des caractéristiques similaires mais moins exagérées). Je vois d’ici les réunions EFC et Eurogroupe où les représentants excédés ne veulent plus payer pour un pays du sud à l’économie surfinanciarisée. Mais aussi dans le milieu des banquiers centraux : la BCE n’avait pas hésité à faire planer le risque d’une faillite totale de la Grèce en cas de décote des bonds du Trésor (qui est finalement arrivée mais sous forme très réduite par rapport au projet initial). Bien que les derniers rapports journalistiques semblent indiquer que la BCE soit contre cette option, le fait qu’elle ne soit pas intervenue de manière plus décisive sur l’espace public semble indiquer qu’elle n’accorde pas trop d’importance au dossier.
2. Une naïveté incroyable que, du fait de la taille et du poids politique du pays, cette décision n’ait que peu de saillance sur l’espace public. En gros, on ne s’attendait pas à ce que le FT ouvre un blog live pour suivre l’histoire (ce qui vient de se passer).
Si cette dernière hypothèse est vraie, je pense d’ailleurs qu’on peut s’attendre à un revirement de la part de l’Eurogroupe dans les jours à venir
@clementfontan : sur le point 2/, le revirement (pas complètement clair) de l’Eurogroupe est venue dans le début de soirée d’hier lundi. En même temps, comment est-ce que des responsables de haut niveau ou leurs conseillers peuvent ignorer le rôle et la place de Chypre dans cette région du monde? La réaction de la presse anglo-saxonne s’explique déjà par le fait que Chypre est une ancienne colonie britannique, a encore une garnison britannique dans des bases, et en plus abrite pas mal de retraités de Sa Très Gracieuse Majesté… qui ont pour partie leurs comptes dans ces banques chypriotes grecques. La veuve de colonel britannique installée à Chypre pour réchauffer sa vieille carcasse, il aurait fallu y penser avant!
Oui, mais je te rappelle que les représentants UK ne font pas partie de l’Eurogroupe et de ces réunions, d’où peut être cette mis-perception, je te signale aussi un article de R.Atkins qui s’interroge aussi sur le loupé de la BCE qui avait jusqu’ici fait en sorte que les décisions Eurozone collent avec les attentes des marchés (et qui a déclenché le plan d’aide en imposant une deadline et en refusant de continuer à refinancer les banques chypriotes par sa procédure de liquidité d’urgence?). Il n’arrive pas à trouver plus d’explications que moi et suppose que la BCE a soit lâché l’affaire soit n’est plus arrivé à calculer correctement les conséquences. http://www.ft.com/intl/cms/s/0/b790219a-909b-11e2-a456-00144feabdc0.html#axzz2O4PnKXCD
@ clementfontan : en tout cas, on dirait bien que les Britanniques jouent sur ce coup-là, le coup : « on vous l’avait bien dit, les continentaux sont des irresponsables, qui n’y comprennent rien », sans proposer d’ailleurs de solution.
Pour ce qui est de la BCE, peut-être est-ce là sa première grosse erreur depuis 2008. Ou est-ce que, de toute façon, elle ne pouvait pas empêcher que les Allemands et les Chypriotes en viennent aux mains, tant les intérêts des deux majorités gouvernementales y sont incompatibles. Si Merkel veut vraiment en finir avec ce paradis fiscal, il ne va pas se laisser faire sans combattre. Il y a ici un effet de séquence : les Chypriotes ne sont pas près à accepter ce qui a été fait en pratique aux Grecs.