Wallerstein, Collins, Mann, Derlugian, Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir?

wallerstein&cieEn cette fin d’année 2014, l’après-crise a vraiment commencé. La poussière commence  en effet à retomber. On peut compter les morts, les blessés, et les survivants que tout cela a rendu plus fort. De plus en plus de gens commencent à publier des synthèses, à la fois sur la crise elle-même, et surtout sur le fait qu’elle marque vraiment un changement d’époque. Bienvenu au XXIème siècle! Un quarteron de (vieux) sociologues et économistes d’inspiration post-marxiste, Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derlugian, et Craig Calhouna, a décidé dans ce cadre de proposer ses propres analyses. Il les a publiées en 2013 en anglais chez la très sérieuse Oxford University Press. Cette confrontation vient d’être traduite en français sous le titre Le capitalisme a-t-il un avenir? ( Paris : La Découverte, 2013, coll. L’Horizon des possibles, 329 p.). Le titre en dit assez bien le contenu.  Il nous rappelle a contrario que, s’il y a bien une chose qui a survécu à la crise économique commencée en 2007 aux États-Unis, c’est bien le capitalisme, qui en ressort plus dominant que jamais. (Cuba elle-même est en train de signer sa reddition).  Que les lecteurs des beaux quartiers probablement gavés de dividendes se rassurent, ce livre ne devrait pas non plus leur ôter le sommeil. Face à la désormais évidente capacité du capitalisme à surmonter la crise ouverte en 2007-08, nos auteurs se donnent un horizon long et supputent que le capitalisme devrait s’effondrer dans une trentaine ou une cinquantaine d’années (sic), voire éventuellement pas du tout. Cela laisse donc le temps de voir venir. Je sens que quelques uns de mes étudiants un peu impatients sur ce point vont encore trouver qu’il s’agit bien là du cynisme de vieux (censuré) qui n’ont plus grand chose à perdre ayant déjà beaucoup eu de la vie. Certes.

En effet, ce qui est le plus fascinant et le plus exaspérant dans cet ouvrage, c’est que les auteurs prétendent parler du temps long du capitalisme.  Ils le font à travers des modèles présentés sous des formes littéraires.  Ils résument plus ou moins habilement ce qu’on peut savoir sur les évolution contemporaines du capitalisme mondialisé (financiarisation, difficulté de l’hégémonie américaine, émergence de concurrents, crise écologique, etc.), mais le format de l’ouvrage, plutôt destiné au grand public, interdit d’entrer dans une modélisation un peu articulée. Le premier chapitre, celui écrit par Immanuel Wallerstein (« La crise structurelle du capitalisme : pourquoi les capitalistes risquent de ne plus y trouver leur compte », p. 19-60), constitue une fresque plutôt brillante des évolutions du capitalisme depuis 1945. Ce dernier serait désormais voué à l’autodestruction, non seulement en raison des problèmes qu’il provoque (endettement croissant, incertitude de l’avenir, difficulté à trouver un nouveau centre régulateur après les États-Unis), mais aussi  à cause de coûts de production croissants (fin du réservoir illimité de main d’œuvre liée au monde rural pré-capitaliste, coûts de la pollution, demande de protection sociale) qui finiront par bloquer l’accumulation faute de profits.  Les hypothèses sur la manière dont l’humanité sortira de ce bourbier restent cependant des plus vagues. Les autres chapitres ne sont guère plus convaincants à vrai dire, les fresques sont vastes et parfois inquiétantes, mais les issues sont tellement hypothétiques qu’on en rirait presque, jaune bien sûr : le livre manque en effet désespéramment de statistiques, d’illustrations empiriques, de rigueur théorique, et de perspectives politiques bien élaborées. Bref, c’est largement le café du commerce en version améliorée. On pourrait le jeter au feu sans grand remords en méditant sur la vanité de l’exercice, et en regrettant ses 20 euros du prix d’achat.

Le seul chapitre qui mériterait pourtant d’être sauvé est celui écrit par le sociologue Randall Collins (« Emploi et classes moyennes : la fin des échappatoires », p. 61-115). La thèse de R. Collins est en effet la suivante : l’automatisation et la robotisation vont prendre dans le proche avenir un tour tel que la plupart des emplois actuels occupés par les classes moyennes vont disparaitre, sans être remplacés par rien, et sans que la hausse du niveau d’éducation puisse rien y faire. De fait, le capitalisme serait menacé par son propre succès à remplacer du travail par du capital, et l’on serait confronté à une hausse non maîtrisable du « chômage technologique ». Bien sûr cette thèse est exactement l’inverse de ce que pensent 99,99% des économistes orthodoxes sur le sujet. Pour ces derniers, il est sûr qu’on trouvera bien une reconversion pour ces nouveaux chômeurs technologiques pourvu de libérer le marché du travail – ce qui n’est pas faux en un sens, si l’on accepte des salaires bien en dessous du niveau de subsistance et si l’on supprime toutes les allocations chômage, cela devrait être facile comme tout.

R. Collins pense qu’au contraire le rythme de ces transformations inédites par leur rapidité et par leur nature rendront la reconversion impossible (p. 61-64) : nous ne pouvons pas tous être à terme des programmeurs informatiques, et, si, en plus, dans l’avenir pas si éloigné, les programmes se programment eux-mêmes, la difficulté sera encore plus sans solution. On ne s’en sortira pas non plus par la découverte de nouveaux consommateurs compensant la disparition des classes moyennes occidentales, ou par la financiarisation, qui ferait de tous les anciens travailleurs occidentaux des rentiers du capital. La création d’emplois par le secteur public pour couvrir les besoins non couverts par le marché sera limitée par la révolte fiscale fort probable des derniers salariés et des capitalistes. La hausse du niveau d’éducation est elle-même à ses yeux seulement une façon légitime d’occuper les gens (éducateurs et éduqués) faute de leur trouver un emploi vraiment productif. Pour R. Collins, la fin du capitalisme risque donc d’être douloureuse :

« Ma propre estimation du seuil critique engendré par le chômage structurel de la classe moyenne dépend du taux d’augmentation du chômage structurel. (…) D’après les normes américaines, un taux de chômage de 10% est douloureux : un taux de 25% (tel qu’on le constate dans les sociétés en crise) est très alarmant, mais plusieurs sociétés y ont survécu. Mais lorsque le chômage affecte 50 ou 70% de la population en âge de travailler, la pression exercée sur le système capitaliste tant par la sous-consommation que par l’agitation politique rend sa survie impossible. Ceux qui croient que de tels taux de chômage sont inimaginables n’ont qu’à faire un effort d’imagination supplémentaire en extrapolant à toutes les catégories d’emploi les effets du chômage technologique dû à l’informatisation généralisée. » (p. 96-97)

Selon R. Collins, cette situation sera donc intenable. Que ce soit par la violence ou par les urnes, une solution devra y être trouvée, soit pour maintenir par la force un capitalisme sans travailleurs et consommateurs face à un océan de chômeurs, soit en acceptant d’aller vers un dépassement de ce dernier qui séparerait en somme le revenu du travail faute de travail à faire faire aux ex-salariés.

Les hypothèses de R. Collins feront hurler de rire les économistes standards. Il se met d’ailleurs dans une bien mauvaise position argumentative en négligeant de soutenir de manière plus empirique sa thèse principale du « chômage technologique ». Il est vrai qu’il peut arguer que les économistes raisonnent sur le passé, qu’ils ne comprennent pas le caractère inédit de ce qui est en cours, et que les rythmes ne sont pas les mêmes. D’ailleurs, si l’on admet simplement l’idée d’une transformation radicale du travail dans les services via l’informatisation, l’histoire montre que les travailleurs déjà adultes dans le secteur en déclin (agriculture, artisanat, puis industrie) ont connu de très grandes difficultés morales, pratiques, cognitives d’adaptation aux nouveaux travaux qui leur sont éventuellement offerts. La temporalité de la vie humaine joue ici énormément.

Quoi qu’il en soit, ce texte de R. Collins reste de loin le plus heuristique de l’ouvrage. Sa thèse du « chômage technologique » me parait promise à un bel avenir. Elle ne fait que surenchérir sur le constat déjà fait de longue date que les personnes qui n’ont que leur force physique à vendre sur le marché du travail y valent de moins en moins en terme monétaire et sont les plus susceptibles d’ailleurs d’être chômeurs. Il risque donc, selon R. Collins, d’en être de même pour les personnes n’ayant à offrir à leur possible employeur qu’une intelligence moyenne dans tous les domaines où l’automatisation et bientôt l’intelligence artificielle font mieux et moins cher. C’est déjà le cas dans bien des domaines (réservations pour des transports par exemple), mais ce que R. Collins prévoit correspond à un bond technologique à venir. Il aurait pu ajouter que ce bond s’avère d’autant plus probable qu’à la fois le secteur privé et les gouvernements occidentaux orientent toute leur politique économique dans ce sens. Tout le monde voit la survie de son entreprise ou la compétitivité de son pays dans l’innovation technologique. Or celle-ci signifie largement développer des moyens techniques ou organisationnels d’économiser le travail humain. Malheureusement, peu d’énergie intellectuelle est employée à réfléchir de manière un tant soit peu réaliste à l’emploi futur des travailleurs libérés par la dite innovation. La doctrine la plus partagée, c’est de supposer qu’ils trouveront bien en somme quelque chose à faire. C’est là clairement une conséquence de l’idéologie néo-libérale du marché auto-régulateur. Or le philosophe utilitariste Jérémy Bentham parlait déjà dans les années 1820 de l’obligation morale de l’innovateur de créer aussi les moyens de la reconversion pour ceux qui perdent leur gagne-pain en raison d’une nouvelle technologie qu’il met à disposition. Malheureusement, il faut bien constater depuis lors que cette reconversion ne fut presque jamais pensée comme un axe majeur des stratégies économiques des gouvernements, et ce dans toutes ses conséquences. On se contente de colmater les brèches sociales les plus visibles ou bruyantes. Il me semble que des thèses comme celle de R. Collins devrait surtout inciter à réfléchir sérieusement à une planification de la transformation des structures d’emploi. Et, au delà des emplois qui ne sont au fond qu’un moyen, il faudrait aussi se demander quels sont les objectifs que nous nous fixons comme société. De ce dernier point de vue, le livre de notre quarteron de sociologues et d’économistes est étonnamment peu inventif ou utopique pour la suite après le capitalisme. Cela ne fait guère rêver.

En tout cas, l’achat et surtout la lecture  de ce livre sont fortement déconseillés aux jeunes gens en recherche d’espoir pour un avenir proche.  ‘No future!’, yeah!

Ps 1. Pour un commentaire plus positif de l’ouvrage, cf. le compte-rendu par Christel Lane sur le site LSE-EUROPP. Il est même considéré comme l’un des quatre livres possibles à offrir pour Noël à un économiste selon la « Review of books » de la LSE. Je reste perplexe sur ce choix.

Ps 2. Un autre compte-rendu plus favorable que le mien vient de paraitre sur Mediapart sous la plume de Joseph Confavreux (accès pour les abonnés seulement). Le contenu de chaque contribution est bien rendue, en particulier le fait que certains parlent pour ne rien dire (celui qui rappelle que l’avenir n’est pas prévisible parce que résultant de causalités fort complexes devrait être mis au pilori de suite, pour crime de banalité extrémisée), mais il me semble que J. Confavreux a perdu de vue la perspective temporelle des auteurs qui fait tout le sel de leurs augustes propos: dans 20, 30, 40, 50, 100 ans, something new might happen, merci les gars, on s’en doutait un peu, mais encore? Je me rends compte par ailleurs que l’un des auteurs du livre est le directeur de la LSE, ce qui peut effectivement aider à avoir une bonne réception sur le site de la LSE… (voir Ps. 1).

Ps 3. Un autre compte-rendu, bien plus favorable  que le mien de l’ouvrage, sous la plume de Guillaume Arnould, pour la revue en ligne Lectures.  Je suis tout  à fait d’accord sur la présentation de l’ouvrage, bien résumé par G. Arnould, mais je suis entièrement opposé à sa conclusion. Ce livre ne prouve aucunement que les sciences sociales peuvent aborder le temps long. Au contraire, cela prouve que des progrès restent à faire dans ce domaine. En effet, tout cela reste à la fois trop abstrait et trop peu modélisé au total. C’est un peu l’inverse du livre de T. Piketty (Le capital au XXIème siècle), avec sa loi des temps ordinaires du capitalisme « r(taux de rendement du capital) supérieur à g (taux de croissance) de l’économie » , qui, si elle est vraie, implique à terme la dictature de la ploutocratie ou la révolution (nationale ou socialiste)!

Ps 4. J’espère que mes étudiants profiteront de cette multiplication de compte-rendu pour bien percevoir la diversité des pratiques qui se dissimulent sous ce terme neutre.

8 réponses à “Wallerstein, Collins, Mann, Derlugian, Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir?

  1. La robotisation n’aura pas que des conséquences sur la production, ou sur la gestion des taches bureaucratiques, aussi sur la logistique.

    • @ madeleine : oui, bien sûr, tous les domaines seront touchés. On peut penser aux « Google cars », qui le jour où elles seront au point vont rendre la discussion sur le métier de taxi fort intéressante.

  2. Pour le politiste, ce qui peut paraître surprenant, c’est que les enjeux de cette automatisation généralisée peinent à devenir des questions politiques.
    Pour les éléments empiriques et les tentatives pour dérouler les implications, il faut encore aller plutôt les chercher dans la littérature anglophone : The Second Machine Age de Brynjolfsson et McAfee, ou le dernier bouquin de Nicholas Carr par exemple.
    Quand je m’étais amusé à regarder le sujet des « intelligences artificielles » sous un angle politique/politologique, j’avais aussi noté ce type de décalage.

    • @ Yannick Rumpala : le blocage vient sans doute d’abord des économistes orthodoxes qui influencent les hommes politiques et qui rendent impensable un tel raisonnement à la R. Collins, du coup, le thème peine à être politisé par qui que ce soit parmi les politiciens connus. (Les gens de Nouvelle Donne seraient peut-être un exception.). De plus, il n’existe pas en France de débat public sur ce thème, qui serait alimenté par les livres que tu cites à juste titre. ( Je te remercie d’ailleurs de m’avoir signalé le livre de N. Carr.) Cela tient aussi à la pusillanimité de nos propres économistes qui n’osent pas penser en grand, et surtout pas de manière hétérodoxe. Il n’existe pratiquement pas en langue française de ces grands livres informés et polémiques sur les enjeux les plus contemporains. Le Capital au XXIème siècle de T. Piketty est un peu l’exception de ce point de vue.

  3. Le capitalisme n’est (peut-être) pas éternel et l’une des causes possibles de sa disparition pourrait être la fin du travail. Mais le véritable problème, c’est que l’on ne voit pas très bien par quoi il pourrait être remplacé. En revanche, on peut très bien imaginer une société capitaliste dans laquelle le travail aurait disparu, il suffirait juste de trouver un revenu de remplacement pour les chômeurs, et c’est déjà un peu ce qui se passe avec les minima sociaux et l’idée de revenu universel qui progresse dans les esprits.

    • @ Albert : oui, mais vous avez peut-être remarqué qu’on parle beaucoup des « assistés » ces temps-ci… pour désigner ces catégories de population. Pour l’instant, l’articulation politique et sociale entre la majorité décroissante en nombre qui travaille beaucoup et la minorité croissante en nombre qui n’est plus requise de travailler reste pour le moins fragile. Le revenu universel ou le revenu citoyen serait sans doute une solution, mais serait-elle politiquement stable? N’observerait-on pas une révolte des élites (encore) travailleuses et stressées contre les autres?

  4. Ces économistes sont présentés comme « d’inspiration post-marxiste ». Qu’est-ce que cela signifie ? a) qu’ils ne connaissent pas Marx ou ne l’ont jamais compris b) qu’ils ont réfuté Marx -alors où est leur réfutation ? c) qu’ils ont connaissance d’une évolution du capitalisme que n’a pas connu Marx d) qu’ils ont pas su ou pas cru possible d’utiliser les acquis du marxisme pour comprendre la crise et le fonctionnement du capitalisme.

    Je pencherais pour l’explication a car comment peuvent-ils croire que la crise systémique du capitalisme a commencé en 2007 ?

    • @lemoine001 : l’expression de « post-marxiste » dans ce cadre veut dire qu’ils s’inspirent de Marx sur certains points, ne serait-ce qu’en admettant que le capitalisme existe (ce qui n’est pas complétement évident dans les sciences sociales contemporaines) avec ses contraintes propres (valorisation et accumulation du capital). Cela veut dire bien sûr qu’ils adaptent l’analyse aux temps présents que Marx n’a pas connu.

      De fait, ils ne croient pas que la crise systémique du capitalisme a commencé en 2007 (j’espère ne pas dire cela dans mon compte-rendu), elle a commencé bien avant ( à la fin des années 1960 pour I. Wallerstein par exemple), par contre, ils pensent le moment venu de parler dans l’espace public de la « fin du capitalisme » en profitant du contexte nouveau créé par la crise engagée en 2007. Le même livre n’aurait eu aucun écho dans les médias anglo-saxons s’il avait été publié en 2006. Il n’aurait peut-être pas trouvé un éditeur aussi prestigieux qu’OUP. Je crois que vous sous-estimez la nouveauté que représente le fait de même pouvoir poser la question de la fin éventuelle du capitalisme. Après 1989, la question était devenue totalement obsolète, digne d’un universitaire de la défunte RDA, lui-même envoyé à la poubelle de l’Histoire.

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