L’économiste Jean-Paul Fitoussi vient de publier un nouveau livre à destination du grand public cultivé, intitulé Le théorème du lampadaire (Paris : les Liens qui Libèrent, 2013). Pour les familiers de la pensée de l’auteur – un économiste keynésien, partisan d’une Europe fédérale, attentif au destin des plus pauvres des citoyens – , sa lecture, très facile au demeurant, n’apportera pas grand chose de neuf. Il constitue par contre un bon résumé de l’état actuel de sa pensée et, si j’ose dire, il s’offre aussi comme preuve donnée aux jeunes générations (les moins de 30 ans), qu’il y a eu des gens qui n’ont cessé de prévenir depuis des décennies que les choix faits pour l’économie mondiale, européenne et française, étaient mauvais, mais qu’ils n’ont pas été entendus.
Le livre part de la même prémisse que celui de John Quiggin, Zombie Economics, que J. P. Fitoussi cite d’ailleurs avec faveur – et qui vient d’être traduit en français sous le titre Economie Zombie. Pourquoi les mauvaises idées ont la vie dure (Paris : Saint Simon Editions, janvier 2013). Comment se fait-il que les idées néo-libérales qui ont mené au désastre de la crise financière et économique en 2007-08 continuent imperturbablement à régir les politiques publiques en 2011-13, alors même que de très nombreux indices montrent que ces idées sont fausses empiriquement, injustes moralement, et inefficaces économiquement? Cela donne le titre de l’ouvrage: comme le fou qui cherche dans la nuit son chapeau perdu dans la lumière du lampadaire, parce que c’est le seul endroit où il y voit quelque chose, les décideurs occidentaux et les économistes qui les conseillent continuent à s’enferrer dans l’erreur et à ne pas trouver la voie de la sortie de crise, tout particulièrement en Europe. J’ai lu ce livre en même temps que je suivais les développements de la crise de la zone Euro dans son épisode chypriote, et il faut dire que cela m’a donné le sentiment que J. P. Fitoussi pouvait sans problème ajouter ce chapitre à son dossier. Cela colle parfaitement.
Le livre, d’une lecture agréable comme je l’ai dit, est organisé simplement : les premiers chapitres (1, 2 et 3) expliquent (encore une fois) comment la financiarisation sans entraves depuis les années 1970 nous a amené à la crise économique de ces dernières années ; les suivants (4, 5 et 6) traitent de la crise européenne en cours; et, enfin, le dernier chapitre (7) est consacré à un résumé des thèses de l’auteur sur la mal-mesure actuelle de la croissance et sur l’oubli de l’objectif final de bien-être humain par l’économie contemporaine (et, par suite, par les décideurs politiques).
Comme keynésien, J. P. Fitoussi rappelle encore une fois qu’avec une lecture keynésienne de Keynes (et non pas avec l’une ou l’autre déviation néo-classique de ce dernier), la crise actuelle est lisible sans trop de difficultés, mais que toute l’évolution académique de la science économique allait jusqu’à récemment dans une direction contraire. En tant qu’ancêtre, si j’ose dire sans y mettre offense, l’auteur souligne assez bien la panne de transmission qu’a connue dans les années 1970 la tradition keynésienne et la perte de savoir qui s’en est suivie. Du coup, selon lui, sous des formes très sophistiquées, nous voilà revenu en fait à la bonne vieille économie politique pré-keynésienne, à la Treasury View britannique des années 1920, mais sous une forme formellement très sophistiquée. En particulier, le message de Keynes sur l’incertitude radicale du futur économique s’est perdu en route au profit de la croyance, presque naïve mais pragmatiquement utile aux acteurs financiers, en la maîtrise des risques de l’avenir via des instruments financiers conçus à cet effet.
Comme fédéraliste européen, J. P. Fitoussi souligne, après des dizaines d’économistes de toute obédience, que la constitution économique de la zone Euro est absurde avec sa politique monétaire européenne et ses politiques budgétaires nationales, que les Etats membres de la zone Euro ne se sont pas rendus compte en signant le Traité de Maastricht qu’ils devenaient ainsi dépendants pour leur financement en dernier recours d’une banque centrale que nul d’entre eux ne contrôlait plus, que toutes les réformes de la gouvernance économique depuis 2010 renforcent en fait cet aspect en soumettant les politiques budgétaires nationales à un centre non élu, non responsable, mais aussi incapable de mener lui-même une politique budgétaire stabilisatrice, qu’il est logiquement impossible que tout le monde dans l’ensemble européen devienne un exportateur net et un créditeur net comme l’Allemagne pour des raisons à la fois internes et externes à l’Union européenne, et surtout que toutes ces évolutions tendent à nier tout poids aux souverainetés nationales des peuples sans les remplacer par une souveraineté européenne du peuple européen. Plus concrètement, pour le futur proche, il montre que, si chacun fait de l’austérité chez soi, à la fois par le jeu du multiplicateur budgétaire dans une période de stagnation, et en raison des importants échanges internes à la zone Euro qui en démultiplient l’effet national, on devrait réussir une belle récession.
Comme penseur attentif au sort des plus désavantagés des citoyens, il met en cause deux mesures actuelles de la performance économique : le PIB comme étalon de toute réussite et la dette publique comme risque majeur à éviter. Pour le PIB, il fait justement remarquer qu’un PIB qui augmente pour tous dans une situation de résorption des inégalités salariales ou des inégalités de revenu et un PIB qui augmente pour quelques-uns dans un contexte de montée des inégalités salariales, des inégalités de revenu et de patrimoine n’a pas la même signification en terme de bien-être. C’est un peu une lapalissade désormais, mais il relativise ainsi le dernier miracle économique allemand : certes, il y a eu de la croissance depuis 2003 (réformes Schröder), mais avec une très nette augmentation des inégalités de revenu et de patrimoine, et surtout la résorption du chômage résulte largement de l’autre côté du Rhin de la montée en puissance numérique des « travailleurs pauvres ». Du point de vue de la dette publique, J. P. Fitoussi souligne que sa réduction (à fin de la rendre soutenable financièrement), comme prévu dans le dernier Traité européen en date, revient souvent à sacrifier tout de suite les bases de la croissance future en coupant dans des dépenses porteuses d’avenir : en effet, si l’on réduit l’argent consacré à l’éducation, à la formation, à la recherche publique, aux investissements, etc., on réduit de fait la croissance potentielle à venir. C’est pour le coup une réflexion proche de l’économie néo-classique standard : si vous n’investissez pas dans votre éducation ou si l’État ne le fait pas pour vous lors de l’obligation de scolarité (« capital humain »), vous serez moins productif par la suite. Il n’y a pas en plus de rattrapage possible. Certes, vous ne serez pas endettés comme génération, mais vous serez un producteur de piètre qualité. Plus généralement, J. P. Fitoussi ne peut que faire remarquer que le chômage ne semble pas être une préoccupation majeure des dirigeants – alors qu’il le reste pour une majorité de citoyens.
Au total, le livre présente une version, qu’on dirait en jargon de la science politique, « constructiviste » de la poursuite des politiques d’hier et d’avant-hier au cœur de la crise actuelle. Ce sont les idées erronées des économistes néo-classiques qui mènent encore et toujours la barque. Il y a énormément d’analyses qui vont dans ce sens en particulier en démontrant que la profession des économistes s’est majoritairement convertie à une vision de l’économie où les intuitions de Keynes sont totalement ignorées, et où le fond de sauce reste, malgré toutes les sophistications formelles, irrémédiablement néo-classique. Tout aussi classiquement, un politiste rajouterait à cette vision par les idées, une approche par les intérêts (« A qui le crime profite-t-il? ») et une approche par les institutions (« Dans quelle chambre de l’hôtel le crime a-t-il été commis? A quelle heure? Qui y avait accès? »). Dans le cas présent, on pourrait tout aussi bien insister sur le poids politique des secteurs financiers dans les économies occidentales et de toutes les entreprises privées qui comptent bien profiter de la situation de retrait de l’État; on pourrait aussi souligner que le problème décrit par J. P. Fitoussi ne semble s’exprimer dans toute leur plénitude qu’en Europe – ce qui fait des institutions européennes actuelles un suspect tout désigné. En effet, aux États-Unis, certes il y a le sequester en cours, mais la Réserve Fédérale vient de se donner publiquement un objectif de taux de chômage maximum (à 6,5%), ce qui constitue tout de même une rupture intellectuelle majeure avec le consensus précédent ; au Japon, le nouveau gouvernement libéral-conservateur semble bien décider à en finir avec la déflation, whatever it takes. Un pays comme le Brésil semble bien avoir des objectifs de bien-être pour ses populations défavorisées, et avoir des visions à long terme en matière d’éducation. La Chine cherche elle à qualifier à un niveau supérieur sa population comme jamais auparavant. Les idées zombie concernent donc surtout les pays européens.
D’une manière plus personnelle, j’ai fini par me dire à la lecture du livre que J. P. Fitoussi se trompait peut-être complètement. En effet, il suppose dans son livre que les décideurs sont aveuglés par leur manière néo-classique de penser l’économie, et qu’ils s’enferrent parce qu’ils croient sincèrement (par bêtise du savant sûr de lui) que cela va permettre d’augmenter le bonheur de tous, tout au moins à terme. Plus généralement, J. P. Fitoussi souligne que nous manquons des instruments de mesure de la société qui permettent de prendre les décisions qui importent pour le bonheur des gens ordinaires (cf. le compte-rendu du livre par Philippe Arnaud dans le Monde Eco&Entreprises du 26 mars, p.9., qui insiste sur ce point). Et, si, par hypothèse, les décideurs savaient très bien ce qu’ils font – tout au moins certains d’entre eux? En effet, si on pousse à leur limite les tendances que J. P. Fitoussi décrit, l’Europe devient un ensemble de sociétés très inégalitaires sans services publics ou sociaux d’aucune sorte, sans dettes publiques, sans chômage au sens actuel du terme, et, aussi, via l’Europe telle qu’elle est, sans plus aucun poids de la masse dans la décision publique. On arrive, si j’ose radicaliser les choses ainsi, jusqu’à Dubaï! Les maîtres et les esclaves. Or qu’est-ce que c’est agréable Dubaï pour les élites locales de cet îlot de prospérité réservé aux maîtres des lieux! Une vraie société libre pour les élites, avec une masse de travailleurs obéissants sans droits. Personne pour se plaindre, pas de syndicats, et surtout pas trop de problèmes posés par les gens trop intelligents pour obéir…, et en même temps, la prospérité, le luxe, peut-être même la volupté.
Cette hypothèse, peut-être saugrenue, m’est venue en suivant la politique britannique. Le Parti conservateur tient mordicus à réduire la taille de l’État lors de cette crise, alors même qu’il n’existe pas dans ce cas les problèmes inhérents à l’appartenance à la zone Euro et que, par ailleurs, la Banque d’Angleterre mène une politique économique hétérodoxe très inflationniste. Les résultats en terme de croissance sont médiocres, et les indicateurs sociaux du pays, qui n’étaient déjà pas bons avant la crise, deviennent encore pires (par ex. pauvreté infantile). Cela paraît bougrement stupide. Mais cela le parait moins du point de vue anthropologique : c’est là pour les élites (conservatrices) une belle façon de punir de leur outrecuidance toute cette plèbe qui voulait avoir des droits depuis trop longtemps. Que les enfants des pauvres restent donc aussi idiots que leurs parents, ils nous casseront moins les pieds! Certes, cela consisterait une bêtise complète du point de vue économique, mais une satisfaction anthropologique indicible. Mon hypothèse n’est pas celle de la théorie du complot, mais celle du poids anthropologique des mœurs des élites décidées à se faire obéir au détriment même de leurs intérêts de long terme. Je la sais fragile, et difficilement démontrable.
Pour revenir au livre de J. P. Fitoussi, il serait juste qu’il trouve son public. En effet, on ne peut guère être plus clair, synthétique et ferme dans ses convictions. Mais, d’après ce que l’on comprend dans les remerciements (p. 249-250), ce ne fut pas sans peine de l’auteur. Mission accomplie donc.
J’ai beaucoup aimé ta très longue (mais compréhensible) phrase sur la zone euro paragraphe « en tant que fédéraliste européen ». Cela m’a rappelé des choses. Concernant ton hypothèse, le problème n’est-il pas que tu considères de manière trop intégré, comme une classe en soi en quelque sorte, les élites? Il me semble que les élites chypriotes, grecques, portugaises, espagnoles, allemandes, néerlandaises… ne s’entendent pas au top en ce moment pourtant non? Le combat n’a-t-il justement pas lieu au sein de ces acteurs là?
@ clementfontan : il fallait oser une telle phrase, mais après tout sur un blog, il faut se faire plaisir, y compris en poussant les possibilités du français écrit à la limite. Je suis sûr qu’un éditeur de revue m’aurait censuré pour crime de phrase trop longue.
Sur le fond, tu as raison, il faudrait peut-être distinguer les élites « nordiques » des élites « sudistes », mais sur le choix d’une austérité mortifère qui impacte partout les classes moyennes et populaires, ils partagent de fait la même (au mieux) indifférence. Je voyais en passant que les dépenses d’éducation sont impactées par l’austérité partout en Europe. C’est irrationnel par rapport à la doctrine officielle elle-même de l’Europe comme « économie de la connaissance ». Faire ce genre de choix ou faire faire aux autres ce genre de choix trahit quelque chose de plus profond que la simple idéologie néo-libérale (qui, elle, fait bien le lien entre dépense d’éducation maintenant et croissance demain).
Je partage !
Je viens d’achever ce livre peu original mais qui a le mérite de rappeler l’essentiel, ce qui n’est pas si mal en ces temps où ce qu’on lit dans la presse (Le Monde par exemple) est assez décourageant quant à la persistance des idées , non seulement régressives mais erronées. En outre, je l’ai trouvé mélancolique tant Fitoussi semble révolté (cf. les premières pages toutes de colère à peine contenue) et peu optimiste sur la résistance d’une véritable idéologie (et non d’une science !) au sein des élites, qui ont tué la belle idée européenne.
J’ajoute que je vous suis difficilement sur la politique américaine; certes, la FR mène une politique expansionniste hétérodoxe mais l’État providence ébauché par les démocrates dans les sixties est en lambeaux et Obama, qui parle bien mais n’agit guère, ne laisse pas présager de changements notables.
Faut-il attendre la prochaine crise financière avec impatience et assurance (la politique du pire chère à Lénine) pour que paradigmes et politiques publiques changent véritablement ?
@ Le Floch Eric : j’ai moi aussi noté cette mélancolie teinté de colère. Il faut dire qu’avoir su et ne jamais avoir réussi à persuader les décideurs d’éviter tout cela doit être un peu pénible à vivre – même si J. P. Fitoussi a eu une brillante carrière académique et jouit d’une grande réputation publique.
Pour les États-Unis, je conviens facilement que le système politique actuel tend au blocage de tout progrès social, et d’ailleurs, il me semble que les inégalités de revenu et de patrimoine ont encore progressé pendant les années de crise (2007-2013). Par contre, sur le plan de la doctrine économique, que la Fed admette que le taux de chômage est un objectif et qu’elle chiffre le niveau de cet objectif (6,5%) est une inflexion notable par rapport à ce qui s’est fait depuis la fin des années 1970. Certes la Fed a toujours eu un objectif de maîtrise de l’inflation et de croissance, mais jamais explicitement un objectif de diminution du chômage. Celui-ci est d’ailleurs sans doute dû à la conscience que, vu les problèmes budgétaires et le blocage du Congrès, il faut que les gens puissent trouver du travail, puisqu’on ne sait pas les indemniser sur une longue durée… En Europe, il ne semble pas qu’on en soit là… On indemnise de plus en plus mal… et on tolère de fait des régions d’Espagne par exemple où le chômage est vers les 40%!
« C’est là pour les élites (conservatrices) une belle façon de punir de leur outrecuidance toute cette plèbe qui voulait avoir des droits depuis trop longtemps. Que les enfants des pauvres restent donc aussi idiots que leurs parents, ils nous casseront moins les pieds! Certes, cela consisterait une bêtise complète du point de vue économique, mais une satisfaction anthropologique indicible. Mon hypothèse n’est pas celle de la théorie du complot, mais celle du poids anthropologique des mœurs des élites décidées à se faire obéir au détriment même de leurs intérêts de long terme. Je la sais fragile, et difficilement démontrable. »
Votre hypothèse n’est pas fragile ; elle correspond a ce que chacun de nous peut observer tous les jour : la réapparition d’une caste digne de l’Ancien Régime , avec la même mentalité
Une classe,comme un homme , peut être victime de ses fautes, mais elle n’est réellement déshonorée que par son cœur, Georges Bernanos ( La grande peur des biens pensants, Chap. 4)
@ JMP : j’aime bien voir citer G. Bernanos ici, ce fut une grande voix.
Bonjour,
Premièrement, je tiens à vous remercier pour cet article, qui m’a aidé à comprendre le livre. En effet, je suis actuellement des cours à l’université pour obtenir une licence dans le domaine de l’informatique. Dans le cadre de l’UE économie, notre professeur nous a demandé de faire un résumé du livre. Je m’en suis plutôt bien sorti, j’ai obtenu une note que je considère honorable.
J’écris ce commentaire car je n’ai pas compris le premier chapitre du livre, je ne sais pas si vous vous souvenez encore de celui-ci puisque votre article date d’un an. Je n’aime pas rester sur une incompréhension… D’autant plus, que j’ai beaucoup aimé la suite du livre.
Cordialement,
Kevin
@Kevin : désolé, là, j’ai vraiment la mémoire qui flanche. Je viens de relire en diagonale le premier chapitre. En fait, c’est une explication de l’opposition entre deux façons d’envisager le théorie économique : la première est celle des néo-classiques, qui croient qu’on peut faire comme avec la physique classique de Newton, et tout calculer de l’avenir ou presque; la seconde est celle de Keynes, qui admet qu’il existe de l’incertitude, c’est-à-dire en somme des surprises dans l’histoire et que, si on peut calculer certes l’avenir dans une certaine mesure (avec sa propre conception de l’économie), il faut bien admettre que les marchés ne retrouvent pas toujours l’équilibre (= l’égalité offre/demande) spontanément. En fait, Fitoussi veut sans doute emmener son lecteur sur des voies trop escarpées. Il traite là d’une très vieille question des sciences sociales : permettent-elles de prévoir l’avenir (et donc d’agir sur le cours de l’histoire ) de la même manière qu’une règle établie par la physique ou la chimie permet de manipuler le réel (par exemple, faire voler un avion à réaction ou créer de l’aspirine)?