Jérôme Fourquet, L’archipel français.

fourquetLe directeur du département Opinion à l’IFOP, Jérôme Fourquet a fait paraître à la veille des élections européennes un livre de synthèse sur l’évolution de la société française depuis les années 1970, L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (avec la collaboration de Sylvain Manternach, Paris: Seuil, mars 2019).

A l’aide de résultats de sondages, de géographie électorale, et d’un usage intensif de la sociographie des prénoms, et aussi de très nombreuses lectures, J. Fourquet en arrive à proposer à son lecteur une description plutôt inquiétante de la société française – même s’il prend bien soin de ne pas trop apparaître comme le Cassandre de service – qui tendrait à éclater en multiples îles séparées aux valeurs et aux votes bien distincts.

Sa grande idée est en effet que les années 1970-2010 voient l’écroulement d’une structuration de la société française en deux grands blocs, structuration issue du XIXème siècle et ayant accompagné presque tout le XXième siècle : catholiques vs. laïcs, puis droite(s) vs. gauche(s.).  L’élection présidentielle de 2017 constituerait du coup l’aboutissement de cette déstructuration, avec le montée en puissance de LREM, le « parti des premiers de cordée » (p.364-368) et la création d’un « bloc libéral-élitaire » (p. 361-363).

Pour synthétiser son propos, cette déstructuration/restructuration opère sur trois plans: spirituel, matériel et spatial.

#Sur le plan spirituel, il insiste beaucoup sur l’écroulement de la pratique catholique en France depuis le début des années 1960. En dehors des études classiques de sociologie religieuse qu’il cite et des sondages à sa disposition, il fait un grand usage de la sociographie des prénoms. Grâce à la base de données constituée par l’INSEE de tous les prénoms donnés aux nouveaux-nés depuis 1900 sur le territoire métropolitain, il peut montrer l’affaiblissement net de la référence catholique dans les choix des parents. Cet étiolement du catholicisme accompagne d’une part le bouleversement bien connu des mœurs acceptables (homosexualité par exemple). D’autre part, s’inscrit dans une individualisation des choix, bien visible dans l’éclatement de l’espace des prénoms donnés par les parents, y compris d’ailleurs des prénoms catholiques. Enfin, quoi que l’auteur y insiste moins, signifie l’écroulement d’une raison fondatrice de la solidarité entre riches et pauvres, savants et ignorants, chanceux et malchanceux, à savoir la communauté d’appartenance à l’humanité crée par Dieu. Le libéralisme, à tous les sens du terme, semble bien devoir remplacer chez la majorité des élites françaises la référence historique aux aspects sociaux, ou paternalistes si l’on veut, du catholicisme.

A cet étiolement du catholicisme, et en regard de son adversaire laïc, républicain, socialiste ou communiste, s’ajoute la montée en puissance d’une autre référence religieuse, celle à l’Islam. S’appuyant toujours sur la sociographie des prénoms, J. Fourquet montre qu’au début des années 1960, moins de 2% des naissances enregistrées en métropole correspondaient (chez les garçons) à un prénom d’origine « arabo-musulmane ». Désormais, selon ses comptages (qui supposent bien sûr d’établir une liste de tels prénoms masculins et de lui faire confiance sur la pertinence de cette liste), ce serait autour de 18% des prénoms donnés qui s’inscriraient dans une telle référence (cf. graphique 30, p. 137). En plus, cette montée en puissance de la référence musulmane dans les prénoms connaîtrait une diffusion spatiale. Parti des vieilles terres de l’industrie (où les immigrés « nord-africains » avaient été recrutés dans les années 1950-1960), des naissances auxquelles les parents souhaitent donner un prénom musulman se répandent sur le territoire en tâche d’huile (cf. carte 7, p. 146). Ce choix de prénom ne dit pas certes si la personne qui est nommé ainsi sera ou non musulmane dans les choix de sa vie adulte – et cela d’autant plus dans une société individualiste -, mais il témoigne qu’au moment de sa naissance, ses parents attachaient quelque importance à ce choix d’une telle référence. Par comparaison avec d’autres sous-populations (Corses, Bretons, descendants d’immigrés portugais, polonais, etc.), Jérôme Fourquet montre bien que le choix du prénom n’est pas anodin. Le maintien à un haut niveau dans les seconde, troisième, quatrième générations d’immigrations venues de pays à majorité musulmane de tels prénoms « arabo-musulman » traduit donc bien une affirmation d’identité de la part des parents en cause. Elle fait sens.

Du point de vue de la vie politique, pour Jérôme Fourquet, il ne fait par ailleurs guère de doute que le fond de sauce de l’existence même du Front national sur le plan électoral n’est autre qu’un choc en retour liée à la visibilité nouvelle de ces immigrés « arabo-musulmans » au début des années 1980 (cf.p. 221-246). Il donne même à voir une carte électorale des élections européennes de 1984, avec le tracé en rouge de la « Marche des Beurs » de 1983 dans cette vieille France de l’industrie là même où le FN connaîtra l’année suivante ses meilleurs scores (p. 237).  J. Fourquet reprend là la thèse de notre collègue Pierre Martin, thèse exprimée dès les lointaines années 1980, et la développe en y ajoutant une dimension de déplacement des populations se sentant menacées par cette « islamisation » perçue, d’où l’existence d’un seuil de présence perçue de « musulmans » au delà duquel l’effet sur le vote FN s’étiole.

# Sur le plan matériel, la concomitance de la désindustrialisation liée à la mondialisation et de montée en puissance d’une vaste secteurs de « producteurs symboliques », disposant d’un niveau d’éducation élevée (pour parler comme Robert Reich au début des années 1990), aboutit à une séparation de plus en plus nette entre les classes populaires et les classes moyennes et supérieures. Pour J. Fourquet, vu leur poids acquis dans la population, les classes moyennes et supérieures peuvent donc vivre désormais en vase clos, sans avoir à fréquenter les classes populaires.

#Sur le plan spatial, J. Fourquet illustre ce nouveau clivage entre les gagnants et les perdants des évolutions économiques en cours. Mutatis mutandis, elles correspond à l’opposition entre des territoires qui profitent de la mondialisation (parce qu’ils sont des lieux de décision/conception des flux de cette dernière, ou parce qu’ils sont des lieux de résidence de ceux qui décident/conçoivent ou de ceux qui bénéficient encore de bonnes retraites)  et ceux qui en souffrent (lieux de ce qui reste de l’industrie traditionnelle en particulier, lieux de résidence de ce qui reste du prolétariat industriel et du nouveau prolétariat des services). Les pages consacrées au département de la Sarthe (p. 299-305) sont parmi les plus inspirantes de l’ouvrage. Il montre comment ce département est passé d’un vieux clivage issu de la Révolution française encore visible en 1978 à ce clivage centre urbain/périphérie, bien visible lors du vote référendaire de 1992, puis lors de l’élection présidentielle de 2017.

Au total, tout cela n’est vraiment pas très réjouissant. Cassandre a frappé fort. Les élections européennes de 2019, si elles étaient prises en compte, confirmeraient à l’envi la présentation de J. Fourquet. D’un côté, la partie de la société française qui va bien semble concentrer toutes ses billes dans le vote LREM, de l’autre côté, la seule force qui prend vraiment dans les classes populaires et moyennes n’est autre que le RN, ontologiquement xénophobe. Dans ses pages conclusives, J. Fourquet tend à accréditer l’idée que les classes supérieures, concentrées spatialement, ont fait le deuil d’une maîtrise possible de leur part des classes moyennes et populaires. Ces dernières sont par ailleurs incapables de menacer vraiment le pouvoir des « premiers de cordée ». Il cite ainsi les « Gilets jaunes » n’ayant jamais réussi à prendre dans le cœur des métropoles.

Je suis sorti d’autant plus déprimé de cette lecture que la grande absente de cette reconstruction des cinquante dernières années n’est autre que la question écologique. Du point de vue des grandes mutations que J. Fourquet met en lumière, cette question n’est aucunement structurante selon lui. Elle n’apparait de fait que très à la marge dans les pages qu’il consacre à la montée en puissance d’une autre vision de l’animal (« Quand la hiérarchie des espèces est remise en cause », p. 61-67) dans le cadre du déclin de l’emprise de vision catholique de l’homme sur les esprits. Du point de vue des grandes masses électorales, J. Fourquet n’a sans doute pas tort dans sa négligence. Sa lecture devrait donc être rendue obligatoire pour tout dirigeant écologiste ayant un peu le melon ces temps-ci. L’anti-écologie du FN/RN existe quant à elle et ne demande donc qu’à prospérer, tant la situation objective de l’électeur-type du FN/RN, tel que rappelée ici par J. Fourquet, le rend dépendant de sa voiture et donc de l’abondance de l’énergie fossile. De fait, ce genre de livres permettra aux historiens de mesurer à quel point la politique n’aura pas su anticiper les problèmes écologiques, faute bien sûr d’avoir des électeurs pour lesquels cela fasse sens.

 

 

 

 

 

 

 

4 réponses à “Jérôme Fourquet, L’archipel français.

  1. tord, tort. ;)

  2. Merci pour cette belle présentation, qui ne cède pas au dénigrement facile des universitaires. À ce propos, deux points auraient pu être soulignés : 1/ l’extraordinaire recherche empirique de la part de l’auteur, qui rattache cet ouvrage davantage à la tradition factuelle anglo-saxonne qu’à la tradition jargonnante à la française ; 2/ le fait qu’il occupe un terrain, celui des grandes analyses sociopolitiques, des grandes fresques style tableau à la Siegfried, qui a été totalement déserté par la science politique française actuelle.

    • @Vince38: De rien. Effectivement, j’aurais pu souligner les deux points que tu indiques. Il y a un côté « travail de bénédictins » (désolé pour l’expression peu laïque) dans cet ouvrage. Il y a effectivement ce côté fresque générale qu’osent rarement désormais les sciences sociales sur la société française (F. Dubet avait produit des choses dans ce genre au début des années 1990…).
      J’en ajouterai un troisième pour préciser le propos: comme Fourquet n’est pas universitaire, il n’hésite pas à citer/utiliser des références intellectuelles liées à (et/ou) appréciées par (pour qui les connait), soit la droite (voire à l’extrême droite), soit « la gauche de gauche ». Pour le coup, il fait du « en même temps » qui fait vraiment sens, mais peut braquer contre lui certains collègues.

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