Comme les sciences sociales se sentent des disciplines sous pression, certains de leurs praticiens prennent désormais la peine d’en défendre les raisons. Le livre dirigé par Cyril Lemieux, Pour les sciences sociales. 101 livres (Paris : Éditions de l’EHESS, 2017) fait partie de cette nouvelle littérature pro domo. Il est constitué par les notices de 101 ouvrages réputés décisifs pour l’évolution intellectuelle de ces dernières publiés entre 1947 et 2017. L’équipe qu’a coordonnée Cyril Lemieux (Laurent Berger, Marielle Macé, Gildas Salmon et Cécile Vidal) a sélectionné les ouvrages et a fait appel à des spécialistes de chaque discipline (sociologie, anthropologie, histoire, etc.) pour rendre compte de chaque ouvrage choisi. Chaque ouvrage ainsi élu se trouve résumé en titre par son idée-force, par exemple pour le premier livre par ordre d’apparition, « 1947 Adorno et Horkheimer diagnostiquent l’autodestruction des Lumières ».
L’approche des ouvrages apparait d’autant plus intéressante qu’elle se veut elle-même aussi historicisée que possible, à la fois vers l’aval, le présent et l’avenir de la publication étudiée. Qu’est-ce qui mène à cet ouvrage? Comment est-il reçu sur le moment? Que devient-il ensuite? Les auteurs tendent ainsi à éviter l’impression de sciences sociales dégagées de leur contexte d’énonciation. Le seul regret du coup est que l’équipe n’ait pas pu aller au delà de 101 livres pour d’évidentes raisons éditoriales.
Par ailleurs, chaque notice est remarquablement bien écrite. On saluera donc le travail d’édition que l’existence même de ce livre suppose. C’est d’ailleurs d’autant plus cohérent avec le fait que l’introduction, signée de toute l’équipe rassemblée autour de Cyril Lemieux, rappelle l’importance du livre comme objet matériel de la vie intellectuelle, de l’ouvrage longuement mûri, dans le développement réel des sciences sociales (ce qui semble bien être une pique contre la vision comptable en vigueur de la science actuelle, qui ne connait plus que l’article dans la revue à comité de lecture).
L’ouvrage, ne cache pas par ailleurs que les sciences sociales dont il est ici question sont « constructivistes », et qu’au delà de leur validité proprement scientifique, elles prétendent ainsi libérer, émanciper, les êtres humains en leur montrant rationnellement que notre monde commun d’êtres humains pourrait être autre qu’il n’est. A dire vrai, après avoir refermé l’ouvrage, dont la lecture fut pourtant un plaisir, j’ai plutôt pensé que ces progrès dans la description de la réalité n’avaient globalement eu aucun impact sur le cours de l’histoire contemporaine – au contraire, on dirait plutôt que leur succès éditorial a souvent tenu à ce que ces ouvrages permettaient surtout aux bavards que nous sommes de broder sur ce qui arrivait déjà. Pour connaître aussi des sciences sociales (comme l’économie néo-classique) aux conséquences bien plus tangibles dans le réel, j’ai donc comme un sérieux doute sur le côté réellement libérateur et émancipateur de tout cela. Montrer que quelque chose est construit, est-ce que cela aide vraiment à le détruire ou le changer? En outre, je ne suis pas sûr que ce genre d’ouvrage « Pour » ne constitue pas en fait un formidable argument « Contre » pour un décideur public contemporain lambda, imbu d’efficacité à court terme, d’innovations de rupture et autres visions d’un avenir managérial radieux. Il trouvera sans doute ce livre aussi utile qu’un guide des plus beaux timbres-postes émis aux îles Fidji depuis 1945.
En tout cas, cet ouvrage est vraiment une lecture à conseiller à des étudiants avancés, et il recèle surtout plein d’idées de lectures à faire – ou à éviter absolument! En effet, l’univers des sciences sociales apparait vaste, et tout ne parait pas passionnant. Certaines notices ont de fait plutôt eu sur moi un effet repoussoir.
Et, pour conclure, il me faut reconnaître que, jusqu’ici, je n’ai lu en fait qu’une quinzaine au plus de ces 101 ouvrages. Il me reste encore quelques roboratives lectures à effectuer pour atteindre la déconstruction émancipatrice de l’étant. Et c’est là pour moi une très bonne nouvelle.
Cela a l’air super! Par contre, je me demande comment ils ont assumé la subjectivité de la sélection des ouvrages. Je pense pas, bien sur, qu’il soit possible de faire une liste parfaitement représentative ni que cela soit désirable d’ailleurs, de l’évolution des sciences sociales, mais j’ai des questions qui me trottent en tëte.
– On dirait vraiment une liste de lecture de n importe quel doctorat à l’EHESS. Avoir Graeber plutôt que Strange ou Polanyi c est bizarre par ex. De même, tous les trucs sur la démocratie libérale et les élites à la Putnam sont évacués, ou même les études sur le clivage à la Lipset Rockan…
– A l’heure ou certains universitaires (dont je fais partie) s’efforcent de faire des syllabus à l’équilibre du point de vue du genre, on a quand même une belle brochette d’hommes blancs ages ici, les éditeurs se sont-ils poses cette question? Même question pour la nationalité (je ne savais pas que la France avait autant contribue au développement des sciences sociales)
@ drmiette: Bien sûr, tout choix n’est pas sans défauts.
Premièrement, c’est sûr que le choix ne privilégie pas la science politique. En dehors des (bons) auteurs que tu as cités, on pourrait d’ailleurs noter que Raymond Aron est absent (alors que Sartre est présent). A mon sens, cela correspond inversement au poids dans cette sélection de l’anthropologie telle qu’elle a été pratiquée à l’EHESS. Plus généralement, c’est effectivement le best of vu du côté de l’EHESS et pas du tout de Science Po Paris, ou même de Paris I.
Deuxièmement, sur la nationalité, c’est plus équilibré que tu ne le dis, mais c’est vrai qu’il y a un aspect ‘Paris capitale des sciences sociales’. Cela correspond à la logique géographique pluraliste que promeut l’EHESS.
Troisièmement, sur l’équilibre hommes/femmes, cela ne m’a pas paru si déséquilibré que cela – mais, effectivement, ce n’est pas une question qu’ils se posent, car ils veulent aussi faire une histoire des sciences sociales, à chaque fois en leur temps. Autrement dit, on ne va pas ‘inventer’/’redécouvrir’ une œuvre publiée par une femme en 1960 qui n’aurait eu aucun écho sur le moment et ensuite pour le plaisir de l’équilibre des genres. Après, sur un plan plus général, je suis très dubitatif sur cette reconstruction du passé dans les cours au nom de la parité de genre. Si dans un cours s’appuyant uniquement sur des cas et des recherches contemporains, on peut viser la parité des auteurs, cela me parait presque absurde pour le passé. Il faut aussi présenter la réalité inégalitaire du passé des sciences sociales. Ou alors ne pas parler du passé du tout?
Merci pour cette suggestion de lecture. Je lis fréquemment votre blog et y prend beaucoup de plaisir, même si j’y laisse rarement un commentaire. (Je suis l’un de vos anciens élèves)
Entièrement d’accord avec votre doute sur la reconstruction du passé au nom de la parité de genre.
Je me permets d’ajouter une pierre au debat sur la « reconstruction » du passe au nom de la parite de genre. Tu t’en douteras Christophe, je ne suis pas d’accord avec toi, voire je pense même que notre avis n’est pas si eloigne finalement. Je pense qu’on peut avancer sans trop de risques qu il n y a pas d histoire « naturelle » des sciences sociales et qu’elle est donc construite en fonction des rapports de forces et des ideologies contingentes. D ou l hypothese (probable) que la contribution scientifique des minorites de genre, race, voire de certaines categories sociales, ait ete minimisee si ce nest invisibilisee. Il y a meme un concept pour ca, c est l effet matilda https://www.jstor.org/stable/285482 . Je ne veux pas pousser l argument trop loin, mais il me semble pas si idiot de garder en tete la possibilite d une telle invisibilisation et de faire un effort particulier lors de la construction de nos syllabus a ne pas inclure que des travaux « classiques », comme par hasard, souvent ecrits dans les universites d Ivy League, et par des hommes blancs. Je pense meme que cet effort permet d aboutir a une plus grande diversite d approches theoriques. En economie politique du moins, j’ai l’impression que les femmes et les universitaires non ivy league avaient tendance a etre plus critiques sur le fonctionnement de l economie dans la periode pre crise, peut etre notamment parceque certaines d entre elles ne jouaient pas tant le jeu de la course au grade universitaire qui amene souvent a une certaine uniformisation de la pensee. Food for thought