J’avais manqué ce printemps le livre dirigé par Cédric Durand, En finir avec l’Europe (Paris : La Fabrique, 2013, 150 p.), largement parce qu’il ne s’est presque pas trouvé dans les librairies lyonnaises où je m’entête à m’approvisionner. Fabien Escalona (un ancien de Science Po Grenoble) en a donné une fort bonne recension pour Non Fiction. Comme il le signale, le livre a donné lieu à une polémique entre Cédric Durand et Jacques Sapir. Ce dernier dans sa recension du livre sur son blog Russeurope reproche en effet à C. Durand dans sa conclusion (« Epilogue: face à la crise, face à l’Europe », p. 133-149) de vouloir se situer dans une approche qui ignorerait tout simplement l’Europe pour aller de l’avant dans les luttes sociales et politiques au niveau national en se donnant des objectifs forts et mobilisateurs (genre plein emploi assuré par l’État comme employeur de dernier ressort). Pour J. Sapir, il n’est pas possible de faire ainsi l’impasse sur la lutte pour la souveraineté nationale, qui ne doit pas être laissé aux forces réactionnaires si j’ose dire et surtout qui « commande » désormais au sens stratégique du terme toute possibilité d’une refonte des équilibres économiques et sociaux en vigueur. Cédric Durand lui a répondu, et J. Sapir a repris cette réponse dans son blog, en y ajoutant évidemment son commentaire.
Dans cette polémique, je pencherais plutôt pour la position de J. Sapir. En effet, toutes les contributions de l’ouvrage dirigé par Cédric Durand tendent à démontrer que l’Union européenne est par sa genèse, par ses institutions, par l’intention de ceux qui la dominent aujourd’hui, un organisme tout entier orienté en faveur des élites économiques, politiques et sociales, au détriment de toute influence et participation de l’ordinaire des populations qu’elle assujettit. Cédric Durand et Razmig Keucheyan intitulent même leur propre contribution, « Un césarisme bureaucratique » (p. 89-113). Ils s’y inspirent de Gramsci pour affirmer que, dans la crise actuelle, « L’émergence d’un césarisme bureaucratique est la seule stratégie dont disposent les élites du continent pour maintenir leur domination » (p.99). Comme les élites sont un peu dépassées tout de même par les événements en cours, qu’elles n’arrivent plus à justifier leurs choix face aux populations, et ne sont plus capables de leur apporter le bien-être promis, elles tendent de plus en plus à s’appuyer sur les seules institutions imperméables aux protestations populaires, en particulier sur la Banque centrale européenne, pour préserver le statu quo, ou éventuellement forcer leur avantage. « Depuis son origine, le projet européen s’inscrit dans ce mouvement de mise à distance des peuples. Mais l’accélération brutale opérée depuis 2009 a radicalisé le processus : l’Union économique et monétaire est devenue un instrument de gestion autoritaire des contradictions économiques et sociales générées par la crise. » (p.111). Les deux auteurs pointent par ailleurs du doigt, non sans se contredire ainsi puisqu’ils soulignent le rôle des « pays créditeurs » (qui sont des démocraties), quelques lignes plus loin, le rôle du nouvel hégémon (national), l’Allemagne, au sein de cette crise. Avec de telles considérations, qui se retrouvent avec certes des variantes dans l’ensemble des contributions de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner que le cri de ralliement proposé ne soit pas : « Indépendance, indépendance, liberté, liberté! », puisque c’est là un véritable esclavage bureaucratique qu’on nous décrit. On remarquera en passant que, dans ce même texte, Jurgen Habermas est exécuté (p.105) comme un zélote de l’Europe du grand capital et des puissants, alors même que le concept de « fédéralisme exécutif » que ce dernier a développé (cf. ses derniers textes parus en français) pour décrire l’évolution récente de l’Union européenne vont en substance dans le même sens que ce que dénoncent les deux auteurs, à savoir un éloignement à la faveur de la crise de la décision européenne des processus démocratiques ordinaires. (Idée qui est d’ailleurs généralement admise, voire parfois revendiquée par les acteurs concernés au nom de l’urgence à sauver le soldat Euro.)
Bref, on ne voit vraiment pas pourquoi un citoyen français qui lirait ce livre et qui croirait à ses analyses ne devrait pas en conclure que la première urgence politique est de sortir de cet enfer anti-démocratique au plus vite. Si on m’explique qu’une structure auquel j’appartiens tend à négliger totalement mon avis, j’aurais tendance à vouloir en sortir au plus vite, mais bon… je dois être un peu un mauvais coucheur.
D’un point de vue plus immédiat, la critique de gauche que porte ce livre me semble désormais caduque dans ses perspectives. En effet, pour les prochaines années, dans la mesure où c’est « la Gauche » (tout au moins aux yeux de la majorité de l’opinion) avec le PS et ses alliés qui se trouve au pouvoir en France (depuis mai 2012), toute opposition radicale à l’Union européenne telle qu’elle est (ou plus généralement à la situation courante du pays) ne pourra sans doute avoir du succès (électoral) que sur le flanc droit de l’échiquier politique. Jacques Sapir a entièrement raison de ne pas vouloir laisser le souverainisme à la droite de la droite, mais, malheureusement, avec F. Hollande Président de la République et son plein engagement dans les logiques européennes depuis le lendemain de son élection (non-renégociation du TSCG), la critique ne peut désormais réussir (éventuellement) qu’à droite. Si la situation économique européenne devait finalement aboutir avant 2017 à la fin de la zone Euro, je prends le pari que la France redevenue ainsi « souveraine » se donnera dans la foulée à des forces de droite et d’extrême-droite qui auront su se rassembler autour de la Nation en danger (en faisant oublier tout engagement européiste précédent bien sûr…). Qui se souvient des derniers meetings de la campagne présidentielle de N. Sarkozy en 2012 avec leur mer de drapeaux tricolores peut avoir un avant-goût de ce qui nous attendrait dans cette éventualité : l’union de toutes les droites sur le dos de l’Europe serait du plus bel effet, avec la gauche « apatride » toute entière dans le rôle de bouc-émissaire. J’en ris jaune d’avance.
Pour en revenir à l’ouvrage dirigé par C. Durand, signalons comme F. Escalona, et surtout J. Sapir, qu’il a le mérite de donner accès en français à des analyses critiques de l’Union européenne publiées dans d’autres langues européennes. Les contributions de Stathis Kouvelakis, « La fin de l’européisme » (p. 49-58), et Costas Lapavitsas, « L’euro en crise ou la logique perverse de la monnaie unique » (p. 71-87) reprennent des analyses parues en anglais dans le livre collectif, Costas Lapavitsas et al., Crisis in the Eurozone (Londres : Verso, 2012). On trouvera aussi ici traduit un texte de Wolgang Streeck, « Les marchés et les peuples : capitalisme démocratique et intégration européenne » (p. 59-70), déjà paru lui aussi en anglais. Ce dernier se trouve en train de développer une théorie générale du capitalisme tardif (ou de la phase actuelle du capitalisme), dont il me parait intéressant que le lecteur français prenne connaissance. En effet, ce qui me parait le grand mérite de ce livre en général, en dehors même de son contenu et des ambitions politiques, c’est la volonté qui porte tous ces auteurs à vouloir penser les choses en grand, de se donner une image générale de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de ne pas reculer devant l’idée d’une théorisation un peu générale de la situation. En ce sens, il faut grandement féliciter C. Durand, un économiste, de son initiative.
« Si on m’explique qu’une structure auquel j’appartiens tend à négliger totalement mon avis, j’aurais tendance à vouloir en sortir au plus vite, mais bon… je dois être un peu un mauvais coucheur. »
A vingt ou trente ans, j’aurais sans doute raisonné comme vous, mais à cinquante je me suis assez trompé dans ma vie passée pour avoir une confiance en moi modérée. L’hypothèse selon laquelle la structure agit _bien_ en se fondant sur les avis de personnes compétentes plutôt que sur le mien n’est pas pour moi déraisonnable -et d’ailleurs je dépose des bulletins blancs dans la plupart des scrutins secrets auxquels je participe.
Qu’on soit attaché à la démocratie, comme mode de contrôle de l’oligarchie par un corps indistinct de dizaines de millions de votants, ça me semble rationnel -en tous cas c’est mon avis, probablement mal fondé comme souvent mon avis. En revanche, confondre la démocratie avec le « moi je, yaka » non certainement pas. Je ne sais pas trop si c’est M. Barroso ou M. Montebourg qui a un avis plus autorisé que le mien, mais certainement au moins un des deux.
@ Gilles S. : en l’occurrence, il s’agissait de tirer la conclusion logique du contenu général d’un ouvrage. Comme dirait Bourdieu, c’est une « remise de soi » aux auteurs, c’est-à-dire, si, en tant que lecteur, je crois ce qui m’est dit, je dois en tirer la conclusion suivante. Un peu comme un livre qui m’expliquerait que le tabac provoque le cancer, normalement, un individu rationnel (qui ne veut pas avoir de cancer) arrête de fumer du tabac… Ce n’est donc pas du « moi je, ya ka », qui supposerait de s’appuyer sur sa propre inspiration sans la fonder sur rien. Le livre en question vise à influer sur un segment de l’opinion publique, et, à mon avis, son diagnostic est décalé par rapport à son analyse.
Par ailleurs, si vos déceptions (politiques) s’expriment dans le vote blanc, j’ai bien peur que vous fassiez fausse route. En effet, s’il est une chose de certaine dans le fonctionnement des démocraties électorales, c’est que les individus et/ou les groupes sociaux qui ne pèsent pas électoralement en s’exprimant pour ou contre les partis en lice (non inscrits, abstentionnistes, blanc et nuls) ne sont nullement pris en compte par les politiques publiques suivies ensuite (sinon comme cible de quelques formes de répression). Qui ne vote pas pour ou contre un parti aspirant au pouvoir renonce à exister aux yeux des politiciens; 99% des gens voteraient « blanc » comme vous, que cela ne changerait encore rien, seuls compteraient alors les 1% ou moins de votants (comme jadis en France de 1815 à 1848). Je conçois que ce raisonnement soit difficile à admettre, mais le vote blanc ou nul (sauf s’il est organisé par un parti, une force émergente, une association visant à prendre ensuite le pouvoir en délégitimant les élections) est une belle façon de se supprimer à soi-même ses droits de citoyens, et de redevenir un sujet comme sous l’Ancien Régime. Si vous n’êtes pas content, il vaut mieux voter pour une force extrémiste selon vos inclinations personnelles.
@bouillaud : « Qui ne vote pas pour ou contre un parti aspirant au pouvoir renonce à exister aux yeux des politiciens »
Je crains que ce soit bien là le choix conscient de Gilles. Si je l’ai bien compris, il dit voter blanc pour donner un « blanc-seing » à la structure. Eh oui…
Autrement dit, il est l’inverse d’un démocrate et je pense même qu’il n’a pas idée de ce qu’est la démocratie (justement ce qu’il appelle le « moi je, yaka »). Gilles ne veut pas qu’on lui demande son avis (qu’il juge peu pertinent comparé à nos grands timoniers), soit. Mais tout le monde ne partage pas sa haine-de-soi.
Votre article est par ailleurs excellent, comme d’habitude. Et puisqu’étant démocrate j’ai envie de donner mon avis (que je juge donc pertinent, de manière immodeste), je pense qu’il n’y a pas grand sens à dire que l’Europe est une structure irrémédiablement viciée. Du moins, pas plus que l’Etat national qui, fut un temps, tirait au canon sur « la gauche » dans les rues. En soi, aucune de ces structures n’a un adn démocratique (au sens strict, antique). La gauche, la vraie, devra inventer ses propres structures. Cela peut se faire progressivement en introduisant de plus en plus d’éléments de démocratie directe dans les rouages des structures existantes. Mais tout ceci suppose d’abord un rapport de forces favorable aux moins nantis (la majorité). On en est encore loin.
« Si vous n’êtes pas content, il vaut mieux voter pour une force extrémiste selon vos inclinations personnelles. »
C’est à la fois drôle et rageant…
@ Mon Pseudo : je suis assez d’accord sur votre comparaison État national/Europe. La République de Monsieur Thiers n’a rien à envier à l’Europe des bons docteurs Trichet et Draghi. L’idée d’introduire plus de démocratie directe dans les rouages est d’autant plus séduisante que c’est ce qui se pratique en Suisse, État fédéral multilingue et multiconfessionnel, où les référendums permettent justement cet équilibre qui n’existe pas actuellement en Europe. Mais comme vous le dites, pour avoir cet instrument, il faut le demander avec force! (déjà en France, les professionnels de la politique ont rendu inopérant tout référendum d’initiative populaire lors de la dernière réforme constitutionnelle).