Serge Quadruppani (éd.), Bel Paese.

quadruppaniPendant que la crise gouvernementale couve en Italie, j’ai eu le temps de finir de lire l’anthologie de textes littéraires sur ce pays, Bel Paese (Paris : Métailié, 2013, 323 p.), paru en ce printemps 2013. Serge Quadruppani, l’auteur bien connu de polars, a sélectionné et traduit les textes (sauf un qui a été directement écrit en français). La douzaine de textes rassemblés ainsi donne une image extrêmement négative de l’Italie contemporaine, et, bien sûr, le titre (« Beau Pays ») prend dès lors une tournure extraordinairement sarcastique. La seule chose de « belle » dans cette Italie, c’est éventuellement ce qui reste de beautés naturelles ou historiques – une forme d’éternité qui rachète (parfois) un présent sans espoir. Si ce n’étaient pas des auteurs italiens qui écrivaient toutes ces pages, souvent d’une grande qualité littéraire par ailleurs, probablement, on les accuserait de (se) nourrir d’un mépris infini pour ce pays et pour ses habitants. Le court texte de Valerio Evangelisti, « La péninsule des célébrités «  (p.194-200) est exemplaire en sens : l’Italie peut-elle proposer désormais à l’admiration du monde entier autre chose qu’une famille de la Camorra qui a réussi à sortir de la misère? Elle au moins s’est élevé, non sans risques encourus, par son travail, et crée de la richesse et de l’emploi. A ce stade,  il vaut mieux en effet en rire qu’en pleurer. Le texte d’Andrea Camilleri (« Qu’est-ce qu’un Italien? Note pour une définition », p. 296-321, paru en italien en 2009), qui conclut l’anthologie, ne passerait guère venant d’un auteur étranger. En effet, en gros, pour le plus vendu des auteurs italiens de fiction depuis des années, ses compatriotes ont globalement pour idéal d’être une motocyclette (sic), c’est à dire de se comporter comme un conducteur de motocyclette (en fait de « vespa ») totalement irrespectueux de toute norme de bonne conduite. « (…) les motocyclettes ne respectent aucune règle. Elles grimpent sur les trottoirs, passent au rouge, foncent à contresens, font demi-tour où elles ne devraient pas, se glissent entre deux autos, ne tiennent aucun compte des passages cloutés. En somme leur parcours est une infraction continue. Le plus grand arbitraire leur est accordé. (…) Voilà, peut-être l’idéal de l’Italien d’aujourd’hui est-il d’être une motocyclette. »(p. 320-321) A dire vrai, l’image se comprend particulièrement bien si l’on connait la Sicile, dont A. Camilleri représente une des voix autorisés, c’est tout à fait cela… Il a juste oublié l’absence généralisé de port du casque, le bruit assourdissant des moteurs et des klaxons, et la multiplication des passagers sur chacun de ces engins qui force l’admiration du profane en la matière, sinon, l’image parait assez juste. Cette question de l’incivisme italien pourrait apparaître comme un ancien topos du discours sur ce pays – ce qu’elle est aussi -, il reste qu’il correspond toujours à des phénomènes bien concrets dont je m’étonne encore : je lisais récemment dans la presse italienne qu’en 2013, la Guardia di Finanza (police financière spécialisée) continue (comme en 1990 quand je découvrais ce pays) à débusquer chaque année son lot d’« evasori totali » (fraudeurs totaux),  c’est-à-dire de gens qui ont essayé d’être totalement invisibles au fisc (près de 3000 cette année), il s’agit parfois d’entreprises de taille moyenne qui avaient pignon sur rue. Dans le même ordre d’idée, il y a cette épidémie d’escroqueries à l’assurance automobile qui a fini par rendre cette dernière hors de prix pour les Italiens. On pourrait multiplier les exemples : la part de citoyens italiens contournant les règles établies pour le bien de la collectivité, quelles qu’elles soient, semble décidément avoir un effet déstabilisant sur l’ensemble.

Le ton général de tous les écrits rassemblés par la sagacité de S. Quadruppani va donc dans ce même sens, « il y a vraiment quelque chose de pourri en Italie »… Tous ces auteurs sont d’accord sur l’état du pays : cela ne va absolument pas, mais alors pas du tout.  Gianni Bondillo (« Durs à Milan », p.242-248)  suggère à celui qui voudrait comprendre l’Italie contemporaine d’aller voir avant tout Milan parce que, justement, rien de bon ne se présage dans cette métropole qui a toujours été à l’avant-garde des évolutions italiennes depuis deux siècles.

Après, il m’a semblé qu’il existe cependant deux lignes dans cette anthologie : une première ligne, celle de A. Camilleri par exemple, selon laquelle l’absence de civisme, de règles morales, voire de rationalité, touche l’ensemble des Italiens; une seconde ligne selon laquelle « le poisson a pourri par la tête », pour laquelle les élites sont bien pires que les gens ordinaires. La fable de Michele Serio, « Noël Trans » (p. 168-192), qui transpose l’histoire de Pinocchio dans l’Italie contemporaine, souligne ainsi, un peu lourdement d’ailleurs tant c’est dit sans ambiguïté aucune, que les élites (professions libérales, politiciens, hauts fonctionnaires, etc.) sont par essence des menteurs. En effet, si un virus qui faisait se rallonger les nez en cas de mensonge proféré se répandait dans une ville, elles seraient les premières victimes à souffrir, et les premières à devoir le combattre. Mais, la seconde ligne plus discrète, c’est dans le fond plus une hésitation qu’autre chose : est-ce que les Italiens (qui ne font pas partie des élites) conservent un bon fond d’humanité, voire de raison, ou pas?  Au delà de la joie de l’écriture, de la création littéraire, j’ai eu l’impression que les auteurs se demandaient par devers eux ce qu’ils pouvaient attendre de bon de tout cela… mais c’est seulement mon sentiment de lecteur.

En tout cas, je ne peux que conseiller la lecture de cette anthologie qui permettra au lecteur français d’avoir une assez bonne idée du désarroi d’une bonne part de l’intelligentsia italienne face à l’état actuel du pays, et dont je peux certifier qu’aucune absurdité qu’on y trouvera n’est en fait une invention.

11 réponses à “Serge Quadruppani (éd.), Bel Paese.

  1. « A dire vrai, l’image se comprend particulièrement bien si l’on connait la Sicile, dont A. Camilleri représente une des voix autorisés, c’est tout à fait cela… »

    Amusant parce qu’en tant que touriste, lorsque je suis arrivé en Sicile en provenance de Naples, j’ai eu l’impression de débarquer en Allemagne tellement tout me paraissait propre et ordonné par rapport à ce que je venais de quitter. Et tout mon court séjour de deux semaines en Sicile fut du même tonneau (je n’ai fait que passer à Palerme, par contre j’ai bien visité tout le reste, de Marsala à Catane en passant par Agrigente). Mis à part un problème visible de collecte des déchets, tout le reste m’a eu l’air de plus ou moins bien fonctionner. Presque comme au nord du pays. Par contre à Naples, mamma mia… :)

    Bref, le délitement italien me semble réel mais un peu exagéré par ces auteurs. Les gens, Italiens du nord comme du sud, avec qui j’ai parlé me tenaient d’ailleurs souvent ces propos (« tout fout le camp chez nous, y’en a marre »). En ce qui me concerne, je sentais plutôt chez eux un fort désir de civisme. Peut-être plus exacerbé que par le passé? (d’où ce pessimisme accru)

    • @ MonPseudo : mes souvenirs de Catane – dont je m’inspire ici, mais qui datent un peu certes – valident largement l’image de la « mobylette », mais les choses ont peut-être évolué depuis. Je me rappelle aussi que sous les fenêtres de mon hôtel, à près de minuit, il y a avait un concours de bruit et de vitesse avec des Ferrari (sic), un événement pour le moins étrange. Mais, bien sûr, pour le reste, bien des choses étaient à la fois fort normales et fort agréables.

      Je pense aussi qu’il faut distinguer entre la perception qu’on peut avoir comme touriste ou comme hôte de passage, et celle qu’on peut avoir comme habitant et/ou contribuable. Les absurdités de la vie administrative et politique à l’italienne n’apparaissent qu’à l’usage. La plainte des Italiens sans aucun doute correspond à la fois à un écart réel avec une partie du reste de l’Europe développée (cf. toutes les statistiques disponibles), et à la frustration (inscrite dans la culture italienne depuis la fin du XIXe siècle au moins) de n’être pas à la hauteur de l’Histoire extraordinaire du pays – ce qui fait sans doute que, par la combinaison des deux, on arrive facilement aux lieux communs, au topos indéfiniment répété.

  2. Cela montre que les Français ne sont pas les seuls à faire de l’auto-flagellation… c’est rassurant !

    • @ albert75 : vous avez raison, et dans le fond, tous les peuples européens ont une capacité à geindre sur leur sort de temps en temps, mais, en Italie, ils sont sans doute des spécialistes sur ce point, et surtout, objectivement, la situation économique et sociale s’est pour la plupart des gens très fortement dégradée. Pour prendre un petit exemple, la démographie italienne est faible depuis des décennies, ce qui correspond à une crise durable des structures familiales et de l’État social dans la Péninsule, et cela ne s’améliore pas. Au contraire, la démographie française reste relativement dynamique au cœur même d’une crise économique majeure. L’auto-flagellation des Italiens est sans doute plus justifiée sur bien des points que celle des Français.

  3. Billet très intéressant. Qu’est-ce que vous pensez du référendum qui est en passe d’être organisé dans la région de Venise (qui n’a d’ailleurs aucun écho dans les médias) ? Est-ce que c’est lié à ce délitement ? En imaginant que le 6 octobre 2013 les vénitiens votent oui, quel avenir pour l’Italie ?

    • @ tyx : j’ai glané quelques informations éparses sur ce référendum en Vénétie, sans arriver à comprendre s’il devait avoir lieu ou non. En fait, derrière ce référendum possible, il y a sans doute le délitement économique de la « Troisième Italie », celle du miracle économique des années 1990 qui avait eu son cœur en Vénétie. Avec l’Euro fort et sans dévaluation, l’économie du Nord de l’Italie est en grande difficulté, d’où l’idée de sortir de l’Italie qui ressort à l’occasion. Mais, à mon sens, c’est plus une façon de signaler un désarroi qu’une réelle volonté d’indépendance, cette dernière ne concerne que quelques individus sans assise électorale à en juger par les résultats des élections politiques de février 2013. Ils sont dans « l’épaisseur du trait » comme on dit.

  4. Se lamenter est un sport national en Italie, beaucoup plus qu’en France. Parlez quelques minutes avec un Italien et très vite, il vous explique que son pays est la honte de l’Europe, que ses services publics sont les plus défectueux du continent et que tout va, depuis des dizaines d’années, en s’empirant.
    S’il ne faut nier les difficultés que traversent ce pays, il faut tenir compte de cette spécificité bien nationale à s’auto flageller. Selon moi (et je m’aventure là dans une analyse de sociologue de comptoir…), cela pourrait s’expliquer, entre autres évidemment, par le poids de la religion catholique et donc du sentiment répandu de l’idée de « peccatori ». Les Italiens aiment à expliquer leurs comportements par le sentiment profond qu’ils ont d’être des pêcheurs, des créatures dévorés par le sentiment de faute…

    Pour autant, la réalité politique des derniers mois doit amener à nuancer quelque peu le sentiment général exprimé par les auteurs de ce livre. Si bon nombres d’Italiens se désolent du manque de sens civique qui règne dans une bonne partie du pays (et notamment dans les grandes villes, la situation est différente en campagne), beaucoup se désolent également du manque de volontarisme et de courage politique de cette intelligentsia, de la haute fonction publique et de la grande bourgeoisie d’affaire qui profitent largement du climat général et se lamente elle aussi à longueur de tribunes dans la Repubblica.
    C’est dans ce sens qu’on peut analyser pour bonne part le vote Grillo. Ce vote, brouillon, sans cohérence globale mais se faisant le héraut d’un volontarisme politique, d’une aspiration à reprendre en main la chose publique s’oppose ouvertement à cette propension générale à l’auto-flagellation. Un dénigrement qui renforce le sentiment général découragement et dont ont déjà largement profité Berlusconi et la Lega Nord.

    • @ Jean Baptiste D : vous avez raison sur le vote Grillo, on pourrait ajouter dans le même registre de « volonté de faire », le phénomène Renzi. Ce dernier promet qu’avec lui, on prendra enfin le taureau par les cornes et qu’on changera. C’est ce qu’on appelait dans les années 1980 le « décisionnisme », avec Bettino Craxi (Parti socialiste italien) comme modèle de cet art d’avancer (enfin). Et, effectivement, Berlusconi et la Lega Nord ont profité de cet aspect dans les années 1990-2000… Avec le « contrat pour l’Italie » de Berlusconi en 2001 par exemple. Mais le drame, c’est que malgré ces promesses de faire des grandes réformes depuis les années 1980, on ne voit pas venir grand chose, y compris ces tous derniers mois.

  5. « il y a vraiment quelque chose de pourri en Italie »…

    « Les peuples latins sont pourris », disait déjà en 1942 le comte de Foxà, ministre de Franco, selon « Kaputt » de Malaparte (chap. 8).
    Comme quoi, rien de nouveau sous le soleil d’Europe…
    Pour autant, quelle solution les auteurs de « Bel Paese » préconisent-ils pour remédier à la prétendue pourriture italienne ? Un retour à la pureté fasciste originelle de Mussolini ? Ou bien une imitation des sociétés tellement plus saines et moins pourries d’Europe du Nord ?
    De façon récurrente, on trouve toujours des gens pour « s’auto-flageller » et louer les modèles hollandais, allemand, et surtout scandinaves (cf. par exemple S. Royal et le modèle suédois en 2006). Les peuples aryens seraient en effet propres, honnêtes, droits, solidaires, consensuels, respectueux des lois… à l’opposé des peuples latins.
    « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure », disait Blaise Pascal. Selon toute apparence, il ne le disait pas à propos des Suédois mais plus vraisemblablement à propos de ses contemporains latins de France. Et sa solution à lui était le christianisme.
    Inversement, si les peuples païens du Nord (des élites à la plèbe) sont si exemplaires et enviables, peut-être faudrait-il envisager un retour aux sources authentiquement européennes, un retour au paganisme originel ?
    In fine, si les auteurs de « Bel Paese » ne donnent aucune solution ni même aucune explication à leur tableau de l’Italie contemporaine (ce qui semble être le cas au vu de votre compte-rendu), on ne peut que les encourager, ainsi que tous les racistes dans leur genre (c’est-à-dire ceux qui « (se) nourrissent d’un mépris infini pour leur pays et pour ses habitants »), à émigrer…

    • @ EricJean : il me semble bien effectivement que les auteurs ne préconisent aucune « solution », ils restent dans la description, et dans la prise de conscience, avec tout de même un tour anti-élitiste très marqué. Ils rejoignent ainsi le best-seller des dernières années, « La Casta », qui décrit les privilèges indus de la classe politique.
      Pour ce qui est du « fascisme » au sens historique du terme, il faut préciser qu’en Italie, les héritiers de cette idéologie ou de ce régime sont eux-mêmes considérés comme des politiciens pourris comme les autres, puisque, depuis 1993, ils participent à la fête comme les autres. Idem d’ailleurs à gauche pour les héritiers du communisme.
      Pour ce qui est de l’opposition nord/sud en Europe, et en Italie, elle peut à la fois être vue comme une construction sociale « raciste », « xénophobe », et comme un fait établi par les sciences sociales telles qu’elles se pratiquent aujourd’hui. Mais il est vrai que les sciences sociales sont majoritairement l’œuvre de sociétés (nordiques, anglo-saxonnes) où, par exemple, le clientélisme n’est pas considéré comme une forme saine de relation sociale!

      Pour ce qui est de la tentation de l’émigration, elle est inscrite en filigrane dans ce livre, d’où les passages qui exaltent la beauté du pays et la force de son histoire longue.

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