M. Dejean. Science Po, l’école de la domination.

Lu par un enseignant d’un institut d’études politiques de province (Grenoble) comme je le suis depuis la fin de l’autre siècle (1999), le titre choisi par Mathieu Dejean pour son ouvrage, paru à La fabrique éditions ce printemps 2023, – Sciences Po, l’école de la domination – est un peu rude. De fait, j’ai failli ne pas le lire, je sais pourtant pour avoir été interviewé par l’auteur qu’il s’agit d’un journaliste de grande qualité, passé en son temps par mon institut, et j’aurais sans doute eu bien tort. Le livre vaut le détour.

En effet, au delà du titre pour tout dire un peu racoleur, ce journaliste, actuellement à Mediapart, après avoir été aux Inrockuptibles, propose un point de vue panoramique sur l’histoire et l’actualité de Science Po Paris. Reprenant la littérature savante et profane qui existe à son sujet, il montre que cette institution, fondée au lendemain de la défaite de la France dans la Guerre de 1870 et aussi au lendemain de la Commune, a réussi à se tailler la place du lion dans la formation des hautes élites administratives et politiques de la France à travers les différents régimes qui se sont succédé depuis lors (chapitre I, La restauration de la classe dirigeante, chapitre II, Sciences Po et l’État : les grands arrangements, chapitre III, La vraie fausse nationalisation).

Pour qui connait déjà l’histoire de cette institution, il n’y a cependant guère là de scoop à découvrir. Que Sciences Po ait été, si j’ose dire, de tout temps, le lieu de l’éducation d’une partie des élites, administratives, économiques ou politiques, issues de la grande, moyenne et petite bourgeoisie, ne fait guère de doute. Que Mai 1968 et ses suites n’aient guère mouillé les plumes chatoyantes du canard n’est pas un secret non plus (chapitre IV, Le Mai 68 de Sciences Po). Que le dernier directeur important en date, Richard Descoings, ait opéré au début des années 2000 une magnifique opération de communication autour de l’ouverture sociale pour justifier l’explosion à venir des coûts d’inscription, préalables à une américanisation de l’institution (y compris celle des rémunérations du petit cénacle de ses hauts cadres dirigeants) et cela afin d’avoir les moyens de changer radicalement de dimension en quelques années sans trop (ab)user de moyens publics, n’est pas non plus un scoop pour qui a suivi, de loin certes, cette opération (chapitre V, La recherche d’une nouvelle dimension) .

Par contre, au terme de ce parcours convenu, M. Dejean nous livre (chap. VI La sécession des élites) une analyse en forme d’avertissement… pour la gauche. En effet, il semble bien craindre que la gauche contemporaine subisse le même affadissement via la présence en son sein des élites éduquées à Science Po Paris , et aussi la même coupure avec les milieux populaires, que celle qu’a connu le gauche dans les années 1980-1990. Il rappelle ainsi qu’en 1988, François Mitterrand fait un score « albanais » parmi les étudiants du Science Po d’alors. Pour avoir été moi-même à l’époque dans une autre école prestigieuse du Quartier Latin, je peux témoigner que M. Dejean a entièrement raison : la gauche raisonnable, proche du PS, est alors très dominante dans les esprits de ces élites, plus ou moins bien nées. A l’époque, j’avais constaté à quel point le PS était constitué de plusieurs écuries, « rocardiens », « fabusiens », etc. de gouvernants qui venaient recruter les plus arrivistes d’entre nous – de fait, souvent ceux scolairement les moins doués. Cela n’était pas difficile à comprendre. Science Po était aussi clairement le lieu où il fallait passer pour arriver dans un cabinet ministériel. Il est effectivement évident que la partie la plus modérée, voire sociale-libérale, de la gauche de gouvernement de ces années-là était dans son élément à Science Po, et la filiation avec l’actuelle « macronie », via la « hollandie », n’est pas difficile à établir.

Ce constat pour le passé récent étant fait, M. Dejean se demande alors à raison ce que va donner le cocktail contemporain suivant : un recrutement des étudiants de Science Po Paris qui, au delà de l’ouverture sociale affichée, reste bien « bourgeois » tout de même (chiffres à l’appui); une direction, celle du très Macron-compatible Mathias Vicherat, qui, ayant opté pour le « latourisme » (de B. Latour et de ses épigones) comme idéologie-maison officielle, prône « l’engagement » (sic); une orientation politique affichée des étudiants très à gauche, très Mélenchon en 2022, avec une disparition de la droite et de l’extrême-droite dans les intentions de vote. M. Dejean en bon journaliste qui sait illustrer les choses par des cas concrets allant au delà des statistiques fait directement le lien avec les nouveaux élus de la NUPES, ou certains proches du dit Mélenchon. Il cite ainsi la députée EELV, élue dans ma propre circonscription lyonnaise par ailleurs, Marie-Charlotte Garin, comme exemple idéal-typique de cette nouvelle génération de beaux esprits, engagés très à gauche certes, mais clairement « bourgeois » dans leur background personnel (p. 131 et p. 133). Voir citée par M. Dejean cette dernière comme exemple a éveillé mon attention, car, vu la sociologie politique de la circonscription, l’élection de M.-C. Garin en 2022 y est en effet entièrement due à l’accord de la NUPES et à une cuisine interne à EELV. Son implantation locale était, avant son élection, pour le moins évanescente. (Elle essaye d’ailleurs de s’y faire connaître depuis.) Ce type d’élus qui dépend entièrement d’un capital collectif partisan pour se faire élire ressemble en conséquence beaucoup à ce qu’on trouverait dans un système électoral proportionnel, sauf que dans ce cas-là, comme en Allemagne, le filtrage, idéologique et personnel, des candidatures par des partis plus structurés me semble plus exigeant.

De fait, les propos de M. Dejean constituent clairement une mise en garde contre le rôle possible de ces nouvelles élites de gauche, vivant pour ainsi dire en vase clos, et de leur rôle délétère au sein des partis politiques de gauche, d’où elles vont évincer les éventuelles élites ou militants issus de couches plus populaires, et qui, sans doute, ne sauront pas convaincre les électeurs ordinaires de les suivre. On retrouve le thème de la « gauche brahmane », vulgarisé par Thomas Piketty, lui-même d’ailleurs un grand brahmane s’il en est. Cela correspond aussi bien sûr à la critique, venue de la droite et de l’extrême-droite, d’élites « hors sol », insensible par exemple aux problèmes de l’immigration ou de l’insécurité. Je serai du coup curieux de voir ainsi la recension de l’ouvrage de M. Dejean par Causeur ou par Front populaire. Sauront-ils aller au delà du titre et de la maison d’édition?

Pour ma part, j’aurai tendance à répondre à M. Dejean, que sa mise en garde est d’évidence salutaire, mais qu’il ne faut pas se leurrer : pour compter dans le jeu politique contemporain, tout camp politique qui veut gouverner doit disposer à son service de ce genre d’élites. On pourrait du coup se réjouir de l’absence de la droite, et surtout de l’extrême-droite à Science Po Paris. Cela les gênera sans doute pour gouverner. Il faut par contre que ces élites soient utilisées à bon escient par des dirigeants sachant répondre aux aspirations populaires. C’est le rôle des dirigeants de savoir garder le cap, et d’avoir des liens avec la population ordinaire. L’histoire de la gauche française est en fait émaillée de ce genre de dirigeants politiques « bourgeois » capables de comprendre les aspirations populaires.

J’aurai aussi tendance à souligner que M. Dejean aurait pu, plutôt que de parler de « domination », rouvrir la question d’Emile Boutmy, le fondateur lui-même, celle de la qualité même de ces élites. Comme M. Dejean le rappelle à juste titre, le projet de Boutmy était, certes très conservateur et libéral, mais aussi très attentif au caractère rationnel, scientifique, de la formation de ces élites. Je ne suis pas sûr que là n’est pas actuellement le problème. Les élites sorties de Science Po Paris sur les cinquante dernières années semblent de plus en plus être aptes à la communication, à l’esbroufe, et bien moins à la réflexion de fond. Les gouvernants actuels constituent le summum de cette dérive. Darmanin et Dussopt sont, rappelons-le, deux produits des Instituts d’Études politiques (Lille et Grenoble respectivement). Pour ne pas parler d’Emmanuel Macron. Avec une absence totale de sens de l’Histoire, d’empathie, voire de sens civique, qui fait peine à voir.

Dominer certes, ça ils savent, ils l’ont bien appris, ils ont des réseaux, mais pour quels résultats?

C’est bien pour cela que Science Po a perduré jusqu’ici : les résultats ne furent pas si mauvais jusqu’il y a un demi-siècle. Ils le sont désormais. Personnellement, j’ai du mal à ne pas en souffrir. Mais comptons sur l’esprit toujours vivant de Bruno Latour pour tout remettre en ordre.

PS. Après avoir écrit ma propre recension, j’ai découvert celle d’Emilien Hoaurd-Vial, un doctorant de Science-Po Paris, beaucoup moins positive, il faut bien le dire. Fort enlevée, elle pointe des erreurs de détail ou d’appréciation historique, que je n’ai pas cru bon devoir relever, et elle donne une bonne idée de la diversité actuelle de Science Po qui va largement contre l’idée d’une filiation à la Boutmy ici présentée (vu la taille atteinte, ajouterai-je, peut-on d’ailleurs encore parler d’élite, même au pluriel?).

Par contre, Emilien Houard-Vial a manqué, m’a-t-il semblé, l’idée centrale de M. Dejean qui réside dans cette inquiétude pour la faible promotion de dirigeants politiques venus d’autres filières. Celle-ci est certes vue uniquement au prisme de la faible diversité des origines sociologiques. En complétant M. Dejean, elle pourrait aussi être aussi vue au prisme des formations intellectuelles – un De Gaulle, issu de Saint-Cyr, serait-il encore pensable aujourd’hui? La centralité acquise par Science Po Paris, y compris par l’effet de mimétisme qu’elle a produit sur d’autres Grandes écoles (ingénieurs par exemple), n’est-elle pas quelque peu racornissante?

8 réponses à “M. Dejean. Science Po, l’école de la domination.

  1. Quand vous voulez pour une prosopographie des élus qui tienne compte de leur parcours scolaire et universitaire précis ;)

    • @ehouadvial :
      Excellente suggestion (j’ai bien vu la critique à peine voilée de votre part sur la rapidité de mon raisonnement). En même temps, c’est déjà un peu fait tout de même par l’équipe de l’IPP, y compris pour l’actuelle législature élue au printemps 2022 : https://www.ipp.eu/publication/la-fin-du-renouvellement-portrait-social-et-politique-des-deputes-de-la-xvieme-legislature/
      Pour ce qui est des élus EELV, les auteurs notent : « En ajoutant ces« auxiliaires » [ayant été collaborateurs d’élus] aux cadres, la différence est compensée. Elle
      est même inversée : à EELV, 92 % des élus sont cadres ou
      auxiliaires politiques, 73 % chez LR. Ces positions sociales situées dans les franges supérieures de la population se doublent d’une autre caractéristique classique : un niveau de diplôme élevé. » Autrement dit, M.-C. Garin me parait une bonne illustration d’une tendance qui la dépasse. Elle n’est certes pas valable pour tous les élus de la NUPES. Par contre, sur le rôle de Science Po, il est vrai que : « Les députées de 2022 ont certes un peu moins fréquenté les écoles du pouvoir comme les Instituts d’études politiques (10 % des femmes contre 17 % des hommes) et l’École nationale d’administration (aucune femme parmi
      les 13 énarques que compte la législature). » Finalement, il n’y a pas donc tant de Science Po (Paris et province rassemblés) élus députés en 2022 que la mythologie en la matière le prétendrait. Après, comme je le faisais noter, est-ce que le modèle Science Po n’a pas été copié par beaucoup de grandes écoles ou de formations universitaires? Ce côté « couteau suisse » destiné à tout résoudre sans rien savoir au départ…

      Au delà de ces considérations de professions, sexe, etc., il y aurait surtout à étudier ce qu’ont vraiment appris nos élus, hauts fonctionnaires, et encore plus ce qu’ils en ont retenu. C’est difficile à savoir vraiment, sinon par les « outputs » qu’ils produisent en situation. Pas brillants à vrai dire. Et le « pas brillant » est ici à la fois une remarque savante (via la littérature sur les politiques publiques) et citoyenne (via un vécu de citoyen soumis aux lois comme tout le monde, qui commence à être un peu las de toutes ces c…)

    • La faible proportion des anciens élèves du réseau Sciences Po et de l’ENA au Parlement n’est-elle pas plutôt une nouvelle illustration du déclassement de celui-ci ? Je pense que c’est parmi les ministres et les membres des cabinets ministériels qu’on devrait trouver une forte proportion d’anciens élèves, ainsi que parmi les collaborateurs des parlementaires plus que chez les élus eux-mêmes non ?

      • @POC: Vous avez raison, c’est sûr qu’il faudrait regarder de ce côté-là, ministres et surtout cabinets ministériels. A ma connaissance, sur les cabinets ministériels, il n’y a pas d’enquête récente. En plus, vous savez sans doute que ces cabinets ont parfois tendance à avoir des membres-fantômes, ce qui complique l’enquête.

  2. Loin de moi l’idée de juger de la rapidité d’un raisonnement que je partage par ailleurs largement !
    Je connais l’excellent travail de l’équipe d’Etienne Ollion, mais ce chiffre – beaucoup plus faible que ce que j’aurais pu penser – m’avait échappé. Je pense qu’il faudrait voir s’il y a une tendance à l’augmentation dans les nouvelles générations, ainsi que les différences selon les partis.

    Pour ce qui est de ce qu’on retient d’une scolarité à Sciences Po, je n’ai pas une vue suffisamment large sur la question pour donner mon avis, mais c’est vrai qu’à regarder comment est traitée la « culture générale » des SHS chez certains politiques (ex Weber), cela interroge. Mais je pense qu’au-delà des connaissances, l’enjeu repose sur l’apprentissage de la curiosité, des méthodes et de la rigueur, pour ne pas se contenter de ce qu’on a appris en 5 ans.

    • @ehaourdvial :
      Eh oui, pauvre Max Weber, il aura la victime de l’année.

      Et entièrement d’accord sur votre remarque conclusive. C’est peut-être là aussi la difficulté : nos politiques actuels ont visiblement du mal à se mettre à jour, ou plutôt, pour donner l’impression d’être à la page, le font vite sans trop se demander ce que cela signifie au fond. Cela demande du temps libre, de la réflexion, de l’assimilation. A force de ne rien écrire soi-même, et de tout faire faire par des auxiliaires, on en arrive au mythique « Qui aurait pu prévoir? » d’E. Macron, qui restera pour moi le meilleur indice d’une ignorance générale chez lui et chez ses aides sur le sujet du réchauffement climatique et autre sujets connexes (biodiversité, etc.).

      • Poutine, Erdogan et Macron sont arrivés au pouvoir ( en présentant ) comme des libéraux…et ont fini par incarner l’inverse à travers l’exercice du pouvoir : que faut-il en conclure ?

  3. @madeleine : Oui, effectivement, et au delà de cet aspect proprement politique, ils ont prétendu être des libéraux voulant mettre à bas un certain nombre de corporatismes ou des monopoles économiques déjà présents, et, à la fin, ils en ont reconstitués de bien pires. On peut ajouter Viktor Orban à la liste.

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