Pour animer un peu l’été de notre douce France, deux jeunes gens en colère, Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis, tous deux intellectuels sartriens en devenir, se sont lancés dans un appel au boycott, publié dans Libération comme il se doit, contre les « Rendez-vous de l’histoire » de Blois d’octobre 2014, au motif que l’historien Marcel Gauchet a été appelé par les organisateurs à prononcer la conférence inaugurale sur le thème des « Rebelles ». Il apparait en effet aux deux leaders de cette indignation que le dit Gauchet se trouve le plus mal placé pour parler de rébellion, étant lui-même de la pire race des réactionnaires, et ayant d’ailleurs récemment dirigé un numéro de la revue le Débat donnant la parole à tous les idéologues du refus des droits aux homosexuels en matière de parentalité. Pour bien faire comprendre leur combat, les deux duettistes, accompagnés de quelques autres indignés, insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas tant de contrer M. Gauchet que de ne plus accepter que de tels lieux de débat (comme les « Rendez-vous de l’histoire ») servent à légitimer la parole réactionnaire d’un Gauchet en lui donnant l’occasion de s’exprimer. La polémique est plutôt bien résumée par un site lié au monde LGBT, qui, d’ailleurs, note que M. Gauchet a en effet quelques motifs de parler de « rébellion » par sa constance à refuser les évolutions du monde et des mœurs.
C’est la démarche classique des jeunes contre les anciens, classique en tout cas dans le monde artistique. Puisque votre « Salon » est dominé par un académisme que nous refusons, eh bien, nous les jeunes qui sommes l’Art, la Vérité, le Beau et le Bien, n’y participerons même pas. Nous sommes l’Avenir radieux de l’Espèce, vous êtes le néant de la Race, ou le serez bientôt. Bref, c’est classique si on n’y songe un peu. En général, on organise dans la foulée de cet appel son « Salon des indépendants », ou son « Off » pour être plus moderne.
Je suis cependant dubitatif vis-à-vis de la présente démarche: d’une part, c’est là refuser le pluralisme (raisonnable) des idées et des valeurs. Marcel Gauchet n’est tout de même pas l’Alfred Rosenberg de notre temps. Ce n’est même pas Alain Soral. Et le Débat est comme chacun devrait le savoir gentiment réactionnaire depuis toujours, rappelons son anti-communisme virulent dans ses temps anciens. Il me semble du coup que des militants de l’émancipation peuvent discuter avec lui, ne serait-ce que pour bien avoir l’occasion de le qualifier de réactionnaire, directement en sa présence, et face au public. D’autre part, c’est là surestimer complètement l’importance d’une réunion comme les « Rendez-vous de l’histoire ». Elle n’est pas conçue comme un grand rendez-vous de la pensée émancipatrice. Cela ronronne par définition, et cela ne changera rien à rien, jeunes gens, que vous soyez là ou pas. L’idée même d’y aller pour émanciper quoi que ce soit me parait en elle-même déplacée.
En outre, dans ce genre de procès contre les réactionnaires de l’heure, c’est surtout la frustration de certains de voir leurs propres arguments avoir si peu de prise sur l’espace public qui se dévoile. Pour ma part, je ne crois pas seulement que c’est parce que des institutions rendent légitimes des paroles réactionnaires qu’elles trouvent un écho dans le grand public. Certes avoir accès à la sphère médiatique garde toute son importance, mais encore faut-il bien comprendre que certains arguments vont porter et pas d’autres, que certaines idées (simples) sont sans doute bien plus faciles à exprimer que d’autres. L’un des problèmes contemporains de la pensée émancipatrice me semble être son immense difficulté à trouver des façons compréhensibles par tout un chacun d’exprimer ses demandes, ou de réfuter des arguments (fallacieux) qu’on lui oppose.
Pour prendre un exemple, il est très facile à un homme politique contemporain de broder sur la dette publique qui pèse sur tous les Français, en utilisant en plus la métaphore de la maisonnée bien gérée. « On ne peut pas dépenser plus qu’on ne gagne », etc. Pour expliquer qu’en réalité, un État possède aussi des actifs physiques et incorporels, que ce dernier se trouve aussi riche de la capacité productive de ses habitants développés par l’éducation, les soins de santé, etc., c’est bien plus compliqué, plus long, cela demande plus de « temps de cerveau disponible ». Pour le bouleversement des mœurs que promeuvent les partisans de l’émancipation, c’est largement la même chose. Ce n’est pas seulement une question de légitimité, mais aussi de facilité d’expression des arguments.
Par ailleurs, la montée en puissance en France de pensées réactionnaires ne correspond pas seulement à un phénomène d’offre, mais aussi de demande. En se focalisant sur les intellectuels qui produisent ces discours, on oublie un peu vite que les auditeurs peuvent les reprendre à leur compte ou non. Un Zemmour, ou un Finkelkraut, voire un Soral ou un Dieudonné, connaissent un succès à la mesure de la réponse de l’opinion. Si des gens sont prédisposés à croire que « la terre est plate », si vous venez leur dire avec quelque verve qu’effectivement, elle l’est bien plate, ils vont vous approuver, c’est très déprimant, mais c’est ainsi.
(Enfin, pendant qu’en France, on s’agace sur les « Rendez-vous de l’histoire », c’est la grande Histoire qui semble devoir se réveiller en cet été 2014. Je suis cela avec un certain effarement. Gilles Kepel, répondant à une question d’un auditeur ce matin sur France-Inter, déclarait qu’en 36 ans de carrière, il n’avait jamais eu à commenter une période aussi troublée au Moyen-Orient. Il semblait effrayé lui-même de sa propre réponse. Effectivement, personne ne semble deviner ce qui pourrait stabiliser la situation, en particulier en Irak.
Et s’il n’y avait que cela, la situation ukrainienne, c’est la situation post-yougoslave des années 1990, avec des enjeux bien plus grands, avec notre brave Poutine dans le rôle d’un Milosevic doté d’armements nucléaires. J’ai parfois l’impression que l’Occident et la Russie glissent de semaines en semaines vers une guerre ouverte entre eux que personne n’aura vraiment voulu, surtout pas les opinions publiques en tout cas, au moins du côté occidental, une guerre dont l’enjeu apparaîtra rapidement ridicule au regard des conséquences qu’elle aurait. Va-t-on donc devoir mourir pour Donetsk?)
Merci beaucoup pour ce très excellent petit post.
Le meilleur commentaire de « l’affaire », à tous égards.
@ Elisabeth et @ Sophie Ersnt : Merci de vos appréciations positives.
Est-ce qu’au final ça n’est pas une publicité formidable pour les deux parties ? Pour monsieur Gauchet qui pourra de son côté mobiliser les forces anti-totalitaires que l’intelligentsia bourgeoise aime tant déployer avec tant de courage ? Et pour ces deux jeunes premiers qui pourront de leur côté montrer à leurs petits enfants qu’ils étaient les dignes héritiers de Gramsci, Sartre et Bourdieu ? La science politique et l’intelligence collective n’y gagneront évidemment rien dans l’histoire, mais, après tout, il est tout de même bien plus important pour la classe ouvrière de ce pays de savoir qui sortira vainqueur des terribles duels Edgar Morin / Marcel Gauchet et de la confrontation idéologique sans merci entre L’Express et le Nouvel Observateur. J’ajoute, faut-il le rappeler, que plus personne ne lit de tout façon Libération, et encore moins ses tribunes.
@ Nicolas : en tout cas du côté Gauchet, vous avez raison, le voici avec l’aura du (presque) martyre pour certains.
Si ceux qui critiquent la dérive réactionnaire ne font pas quelques « coups », mêmes dérisoires , alors que se passera t-il?
Je me demande si, finalement, il ne faudrait pas cogner aussi fort que ces idéologues qui dénoncent depuis trente eux les idéologies progressistes, alors qu’elles ont disparu en partie par leur faute. Réfuter comme le fit Hirschman avec une profondeur inégalée la rhétorique réactionnaire ne suffit plus.
Ne faut -il pas employer des moyens moins conventionnels, mais sans dériver vers la grossièreté de l’adversaire ?
En tout cas , je me le demande. Pour tout dire, j’en ai un peu assez d’entendre que « notre problème est notre modèle social » et que « les » pédes » ça commence a bien faire », sans parler des discours qui stigmatisent musulmans et roms. J’entends dans le milieu universitaire , supposé à l’abri de cette dérive , de plus en plus souvent ce type de propos.
Éric Le Floch
@ Eric Le Floch : qu’il faille réagir à certains propos ne fait guère de doute, mais il faut leur opposer non pas des « coups », mais une meilleure rhétorique, or je ne crois pas que, pour l’instant, les partisans de l’émancipation disposent de cette dernière, peut-être parce qu’ils ne savent plus bâtir des slogans accrocheurs qui résument leur vision du réel.
4 mois le Valls, c’était bien vu !
Excellent papier, effectivement, notamment sur la diffusion des idées. Mais cette affaire n’est-elle pas plus sérieuse qu’il n’y paraît ? Comment interpréter le fait que ceux qui ont incarné la lutte anti-totalitaire fassent désormais l’objet de critiques virulentes (du genre « ils sont nauséabonds »)? Je me demande justement si on n’assiste pas au retour d’une nouvelle pensée totalitaire, dont cette affaire (anecdotique) n’est que le symptôme.