Il semble donc que le mouvement étudiant contre la loi ORE prenne quelque ampleur. « Vidal t’es foutue, la jeunesse est dans la rue », devrait bientôt être le tube de ce printemps 2018.
Le principal carburant de cette mobilisation semble être du côté de la répression policière du mouvement en cours. A force de taper fort préventivement, cela fait mal, et cela mobilise. Illustration sans originalité aucune de ce que la théorie des mobilisations enseigne. Le cycle mobilisation/répression semble être bien engagé.
Ce développement ne doit cependant pas occulter un autre fait saillant de la situation actuelle : une très forte division entre universitaires eux-mêmes sur le fond de cette réforme de l’accès à l’Université. Si l’on observe les diverses motions (par discipline, UFR, centre de recherche, etc.), sur la liste ANCMSP en particulier, il apparait que seules quelques disciplines de sciences humaines et sociales sont mobilisées pour faire obstacle à la réforme. La thématique majeure utilisée est celle de la nécessaire et républicaine ouverture à tous de l’enseignement supérieur. La thématique mineure est celle de l’extraordinaire, injuste et couteuse machine à gaz bureaucratique que représente ParcoursSup.
Inversement, il y a tous ceux qui, à la tête des Universités, obéissent le doigt sur la couture du pantalon ou de la jupe aux injonctions ministérielles. Et enfin, surtout, il y tous les enseignants-chercheurs qui sont plutôt contents de cette évolution vers une entrée universellement sélective à l’Université. Je suppose ainsi que ce n’est pas un hasard complet si un quarteron de juristes montpelliérains aient, selon ce qu’on peut apprendre par la presse et qu’accrédite désormais le Ministère de l’enseignement supérieur par sa réaction, un peu exagéré dans le soutien à la réforme en cours. Le Ministère en est donc réduit à devoir contrôler ceux qui aiment tellement sa réforme qu’ils exagèrent leur amour en lui donnant des preuves tangibles de cet amour.
Pour ma part, étant un enseignant-chercheur dans une filière universitaire sélective (un IEP de province, fondé en 1948) et approuvant de fait ce système fondé sur un concours d’entrée en y étant resté depuis des années, il m’est impossible de ne pas être pour une forme de sélection à l’entrée de toutes les filières de l’enseignement supérieur. Pourquoi priverais-je les collègues qui le voudraient d’un avantage – avoir des étudiants un peu motivés et à peu près bien préparés – dont je bénéficie personnellement? L’ouverture sociale nécessaire me parait une question qui doit être disjointe de la possibilité concrète à un moment t pour un futur étudiant de suivre telle ou telle voie. Pour avoir été aussi au début de ma carrière, dans les lointaines années 1990, enseignant dans la première année du premier cycle à l’Université de Nanterre, je crois savoir aussi d’expérience le désarroi qu’un enseignant peut ressentir face à un public majoritairement inapte à suivre un enseignement universitaire. J’avais ainsi moi-même failli me faire casser la gueule par un étudiant qui n’avait pas compris ce que j’essayais (maladroitement?) de raconter sur Durkheim à partir du document de TD officiel, car, visiblement, bien que français, il ne comprenait pas mon français et il avait cru que j’insultais de quelque façon les étudiants et lui en particulier. (J’ai enseigné ensuite en lycée en banlieue nord et sud de Paris, et je n’ai jamais eu une telle expérience ensuite, même face à des publics réputés difficiles.) Un minimum de réalisme impose d’admettre que, même avec le BAC en poche, certains jeunes ne peuvent suivre en l’état des études supérieures.
Par contre, il m’est difficile de ne pas noter l’immense hypocrisie du Ministère actuel. Toutes les informations que l’on peut avoir sur le fonctionnement de ParcoursSup le fait ressembler à un immense concours sur dossier (apparemment calqué sur le mécanisme déjà existant pour les IUT). C’est bien une sélection généralisée qui se trouve ainsi mise en place, et, à la fin de tout ce processus, les recteurs caseront où l’on pourra les perdants de cette vaste course à l’échalote. Il vaudrait mieux en prendre acte, plutôt que de le nier, de plus en plus mollement il est vrai. Par ailleurs, si c’est bien une sélection (ou même un concours avec classement?), il parait tout à fait illogique de ne pas avoir permis aux aspirants étudiants de classer leur vœux. Plutôt qu’une lettre de motivation, dont le caractère à la fois discriminant socialement et inexploitable en pratique vu les masses de dossiers à traiter, il aurait mieux valu s’en tenir à l’ordre des préférences proposé par le candidat, puisque cela constitue un bon révélateur des désirs de ce dernier.
Enfin, il faut bien constater que la réforme ORE vient encore charger la barque des tâches diverses et variées que l’on demande aux universitaires d’effectuer. Il aurait été à la fois moins hypocrite et plus économique de s’en tenir simplement à une sélection par les notes et à quelques éléments objectifs attestant d’une motivation ou d’une compétence plutôt que de mobiliser, d’une part, le conseil de classe du côté enseignants de lycée pour des avis « au ressenti », et d’autre part, une lettre de motivation du côté lycéen « à l’esbroufe ». Le gouvernement ferait bien de se méfier de ces universitaires que nous sommes qui vont bien finir par réagir à toutes les avanies que l’on leur fait subir depuis une quinzaine d’années, dont le mécanisme ParcoursSup semble bien l’un des derniers avatars. Je vois du coup passer en effet pas mal de plaintes articulées de collègues, qui dépassent de loin cette seule question de la loi ORE.
Quoi qu’il en soit, si le gouvernement échoue à faire passer cette réforme ou s’il est finalement amené à l’amender pour la rendre encore plus contradictoire et surtout bien plus inégalitaire encore, il aura surtout à s’en prendre à lui-même, à son hypocrisie, à sa volonté de ne pas affronter clairement le problème posé au départ. En somme, une belle illustration du concept de kludgeocracy.
Je pense que vous avez tord d’appréhender l’entrée sans dossier et la sélection à l’université sans remettre celle-ci en perspective par rapport au reste de l’offre du supérieur. Ce n’est pas parce que la réforme porte uniquement sur l’université qu’on doit raisonner uniquement dessus. Pourquoi ne pas parler de l’organisation duale entre prépa – grande école / université avec tout ce que cela implique ? Quelles conséquences avec cette réforme ? Une résorption de l’écart ?
@madeleine@gmail.fr : Bien sûr, il ne faut pas rêver: les universités continueront à être sous-financés dans l’avenir prévisible. Par contre, il me semble qu’une fois la sélection instaurée, les universitaires auront de bien meilleurs arguments pour se plaindre, puisque l’argument de l’argent gâché à essayer d’encadrer des premiers cycles sans perspective tombera.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger que certaines filières universitaires vont du coup devenir très sélectives. On peut donner l’exemple des STAPS, qui sont d’ailleurs largement à l’origine de tout ce remue-ménage. Vu leurs critères (scientifiques et sportifs, voire associatifs), ils sont en train de réinventer le modèle de la « grande école » ou de la « prépa ». On peut imaginer que ce mécanisme finisse par rééquilibrer les valeurs perçues des différentes filières du supérieur. En faisant en quelque sorte descendre au premier cycle, les difficultés intellectuelles d’accès au second cycle, cela induit du coup une revalorisation de toutes ces filières universitaires, très difficiles en réalité si l’on les regarde du point de vue de la fin (comme par exemple psychologie ou langues).
On reviendrait ainsi à une situation, où ce n’est pas l’ouverture ou non d’une filière qui en fait la valeur, mais la difficulté intrinsèque, qui, seule, resterait ainsi affichée aux yeux des futurs étudiants.
« la difficulté intrinsèque » qui fait la valeur d’une filière ? je ne comprends pas, STAPS n’est pas valorisé parce qu’elle est plus difficile que lettres classiques, c’est surtout qu’il y a chroniquement trop de vocations par rapport au nombre de places.
Quant à avoir peur des EC du côté du gouvernement, laissez-moi rire, à part un tapis de bain, il n’y pas grand’chose qui fasse moins peur politiquement qu’un EC…
@ erikantoine : Vous m’avez mal compris. Actuellement, ce qui fait la valeur d’une filière du supérieur, c’est largement l’existence d’une sélection et d’un surcroit de demande de places par rapport à l’offre de places. Par exemple, justement STAPS, où il est de fait plus difficile d’entrer que par exemple en faculté de mathématique ou de physique. Or, tout de même, il est intrinsèquement plus difficile de devenir un mathématicien ou un physicien de qualité qu’un Stapsien de qualité. Le niveau de compréhension et de maîtrise d’une discipline scientifique n’est pas le même au final. On peut faire la même remarque en comparant des études de gestion commerciale et mettons celles de latin-grec-grammaire-linguistique. En fait, je faisais allusion au fait que dans certains systèmes universitaires cet effet de difficulté intrinsèque de la discipline se trouve aussi valorisé, pas chez nous où tout est écrasé par l’effet sélection dans certaines filières. Cela se voit aussi au niveau du plus grand prestige en France de l’ingénieur de grande école par rapport au docteur en sciences, pourtant le second est plus intellectuellement mûr et qualifié que le premier.
Sur le second point, c’est sûr que le gouvernement n’a pas trop peur des EC en général, et c’est un euphémisme. Je sais bien à quel point cette profession du secteur public a moins de poids « corporatif » que les policiers par exemple. Cependant, il a un tout petit peur du fait qu’il n’y aurait plus assez de EC pour assurer les tâches de direction. Lors du conflit de 2009, c’est la menace de démission de tous ceux qui assuraient la couverture bureaucratique du fonctionnement de la recherche et de l’enseignement qui avait eu un rôle. Mais je le répète, vous avez raison: les EC ne font pas peur. Et il faut bien dire qu’il y aurait une enquête sociologique à mener sur les raisons qui font que presque tout universitaire élu par ses pairs à un poste de responsabilité (présidence d’Université en particulier) devient le meilleur agent du pouvoir gouvernemental. A croire que ces malheureux sont « re-programmés » immédiatement après leur élection. Ce n’est pas un hasard si la Ministre Vidal est un cas dans ce genre. Pourquoi sommes-nous presque systématiquement trahis par ceux que nous élisons? Mystère. (Enfin, c’est un peu comme la FNSEA pour les agriculteurs…)
Tempête dans un verre d’eau? Sans doute. ParcoursSup est de toute évidence une machine à sélectionner. Mais si le secondaire faisait convenablement son travail, nous n’en serions pas là. Car il est ridicule de penser un parcours scolaire sans sélection. Il suffirait de faire le tri en amont et de laisser la possibilité ultérieure à ceux qui le désirent de s’attaquer le moment venu, avec de vraies chances de succès, aux études supérieures. Sauf que, le secondaire ayant failli gravement, on a gravé dans les esprits que seul le supérieur permet un débouché professionnel quand le chômage noie les rêves des uns et des autres. Un leurre. Les facs doivent donc pouvoir continuer en sélectionnant, et les prépas pour leur part sélectionner les meilleurs, c’est leur rôle. Ce gouvernement, avec tous ses (grands) défauts, est l’héritier de ses prédécesseurs, et ne fera pas de miracles. En France, on a sans doute oublié la contrainte du « niveau » nécessaire. Être étudiant est une distinction, non un dû. On l’a oublié.
@ omnibusactu: Je suis plutôt d’accord avec votre remarque. En particulier, si les lycéens professionnels ou techniques s’auto-excluent ou sont exclus de l’accès au supérieur par cette réforme, il va apparaître qu’en fait ces deux bacs n’en sont pas vraiment. Face à cette révélation inattendue, je suis curieux de voir comment réagira le gouvernement. J’ai comme le soupçon que la généralisation du service civique et son allongement n’est pas sans lien avec ce développement.
Précisons que, pour la relative incapacité du secondaire à préparer au supérieur, elle est entièrement le fait des gouvernements successifs qui ont ordonné aux enseignants du secondaire de « lever le pied » en leur imposant des programmes de plus en plus inadéquats (en mathématique en particulier). Les collègues souffrent de cette situation, et cela fait aussi partie du problème. Idéalement, il ne devrait plus y avoir ni de mauvais lycée ni de mauvaises filières de lycée. Nous en sommes très loin.
Merci de votre note que je lis avec un peu de retard.
Ce qui me frappe le plus dans le mouvement actuel (qui, a priori, s’essouffle), c’est la façon dont une lecture de la réforme en termes de rupture d’égalité s’impose car elle est portée à la fois par les étudiants contestataires, les universitaires, les commentateurs et les professionnels politiques (que ce soit pour approuver cette lecture, la réprouver ou s’en réjouir).
Cette lecture présente deux défauts selon moi, d’ordre « stratégico-politique » et analytique. Je ne suis pas certain que l’argument de la sélection dans l’accès à l’enseignement universitaire soit susceptible de mobiliser massivement les foules. Car la loi peut s’appuyer sur un autre ressort idéologique très puissant qui est celui de la méritocratie à laquelle fonctionne notre système national d’éducation et de fabrication des élites. Pour avoir discuté avec plusieurs parents d’élèves et étudiants lors des portes ouvertes de mon université, le principe de la sélection qui ne dit pas son nom était compris mais aussi accepté. Je ne dis pas que j’approuve cette logique : tout comme vous, je fais le constat d’un niveau parfois très insuffisant des étudiant-e-s en L1 pour suivre les enseignements du supérieur. Et « »en même temps » », il est injuste d’interdire l’accès à l’université à un élève qui a été orienté plus ou moins intelligemment en lycée professionnel après sa troisième (ce qui se passera probablement au moment du classement des dossiers). On retrouve là un vice majeur de notre système français de formation qui lie l’occupation de positions sociales/professionnelles à des choix scolaires très précoces.
Cette lecture en termes de sélection obstrue – c’est là mon deuxième point – l’identification d’un autre effet autrement plus désastreux de la loi ORE sur l’enseignement supérieur qui est la mise en concurrence des universités entre elles. Il faut être naïf pour croire que ce principe de sélection s’appliquera de manière homogène sur l’ensemble des établissements français. Pour preuve, ma faculté de droit et science politique de l’Ouest a réévalué à la hausse sa jauge en première année pour 2018/2019 ! Par contre, il est clair que d’autres établissements – qui n’ont aucun défaut d’attractivité, de financement, d’image – n’hésiteront pas à baisser leurs quotas et à appliquer une stricte sélection. C’est là le point majeur de la réforme qui s’observera probablement à moyen terme : la construction de marchés universitaires centraux et périphériques dont les territoires peuvent varier en fonction des disciplines (mais faisons le pari que rares seront les établissements parisiens sur les marchés périphériques, quelles que soient les disciplines). Au centre, les formations prestigieuses riches en moyens qui sauront réhausser notre position nationale dans les classements internationaux. Aux périphéries, les formations chargées de la continuité du service public qui fonctionneront avec trois bouts de ficelle. En passant, on retrouverait là une belle illustration des changements institutionnels à la Thelen : la politique publique adoptée n’incarne pas une rupture fondamentale à court terme mais introduit des règles qui laissent une marge d’interprétation et dont les usages peuvent produire des changements majeurs à moyen terme. Réjouissant !
@ RG : Et je vous réponds moi aussi avec retard!
Je suis d’accord avec vos remarques, en particulier la seconde. J’ai même l’impression que « la différentiation des publics universitaires, c’est maintenant », puisque déjà cette année les « barrières et niveaux » ne sont pas fixés de la même façon dans toutes les facultés de la même discipline sur tout le territoire. Cela sera un peu atténué par les quotas de boursiers et les quotas géographiques, mais il me semble que chaque faculté aura son style de recrutement. Après, je pense qu’il y aura aussi en région parisienne des facultés ouvertes à tous les profil par choix des équipes enseignantes, pas qu’en province donc, mais sans doute pas dans toutes les disciplines. On pourrait donc avoir des bacheliers d’Ile de France aller chercher refuge dans une faculté de province (par exemple, il semble qu’à Toulon, en droit, ils veulent accepter tout le monde, en « oui », ou en « oui mais », qui d’ailleurs existait déjà chez eux). En même temps, cette évolution concurrentielle n’est-elle pas l’essence du macronisme?