J. Fourquet & J.-L. Cassely, La France sous nos yeux.

Peut-on encore prétendre en 2021 dresser un tableau crédible de l’état général de la société française en ne faisant appel qu’à deux auteurs, en se dressant ainsi de fait contre la spécialisation disciplinaire des sciences sociales et en essayant de ne pas tomber dans l’essai à la Zemmour ou dans le roman à la Houellebecq? C’est le pari du duo, formé par le sondeur Jérôme Fourquet (Directeur du département Opinion de l’IFOP) et le journaliste Jean-Laurent Cassely, dans leur ouvrage commun, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie (Paris : Le Seuil, 2021).

Probablement, beaucoup de collègues universitaires auront été exaspérés à la lecture de cet ouvrage – s’ils l’ont lu. Je dois avouer avoir été plutôt séduit. Le livre m’a fait penser à une sorte de Mythologies à la Roland Barthes adapté à notre époque. Les auteurs mettent ainsi l’accent sur des phénomènes sociaux, qui, pour limités soient-ils, la symbolisent. Ils proposent par exemple tout un passage sur l’implantation de la danse country dans les milieux populaires (p. 390-398), qui fait partie de ce qu’ils appellent la couche d’américanisation des pratiques culturelles, ou bien un autre sur le tacos français (p. 424-429). Un sujet finalement moins anodin qu’il n’y parait puisque le maire de Grenoble, Eric Piolle, a récemment revendiqué la dite invention culinaire au nom de sa ville (selon un article du Progrès de Lyon qui m’est tombé sous les yeux) relançant ainsi le derby en cours avec Lyon sur ce sujet.

Quelque peu paradoxalement, puisque l’un des deux auteurs est un sondeur, la méthodologie de l’ouvrage semble moins de demander leurs opinions aux Français que de les observer dans leurs comportements, d’où le titre et l’accent mis sur ce qui est clairement visible. De ce fait, le livre s’apparente par bien des côtés à une France vu par la lorgnette d’un agent immobilier ou par celui d’un institut de marketing pour biens et services de grande consommation. Qui achète quoi? Qu’achète-t-il? Où l’achète-t-il? C’est du coup un joyeux fourre-tout où un graphique ou une carte bien choisie remplacent bien souvent ce qui serait l’objet par ailleurs d’une longue démonstration, un mélange d’impressions personnelles et de données quantifiées, plus ou moins maîtrisées. Cela donnera sans doute lieu à quelques habiles réfutations à fins pédagogiques dans les cours de méthodologie de première année par des collègues moins bien disposés que moi.

De fait, une très grande attention est apportée à établir un lien fort entre la qualité (ou la non-qualité) des lieux d’habitation et la sociologie que cela induit, ce qui n’est certes pas totalement une nouveauté sociologique. Ils distinguent ainsi dans leur seconde partie (La France désirable: une nouvelle hiérarchie des territoires): « La France ‘triple A' » (chap. 1) , « La banlieue entre boboïsation et ghettoïsation » (chap. 2), « La maison individuelle avec jardin ou l’idéal ‘Plaza majoritaire' » (chap.3) . Leur approche consiste plus généralement à affirmer que, désormais, toute l’organisation économique, spatiale, sociale du pays correspond à une détermination par la consommation, et non plus comme autrefois par la production. Leur première partie (Des usines aux zones commerciales et aux parcs de loisirs: un nouveau modèle économique) et leur quatrième partie (Les nouveaux visages des classes sociales: les métiers de la France d’après) reprennent ainsi le thème bien connu de la désindustrialisation/tertiarisation, en lui donnant une tournure (trop?) radicale. Tout tournerait donc désormais autour de la consommation de biens essentiellement venus d’ailleurs (d’où l’importance prise par la logistique [entrepôts, axes routiers, etc.]) et de services de loisirs (comme les parcs d’attraction), de soins (comme les EPHAD) ou orientés vers le bien-être de la personne (cf. leur liste à la Houellebecq de ce genre de professions qu’ils ont repérée à l’accueil d’un centre de coworking du sud de la France, p. 313-314), avec en arrière-plan un grand capitalisme français aux réussites de moins en moins liées à l’industrie, mais plutôt à l’immobilier ou à la grande distribution (chap. 4 de la quatrième partie, « Les métamorphoses des 0,01% »). Ils citent d’ailleurs comme indice de cette mutation l’arrivée de Laurence Parisot, alors patronne de l’IFOP, à la tête du MEDEF en 2005, contre la volonté de l’UIMM (bastion historique des industriels français). Cette référence ne manque pas d’ailleurs d’humour auto-référentiel pour un J. Fourquet employé lui-même de l’IFOP. Ne situe-t-il pas ainsi lui-même au cœur de ce qui crée de la valeur (du profit) dans la France actuelle?

Ils soulignent aussi, en bons (?) adeptes du marketing, la tendance à la différentiation croissante de l’offre avec à la fois une polarisation, entre une offre premium et une offre discount, et une nouvelle différentiation par le bio, le local, l’éthique. Leurs comparaisons de prix entre des produits similaires dans l’usage (bière et hamburger, p. 246, vêtements, p. 249), mais différents dans l’image qu’achète avec eux le consommateur, sont plutôt grinçantes. Au total, il n’est pas très difficile de se situer soi-même au fil des pages dans cet univers version 2021 de la « Distinction » (là encore une idée plutôt classique en sociologie) par le lieu d’habitation et par la consommation, dont ils décrivent les tenants et les aboutissants.

Sans doute est-ce un effet de l’angle consumériste/immobilier choisi par les deux auteurs, mais force est de constater que le livre donne au final l’impression d’une France où n’existeraient plus que des individus tout occupés à chercher des jouissances (ou des soins ou consolations) dans l’usage de divers biens et services, un pays où n’existeraient presque plus aucun collectif sinon ceux de la similitude dans le voisinage ou de la communauté d’un goût (ou besoin) particulier. Le symbole de leur vision de la France se trouve sans doute bien résumé dans l’accent qu’ils mettent sur le développement de l’habitat pavillonnaire avec le développement en sein d’un mode de vie spécifique, centré sur le jardin, le barbecue et la piscine. Perfidement, ils intitulent l’un de leur passage, « Du droit à la ville du droit à la piscine » (p. 166-172). Cette allusion au « droit à la ville » (du sociologue marxiste Henri Lefebvre) amène à la conclusion totalement inverse aux espoirs collectivistes de ce dernier selon laquelle « Posséder une piscine, fût-elle de taille modeste, c’est l’assurance de pouvoir recevoir les membres de sa famille autour d’une bulle protectrice. C’est pour cette raison que de nombreuses maisons en zone littorale font de la piscine un marqueur social, puisque cet équipement permet de contourner la piscine municipale, mais aussi la plage dont le public est composé par définition d’une population qu’on ne choisit pas. » (p. 171). Selon eux, c’est le repli sur l’entre-soi des semblables qui l’emporte partout ou presque.

A les suivre, en dehors des grandes métropoles, même s’ils prennent le soin de décrire les autres options possibles (comme par exemple des segments de la ruralité revigorés par des aspirations écologistes/alternatives, ou ailleurs par les tenants du télétravail à haute valeur ajoutée), le mode de vie pavillonnaire/automobile reste très largement majoritaire. Ils montrent a contrario à quel point les grandes villes (Paris en particulier) se situent en contre-tendance à ce mode de vie, ne serait-ce que parce sans doute l’on y est déjà rentré dans la période post-automobile. De ce point de vue, même si cela peut paraitre trop schématique, le livre constitue comme un rappel utile de la géographie sociale du pays, surtout pour quelqu’un qui, comme moi, vit au cœur d’une métropole et qui ne connait comme expérience de la baignade que la piscine municipale ou le bord de mer. De fait, les hiérarques du Parti socialiste se seraient-ils donné le temps de lire cet ouvrage avant de choisir leur candidate à l’élection présidentielle de 2022 qu’ils auraient exclu totalement de choisir la maire de Paris pour cette tâche. Ce choix apparait à la lumière de l’ouvrage de Fourquet et Cassely en effet comme le moins congruent possible avec le vécu de ce ventre mou des classes moyennes et populaires qu’il s’agit pour le PS de séduire et qui vit sans doute désormais majoritairement dans ce paradis (enfer?) pavillonnaire. (A noter que l’ultramarine Taubira ne parait guère mieux faire l’affaire. C’est Stéphane Le Foll qu’il fallait choisir, camarades!)

Au delà du cas d’Anne Hidalgo, il n’est pas trop difficile du coup d’en tirer des (tristes) considérations politiques. Contrairement au livre précédent de J. Fourquet (L’Archipel français) qui insistait lourdement sur la différentiation culturelle en cours, en particulier autour de l’islam (peu évoqué ici, sinon sous la forme de la nourriture hallal, du kebab et de la chicha, p.413-423), le lecteur reste plutôt ici frappé par l’enfermement d’une France majoritaire (socialement) dans un mode de vie guère adapté aux contraintes éventuelles d’une hausse du prix de l’énergie ou bien d’une détérioration des termes de l’échange international. En lisant ces deux auteurs, on comprend mieux que la première préoccupation des Français soit actuellement leur pouvoir d’achat. Ils y font allusion directement en traitant en conclusion du clivage observable au sein du département de la Drôme (‘Idéal pavillonnaire contre néo-ruralité : deux modes de vie, deux dominantes politiques‘, p. 472): « Dans cet espace, la civilisation de la voiture (toujours elle) et du pavillon individuel domine. Mais dans ce département modeste, toute une partie de la population locale relève de la nouvelle constellation populaire et occupe des emplois peu rémunérés. Du fait du coût de l’immobilier (beaucoup ont ‘fait construire’ selon la formule consacrée et sont lourdement endettés), de l’importance de la part du budget consacré à l’automobile, du poids des taxes et des dépenses contraintes, les reste-à-vivre est minime – voire inexistant. C’est la raison pour laquelle cette partie du département a constitué un important foyer de mobilisation et d’action des Gilets jaunes. » (p.472)

On l’aura compris sans doute, ce livre se situe au total dans la lignée du déclinisme, un déclinisme soft, mais un déclinisme tout de même. On est bien loin de la légèreté des Mythologies. On se surprend à rire jaune bien souvent. Que l’on raisonne en libéral productiviste (qui se désolerait des pertes de capacités industrielles), en socialiste planificateur (qui ajouterait à cette désolation le rôle du marché financier/immobilier dans ces évolutions) ou en écologiste (qui s’affligerait de l’enfermement de la plupart de ses contemporains dans un mode de vie consumériste insoutenable à terme), le tableau ici dressé n’est pas très encourageant. Mais comme disait le titre d’un vieux film des années 1970 décrivant une autre période de désarroi français, « Que la Fête commence! » N’est-ce pas aujourd’hui le premier jour des soldes d’hiver? J’y cours. Moi aussi, il me faut me distinguer par quelque achat éthique au meilleur prix!

5 réponses à “J. Fourquet & J.-L. Cassely, La France sous nos yeux.

  1. Bourdieu, au delà d’une réflexion sur l’espace social dans la distinction, a également réfléchi dans les structures sociales de l’économie aux politiques publiques de promotion de la maison pavillonnaire…c’est intéressant de voir peut-être là aussi une postérité insoupçonnée de Bourdieu

    • @ madeleine : Oui, c’est un peu les conséquences de ce que Bourdieu avait vu se mettre en place dans les années 1970 via des politiques publiques ciblées vers l’accession à la propriété d’un pavillon. Cependant, en 2021, dans le présent livre, tout cela va de soi, il n’y a plus de politiques publiques, il y a juste le désir des individus d’avoir une maison individuelle avec jardin et piscine. Les auteurs n’ont pas trop envie de voir le côté structurel des choses, ils préfèrent se limiter aux choix individuels et à leurs conséquences visible, ce qui peu être vu comme une régression scientifique.

  2. Sébastien Micol

    Très intéressant, merci !

  3. A la lumière de votre compte-rendu, moi je trouve plutôt que les Français se contentent de peu : une petite maison avec un petit bout de terrain et une petite piscine, sans oublier la voiture qui va avec.
    Où est le mal ?
    Certes, tout cela coûte cher mais cela donne aussi une motivation pour travailler.
    Sans compter qu’un bout de terrain même modeste permet en théorie de produire des fruits et des légumes et donc de gagner en autonomie face « aux contraintes éventuelles d’une hausse du prix de l’énergie ou bien d’une détérioration des termes de l’échange international ».

    Jadis, le chanteur communiste Jean Ferrat déplorait qu’on puisse vivre dans de grands ensembles :
    « Il perd un jardin par semaine
    Mon petit coin là-bas près de la Seine
    Il perd chaque mois une friture
    Il y gagne quoi la blessure
    D’une maison de vingt étages
    Où l’on mettra les hommes en cage »

    Certes, la vie en immeuble a sûrement des avantages et est peut-être plus adaptée « aux contraintes éventuelles » que la vie en maison individuelle.
    Mais cela n’empêche visiblement pas les Français de retourner (partiellement) aux sources et de vouloir vivre dans une petite maison comme leurs ancêtres majoritairement paysans.

    • @ Eric Jean : Je ne crois pas avoir écrit le contraire: il y a bien un désir majoritaire de maison individuelle avec jardin. Il peut être aidé par des politiques publiques ou entravés, mais il existe bel et bien. Il ne correspond pas d’ailleurs qu’aux « Français de souche », puisque les populations immigrées le partagent dès qu’elles en ont les moyens économiques.

      Bien sûr, une maison individuelle permet de faire bien des choses très écologiques, mais a) il faut en avoir les moyens financiers (isolation par ex.) ou intellectuels (permaculture par ex.) b) la contrainte financière liée à l’usage obligatoire de l’automobile pour tout faire (travailler, étudier, faire ses courses, avoir des loisirs, etc.) l’emporte de loin sur cette possibilité de vie plus écologique. On le voit bien actuellement: le pouvoir d’achat est la première préoccupation des Français parce qu’en moyenne ces derniers sont des gens qui sont prisonniers de leur voiture qui consomme trop et de leur maison individuelle mal isolée. Il faudrait vraiment de très fortes politiques publiques pour que toute cette France-là en vienne à voir dans l’écologie politique une solution à leurs problèmes.

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