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Ludovic Lamant. Bruxelles Chantiers. Une critique architecturale de l’Europe.

Dans la vague(lette) des livres qui vont revenir sur l’état de l’Union européenne (UE) à la veille des élections européennes de ce printemps, le livre du journaliste  Ludovic Lamant, ancien correspondant de Mediapart à Bruxelles de 2012 à 2017, Bruxelles Chantiers. Une critique architecturale de l’Europe (Lux éditeur, Montréal, 2018) sera sans doute le plus original, et l’un des plus agréables à lire.

Le point de vue proposé au lecteur est plutôt étonnant. Comme le titre l’indique, l’auteur se propose de réfléchir sur l’état de l’UE à travers l’architecture des bâtiments et la configuration des quartiers où se déroule en pratique la vie bureaucratique et politique de cette dernière. Il retrouve ainsi un constat assez classique et évident, même pour qui n’est allé qu’une fois ou deux à Bruxelles : le quartier où se situent les institutions européennes et les bâtiments qui les abritent  ne se démarquent en rien d’un quartier d’affaires très ordinaire, construit dans les années 1960-1990 ailleurs dans le monde. De fait, si l’on ne sait pas grâce à un plan de ville que les institutions européennes et tout ce qui gravite autour sont là, s’il n’y avait pas (parfois) des indications écrites à l’entrée des bâtiments, il n’y aurait aucun moyen de le deviner. C’est nul esthétiquement, froid comme une comptabilité en partie double, minéral comme une pierre tombale d’aujourd’hui, sans aucun intérêt pour l’œil, et en plus sans aucune vraie place publique. Il vaut mieux ne pas y avoir peur des vents glaciaux en hiver et des chaleurs étouffantes en été.  Et, à l’intérieur, ce sont des bureaux et des salles de réunion des plus ordinaires. C’est de cette absence d’inscription symbolique, spatiale et architecturale à la fois, de l’UE dans l’espace bruxellois, dont L. Lamant souhaite rendre compte, tout en faisant le bilan des connaissances  qu’il a accumulées sur l’Europe comme correspondant. Il faut ajouter aux propos de l’auteur que cette considération de nullité esthétique/symbolique saute d’autant plus aux yeux du visiteur qu’à la fois la ville de Bruxelles proprement dite avec sa « Grand Place » du temps des Pays-Bas espagnol et l’État belge d’après 1830 avec tous ses monuments (dont le très décrié Palais de Justice) dans le centre-ville ne sont pas avares de symbolismes lisibles.

Au fil des pages, L. Lamant essaye donc  d’expliquer pourquoi les institutions européennes en sont arrivés là, à cet état de (presque) parfaite aboulie symbolique. Il rappelle que toute cette installation fut officiellement provisoire des années 1950 à 1992 (moment où la question du siège de la Commission est en effet fixée par les traités) et que la question du siège du Parlement européen (entre Bruxelles de fait et Strasbourg en droit) a amené à des contorsions légales et pratiques qui se ressentent dans l’architecture choisie. Il rappelle que toute cette installation ne fut jamais pensée au départ, mais laissée aux bons soins de promoteurs privés trop heureux de loger la Commission, le Parlement et tout ce qui gravite autour en y voyant l’occasion de magnifiques spéculations immobilières – à grand peine combattues par quelques (Gallo-)Bruxellois récalcitrants. Il interroge les architectes ou urbanistes qui ont essayé de corriger sans grand succès le laissez-aller des débuts ou de construire des bâtiments un peu plus porteurs de sens. Il décrit avec justesse et avec un grand sens du détail le post-modernisme à deux centimes d’Euro qui préside à la conception de la plupart des bâtiments construits ces dernières années. Il s’amuse aussi de ces artistes qui se moquent de l’Europe dans ses propres murs, comme ces sculptures d’autruches la tête dans le sable installées à deux pas du siège bruxellois du Parlement européen (p. 225). Pour qui connait les lieux, cela confirme bien des choses, et, pour ceux qui ne les connaîtraient pas, il me semble que l’ambiance de « Bruxelles l’européenne » se trouve très bien rendue. L. Lamant ne dit peut-être cependant pas assez à quel point pour un flâneur, amoureux des ambiances urbaines, le reste de Bruxelles, malgré la « bruxellisation » qui a détruit des merveilles d’architecture « Art Nouveau » dans les années 1960, reste une des villes les plus agréables d’Europe. Le contraste avec le « Quartier européen » n’en est alors que plus radical.

Le plus intéressant dans l’ouvrage est sans doute la comparaison avec la situation architecturale à Francfort (p. 187) et à Luxembourg (p. 106). La BCE s’est dotée d’un nouveau siège avec une architecture remarquable, la Cour de justice aussi. C’est la puissance exaltée dans les formes choisies dans les deux cas. L. Lamant y voit la trace dans le bâti de la plus grande détermination de ces deux institutions à exister, et aussi sans doute de leurs procédures décisionnelles plus claires que celles des institutions qui siègent à Bruxelles : le Conseil de l’Union européenne/Conseil européen et la Commission.

Pour le reste, L. Lamant entremêle son enquête sur les dessous du ratage architectural et urbanistique bruxellois avec des considérations sur le fonctionnement tout aussi raté de l’UE ces dernières années. Qui a suivi les affaires européennes n’y apprendra pas grand chose qu’il ne connaisse déjà (entre autres par les articles de l’auteur dans Médiapart), mais il est réjouissant de voir un journaliste s’appuyer sur toute une série de travaux d’européanistes pour éclairer son propos. Au total, il donne une image mélancolique de l’UE actuelle. Tout semble certes perdu, tout le monde attend la fin, surtout les artistes/créateurs à vrai dire, mais c’est tout de même « une gigantesque occasion manquée, alors même que le chaos au dehors rend son existence plus nécessaire que jamais » (p. 227, dernière phrase de l’ouvrage, de l’Épilogue Clôture de Bruxelles). Il rend compte dans les dernières pages d’un entretien avec le socialiste belge, Paul Magnette, et il semble largement se rallier à sa vision d’une gauche radicalisant son action à l’intérieur même des institutions européennes. C’est sans doute là un moyen de ne pas désespérer le lecteur de gauche. Quoi qu’il en soit, la lecture du livre rend bien compte du Bruxelles de ces années-là, avant la fin ou avant le renouveau. Who ever knows?

 

 

Moscovici ou le (dés)espoir du socialisme.

Un mardi matin d’août 2018, un Commissaire européen « socialiste », Pierre Moscovici, fut invité sur France-Inter pour célébrer le retour de la Grèce sur les marchés financiers, la fin des plans d’aide européens… Une grande victoire évidemment de l’Union européenne et des gouvernants européens et grecs de l’heure. Merveilleux, comme tout le monde aurait adoré être grec toutes ces dernières années. Que du bonheur, que du bonheur.

Toutes les paroles de l’invité furent exactement celles que l’on pouvait attendre de sa part. Aucun retour critique sur ce qui a été fait depuis 2010. La répétition incessante d’un cadrage qui attribue toute la faute de la situation à la Grèce et aux Grecs eux-mêmes. Un peuple d’inconsidérés et de tricheurs que les autres Européens ont sauvés n’écoutant que leur bon cœur. Un déni absolu et radical des effets déstabilisateurs de l’austérité. Des larmes de crocodile sur les difficultés économiques et sociales de la population grecque. Une louange des effets bénéfiques des privatisations et de toutes les réformes structurelles possibles et imaginables. Un délire lénifiant sur les capacités d’innovation de la Grèce – le développement du tourisme représentant bien sûr l’innovation du siècle. Bref, un compendium du socialisme réellement existant des années 2010 dans l’Union européenne. A peine une critique du méchant ministre allemand Schäuble, et en regard une dénonciation sans concession aucune des fautes inexcusables du très dangereux Varoufakis.

Quand je pense qu’il y a deux ans encore lors d’une réunion entre politistes un éminent collègue avait mis en doute la réalité de la permanence de la circulation dans l’espace public de ce cadrage néo-libéral de « Die Griechen sind schuld » (Les Grecs sont coupables) , je ne croyais pas moi-même le retrouver aussi parfaitement intact aujourd’hui dans les paroles d’un responsable politique. Littéralement conservé dans le formol. Décidément, personne parmi ces responsables européens ne parlera jamais devant une audience élargie du sauvetage en 2010 des banques françaises et allemandes que tout cela a représenté en réalité. Vae victis.

P. Moscovici ne regrette donc rien, n’a toujours rien compris, ne veut surtout rien savoir, et il se murmure même qu’il voudrait figurer sur la liste présentée par le PS français pour les élections européennes de 2019, voire la diriger. Quelle bonne idée! Il pourrait sans doute battre un autre record électoral pour un parti « socialiste ». Je doute toutefois que les dirigeants socialistes actuels soient à ce point des adeptes du suicide collectif. C’est dommage. On aurait bien ri.

Comme ce fantôme du « socialisme » européen des années 2010 me l’a rappelé, l’affaire grecque restera pour longtemps une ligne de fracture politique en Europe. Je suis définitivement d’un côté seulement de cette fracture. C’est ainsi que le temps nous forme des convictions et des rancœurs.

Dominique Reynié (dir.), Où va la démocratie?

img20171120_21250069Dominique Reynié, directeur de la Fondapol (Fondation pour l’innovation politique), a souhaité financer un  sondage d’opinion transnational sur la perception de la démocratie dans les pays européens et aux États-Unis. Les résultats de cette enquête, réalisée à l’hiver 2017 par la société IPSOS, portant sur 26 pays, utilisant au total 23 langues, et ayant interrogé 22041 personnes au total, sont publiés dans un ouvrage collectif qu’il a dirigé, intitulé Où va la démocratie? Une enquête internationale de la Fondation pour l’innovation politique (Paris : Plon, 2017).

C’est un ouvrage au premier abord un peu étonnant pour le lecteur ordinaire de science politique. En effet, cet ouvrage se trouve être largement illustré (par des photos à la forte teneur symbolique, souvent double page, issues de l’Agence Reuters surtout, créditée p.5), un peu comme un news magazine – les publicités en moins -, et il a été imprimé sur un papier glacé étonnamment épais (par Galaxy Imprimeurs, p.5, qui n’a pas l’air d’être un imprimeur très préoccupé de développement durable), ce qui induit un poids de l’ouvrage plutôt gênant à la lecture. Ces deux aspects – photos souvent pleine page et papier glacé ultra-épais  – n’apportent pas en fait grand chose au lecteur que je suis. Peut-être témoignent-ils de l’intention de voir largement circuler cet ouvrage dans un contexte de prêt en bibliothèque, et peut-être permettront-ils aux historiens de l’avenir de savoir comment on illustrait les choses à notre époque pour parler d’Europe. Car, en fait, l’ouvrage – même s’il traite des États-Unis – parle surtout d’Europe (hors Russie, mais avec la Suisse et la Norvège), comme le signale sans ambiguïté l’image choisie pour sa couverture. On notera ainsi que, parmi les pays choisis pour réaliser l’enquête, ne figure pas le Japon, pourtant un pays démocratique digne d’intérêt dans ses évolutions – malgré la proximité idéologique, l’approche n’est décidément pas ici celle de la « Trilatérale » des années 1970, où des chercheurs engagés (à droite) se préoccupaient de l’avenir de la démocratie libérale face à la menace communiste interne et externe. De fait, ni Dominique Reynié, ni celui/celle qui a rédigé la notice de présentation de l’enquête (p. 21-22), n’ont souhaité replacer cette enquête transnationale dans le contexte des nombreuses enquêtes comparatives désormais disponibles (dont bien sûr les inévitables Eurobaromètres pour le cas européen, voir pour un panorama, le manuel d’A. Chenu et L. Lesnard, La France dans les comparaisons internationales. Guide d’accès aux grandes enquêtes statistiques en sciences sociales, Paris : PFSNP, 2011), et, du coup, le lecteur ne sait pas bien quelle est la valeur ajoutée d’une telle enquête par rapport à ce qui existe déjà. Les 36 questions du questionnaire donné en annexe (p. 307-314) ne m’ont pas paru d’une folle originalité, et je reste aussi un peu dubitatif sur la réduction de la taille de l’échantillon de 1000 à 600 ou 500 personnes pour les petits pays selon leur poids démographique (indiqué p. 21), ce qui implique une augmentation de la marge d’erreur. Mais, bon, n’ergotons pas, au moins les tableaux croisés de base sont disponibles sur le site internet de la Fondapol.

Sur le fond, l’ouvrage regroupe des textes généralement courts d’auteurs plus ou moins connus en science politique (du professeur ou chercheur émérite au mastérisant, cf. p. 25, Présentation des auteurs, qui traitent, soit d’un sujet (le rapport au vote, le terrorisme, les jeunes, la sécurité, l’Islam, etc.), soit d’une aire géographique ou d’un pays (l’Europe de l’est, l’Italie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Allemagne, etc.). Le tableau dressé de l’état de la démocratie en Europe et aux États-Unis s’avère pour le moins nuancé, et, au final, un peu éclaté. En effet, à lire ce livre d’un point de vue européen, on ne peut que constater encore une fois les énormes différences internes à l’Europe sur de très nombreux sujets. Par exemple, sur un fond partagé d’inquiétude sur l’Islam (D. Reynié, L’Islam est considéré comme une menace dans le monde démocratique, p. 215-217), les différences s’avèrent frappantes, surtout avec la poussée d’inquiétude bien visible dans les chiffres ici donnés pour les anciens pays de l’Est. De même, on constate une différentiation croissante de la perception de la démocratie en Europe en fonction des performances nationales en  matière de gestion publique (par exemple, voir le texte de Bruno Cautrès, La préférence pour un homme fort à la tête de l’État, p. 103-111). Au total, l’alarmisme raisonné et raisonnable de Dominique Reynié (qu’on trouvera aussi dans les textes de ce dernier, Introduction : l’hypothèse d’un dépérissement démocratique, p. 21-24, et La dépendance de la démocratie à l’égard du progrès, p. 293-296), partagé par tous les auteurs, informe  la tonalité de l’ouvrage :  il faut certes s’inquiéter (surtout au regard des évolutions dans les jeunes générations (cf. Anne Muxel, L’effritement de la conscience démocratique par le renouvellement des générations, p.43-50), mais il n’y a pas de quoi (trop) paniquer sur le sort de la démocratie représentative (puisque ceux trouvent que ce serait une très bonne idée d’avoir un homme fort à la tête du pays sont très minoritaires parmi les répondants [10%], cf. Aminata Kone, Quel citoyen souhaite un dirigeant autoritaire?, p. 118-122). Inversement, si rien n’est (encore) perdu, il faut se méfier, parce que certains ex-pays de l’est en particulier paraissent vraiment sur une pente glissante (cf. Jacques Rupnik, Le désenchantement démocratique en Europe centrale, p. 127-130, et Corinne Deloy, Fragiles démocraties à l’est, p. 135-141). De ce point de vue, de manière étonnante, les données ici rassemblées tendent à faire des deux pays issus de l’ex-Tchécoslovaquie, connaissant pourtant des succès économiques ces dernières années, parmi les plus prompts  à un virage autoritaire (ou anti-partisan?), et elles constituent d’évidence une bonne préfiguration du résultat des élections tchèques de cet automne 2017. Le graphique p. 141 qui place les pays en croisant « insatisfaction à l’égard du fonctionnement de la démocratie » et « disponibilité pour un gouvernement d’experts » pourrait constituer un bon résumé de l’ouvrage, avec l’opposition qu’il dessine entre l’Europe « heureuse » du nord-ouest (Scandinavie et Europe du nord) et l’Europe « malheureuse » du centre-est et du sud (ex-pays des Empires austro-hongrois et russe et pays méditerranéens). Bref, le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes bien « unis dans la diversité »… à moins que cela soit désunis dans l’adversité.

Cependant, au total, comme spécialiste de science politique, on trouvera plus dans cet ouvrage collectif des confirmations de ce qui a été déjà écrit bien des fois – par exemple, qu’il y aurait comme un malaise démocratique dans les classes populaires (sous la plume de Corinne Dely et Aminata Kone, Malaise au sein des classes populaires, p. 157-164), What a surprise my Dear! How silly they are! – que de grandes nouveautés. Les différents textes sont en fait d’un format trop court pour se prêter à de longues polémiques. Ils ne comportent pour la plupart aucune notation bibliographique.  Ils me semblent du coup plus là pour informer un débat public à partir d’eux que pour le mener directement – ce qui constitue après tout un choix éditorial pour le coup logique de la part d’une institution créée pour nourrir ce même débat.

Cependant, le plus intéressant dans l’ouvrage, c’est quand il se fait directement politique, au sens de propagandiste. Le texte de Dominique Reynié, Contre le risque populiste : l’Euro… (p. 265-270), explique ainsi que, partout dans la zone Euro, les répondants sont plus attachés à l’existence de ce denier qu’à l’Union européenne elle-même. Il pérore même: « L’euro n’est pas seulement la monnaie unique européenne, il est surtout l’unique objet européen capable de circuler tous les jours, entre les mains de tous (…). L’euro, c’est l’Europe populaire, l’Europe de tous les jours. (…) C’est parce qu’il est une meilleure assurance de la valeur des patrimoines que l’euro est populaire. Et il est bien plus populaire que l’Europe »(p. 265) – citation reprise légèrement modifiée, p. 254, pour commenter une image du Parlement européen (choix iconographique un peu étrange par ailleurs).

D. Reynié souligne que, grâce à l’Euro, « Même les électeurs protestataires ne sont pas prêts à risquer leur patrimoine » (p. 266) – comme l’a montré pour lui l’élection présidentielle française de 2017 par exemple. Plus encore, l’Euro en ce qu’il focalise l’intérêt personnel, égoïste, matérialiste, de chacun sur la permanence de l’Europe permet de la défendre au mieux – comme il conclut son court texte (p. 266).

Toutefois, cet argument m’a paru un peu spécieux, car il ignore ainsi tous les effets de composition liés à l’existence de la zone Euro. Individuellement, je peux certes avoir intérêt à son existence si je réfléchis uniquement en terme d’épargne et de patrimoine, mais, déjà, cela devient un peu plus compliqué si je pense à ma situation comme producteur (salarié, indépendant ou entrepreneur). Et surtout, cette stabilité monétaire apparente que garantit l’Euro est-elle vraiment bonne pour le pays? Si les sondages avaient existé à l’époque, dans les années 1920 et 1930, aussi bien les Britanniques que les Français auraient sans doute été majoritairement très favorables à l’existence de l’étalon-or, probablement même les classes populaires des deux pays sous l’influence de la presse de l’époque. Or, comme tout étudiant en histoire économique le sait bien, c’est justement l’abandon de l’étalon-or par les différents pays qui a permis les réajustements monétaires nécessaires à la relance (partielle) des économies concernées. Je comprends que D. Reynié, un collègue européiste s’il en est, s’accroche à l’Euro comme à une ancre dans la tempête en comptant sur la crainte des individus pour leur épargne et leur revenu, mais cet attachement peut aussi constituer un piège pour l’Europe et la démocratie en Europe. A force de s’accrocher à l’Euro dans sa forme actuelle, les dirigeants modérés que Dominique Reynié apprécie bien sûr, pour en être en France l’un des conseillers institutionnels en tant que directeur de la Fondation pour l’innovation politique,  peuvent aussi aboutir à un désastre économique pour leur nation, qui peut finir par se payer d’un écroulement démocratique. Le fait que, dans ce sondage, il n’ y ait que 45% d’italiens souhaitant conserver l’Euro – ce que note d’ailleurs bien D. Reynié -, montre qu’un raisonnement économique, un peu plus compliqué certes que la seule préservation de l’épargne, commence à s’y faire jour. (Le chiffre est d’autant plus significatif que, rappelons-le, les Italiens sont collectivement parmi les plus gros détenteurs d’épargne du continent.) On ne peut pas imaginer rester éternellement dans un système monétaire aussi dysfonctionnel tel que l’Euro dans sa forme actuelle (en l’absence de politique budgétaire commune/ d’ « union de transfert ») pour une partie au moins des pays qui en sont membres sans qu’à un moment quelque chose de grave ne se passe.

Plus généralement, c’est un peu la faiblesse de ce genre d’ouvrages lié au mainstream contemporain. Ils permettent de bien décrire la situation – tout au moins si l’on croit à l’utilité des sondages -. Une lecture transversale gauchiste de l’ouvrage parait en effet possible, où l’on s’aperçoit que les diverses victimes du capitalisme contemporain (classes populaires, femmes, jeunes, ruraux, habitants des pays périphériques de l’est ou du sud européens) ne sont pas très contentes de l’être au total, et que c’est un peu là où cela pourrait finir par coincer – même si l’attachement à la démocratie comme droit de dire son avis sur la chose publique reste partout presque unanime. Mais un tel ouvrage peut paraitre au total un peu exaspérant par les apories qu’il  implique en n’osant pas remettre en cause certains paramètres qui expliquent les résultats de sondage qu’il enregistre, mais, après tout, est-ce là son rôle?

Il faut donc se contenter d’utiliser cet ouvrage collectif comme une autre source sur l’état présent de l’opinion européenne à propos de la démocratie représentative (et à comparer à ce qui existe déjà bien sûr). Et là, Pronostic réservé, pourrait-on dire.

 

L’illusion du bloc bourgeois? Plus pour très longtemps: il sera là sous peu, et sans doute pour longtemps.

Quelques semaines avant l’élection présidentielle de 2017, les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini faisaient paraitre un petit ouvrage intitulé L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français (Paris : Raisons d’agir, mars 2017). A travers une approche d’économie politique d’inspiration « régulationniste », ils entendaient montrer que la vie politique française était scandée depuis des décennies maintenant par la recherche d’un nouveau compromis entre groupes socio-économiques, avec la définition, d’une part, d’une alliance de gagnants des politiques publiques, et, d’autre part, d’un résidu de perdants de ces dernières. De fait, la France depuis le début des années 1980 a multiplié les alternances entre la droite et la gauche sans que jamais l’un des camps traditionnels n’arrive à se stabiliser durablement au pouvoir. Mon jeune collègue Fabien Escalona a déjà rendu compte début avril de la thèse de l’ouvrage dans un très bel article publié sur Mediapart, et il me parait inutile d’y revenir ici tant la présentation me parait juste.

Une fois l’élection passée et à la veille d’élections législatives dont tous les sondages font un triomphe pour « La République En Marche »(LREM), force est de constater que les deux auteurs avaient à la fois très bien et très mal prévu  ce qui allait se passer. Il n’avaient pas prévu l’élection d’Emmanuel Macron, et le chamboule-tout qui s’en suit actuellement. Ils le voyaient pourtant bien venir avec ses gros sabots néo-libéraux et modernisateurs : ils avaient bien vu que le futur « Jupiter » était très exactement dans la ligne de cette longue dérive d’une majorité du PS vers le centre au nom de l’Europe et au nom de la « modernisation » (aspect effectivement important de l’ouvrage bien repéré par F. Escalona). Ils en font la généalogie, et ils montrent que c’est bien plus cette majorité du PS qui a abandonné les classes populaires de gauche à leur triste sort que l’inverse. Comme le montre la tonalité de leur conclusion, ils croyaient cependant, comme tout le monde avant le scandale qui l’a frappé, à une victoire, si j’ose dire banale, de François Fillon. Ce dernier, quoique ayant lui aussi abandonné à leur sort les classes populaires orientées à droite avec son programme très néo-libéral, aurait gagné certes, mais il se serait heurté rapidement au caractère minoritaire de son assise sociale. Et les deux auteurs de prévoir bien des manifestations et autres rues qui ne gouvernent pas.

Malgré cette erreur de prévision, partagée par tout le monde (moi compris), leur analyse reste cependant fort intéressante. Les auteurs proposaient en effet – en discernant deux axes de conflit (p. 141) : un axe « pro-UE/souverainistes » et un axe « droite/gauche » – une combinatoire d’alliances possibles entre groupes socio-politiques entre deux des quatre camps minoritaires ainsi distingués (droite européiste, gauche européiste, droite souverainiste, gauche souverainiste). Ils envisageaient dans ce cadre la possibilité du « bloc bourgeois » : « Le premier projet d’alliance est celui du bloc bourgeois (A+B). Il se fonde sur le ‘dépassement’ (ou plutôt l’abolition) du clivage droite/gauche, et fait du soutien à l’Union européenne la dimension dominante de son offre politique. (…) ce projet est le produit d’une longue élaboration idéologique, et il est cohérent du point de vue des politiques publiques qui le fondent (les prétendues ‘réformes nécessaires’ d’empreinte néolibérale) et du point de vue de sa base sociale dans laquelle seraient réunies les catégories moyennes et hautes, auparavant ralliés aussi bien au bloc de droite qu’au bloc de gauche. Le bloc bourgeois est socialement minoritaire, mais il peut compter sur la dispersion et sur l’abstentionnisme des classes populaires pour s’imposer. » (p. 142). Bien sûr, les deux auteurs voient la candidature d’Emmanuel Macron comme la vérité enfin révélée du PS « deloro-hollandiste » dont ils décrivent les basses œuvres antisociales au fil des décennies, mais, malgré tout, ils croyaient à la force de la réactivation du clivage gauche/droite encore en 2017. Ils envisagaient donc en conclusion, comme je l’ai déjà indiqué, les probables difficultés du Président Fillon à faire passer ses réformes néo-libérales, y compris auprès d’une partie de la base traditionnelle de la droite.

De fait, entre un Édouard Philippe nommé Premier Ministre, un élu clairement de droite jusque là, une campagne électorale nationale de Les Républicains (LR), menée par un François Baroin apparemment guère convaincu et convainquant, campagne aussi atone qu’il est possible de l’être sans se rallier purement et simplement d’ores et déjà au Président Macron, et une classe politique, qu’elle soit émergente ou ralliée, de LREM qui semble pour le coup bien représenter la caricature de la France d’en haut qui gagne et qui ose (tout et même le pire), on ne saurait rêver mieux pour appuyer leur thèse. Le MEDEF semble en lévitation, et l’Institut Montaigne dicte l’agenda. Il ne manque même pas au tableau l’aspect autoritaire que laissent prévoir les intentions en matière de pérennisation des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. C’est vraiment du néo-libéralisme à poigne qui s’annonce, un État fort pour des marchés d’individus libres, et pas du libéralisme quelque peu mollasson,  enclin au pluralisme et à la médiation des intérêts. Bonnes gens, cela va cogner dur.

La probabilité forte de la victoire de ce « bloc bourgeois » constitué par LREM & Cie aux législatives tient à  la combinaison de l’abstentionnisme différentiel selon les groupes sociaux et selon les orientations politiques, du mode de scrutin majoritaire à deux tours et de la dynamique en faveur du nouveau pouvoir liée au calendrier électoral. Selon tous les sondages publiés, ces trois éléments devraient permettre à LREM et à son allié du Modem de remporter une « majorité introuvable » à la Chambre des députés. Les deux auteurs notent de fait fort bien que les classes populaires comptent bien moins dans l’électorat actif que leur poids numérique réel dans la population française (pour ne pas parler de la population résidente). Les législatives devraient constituer une belle démonstration de cet état de fait si l’abstention y est aussi élevée que le prédisent les sondages.

Les auteurs supposaient toutefois que le « bloc bourgeois » se révélerait instable, car socialement minoritaire. Il l’est certes, il suffit de regarder déjà les chiffres du premier tour de la présidentielle en comptant en pourcentage du nombre d’inscrits. Cependant, cette instabilité apparait  à mon sens peu probable, tout au moins sur le plan de la politique partisane stricto sensu. Il est ainsi possible que cette « illusion du bloc bourgeois » dure un temps qui paraitra très, très long à ceux qui auraient la velléité de s’y opposer.

D’une part, les deux grands partis de gouvernement, LR et le PS, vont avoir besoin de temps pour se reprendre et se créer des identités d’opposants crédibles. Logiquement, cela devrait certes être plus facile à gauche dans la mesure où les mesures prises par la majorité « macroniste » vont sans doute braquer le monde du travail et nombre de syndicats ouvriers.  Il est possible aussi que le paravent Hulot ne tienne pas très longtemps pour cacher le productivisme d’E. Macron et que les électeurs de sensibilité écologique constituent l’une des bases politiques de la nouvelle opposition de gauche. Par contre, sauf miracle bien improbable, « l’unité sera un combat », et l’on peut se demander combien de défaites successives il faudra à la nouvelle gauche pour retrouver une unité d’action. A court terme, il sera en tout cas intéressant de voir ce que devient la marque « PS » et tout ce qui va avec (Fondation Jean Jaurès par exemple). A droite, cela sera plus compliqué encore. Il y a certes la ligne Wauquiez du libéral-identitaire à tout crin, mais  la remarque de « Jupiter » sur des bateaux qui amènent guère du poisson mais « du Comorien » aura rappelé à tout le monde que notre nouveau Président demeure un bon bourgeois français comme les autres et qu’il sait mépriser les êtres inférieurs qui ne sont pas encore rentrés dans l’Histoire dans son for intérieur. Pour un électeur de droite guère enclin aux sympathies vis-à-vis des étrangers, qu’y a-t-il du coup à redire?

D’autre part, l’électorat populaire va sans doute encore se réduire dans les années qui viennent en proportion de son poids réel dans la population.  En effet, si les réformes néo-libérales annoncées sont véritablement mises en œuvre par la « majorité présidentielle », une partie grandissante des classes populaires sera déstabilisée dans sa vie quotidienne, et, vu leurs difficultés à vivre au quotidien, elles auront d’autant moins la possibilité de s’intéresser (même minimalement) à la vie politique. Les deux auteurs ne mettent pas beaucoup l’accent sur cet effet de rétroaction des réformes libérales sur les possibilités de mobilisation politique, mais il me parait essentiel. L’oubli devenu possible des classes populaires (de gauche comme de droite) dans le compromis bourgeois qui se bâtit tient aussi au fait que celles-ci sont et seront de plus en plus constitués d’individus déstabilisés et isolés. Les travaux sur les précaires, sur le rôle de l’âge dans la participation politique ou sur la différenciation du rapport à la politique selon le statut professionnel dans les classes populaires (C. Peugny en particulier) vont tous dans ce sens: une vie quotidienne difficile amène beaucoup de gens à abandonner de facto leur statut d’électeur. C’est tout bénéfice pour les autres. Un disenfranchisement volontaire comme disent les anglophones pour désigner ce phénomène. Et quel parti/association se trouve aujourd’hui en mesure de les mobiliser durablement en leur offrant des services sociaux/conviviaux parallèles, ou en faisant un usage à cette fin des ressources des collectivités locales qu’il contrôle? Le FN s’y essaye, le PCF a quelque reste en ce sens, mais cela restera limité par la faible implantation locale de ces partis. Une France du travail encore plus précarisée sera sans doute politiquement plus atone encore qu’aujourd’hui.  Par ailleurs, comme les deux auteurs le notent, les classes populaires sont divisées entre leur droite et leur gauche. Il est de fait impossible qu’un parti ou un groupe de partis puisse les rassembler en tant que telles. Comme le notait F. Escalona dans son compte-rendu de l’ouvrage déjà cité, la question immigrée clive les classes populaires contemporaines. A l’inverse, le « macronisme », cet orléanisme adapté à notre temps, témoigne sans doute comme son prédécesseur qui unissait finalement (presque) tous les aristocrates et bourgeois, de l’affaiblissement (temporaire?)  des oppositions doctrinales au sein des élites, et plus généralement au sein des classes moyennes et supérieures. C’est en quelque sorte le fruit, certes tardif, de l’affaiblissement du clivage religieux à ce niveau.

Certes, probablement, le macronisme, dont le caractère orléaniste ne fera guère de doute au fil des mesures adoptées, va se heurter rapidement à la rue. Mais, cela aussi, c’est visiblement prévu. Il n’y aura pas de « février 1848 ».  Tout sera bouclé pour la rentrée de septembre, et, pour le reste, il suffira de continuer les pratiques de répression en vigueur.

Sur ce, braves lecteurs, je m’en vais pour ma part réfléchir à la création de ma start-up.

Post-scriptum (matin du 12 juin 2017) :

Vae victis.

Le géographe Jacques Lévy a fait une remarque tout à fait juste lors de son intervention à France-Inter ce matin: l’électeur des partis tribuniciens (FN ou FI) n’est plus celui d’hier (PCF jadis) en ce sens qu’une fois une première défaite confirmée (en l’occurrence la non-qualification de son/sa candidate au second tour ou sa défaite au second tour), il se décourage, il se désintéresse, et donc il s’abstient. J. Lévy citait pour expliquer ce fait la différence des rapports à l’avenir: les lendemains qui chantent pouvaient encore attendre un peu et le découragement n’était pas de mise. J’ajouterai à cette analyse idéologique le bien moindre encadrement social /partisans de ces mêmes électeurs tribuniciens : où sont désormais les structures collatérales (syndicats, associations d’éducation populaires, etc.) et où sont les militants qui encadrent les moins mobilisés? Tous ces protestataires sont aujourd’hui bien plus des individus isolés que leurs prédécesseurs ne le furent hier.

Le collègue directeur du CEVIPOF, Martial Foucault, m’a bien énervé par contre sur France-Info. Lorsqu’un journaliste a évoqué devant lui, l’hypothèse de l’introduction d’un scrutin proportionnel en France pour éviter le hiatus qui est en train de se produire entre le pays légal et le pays réel (si j’ose dire en prenant une expression marquée),  il s’est contenté de reprendre le laïus convenu sur la IVème République aux gouvernements et majorités instables, en ignorant (sciemment?) que de grandes démocraties fonctionnent avec un tel scrutin proportionnel depuis des lustres. (Une autre de ses réponses montrait qu’il le sait très bien, puisqu’il indiquait que ce mode de scrutin ne renforçait pas la participation électorale, en Allemagne par exemple.) Et puis, en citant le projet d’E. Macron, de réduction du nombre de parlementaires et d’introduction d’une dose de proportionnelle, il n’a pas été en mesure de souligner pour les auditeurs que de telles réformes s’avèrent typiques de la part de ceux qui veulent encore accentuer la prééminence de l’exécutif. C’est ce que voulait faire en Italie le Silvio Berlusconi de la grande époque, ou plus récemment Matteo Renzi. Avoir un minimum de députés, et, pour la galerie, deux ou trois opposant folkloriques parmi eux pour donner l’impression qu’il existe encore un Parlement pour voter légitimement la loi (dans un simulacre post-démocratique), voilà bien un projet pour notre temps de radicalisation autoritaire et plébiscitaire du néo-libéralisme. Tant qu’à être cohérent, la suppression pure et simple des deux chambres du Parlement me paraitrait plus économe des deniers publics. Venons-en directement à l’autocratie élective. Une Douma n’est même pas nécessaire, votre Excellence!

B. Hamon l’européen, victime de ses soutiens académiques?

Si l’on en croit tous les sondages publics disponibles à quelques jours seulement du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, le candidat de la « Belle Alliance populaire », désigné par une primaire ouverte, Benoit Hamon, va connaître dimanche prochain son Waterloo. Il est en effet maintenant situé en dessous de 10% des suffrages. La présence dans ce maigre total mesuré par les sondeurs de deux électorats d’appoint, celui écologiste fidèle à EELV ou celui radical au PRG, signale s’il en était besoin l’ampleur de l’écroulement du candidat officiel du PS. Or, paradoxalement, ce candidat en grande difficulté  se trouve être sans doute celui qui bénéficie des soutiens les plus forts parmi les dominants du champ académique marqué à gauche (Thomas Piketty, Dominique Méda, etc.). Ceux-ci ont investi dans sa campagne, en particulier parce qu’ils ont conçu le programme européen du candidat. Il existe même en librairie depuis un mois un ouvrage pour expliquer les détails de la proposition de ces intellectuels : Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacristie, Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe (Paris : Seuil, 2017), avec en bandeau Thomas Piketty pour bien attirer le chaland. L’ouvrage reprend et affine les propositions qu’a fait T. Piketty depuis quelques années déjà.

Ces intellectuels – dont on pourrait s’amuser à décrire leur position favorable dans le champ académique – ont donc proposé à B. Hamon d’effectuer une critique interne de l’Union européenne. Ils en décrivent ainsi les défauts et proposent des solutions réalistes à leurs yeux qui ne mettent pas à bas tout l’édifice, mais le modifient substantiellement. Celle qui a connu le plus de publicité n’est autre que la création d’une « assemblée parlementaire de la zone euro » fonctionnant sur des principes démocratiques plus classiques pour la gérer que ceux de l’actuelle situation. Or, sauf à tenir pour totalement anecdotique la position en matière européenne des différents candidats, force est de constater que cette option n’a pas beaucoup contribué à séduire l’opinion de gauche : l’option de l’adaptation à marche forcée à l’ordre européen existant (soit celle d’Emmanuel Macron), ou celle de sa critique radicale à grand renfort de bruit et de fureur (soit celle de Jean-Luc Mélenchon) fonctionnent, toujours selon les sondages disponibles, beaucoup mieux.

Il se peut bien en effet que, sur ce point, les électeurs soient plus rationnels que nos distingués collègues. En effet, dans un ensemble aussi vaste et divers que l’Union européenne actuelle, ou même que la seule zone Euro, il est sans doute déraisonnable de laisser croire qu’une réforme puisse être portée par un seul pays. De fait, toutes les grandes avancées des Communautés européennes, puis de l’Union européenne, ont été portées l’accord des élites politiques des principaux pays. Or, à suivre la campagne électorale, la proposition Hamon-Piketty apparait ainsi isolée, sans alliés européens bien précis pour l’imposer, ne serait-ce que sans alliés européens au niveau intellectuel, puisque nos braves penseurs ont oublié de mobiliser quelques intellectuels étrangers à l’appui de leur noble cause – ne serait-ce que dans leur livre.

Du coup, il parait plus simple de se plier à la règle commune comme propose de le faire le haut noble d’État E. Macron en faisant à marche forcée de la France un autre paradis néo-libéral – ou social-libéral si l’on veut – à l’image de l’Allemagne, ou de la refuser  comme le tribun de la plèbe Jean-Luc Mélenchon en se noyant dans une nuée de drapeaux tricolores tout en scandant « Résistance! ». En somme, en 2017, aux yeux de la plupart des électeurs de gauche sans doute instruits par l’expérience des dernières années, on ne peut pas changer l’Europe, on s’adapte ou on la quitte. Tertium non datur.

« Les Européens votent mal »

Les réactions au vote populaire validant le « Brexit » de la part de certains commentateurs, politiciens et autres éditorialistes se sont avérées pour le moins affligeantes . Elles m’ont paru en fait encore plus affligeantes pour qu’elles disent de l’état de nos démocraties que je ne l’aurais imaginé : un florilège d’insultes contre les partisans du « Brexit, » allié à un concours Lépine européen pour trouver les voies et moyens de saborder, que ce soit « à l’irlandaise » ou autrement, ce vote opposé à l’intégration européenne (le mieux dans le genre étant à ce jour l’idée vraiment lumineuse de ce député travailliste suggérant tout simplement que « Westminster » ne tienne pas compte de ce vote! simple et efficace en effet).  Tout cela forme au total une longue et pénible démonstration du fait que certains membres des classes supérieures par l’éducation, la naissance, le succès économique, le statut, etc., dont des universitaires qui eurent quelque renom du temps de mes études (du genre le très déclinant Olivier Duhamel), n’accepteront jamais avec sincérité que le plus grand nombre puisse avoir une place légitime dans le système politique des « démocraties ». La vérité d’une société se révèle à ce genre de moments où chacun se lâche, mais je dois dire que, bien que je sache ce profond refus de la senior pars de prendre en compte  les avis de la major pars et que je l’enseigne même parfois, j’en reste tout de même pantois. On retrouve en effet en ce début d’été 2016 les mêmes réflexions qu’au lendemain des votes français et néerlandais du printemps 2005. Certains ne semblent pas vouloir apprendre de leurs erreurs.

Il est vrai que le vote britannique est vraiment parfait pour déblatérer sur la bêtise supposée du peuple qui n’a encore une fois rien compris à rien. D’évidence, d’après toutes les données disponible (sondages ou répartition géographique des voix), plus on se trouve être vieux, peu éduqué, pauvre, éloigné géographiquement ou économiquement du « Londres cosmopolite/muticulturel » ou de « la City », plus on aura voté probablement pour le « Brexit » – à l’exception de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Et, bien sûr pour certains, ce n’est pas du tout légitime, c’est de la pure déraison. De toute façon, comme l’a écrit à la veille du vote britannique, mon très estimé collègue Yves Bertoncini, à la tête du think tank Notre Europe, les référendums nationaux sur les sujets européens devraient être évités. (Lisez, lisez, bonnes gens, le texte de Bertoncini, et vous croirez!)

Ah ces vieux Britanniques, si photogéniques par ailleurs dans leur débine folklorique à la Martin Parr, qui votent pour partir, et décident du destin des jeunes Eurocitizens, eux par contre si beaux, si polyglottes et si bien sapés, aqua e sapone comme on dit en italien, les privant d’Europe! de voyages, de travail, de tout avenir en somme! les condamnant par la force d’un vote populaire à vivre en une sorte de Corée du Nord insulaire (comme si par ailleurs les jeunes Suisses, ces parias, vivaient dans un ghetto alpin au cœur de l’Europe depuis 1992). C’est sûr les vieux (plus de…80, 70, 60, 50, 40, 30, 20 ans?… on est toujours le « vieux » de quelqu’un!) devraient la boucler. Cet argument de la pondération de la valeur d’une voix par la longueur probable de la durée de la vie restante de celui qui l’exprime suppose que les électeurs n’exprimeraient en général qu’un vote égotropique (moi d’abord, et périsse Rome s’il le faut!) et non pas sociotropique (ma vision de la bonne société d’abord, dussé-je d’ailleurs en souffrir). Or, d’évidence, les vieux comme les jeunes d’ailleurs peuvent aussi voter justement pour autrui, et surtout pour l’image qu’ils se font de l’avenir de leur pays.

Par ailleurs, si l’on adopte une vision utilitariste du vote, pourquoi l’opinion d’un vieux compterait-elle moins que celle d’un jeune? Parce qu’il lui reste moins à vivre? A ce compte-là, il va falloir faire voter aussi les bébés et autres rejetons mineurs, voire même les êtres non encore nés que nos décisions présentes impactent. C’est peut-être possible, mais il reste que le  principe « un homme, une voix » correspond aussi au fait que chaque être humain parce qu’il est supposé rationnel a droit au chapitre tant qu’il peut s’y exprimer.  Enfin, mais c’est sans doute là un argument totalement inaudible dans nos sociétés, et si les vieux électeurs avaient tendance à avoir quelques expériences sur quoi méditer? sur quoi fonder leur décision? En effet, après tout, pourquoi refuser le fait que les « vieux électeurs » ont tout de même par définition (tout au moins s’ils ne sont pas en phase finale d’une maladie neurodégénérative quelconque…) accumulé des expériences, bonnes ou mauvaises? C’est en fait assez drolatique de voir les partisans de l’Europe actuelle dont le discours de légitimation politique repose largement sur le rappel d’une mauvaise expérience passée, les deux guerres mondiales (« L’Europe, c’est la paix. »), donc sur un fait d’expérience mémorisé, refuser le fait que certains vieux Européens de l’ouest  puissent s’être fait leur propre opinion sur l’Union européenne telle qu’elle fonctionne depuis disons les années 1980, pendant cette ère néo-libérale qui a cassé les perspectives de vie de millions de gens et par rapport à laquelle (en mettant les choses au mieux) l’Union européenne n’a pas fait différence: « l’Europe sociale » promise aux électeurs dès les premières élections européennes de 1979 se fait pour le moins attendre, encore plus que Godot. Tout le monde aura en effet remarqué que ce sont les régions parmi les moins riches de l’Angleterre (en gros les régions désindustrialisées…) qui ont voté pour le « Brexit », et inversement. Peut-on reprocher aux gens de se plaindre du sort que leur a réservé jusqu’ici l’évolution économique dont l’intégration européenne représente tout de même un aspect essentiel? C’est là un vote rétrospectif classique, qu’effectivement les jeunes ont plus de mal à exprimer par définition. Ces vieux ont voté contre le statu quo (« Remain ») peut-être parce qu’ils avaient eu tout le loisir de constater que le statu quo avait emmené leur univers dans le mur. Faire des constats n’est pas (encore) interdit que je sache, et reste un acte de pensée plutôt rationnel.

Ajoutons à cela que l’argument des jeunes qui ont voté majoritairement pour le « Remain »  et qui représentent donc seuls l’avenir s’avère largement à double tranchant, puisque ce sont aussi les (très) jeunes qui ont omis en majorité d’aller voter, dans un contexte où, par ailleurs, la mobilisation électorale a été forte (preuve que les Britanniques en général ont été dûment mobilisés par les forces des deux camps).  Que pensent  donc ces jeunes qui ne sont pas allées voter en masse? Sont-ils tous pour le « Remain »? Sont-ils indifférents? Ou horresco referens pour le Brexit? Est-ce que, par le plus grand des hasards, on ne retrouverait pas aussi chez les jeunes le clivage entre les plus éduqués et les autres, les riches et les pauvres, les urbains et les ruraux? En tout cas, si les jeunes ne sont pas allés voter en masse, c’est aussi que leur intégration politique reste bien imparfaite (ou différente, comme disent les optimistes face à ce constat), et, de cela aussi, les partis favorables au « Remain », aux moyens d’action sur les politiques publiques et de mobilisation importants, sont bien plus comptables  que la piétaille de l’UKIP et de toute l’extrême-droite britannique. Et, probablement, la vigueur du (probable) sentiment proeuropéen des jeunots n’atteignait pas, tout au moins à la veille du vote, l’ardeur de celui, eurosceptique ou europhobe, de leurs aïeux. Bref, où est la passion, pourtant digne de respect dans un univers démocratique, dans ce cas-là? On pourrait aussi bien dire que tous ces jeunots abstentionnistes sont des mous du genou qui ne tiennent pas tant que cela à l’Union européenne et à quoi ce soit d’autre que leur nombril (avec piercing of course), bien moins couillus que ces votants de vieillards ardents qui en ont vu d’autre.

Et, puis, tous ces gens peu éduqués et même pauvres qui ont voté contre l’Europe! Quelle honte, et en plus, ils sont souvent racistes (… contre des Polonais et Roumains de race… euh grise? jaune pâle? noir délavé? albinoïde?), xénophobes (ok, cela c’est logique! même s’ils disent, ces hypocrites, aimer les autres habitants du Commonwealth parlant leur langue et partageant quelques lubies culturelles), et influencés par des politiciens démagogues (sans doute…) et  des tabloïds racontant des bobards (pas plus que les experts de tout poil annonçant dans le reste des médias les sept plaies d’Égypte aux Britanniques en cas de vote « Leave »).  Certes, certes, tout cela n’est sans doute pas (complètement) faux, mais comment ne pas voir que l’on retrouve là le discours pour le moins classique depuis qu’il fut question de « démocratie » en Europe de l’Ouest au début du XIXème siècle, le discours du « cens » et des « capacités »? La démocratie oui, mon bon Monsieur, je suis pour, c’est moderne, mais uniquement si on réserve le vote à une élite restreinte d’électeurs qui comprennent quels sont les enjeux et les procédure à suivre, qui ont de par leur argent ou par leur profession honorable le sens de l’intérêt général. Nous revoilà donc en 1815…. Eh oui, le suffrage universel, quelle plaie! Et puis, voyez vous, l’Europe, c’est certes très compliqué, mais très utile pour nos affaires avec le Continent, je comprends bien que vous préféreriez y comprendre quelque chose en ramenant les pouvoirs à Westminster, mais enfin à quoi cela vous servirait-il de savoir qui vous gouverne si vous êtes bien gouverné? Hein, à quoi cela vous sert-il? Vous n’auriez quand même pas lu de la philosophie libérale classique tout de même? Vous un inculte raciste, xénophobe, probablement pédophile et alcoolique par ailleurs, vous lire du J. Locke ou du J. S. Mill? On l’aura lu pour vous, et on vous aura convaincu que le peuple britannique doit être souverain, quelle blague! Soyons sérieux, revenons à Platon: seule l’Idée européenne que nous seuls comprenons doit nous guider.

Et puis tous ces provinciaux, qui votent contre la métropole! Quels sombres ploucs! Que le partage géographique des votes entre le « Brexit » et le « Bremain » décrive largement les contours de la « métropolisation » de l’économie britannique autour de Londres et de « la City » devrait au contraire amener à une sérieuse réflexion sur les conséquences politiques de ces mécanismes en cours de polarisation. De manière logique, il y a  d’ailleurs des furieux qui ont proposé une pétition en ligne pour que Londres fasse sécession du reste de l’Angleterre. C’est là vraiment la caricature de la « révolte des élites » que prévoyait un auteur comme Christopher Lash il y a des décennies maintenant. On observe apparemment la même distribution régionale des signatures pour la pétition en ligne pour l’organisation d’un second référendum. La gentry londonienne est en fureur contre ces manants de nordistes, qui ont osé se plaindre de leur sort.

Il faut par ailleurs avoir un moment de réflexion sur le cas écossais, qui permet à un Daniel Cohn-Bendit de refuser l’évidence d’un vote fondé sur un désarroi socio-économique des classes populaires. Par nationalisme, fondamentalement anti-Londres en fait, anti-Parti conservateur,  les électeurs écossais ont effectivement voté majoritairement pour le « Remain » (quoi qu’avec une participation électorale basse par rapport au reste du pays) parce que, pour eux, Bruxelles apparait  tout de même plus sociale que Londres. Cette double considération ne les éloigne pas tant que cela du coup de la logique sociopolitique de leurs équivalents anglais. En effet, ce vote proeuropéen et anti-Londres des Écossais n’est-il pas aussi la conséquence du fait que leur condition sociale est meilleure en moyenne qu’au nord de l’Angleterre? La poussée nationaliste qui commence dans les années 1970 (avec l’exploitation du pétrole de la Mer du Nord) a permis de fait aux Écossais de préserver dans cette partie du pays l’existence d’un contrat social bien plus favorable aux classes populaires et moyennes que dans le reste du Royaume-Uni. Que tous les Britanniques qui ont subi les coupes claires dans les services publics liés aux politiques des gouvernements Cameron successifs se rebiffent ne devrait pas surprendre outre mesure. Ils se rebiffent simplement de façon politiquement différenciée en raison de l’offre localement disponible d’opposition. Quoi de plus rationnel en fait?  Si le Labour avait été aussi à gauche que le SNP et surtout avait réussi à protéger les classes populaires anglaises lors de la grande crise débutée en 2008, peut-être le résultat aurait été bien différent lors de ce référendum. Les terres anglaises du Old Labour auraient alors cru à la promesse de « l’Europe sociale », pour l’expérimenter déjà.

Et, puis attention, Messieurs qui seront de ce train-là les futurs « Émigrés de Coblence », qui ne veulent rien voir, rien comprendre, rien apprendre (et surtout rien expliquer que par un prurit populiste de la populace!), ce n’est pas là qu’une affaire britannique seulement. Ces tendances – où les peu éduqués, les travailleurs manuels, les pauvres, les provinciaux votent mal – se retrouvent dans tous les votes européens récents. Le récent vote autrichien, qui a failli porter à la présidence de l’Autriche un politicien d’extrême-droite, ressemble ainsi beaucoup du point de vue socio-économique  au vote britannique, dont la ressemblance avec le vote français de 2005 ne peut par ailleurs que sauter aux yeux. C’est à chaque fois le gros des classes populaires et une bonne partie des classes moyennes qui bascule, sous la direction de membres des classes supérieures, dans le vote contre les candidats ou l’option préférée des anciens partis de gouvernement.  Cette situation, dont prend désormais acte même un journal comme le Monde,  exaspère certains porte-parole se disant européistes, qu’ils soient de droite ou de gauche. Jean Quatremer, le journaliste bretteur de Libération, me semble de loin le meilleur dans le genre. Sa proposition de rendre le Brexit le plus pénible possible aux Britanniques pour faire peur à tous les autres électorats qui seraient tentés de voter de même semble être dans l’air dans les milieux dirigeants qu’il fréquente. J’hésite encore à comparer cette attitude avec la  haine de classe  des Versaillais contre les Communards en 1871, ou à la « théorie des dominos »  du côté ouest ou à  la « Doctrine Brejnev » les chars en moins du côté est en vigueur pendant la Guerre Froide. Quoi qu’il en soit, ce genre de délire, qui représente la pire stratégie possible pour regagner les esprits et les cœurs, devrait faire réfléchir sur le sens même que prend le terme « européiste ». En effet, punir le Royaume-Uni pour son mauvais vote,  ou même trouver un moyen d’obliger les Britanniques à manger leur chapeau et à revenir sur leur décision démocratique tels des Irlandais ou des Danois en leur temps, est-ce vraiment faire preuve de confraternité européenne? Et puis, pourquoi diable les 48% d’électeurs du « Remain » devraient-ils souffrir du choix des 52% restants? A ce compte-là, quand organise-t-on depuis Bruxelles un blocus de la Suisse pour les obliger à adhérer à l’Union européenne?

Avoir l’idée même d’humilier un peuple européen pour lui apprendre la politesse et faire tenir en rang les autres (« en frapper un pour en éduquer cent », comme disait l’extrême-gauche italienne des années 1970), quel « Père Fondateur de l’Europe » aurait eu une idée pareille? L’humiliation allemande à Versailles en 1919, le « diktat de Versailles », n’avait-il pas été identifié alors comme une des sources, sinon la source, des malheurs ultérieurs de l’Europe? Quel autre sens aurait la réconciliation franco-allemande que d’éviter justement cela?  Nos braves « européistes » sont en fait de bien mauvais historiens de leur propre cause (il est vrai qu’ils viennent souvent d’un autre horizon que « le pardon des offenses » ou « les prolétaires n’ont pas de patrie »).  Or, sauf à réduire l’Union européenne à ses aspects économiques (qui, en plus, foirent actuellement lamentablement dans la zone Euro!), la confraternité européenne reste tout de même le seul but publiquement défendable de toute cette (més)aventure?

Il faut espérer que ces réactions « versaillaises » millésime 1871 se calment bientôt tant leur outrance, anti-démocratique  et à tout prendre anti-européenne, apparaitra évidente au fil des jours. Et que l’on commence à avoir des réactions plus « bismarckiennes », au sens de réactions en terme des politiques publiques qui prennent (enfin) en compte l’existence de cette majorité populaire qui a voté « Brexit » au Royaume-Uni ou de cette quasi-majorité qui a failli élire un leader d’extrême-droite en Autriche.  Malheureusement pour nous,  Bismarck était fort intelligent, très pragmatique, et assez stratège…   Y a-t-il aujourd’hui ce genre de leaders en Europe?  Il faudrait déjà pouvoir changer de leaders (A. Merkel, J.C. Juncker, F. Hollande, etc.) pour le vérifier. En effet,  une chose qui devrait affliger tout personne croyant aux mécanismes de responsabilisation des leaders qu’offre la démocratie représentative n’est autre que l’absence de prise de responsabilité par la plupart des responsables de  all this mess. Cameron a démissionné, c’est bien, c’est le minimum, mais ceux qui ont négocié le deal avec lui il y a quelques mois, est-ce qu’ils ne devraient pas eux aussi prendre acte de leur échec? L’Europe aurait besoin d’une bonne crise ministérielle façon IIIème République. Et nous n’aurons que des Conseils européens…

Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent?

img20160505_09434804.jpgLes affres financières de la Grèce sont en train de revenir par petites touches au premier plan de l’actualité. Le dernier livre en date de l’ancien Ministre de l’Économie du premier gouvernement Tsipras, l’économiste Yanis Vafoufakis, vient d’être traduit en français, et porte un titre plutôt énigmatique à première vue, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde (Paris : Les liens qui libèrent, 2016, 437 p.). Il permet de les resituer dans un plus vaste horizon, et de comprendre comment on en est arrivé là.

J’avais lu le précédent ouvrage du même Y. Varoufakis traduit en français, Le Minotaure planétaire. L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial ( Paris : Éditions du cercle, 2015). La thématique des deux ouvrages se ressemble en fait très fortement. Dans les deux cas, il s’agit pour Y. Varoufakis d’expliquer que les maux contemporains de l’économie mondiale en général, et européenne en particulier, dépendent d’une maladie commencée dès le milieu des années 1960 lorsque les États-Unis ne furent plus capables de soutenir de leur puissance industrielle et commerciale le système de Bretton Woods. Pour le remplacer les dirigeants américains inventent, faute de mieux, entre 1971 (fin de la convertibilité-or du dollar) et 1979-1982 (hausse drastique du taux d’intérêt aux États-Unis) en passant par les deux  chocs pétroliers successifs (1974 et 1979) ce que Y. Varoufakis appelle le « Minotaure », soit un mécanisme de recyclage des excédents qui  permet aux États-Unis de maintenir leur suprématie politique sur le monde occidental en dépit même de leur affaiblissement industriel et commercial. En synthèse, les États-Unis continuent à accepter que leur marché intérieur reste grand ouvert aux  pays exportateurs d’Europe (l’Allemagne par exemple ) et d’Asie (le Japon et la Corée du sud, puis la Chine, par exemple), et donc d’avoir  en conséquence un fort déficit commercial avec ces derniers qu’ils payent en dollars, mais ils proposent en même temps, grâce à des taux d’intérêts élevés et grâce à leur marché financier immensément développé,  à tous ceux qui génèrent ainsi des excédents en dollars de les placer aux États-Unis, en particulier en titres du Trésor américain, en pratique la réserve ultime de valeur à l’échelle mondiale, ce qui permet  du coup à l’État américain d’avoir de manière presque permanente un déficit budgétaire conséquent. On retrouve le thème bien connu des « déficits jumeaux » de l’Amérique.  Les autorités américaines l’ont voulu pour protéger un temps encore leur hégémonie sur le monde occidental. De fait, ce recyclage des excédents, via un secteur  financier qui se développe aux États-Unis à due proportion, permettra d’assurer bon an mal an la croissance de l’économie mondiale jusqu’à la crise dite des « subprimes » en 2007-08. Les États-Unis jouent jusqu’à ce moment-là à la fois le rôle pour le monde de consommateur en dernier ressort et de placement en dernier ressort. Depuis lors, la situation est devenue fort incertaine : le « Minotaure » est mourant, mais rien ne semble vraiment le  remplacer comme moteur de l’économie mondiale.

Pour ce qui est du côté européen de ce vaste tableau de l’économie mondiale que dresse ainsi l’auteur, Y. Varoufakis montre à quel point les Européens, depuis les années 1960, furent en fait incapables d’adopter des solutions cohérentes à ce problème du recyclage des excédents. Sur la foi de travaux historiques, il rappelle ainsi que l’abandon du système de Bretton Woods par le Président Nixon le 15 août 1971 a dépendu largement de la mauvaise volonté préalable des Européens (dont le Général De Gaulle) à soutenir le cours du dollar en onces d’or. Une fois confrontés au nouveau régime de changes flottants décidé à Washington, ces mêmes Européens n’ont cessé de chercher une solution leur permettant de maintenir une parité fixe entre leurs monnaies. Malheureusement pour eux, ils ont toujours choisi des solutions qui se sont révélés irréalistes à terme, parce qu’ils n’ont jamais voulu créer un système de recyclage politique des excédents. En effet, dans la mesure où il existe des pays à la fois plus forts industriellement  et moins inflationnistes que les autres (en particulier, l’Allemagne à cause de la fixation anti-inflationniste de la Bundesbank et du compromis social-démocrate en vigueur outre-Rhin) et d’autre plus faibles industriellement et plus inflationnistes (en gros la France, l’Italie et le Royaume-Uni) un système de changes fixes se trouve pris entre deux maux, soit son éclatement à intervalles réguliers, soit une crise dépressive telle que la connaît la zone Euro depuis 2010. Des déficits commerciaux se creusent en effet inévitablement au profit du grand pays industriel peu inflationniste. Les pays déficitaires, dont la France, ont alors le choix entre dévaluer leur monnaie ou ne pas dévaluer. Si le pays concerné dévalue sa monnaie (au grand dam de ses politiciens et de ses classes supérieures), il regagne des parts de marché, mais il risque de connaître encore plus d’inflation. Pour ne pas dévaluer, la seule solution est de ralentir son économie, en augmentant ses taux d’intérêt et en adoptant des politiques d’austérité. C’est cette seconde solution qui l’a emportée au fil des années 1980-90, non sans crises d’ailleurs (comme celle de 1992), dans ce qui est devenu ensuite la zone Euro. Or l’existence de cette dernière, avec des parités irrévocables en son sein, provoque, d’une part, la possibilité pour la puissance industrielle centrale de conquérir désormais des parts de marché dans la périphérie sans risque de subite dévaluation et, d’autre part, l’apparition de ce fait de forts excédents d’épargne au sein du centre industriel. Ces excédents d’épargne, lié au fait qu’au centre on produit plus de valeur qu’on n’en consomme, sont recyclés par les banques du centre en placements, à la fois outre-Atlantique dans le « Minotaure » nord-américain et dans la périphérie de la zone Euro. Ces deux destinations des excédents d’épargne offrent l’avantage d’offrir avant 2007-08 des rendements très attractifs. Y. Varoufakis appelle ce mécanisme mis en oeuvre par les banques le « recyclage par beau temps ». Les épargnants (ménages et entreprises) du centre se laissent persuader par leurs banquiers  de placer leur argent dans des lieux qui paraissent à la fois sans risque et rémunérateurs. Les placements en périphérie de la zone Euro se révèlent en effet particulièrement intéressants avant 2008 parce que la BCE fixe un taux d’intérêt unique lié plutôt à l’état des économies du centre de l’Eurozone, alors qu’en périphérie l’inflation reste plus élevée qu’au centre. Il est donc intéressant d’emprunter à ce taux unique, relativement faible, pour profiter de l’inflation de la périphérie, et d’obtenir ainsi un taux d’intérêt réel faible sur son emprunt. Ce dernier mécanisme fonctionne plutôt bien et accélère la croissance par le crédit à bas coût dans la périphérie de la zone Euro au début des années 2000 (en donnant lieu cependant à des bulles immobilières en Espagne ou en Irlande par exemple).

Malheureusement, tout ce bel échafaudage s’écroule entre 2008 et 2010, parce que les investisseurs comprennent d’un coup la nature de l’illusion de croissance qu’ils avaient eux-mêmes créée par leurs prêts. Et, en racontant les différents soubresauts de la crise européennes, Y. Varoufakis souligne toute la faiblesse de la zone Euro . En effet, une fois que le « recyclage par beau temps » s’est arrêté subitement, cette dernière a été incapable d’inventer un « recyclage politique » pour pallier les effets de cet arrêt. Au contraire, on en est revenu pour rééquilibrer les flux commerciaux à la solution classique pour éviter une dévaluation  en régime de changes fixes, à savoir une austérité drastique dans les pays déficitaires de la périphérie (ce qu’on a appelé d’ailleurs la « dévaluation interne »), ce qui y a provoqué de profondes récessions et hausses du chômage. Surtout, les pays de la périphérie ont été forcés d’assumer seul la garantie des mauvais investissements faits chez eux par les banques du centre. Y. Varoufakis interprète ainsi le plan d’aide à la Grèce de mai 2010 comme un plan destiné à permettre aux banques français et allemandes de sortir sans trop de dommages de la nasse de leurs prêts hasardeux aux secteurs privé et public grecs, tout en faisant passer tout le fardeau aux contribuables grecs. Il se trouve que, comme le rapporte le journaliste de la Tribune Romaric Godin,  un journal allemand, le Handelsblatt, vient de rendre compte d’une étude universitaire allemande qui dit exactement la même chose. R. Godin fait d’ailleurs remarquer que le fait même que cela soit dit dans un journal allemand lié au patronat est en soi une nouvelle – puisqu’en fait, par ailleurs, le reste du monde financier l’a fort bien su dès le début. Le tour de passe-passe de 2010 qui a constitué à charger les Grecs de tous les maux pour dissimuler les fautes des grandes banques du centre de l’Eurozone (françaises et allemandes surtout) commence donc, comme toute vérité historique dérangeante, à ressortir en pleine lumière, y compris dans le pays où le mensonge a été le plus fortement proclamé par les autorités et reprise par les médias. Le drame pour l’Union européenne est qu’un tel mensonge – avec les conséquences dramatiques qui s’en suivies pour des millions d’Européens (les Grecs et quelques autres) – met en cause toute sa légitimité. A ce train-là, il nous faudra bientôt une commission « Vérité et réconciliation » pour sauver l’Europe. Nous en sommes cependant fort loin, puisque les principaux responsables de ce mensonge sont encore au pouvoir en Allemagne et puisqu’ils continuent à insister pour « la Grèce paye ».

De fait, c’est sur la description des affaires européennes que la tonalité des deux livres diffère. Le second livre prend en effet une tonalité plus tragique, plus littéraire, parce que Y. Varoufakis en devenant Ministre de l’économie a vécu directement les apories de la zone Euro qu’il avait repérées auparavant dans les travaux historiques et par ses propres réflexions sur la crise de zone Euro.  Du coup, la lecture de Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? m’a fait penser au récit d’un maître zen qui aurait reçu pour la perfection de son éducation quelques bons coups de bâtons bien assénés par un autre maitre plus avancé sur le chemin de la sagesse, et qui aurait ainsi approfondi son état de clairvoyance.

L’absence de mécanisme européen de « recyclage politique des excédents » correspond ainsi à la prévalence des intérêts nationaux des pays dominants du centre de l’Eurozone, les fameux « pays créditeurs ». Le titre de l’ouvrage correspond à ce constat selon lequel que, derrière les institutions européennes qui officialisent l’égalité des États, tout le déroulement de la crise européenne depuis 2010 montre que la bonne vieille politique de puissance demeure intacte. Reprenant un passage de l’historien antique Thucydide, il souligne qu’un vainqueur peut imposer au vaincu des conditions de reddition honorables ou excessives. Or imposer une paix carthaginoise comme on dit mène en général à des suites fort désagréables au sein de l’État ainsi humilié, et finit en plus par relancer le conflit. Or, pour Y. Varoufakis, c’est tout à fait ce qu’ont fait les dirigeants européens depuis 2010 à l’encontre de son propre pays et des autres pays périphériques de l’Eurozone. Leur faire porter la responsabilité pleine et entière de la crise en lui donnant le nom fallacieux de « crise des dettes souveraines » sans jamais admettre les erreurs de jugement de leurs propres banques commerciales,  moins encore celles de la BCE et encore moins les défauts évidents de construction de la zone Euro envisagé sous cet angle du recyclage des excédents.

Le propos  de Y. Varoufakis souligne ainsi à longueur de pages l’ampleur des égoïsmes nationaux tout au long de la crise européenne et l’incapacité des dirigeants européens à comprendre la nécessité d’un mécanisme de recyclage politique des excédents pour pérenniser la zone Euro – alors même que les dirigeants américains essayent de leur signaler le problème. Même s’il précise explicitement que ce livre ne constitue pas un compte-rendu de son action comme Ministre de l’économie, il reste que Y. Varoufakis fournit au fil des chapitres de nombreux éléments tirés se son expérience ministérielle. Il souligne ainsi qu’il n’a jamais constaté de volonté de dialogue réel de la part des représentants des États créditeurs, du FMI ou de la BCE avec le premier gouvernement Tsipras. Il indique aussi que ce gouvernement n’a jamais été réellement aidé par celui de F. Hollande. Il a d’ailleurs  la dent particulièrement dure tout au long de l’ouvrage à l’encontre des politiciens français. Ces derniers ont en effet dès le milieu des années 1960 vu l’établissement d’une monnaie unique européenne comme le moyen de s’emparer du pouvoir monétaire allemand. Or, à ce jeu-là, ils ont surtout réussi à être prisonnier d’une zone Euro où ils ne décident pas grand chose tant cette dernière obéit dans sa construction même aux desiderata des autorités allemandes, et où, en plus, l’Allemagne industrielle ne cesse de l’emporter sur la France en voie de désindustrialisation. Les autorités allemandes ne sont pas épargnées non plus. Décrivant le déroulement de la crise européenne, Y. Varoufakis rappelle par exemple comment le Premier Ministre italien,  Mario Monti, a proposé en 2012 « l’Union bancaire » pour faire en sorte de séparer les comptes des États de ceux des banques situées sur leur territoire, et  comment les autorités allemandes qui l’avaient accepté se sont efforcés ensuite de vider la proposition de sa substance et donc de son efficacité (p. 249-254). En fait, à suivre Y. Varoufakis, il n’y a vraiment rien à sauver dans l’attitude des responsables des pays créditeurs face à la crise.

Or ce constat l’amène – quelque peu paradoxalement à mon sens – à soutenir une réforme de l’Union européenne afin d’y faire émerger un intérêt général européen d’essence démocratique. Le livre comprend ainsi le « Manifeste pour démocratiser l’Europe » (p. 369-382), qui se trouve à la base du mouvement Diem25, qu’il a fondé cette année. Une de ses conclusions se trouve en effet être que cette politique de puissance et d’intérêts nationaux plus ou moins avouables, qui opère en particulier dans le cénacle restreint de l’Eurogroupe, n’aurait pas été possible si une discussion démocratique ouverte à tous les citoyens européens concernés avait eu lieu à l’occasion de la crise, si les décisions au sein de l’Eurogroupe et du Conseil européen avaient été prises publiquement. Il n’aurait pas été possible en particulier dans une discussion ouverte aux citoyens de faire payer aux habitants les plus désavantagés des pays en crise le sauvetage des banques du centre de l’Eurozone. En effet, on ne s’étonnera pas qu’en tant que citoyen grec, l’économiste Y. Varoufakis soit particulièrement choqué, pour ne pas dire plus, par le choix d’une austérité drastique qui a surtout frappé les classes populaires et les classes moyennes de son pays. Il l’est cependant tout autant pour les Irlandais, les Espagnols, etc. Il souligne à juste titre que le fonctionnement actuel de l’Union européenne revient à traiter très différemment les gens selon leur État d’appartenance. Une démocratie européenne au sens fort du terme n’aurait pas accepté de tels écarts de traitement. Y. Varoufakis s’illusionne peut-être sur la capacité des démocraties nationales ou des fédérations démocratiques à répartir équitablement les charges et les avantages, mais il reste que l’Union européenne a fait à peu prés tout ce qu’il fallait pour démontrer son iniquité sur ce point tout en se prévalant de sa « solidarité ».

Le raisonnement de Y. Varoufakis me parait cependant terriblement contradictoire – ou utopique si l’on veut. En effet, dans tout l’ouvrage, il ne cesse de montrer que, depuis le milieu des années 1960, le cours des événements ne dépend que de la poursuite d’intérêts nationaux où le fort écrase le faible, où le rusé berne le moins rusé, que certains intérêts, obsessions ou faiblesses s’avèrent à y regarder de prés bien plus permanents qu’on ne pourrait le penser a priori (par exemple si l’on observe le rôle de la Bundesbank au fil des décennies d’après-guerre) et qu’ils savent se dissimuler derrière l’idée européenne, que la bureaucratie de l’UE n’a aucune autre ambition que de développer son pouvoir.  Or, en même temps qu’il établit ce florilège de bassesses, trahisons entre amis, vilénies et autres coups pendables entre alliés occidentaux, il prétend pouvoir rompre avec tout cela d’ici 2025. C’est en effet le sens de son mouvement Diem25.

Cette contradiction est particulièrement visible sur l’Euro. Il rend en effet hommage à Margaret Thatcher pour avoir vu dès le départ qu’il existait une incompatibilité entre la création de la zone Euro et le libre exercice de la démocratie nationale en son sein, il semble approuver les dirigeants britanniques qui ont réussi ensuite à ne pas tomber dans ce piège, et, en même temps, il ne propose pas de dissoudre cette même monnaie dont pourtant il passe tout un chapitre de son ouvrage à expliquer que son existence même éloigne au total les Européens les uns des autres (chapitre 6, Alchimistes à l’envers, p. 211-280). En fait, comme il l’a dit à plusieurs reprises dans la presse, Y. Varoufakis semble fermement convaincu que la dissolution de l’Euro aboutirait à une catastrophe économique d’une ampleur inimaginable et qu’il n’y a donc d’autre choix que de l’éviter. En conséquence, il ne reste qu’à bâtir d’urgence une démocratie européenne qui permettrait de supprimer les perversités actuelles que permet à certains puissants cette monnaie.

Comme politiste, je ne suis pas convaincu du tout  qu’on puisse sortir de la « dépendance au sentier » qui marque l’Union européenne et la zone Euro. Tout cela ne s’est pas (mal) construit ainsi par hasard.  Le fonctionnement de ces dernières correspondent à la fois à l’inexistence ou du moins à la faiblesse d’acteurs économiques ayant une base continentale (le « Grand capital » européen n’existe pas…contrairement au « Grand capital » allemand, français, grec, etc.) et à l’inexistence d’un électorat européen unifié. De fait, puisque toutes les élites nationales ne pensent qu’à leurs intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou électoraux,  la lecture de Y. Varoufakis inciterait plutôt à plaider pour qu’on arrête là les frais. Il faudrait d’ailleurs ajouter aux propos de Y. Varoufakis que l’actuelle politique d’argent gratuit menée par la BCE et l’énervement qu’elle provoque désormais chez certaines autorités allemandes confirment que l’absence presque totale de vision un peu européenne chez certains acteurs clé.

Quoi qu’il en soit, le livre de Y. Varoufakis mérite vraiment d’être lu par la profondeur historique qu’il propose au lecteur. Quoi qu’il advienne ensuite à l’Union européenne et à la zone Euro, il restera comme un témoignage sur la manière dont un internationaliste a essayé de sauver l’idée européenne.

Déchéance de l’Union européenne.

Désolé d’abuser de titres similaires, mais l’accord entre l’Union européenne et la Turquie sur la gestion des réfugiés à la frontière entre la Grèce et la Turquie me parait d’une telle hypocrisie et d’une telle absence de vision géopolitique que je n’en ai pas trouvé d’autre à ce post. (Comme le lecteur peut le constater, j’ai du mal à continuer ce blog, tant les temps me paraissent s’assombrir. A quoi bon perdre son temps à analyser le malheur qui vient? Pourquoi ne pas profiter de ces derniers temps un peu heureux qui nous restent?)

L’accord de la fin de la semaine dernière qui consiste à renvoyer tous les réfugiés arrivés illégalement en Grèce de Turquie vers ce pays à partir d’une certaine date constitue en effet un summum de l’hypocrisie. Les dirigeants européens prétendent en effet respecter le droit international de l’asile et son examen individualisé des cas, tout en cherchant à organiser dans les îles grecques concernées un mécanisme massif de renvoi automatique des réfugiés vers la Turquie – ce qui est déjà en soi une idée contradictoire, un oxymoron. Si l’on considère que toute personne arrivée illégalement sur le sol européen n’a pas droit à l’asile, il vaudrait mieux le dire tout de suite, plutôt que de faire semblant de respecter les anciennes règles. Si l’on considère que l’Union européenne ne veut plus accorder l’asile à qui que ce soit, autant supprimer ce droit, cela serait plus simple et plus honnête.

De même, les dirigeants européens pour prix payé à la Turquie de gardien de nos frontières (en dehors de 3, puis 6 milliards d’euros promis) sont prêts à rouvrir les négociations d’adhésion de ce pays sur un « chapitre », un seul il est vrai alors que les Turcs en voulaient cinq, chapitre peu décisif en plus. Cette réouverture parait cependant d’autant plus risible que, s’il existe un motif  à la crise des réfugiés, c’est bien l’angoisse montante dans l’opinion publique européenne à l’égard des musulmans. Tous ces damnés de la terre qui se pressent aux portes de l’Union ont en effet un défaut en dehors même de leur détresse : ils sont musulmans pour la plupart, et c’est pour cela que le refus de leur arrivée est aussi marquée chez certains Européens – dont un chef de gouvernement comme V. Orban ou R. Fico. Quelle bonne idée du coup de rouvrir les négociations d’adhésion avec un pays de 80 millions d’âmes, dont il semble bien aux dernières nouvelles que la plupart d’entre elles soient promises au paradis (ou à l’enfer?) d’Allah. Laisser ouverte la promesse d’adhésion à l’Union européenne à un pays  comme la Turquie est de fait une hypocrisie qui n’honore personne. Cela n’aura jamais lieu – sauf si l’on suspend sine die la démocratie dans la plupart des pays européens.  En effet, avant même cette crise, il était déjà  évident que, dans l’opinion publique de quelques pays clés, comme la France par exemple, l’adhésion de la Turquie ne passait décidément pas. La perspective d’adhésion pouvait certes se concevoir il y a quelques années avec une Turquie encore largement kémaliste  en voie de démocratisation. Elle tient désormais du théâtre de l’absurde avec un personnage tel que le « sultan » Erdogan  au pouvoir.  En effet,  l’actuel Président turc se trouve sans doute à peu près dans la situation de Mussolini en 1925-26 en Italie, c’est-à-dire au moment où la mise au pas de toute l’opposition est en marche. On est avec lui ou contre lui. La démocratie turque se meurt en effet depuis 2013 et la répression des manifestations du Parc Gezi. La concomitance entre les négociations  sur les réfugiés et la répression en Turquie contre la presse et les universitaires dissidents est une manière pour Erdogan d’humilier les dirigeants européens, de se moquer ouvertement des valeurs libérales dont l’Union européenne se prétend(ait) le défenseur universel.  La mesure consistant à lever l’obligation de visas pour les citoyens turcs que le même Erdogan a obtenu pour le mois de juin 2016 doit être d’ailleurs considérée à cette aune de la mise en place d’un pouvoir dictatorial en Turquie. Quelle meilleure façon de se débarrasser de tous ces jeunes et moins jeunes empêcheurs de sultaner en rond que de leur permettre de partir tous vers cette belle Union européenne dont ils partagent les valeurs libérales et occidentales? Une nouvelle version de « la valise ou le cercueil » en somme. (Mais, sur ce point, je crois bien que les dirigeants européens, dont F. Hollande en premier, ont tout de même compris la manœuvre, puisqu’ils ont exigé des complications bureaucratiques qui devraient empêcher ces opposants de partir en masse à la faveur de la libéralisation du régime des visas.) La situation risque en effet d’être fort peu réjouissante sous peu. D’un côté, les Européens vont renvoyer par milliers vers la Turquie, « pays sûr » selon la nouvelle terminologie en vigueur, des Syriens, des Irakiens, des Afghans, etc., et, de l’autre, ils vont commencer à voir affluer des milliers de Turcs « démocrates » et « laïcs », dont nos collègues universitaires, fuyant le régime d’Erdogan – pour ne pas parler de ces autres malheureux que sont les Turcs « kurdes ». A terme, pour échapper à quelques centaines de milliers de réfugiés syriens, irakiens, afghans, etc., supplémentaires, les pays de l’Union européenne risquent bien d’avoir à gérer la demande d’asile de quelques dizaines millions de Turcs devenus étrangers dans leur propre pays.

Ce choix de l’Union européenne de sous-traiter la défense de ses frontières à des régimes dictatoriaux n’est certes pas nouveau.  Après tout, le régime libyen sur sa fin servait bien à cela – et on le regrette d’ailleurs de ce côté-ci de la Méditerranée essentiellement pour ce beau motif. La différence était cependant que personne à ma connaissance n’a alors proposé à ce pays dictatorial  l’adhésion à terme à l’Union européenne.  Par ailleurs, lorsque l’on négociait avec Kadhafi, il était déjà de longue date un dictateur, il n’était pas en train de le devenir, et il n’y avait nulle chance alors de l’en empêcher de le devenir.  La situation turque est tout autre: Erdogan est dans sa poussée finale vers le pouvoir personnel, pourquoi l’aider?

Quoiqu’il en soit, en l’espèce, la déchéance de l’Union européenne tient  aussi au fait que tous les dirigeants européens ont préféré faire un accord avec Erdogan, plutôt que d’affronter leurs opinions publiques sur la question des réfugiés et plutôt que d’arriver à définir une politique européenne de l’asile.

A. Merkel a lancé un processus de révision de la politique européenne d’asile,  elle a certes été incapable de le maîtriser, mais personne n’est venue à son secours, surtout pas la France. Du coup, elle a fini par aller négocier avec Erdogan la solution qui évitait aux Européens d’avoir à trouver entre eux une solution.

Mais une fois arrivé à ce point, aucun dirigeant européen n’a eu le courage de ne pas céder au racket d’Erdogan, aucun n’a apparemment eu l’idée de faire comprendre aux dirigeants turcs que leur pays avait vraiment besoin du marché européen pour ne pas être confronté à un écroulement économique (d’autant plus que des sanctions russes sont en place), qu’il fallait peut-être du coup en tenir compte aussi dans le rapport de force et qu’il était donc  hors de question que l’Union européenne cautionne de facto le tournant dictatorial en cours ou la répression à l’égard des Kurdes. (Cette dernière contredit en plus les nécessités de la lutte contre le djihadisme en Syrie et en Irak en affaiblissant le camp kurde. Le pire de ce  point de vue géopolitique est de surcroît de devoir constater que V. Poutine de son côté semble avoir trouvé les mots pour se faire respecter de la Turquie d’Erdogan, puisqu’elle a renoncé pour l’heure à toute incursion en Syrie.)

Cet écroulement géopolitique  résulte du fait que tous les dirigeants européens semblent obéir  à la considération suivante, qui l’emporte sur toute autre considération : « J’ai peur de la montée de l’extrême droite dans mon pays, l’arrivée de réfugiés fait monter l’extrême droite, donc je dois tout faire pour éviter l’arrivée de réfugiés, y compris faire fi de toute considération morale ou juridique, de toute crédibilité de la parole européenne,  ou de toute visée géopolitique de long terme ».

Cela correspond au fait qu’aucun de ces dirigeants – les Français encore moins que les autres – n’a eu l’idée de donner une version rassurante de l’avenir des réfugiés en Europe. En réalité, tous font comme si l’hégémonie de l’extrême droite sur les esprits était totale et irréversible. Du coup, ils sont  incapables de contre-argumenter, découragés d’avance qu’ils semblent être de convaincre qui ce soit avec un discours raisonnable sur les migrations. Il ne s’agirait pas seulement d’expliquer qu’accueillir des réfugiés est une obligation de droit international, mais aussi par exemple que ces gens qui fuient n’ont que le désir d’une vie tranquille et  que leur accueil ne signifie pas un changement de civilisation en cours.

En même temps, que pouvait-on espérer de tous ces dirigeants européens qui proviennent de traditions politiques démocrates-chrétiennes, socialistes, libérales dont les raisons d’être sont mortes depuis bien longtemps ou qui sont des convertis aux raisons de l’extrême droite, même s’ils n’en portent pas officiellement l’étiquette partisane (comme un Orban ou un Fico)? Tous ne sont au mieux  que de bons stratèges électoraux cherchant à se maintenir au pouvoir dans leur pays, mais aucun ne propose par ailleurs de vision cohérente de l’avenir de l’Union européenne. La crise des réfugiés n’est dans le fond que l’indice plus général d’une perte d’orientation des dirigeants européens – sur laquelle par ailleurs toutes les réformes institutionnelles de l’Union n’ont eu aucun effet, comme on peut le voir avec le rôle tenu par D. Tusk ou de F. Mogherini dans la pantalonnade actuelle.

En tout cas, pour ma part, face à tant d’hypocrisie et d’impéritie, je propose que, désormais, toute célébration du « devoir de mémoire » et autres billevesées du même tonneau sur les valeurs européennes soient interdites. Assumons au moins nos actes.

Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme.

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  J’ai enfin trouvé le temps de lire l’ouvrage de Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles (Marseille: Agone, 2015). Je l’ai vraiment trouvé excellent, et, pour une fois, j’ai découvert quelqu’un que ses recherches rendaient encore plus pessimiste que moi sur l’avenir de l’Union européenne, ou tout du moins sur son avenir de gauche. La dernière phrase de la conclusion (voir plus bas) parait sans appel.

Que dit donc de si effrayant pour une personne de gauche Sylvain Laurens?

A travers une enquête empirique, à la fois historique (sur archives) et sociologique (par entretiens et observations, quantitative et qualitative), il établit clairement les liens structurels qui existent entre la bureaucratie communautaire (essentiellement les services de la Commission européenne) et le monde des entreprises privées. Il le fait en restant au plus prés d’acteurs bien spécifiques présents à Bruxelles : les lobbyistes au service de ces entreprises privées, qu’il appelle les « courtiers du capitalisme ». Ces personnes qui travaillent pour la représentation collective des entreprises au niveau européen (fédérations patronales, sociétés de service en lobbying, think tanks, etc.)  expliquent les règles du jeu communautaire au monde des entreprises et transmettent à la bureaucratie communautaire les attentes de ces dernières en les mettant en forme présentable au niveau communautaire. Contrairement à la vulgate reçue sur le lobbying comme influence unilatérale des entreprises privées sur l’administration communautaire, S. Laurens montre à la fois par un travail d’archives, par ses entretiens et par ses observations,  que la demande de la part de la bureaucratie communautaire d’une représentation européenne des entreprises d’un secteur économique donné se trouve à la source de la création même de l’intérêt patronal européen. Ce dernier n’alla jamais de soi, et il faut sans cesse que les « courtiers » qu’il étudie le créent et l’entretiennent. L’une des raisons de cette particularité tient au fait qu’au delà des différences nationales entre entreprises, patrons et types de représentation patronale concernés, les firmes sont en concurrence les unes avec les autres pour ce nouveau marché européen que la Commission entend créer. S. Laurens rappelle que créer un intérêt patronal commun entre entreprises concurrentes ne va pas de soi, et qu’un travail de courtage doit être effectué pour le faire exister. Au delà du rôle d’agrégateur de préférences que jouent les salariés des fédérations patronales européennes d’un secteur particulier, ces derniers font  valoir auprès des entreprises ainsi représentées un « capital bureaucratique » pour reprendre les termes de l’auteur, correspondant à leur connaissance fine des arcanes de la bureaucratie communautaire. Ce dernier permet in fine de faire passer dans le droit européen ce qui arrange le plus les entreprises tout en restant communautairement correct si j’ose dire. Ce « capital bureaucratique » des courtiers, qui est surtout constitué d’un sens du jeu qui se joue entre bureaucrates au sein même de la bureaucratie communautaire, justifie leur existence auprès des entreprises privées qui les financent, et elle leur permet donc de vivre de cette médiation. Bref, c’est à un démontage en règle de toute illusion d’une séparation réelle entre la bureaucratie européenne et les firmes que se livre S. Laurens.

Par ailleurs, S. Laurens montre bien que les entreprises, en particulier les plus grandes, sont devenues de plus en plus conscientes au fil des décennies que l’activité normative de la Commission peut déterminer leur avenir compétitif sur le marché européen (cf. par exemple le chapitre III, Le lobbying, un levier pour capter des ressources bureaucratiques utiles aux batailles économiques, p. 127-164). Elles investissent donc de plus en plus en lobbying, comme le montrent les chiffres compilés l’auteur, à raison des risques et opportunités que cette activité normative leur fait courir ou leur ouvre. De fait, l’ouvrage aurait pu s’appeler « Big is beautiful » : en effet, une des leçons à retenir de l’ouvrage, c’est moins le poids des entreprises en général ou des représentants du secteur privé en général, que le poids croissant du big business.  Lorsque la bureaucratie européenne demande l’aide des entreprises pour créer une norme européenne, ce sont surtout les grandes entreprises qui répondent présent, très souvent pour la période la plus récente à travers leur poids disproportionné dans les fédérations patronales du secteur concerné. La norme finalement choisie les favorise donc inévitablement. Plus on entre d’ailleurs dans les tréfonds des comités techniques, plus il semble que les grandes entreprises jouent un rôle essentiel (soit en propre, soit sous le déguisement d’une représentation nationale, soit sous celui d’une représentation sectorielle). Par cette action de lobbying, elles peuvent  ensuite mettre hors marché ou racheter leurs plus petits concurrents. Au tour suivant de re-définition de la norme européenne quelques années plus tard, les entreprises qui seront concernées dans un secteur donné se trouvent donc moins nombreuses et plus puissantes, et ainsi de suite, jusqu’à la formation d’oligopoles, comme dans le secteur de la chimie ou de la pharmacie. Ces chimistes et pharmaciens, comme par un heureux hasard, sont parmi les firmes les plus présentes et les plus dépensières à Bruxelles en matière de lobbying. Cet aspect de domination discrète via le processus d’agrégation des préférences et de normalisation communautaire du big business, européen ou intercontinental, contient aussi un aspect Est/Ouest dans la mesure où, non seulement les petites et moyennes entreprises sont victimes de ces mécanismes structurels liées au droit communautaire, mais où les entreprises des nouveaux entrants subissent un sort similaire d’un terrain de compétition que leurs concurrents mieux lotis réussissent à modifier au nom même de l’intérêt général européen, ceci faute de disposer des ressources des grandes firmes capitalistes de l’Ouest du continent ou des États-Unis permettant de mobiliser les courtiers du capitalisme .

S. Laurens note aussi que cette montée en puissance du big business s’accompagne dans les années récentes d’une scientifisation de la discussion autour des normes européennes. Comme cela a déjà été dit maintes fois d’ailleurs, la bureaucratie communautaire manque de ressources scientifiques pour fonder la norme qu’elle veut promouvoir. Elle tend donc à se reposer sur la science que financent les industries concernées.  Le chapitre VII, Une expertise savante au service des affaires : mobilisations patronales face à l’Agence chimique européenne (p. 369-404) constitue ainsi une magnifique illustration de ce rôle croissant d’une science, la toxicologie, financée directement (avec des instituts dédiés) ou indirectement (dans le monde universitaire proprement dit), par les entreprises chimiques concernées, dans la définition des normes européennes. Pour S. Laurens, il ne s’agit pas de corruption au sens journalistique du terme, mais de capture structurelle d’une discipline scientifique par les entreprises et par la bureaucratie communautaire. La description de la procédure d’enregistrement des substances chimiques par l’Agence chimique européenne, prévue par la Directive Reach, montre à quel point il ne peut en réalité rien se passer de désagréable à ce niveau pour les entreprises concernées, pourvu qu’elles respectent formellement les procédures. Au delà de la complexité du parcours d’une norme européenne, souvent remarquée par ailleurs, qui exclut déjà beaucoup d’acteurs sans ressources, cette scientifisation de la discussion autour des normes constitue l’un des éléments contemporains qui hausse démesurément la barre pour toute intervention d’un autre intérêt dans la régulation d’un secteur économique que celui des entreprises concernées: les représentants des consommateurs, les écologistes, etc. se haussent de plus en plus difficilement au niveau faute de ressources à faire valoir. L’application de la directive Reach constitue un exemple d’autant plus tragique que la bataille pour l’obtenir avait été très longue et compliquée, en particulier de la part des élus écologistes du Parlement européen, et de fait, à lire S. Laurens, on comprend qu’elle ne sert à rien pour ce qui concerne son but affiché de protection des populations contre la chimie toxique  – à part éventuellement aux grands acteurs de la chimie à tuer les petits!

En somme, comme le dit l’auteur dans sa phrase conclusive, « Tant que le libéralisme restera soluble dans les valeurs limites d’exposition [aux produits chimiques], les nanotechnologies et les normalisations techniques et tant que les combats sociaux resteront cantonnés aux arènes autorisés mais désertés du dialogue social européen, aucun véritable contre-pouvoir ne pourra enrayer cette clôture silencieuse du champ des possibles » (p. 415) La lecture du livre dans ce qu’elle apporte d’épaisseur concrète à la description des mécanismes structurels à l’œuvre depuis des décennies qui entrelacent une bureaucratie fédéraliste et le monde des (grandes) entreprises ne laisse effectivement entrevoir que cette conclusion. Elle permet aussi de remettre en perspective historique et sociale un scandale comme celui de Volkswagen et de ses tricheries sur les normes d’émission de CO2. Il devient du coup une illustration d’un état des lieux contemporains de l’Europe bien plus large.

On pourra cependant trouver ce livre un peu trop unilatéral. Cela tient sans doute au fait qu’il s’intéresse au cœur de métier historique de l’Union européenne, à savoir la constitution d’un marché commun des marchandises et des services. Il aurait été en somme bien étonnant que les entreprises, sollicitées par la bureaucratie communautaire, oublient qu’un marché ne va pas sans des normes qui le créent et qui donc déterminent largement les résultats à en attendre. Ce livre, appuyé sur la sociologie critique d’origine bourdieusienne et sur les travaux que cette dernière a inspiré sur l’objet européen sur les vingt dernières années, rejoint en fait, sans doute à son corps défendant, une analyse (« public choice ») à la Mancur Olson de l’économie politique européenne. En effet, à travers l’étude de terrain, S. Laurens rend bien compte du fait que l’établissement d’une norme européenne induit des bénéfices et des pertes à venir pour les entreprises concernées. Elles se mobilisent donc. Fort logiquement, dans le cadre d’un calcul olsonien, les plus grandes agissent plus, directement ou indirectement (via les fédérations), puisqu’elles voient mieux le bénéfice attendu. Elles emportent donc le plus souvent la bataille de la norme, et du coup elles deviennent encore plus importantes sur leur secteur. Les intérêts dispersés des petits acteurs économiques et du grand public sont perdants faute d’arriver à se mobiliser. Un critique « public choice » de la situation pointerait du doigt, comme S. Laurens le fait, l’existence d’une bureaucratie qui propose d’avoir une norme pour créer ou réguler le marché. En effet, pour un libéral de cette école, toute norme (de sécurité par exemple) constitue une manipulation étatique/corporative du vrai marché libre, où seule la concurrence décide de ce qui est bien ou mal (un produit toxique sera enlevé du marché après quelques décès de consommateurs, c’est tout!). De ce point de vue, S. Laurens montre donc incidemment que la Communauté économique européenne et ensuite l’Union européenne ne sont pas du tout libérales en ce sens. Elles veulent peut-être l’être, en interdisant les cartels et les ententes, qui constituent la limite à ne pas franchir pour une association patronale européenne (comme S. Laurens le rappelle par des exemples observés sur son terrain), mais, en pratique, elles ont été des machines bureaucratiques à concentrer le capital, à faire advenir au mieux des oligopoles, au pire des cartels. Il me semble qu’à ce point de la réflexion, nous manquons actuellement de vocabulaire. Faut-il créer  une nouvelle expression par exemple comme « Capitalisme monopoliste et scientiste d’Europe »(CMSE), calqué sur le vieux « Capitalisme monopoliste d’État »(CME) des économistes du PCF dans les années 1970? Comment rendre compte du fait que tout cela se produit largement par inadvertance, tout au moins au regard des bureaucrates européens ici interrogés (qui semblent bien se méfier d’être dupes des plus gros acteurs, mais le sont quand même au final), soit en large opposition avec l’idéologie officielle de la « concurrence libre et non faussée »?

Ne faut-il  pas alors dialectiser la situation pour la rendre moins unilatérale – et donc moins désespérante? En effet, une fois qu’une entreprise devient un monopole dans un secteur économique européen, il devient difficile aux bureaucrates européens de ne pas la remarquer, et surtout de ne pas remarquer la contradiction que son importance même implique dans le cadre de l’idéologie officielle de la concurrence. Les récentes procédures ouvertes par la Commission européenne contre Google – certes une firme nord-américaine – correspondent peut-être à cette logique dialectique, qui reproduirait à l’échelle européenne ce qui s’est déjà produit jadis à l’échelle nationale. En effet, que les entreprises se développent en synergie avec les bureaucraties d’État ne me parait guère un scoop pour qui connait un peu l’histoire économique et politique, mais il faut aussi noter qu’à trop grandir, une entreprise peut provoquer de l’hostilité à son égard et peut surtout se retrouver au centre de jeux politiques élargis à l’opinion publique générale (comment expliquer autrement les nationalisations de jadis, sinon justement par cette rupture de l’entre soi?) Peut-on imaginer quelque chose de semblable au niveau européen?  Est-ce si impossible pour une mobilisation trans-européenne de re-politiser le rôle d’une entreprise particulière? Le jour  apparemment pas si lointain où il n’y aura plus qu’une entreprise pharmaceutique en Europe, cela se verra, et ne manquera pas d’être discuté. On pourra lui demander par exemple à elle, et à elle seule, pourquoi si peu de nouveaux médicaments antibiotiques sont développés. Ou faut-il voir justement dans la volonté de créer un marché transatlantique un contre-feux à cette inévitable constat que les oligopoles dominent désormais le marché européen? Une façon de repousser encore plus loin le moment de vérité du capitalisme des trusts, comme on aurait dit jadis.

D’ici là c’est sûr l’Union européenne, c’est vraiment open bar pour le big business. Et le travail de S. Laurens ne saurait être ignoré par qui veut comprendre l’Union européenne.

Pablo Iglesias, La Démocratie face à Wall Street.

arton4520  Les librairies françaises accueillent ces jours-ci un livre de Pablo Iglesias, le leader actuel du parti Podemos, titré La Démocratie face à Wall Street (Les Arènes : Paris, 2015, 279 p.). Ce livre est paru à la fin de 2014 en Espagne. Il est marqué par le moment d’enthousiasme qu’a représenté pour Podemos sa performance aux élections européennes de 2014. Depuis lors, le vent a quelque peu changé de direction : les sondages d’opinion sont loin d’être aussi favorables à ce nouveau parti qu’ils pouvaient l’être alors; les récentes élections régionales catalanes ont représenté une défaite pour la branche catalane de Podemos; et surtout l’allié grec de Podemos, Syriza, semble se trouver en bien piètre posture, condamné qu’il se trouve être par le Mémorandum du 13 juillet 2015 à appliquer à la lettre une politique économique et sociale qu’il réprouve. La Préface de Thomas Piketty, en date du 31 juillet 2015, laisse d’ailleurs entrevoir ce changement d’ambiance en ne cachant pas l’ampleur de la défaite du gouvernement grec face aux diktats conservateurs de Wolfgang Schäuble, elle laisse cependant ouverte la possibilité de l’émergence en cas de la victoire de la gauche aux prochaines élections générales espagnoles d’un basculement de la majorité politique dans l’Eurozone au détriment des conservateurs (en supposant qu’un certain François H. au pouvoir dans le second pays de l’Eurozone soit finalement de gauche).

Quoi qu’il en soit de ces développements récents et des perspectives de réorientation de la politique économique et sociale de l’Eurozone, le livre de P. Iglesias permet d’avoir une idée de l’arrière-plan idéologique du leader de Podemos.  C’est d’ailleurs largement qu’il semble avoir été conçu par son auteur, comme un instrument d’élucidation du réel tel qu’il le voit.

Tout d’abord, P. Iglesias explique comment il comprend l’histoire de l’Espagne depuis 150 ans. Elle n’aurait été dans le fond que la longue lutte entre les oligarchies et le peuple cherchant à s’émanciper. Lors d’un très long chapitre II, Histoire. La bataille de la démocratie (un combat vieux de plus de cent ans) (p. 79-160), il décrit le caractère illusoire des différentes étapes de la démocratie représentative qu’a connu l’Espagne depuis le milieu du XIXème siècle. Derrière la façade des pluralismes partisans qui se succèdent (lorsqu’une dictature n’est pas en vigueur), il décèle l’existence d’une oligarchie, toujours bien en place au fil des décennies, dont la Royauté se trouve être  à la fois le défenseur et le symbole, une oligarchie prête à frapper dur et fort dès que son pouvoir réel sur les richesses de l’Espagne se trouve menacé par les avancées démocratiques. Pour la période la plus récente, il s’en prend vivement aux leaders de la gauche syndicale et partisane lors de la « transition démocratique » des années 1970 pour avoir accepté de pactiser avec les tenants du régime franquiste en ne poussant pas leur avantage (cf. p. 158 son coup de griffe à l’encontre des vieux leaders du PCE [Parti communiste espagnol] se vantant encore aujourd’hui des accords d’alors), et pour avoir en quelque sorte trahi par prudence excessive les revendications populaires de l’époque appuyé sur de forts mouvements sociaux.  Ces pages consacrées à la relecture de l’histoire espagnole sont malheureusement ternies pour le lecteur français et l’universitaire que je suis par un amateurisme déplacé de la part d’un leader politique venu de l’Université: d’une part, beaucoup de livres ou d’auteurs sont cités sans une référence précise en note;  d’autre part, le discours reste trop cursif et allusif pour un lecteur qui ne connaîtrait pas toutes les péripéties de l’histoire politique espagnole. Je me suis d’ailleurs demandé si la version espagnole de l’ouvrage souffrait des mêmes maux, car, au delà des notes, tout cela ne m’a paru bien trop allusif. En tout cas, pour un lecteur français, on se perd largement dans les méandres de la politique espagnole, et la maison d’édition n’a presque pas fait le travail qui aurait été nécessaire en matière d’adaptation du texte, même si quelques notes de bas de pages ont été mises par la traductrice (Amandine Py) lorsque cela devenait franchement incompréhensible (y compris pour elle sans doute).

Ces pages sur l’histoire de l’Espagne, telle qu’elle est vue par P. Iglesias, permettent en tout cas d’entrevoir pourquoi Podemos ne prend pas vraiment en Catalogne. En effet, pour P. Iglesias, les élites catalanes, économiques et politiques, ne sont pas substantiellement différentes des élites espagnoles en général, auxquelles elles apportent le plus souvent depuis le milieu du XIXème siècle leur appui sous des dehors d’opposition de façade à Madrid. La même analyse vaut pour le Pays Basque, même si la question se trouve bien moins abordée dans l’ouvrage. Pour P. Iglesias, seule la question démocratique qu’il entend porter avec Podemos  existe en Espagne, et les questions nationales (catalane, basque, etc.) ne sont que des ruses de la domination oligarchique.

Ce dédain pour les questions nationales internes à l’Espagne m’a paru d’autant plus paradoxal que le discours de P. Iglesias est dirigé par ailleurs contre des ennemis extérieurs qui empêchent la majorité du peuple espagnol de vivre dignement, seul but qu’affirme poursuivre Podemos selon les mots de P. Iglesias (p. 254) Ces ennemis extérieurs sont au nombre de trois : l’Allemagne conservatrice qui domine l’Union européenne; cette dernière en elle-même comme organisation destinée à castrer les démocraties nationales (P. Iglesias adopte la vision d’un Hayek inspirateur de l’UE en dernier ressort); et enfin une plus vaste oligarchie financière internationale, centrée sur les États-Unis, qui chapeaute le tout (« le parti de Wall Street » pour utiliser son propre terme) et qui organise la contre-révolution néo-libérale depuis les années 1970 pour en finir avec l’Etat-Providence en Occident. Il insiste aussi beaucoup sur la mise en périphérie de l’économie espagnole par le modèle de développement européen des dernières années, avec la prééminence en résultant du tourisme et de l’immobilier dans la Péninsule ibérique. Cette analyse qui incrimine clairement un parti de l’étranger et ses alliés espagnols ne l’incite pourtant pas à réclamer l’indépendance de l’Espagne vis-à-vis de cette Union européenne qu’il décrit pourtant comme un pur instrument de domination des peuples au profit des oligarchies financières, mais à demander une réorientation du projet européen dans un sens démocratique. C’est là une position incohérente, en tout cas bien plus incohérente que celles des nationalistes catalans, de droite comme de gauche, qui veulent, plus modestement certes, se débarrasser de la tutelle de Madrid à laquelle ils font par ailleurs les mêmes reproches de négation de la volonté populaire des Catalans que P. Iglesias fait lui-même à l’Union européenne pour les Espagnols et les européens du sud en général. Il me parait en effet plus logique de quitter un système de domination dans lequel vous êtes structurellement minoritaire que de chercher à le réformer de l’intérieur. C’est un peu la base de toute lutte anti-impérialiste ou anti-coloniale.

Le reste de l’ouvrage, celle qui ne porte pas sur l’histoire de l’Espagne, apparaîtra plus familière à un lecteur français (et encore plus à un lecteur français connaisseur de l’Italie par ailleurs comme je le suis). En effet, P. Iglesias décrit, non sans verve d’ailleurs, la corruption des grands partis espagnols de gouvernement et l’impunité presque totale des principaux bénéficiaires de cette corruption en raison d’une justice ibérique lente et empêchée, la collusion de ces partis dans les circonstances importantes de la vie politique espagnole des dernières décennies (dont la ratification du TSCG), leur tendance à rejeter le coût de la crise économique et sociale sur les plus faibles et à défendre au contraire les institutions financières, la mainmise des grandes entreprises sur les médias espagnols, le poids démesuré des lobbys catholiques, l’héritage au sein de l’appareil d’État espagnol des méthodes franquistes de répression des mobilisations populaires. Le portrait de la vie politique espagnole que dresse P. Iglesias est donc fort sombre, et il ressemble fort à celui que les leaders du M5S pourraient dresser de l’Italie contemporaine. On y retrouve à peu de choses près les mêmes pathologies – issues d’ailleurs toutes deux d’une continuité de l’État et du capital privé au delà de l’épisode dictatorial du XXème siècle qu’ont connu ces pays (fascisme et franquisme respectivement). P. Iglesias n’ignore d’ailleurs aucunement les parallèles entre les deux grands pays de l’Europe du sud, et cela nourrit son propos. Il déclare ainsi emprunter le terme de « caste » pour désigner la classe politique de son pays au livre paru en 2007 en Italie sous la plume de journalistes du Corriere della Sera qui décrivit l’accumulation presque risible des privilèges des politiciens italiens au fil des décennies d’après guerre.

Le point le plus intéressant de l’ouvrage est sans doute la description par P. Iglesias de sa conception de la stratégie politique (cf. les premières pages du livre,  le chapitre  I de l’ouvrage, Politique, et l’Épilogue. Gagner les élections ce n’est pas gagner le pouvoir). Elle se veut réaliste, au double sens suivant : d’une part, P. Iglesias entend mener Podemos à des victoires dans le cadre de la démocratie représentative telle qu’elle existe et telle qu’elle se joue (il faut donc par exemple aller dans les médias), et il récuse donc tout usage de la violence révolutionnaire, nécessairement perdante dans les circonstances actuelles de l’Espagne, comme il le dit, il faut « jouer aux échecs » et non pas « faire de la boxe »; d’autre part, il se défend de toute illusion selon laquelle la légitimité populaire ainsi acquise dans les urnes  permettrait en elle-même de changer les rapports de force. En effet, les luttes entre l’oligarchie et le peuple ne se résument pas à l’arène électorale, parce que les élites peuvent user de leurs pouvoirs concrets comme d’un rapport brut de force dans la société et l’État pour briser l’élan populaire issu des élections.

Probablement, ce qui s’est passé en Grèce depuis la victoire de Syriza aux élections de janvier 2015 n’a pas déçu les attentes théoriques de P. Iglesias : le blocus financier de la BCE à l’encontre de la Grèce constitue en effet une magnifique illustration de ce pouvoir des élites financières européennes sur le reste des habitants de l’Eurozone. Il écrit lui-même en décrivant ses discussions avec les leaders de Syriza aux lendemains des élections européennes (donc quand ceux-ci sont encore dans l’opposition) que « Nous n’avons pas choisi ce terrain : nous l’avons reçu. C’est l’Europe d’aujourd’hui » (p. 251).  P. Iglesias insiste sur les alliances à nouer : « Et surtout, il faudra travailler à consolider nos alliances en Europe comme dans le monde entier, car, sans alliés extérieurs, mettre en œuvre un programme de changement tiendrait de l’impossible, même pour le plus volontariste des gouvernements » (p. 253) Or comment ne pas voir que le gouvernement Tsipras se trouve  en train de vérifier chaque jour depuis sa victoire de janvier 2015 la validité de cette phrase? Faute d’alliés véritables parmi les gouvernements de la zone Euro, il est allé à Canossa en juillet 2015, et, dans les jours qui viennent, il risque d’avoir à aller encore plus loin dans le reniement. Le secours rose se fait toujours attendre…

Je serais largement prêt à souscrire à ce genre d’analyse, si je ne voyais pas par ailleurs, un Viktor Orban réussir de son côté grâce au soutien de l’opinion de son pays à imposer sa voie autoritaire sans guère disposer d’alliés en Europe. Certes, malgré toutes ses frasques, V. Orban a réussi à rester membre du PPE et il n’est pas isolé en ce sens, mais il n’y a pas tout de même pas grand monde parmi les élites européennes (de l’ouest riche et dominant) qui approuve le modèle économique et social qu’il impose dans son pays. Il est vrai que la Hongrie n’est pas membre de la zone Euro, il est vrai aussi que la Hongrie demeure un petit pays dont le sort importe finalement peu à quiconque. On pourrait cependant aussi citer le cas de l’Islande ou de la Suisse. On pourrait aussi citer les demandes de renégociation de la place du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne de la part de David Cameron. Dans tous ces cas, les orientations choisies par ces pays, qu’ils soient membres de l’UE ou simplement sous son influence, sont celles de s’en éloigner  pour s’assurer un minimum d’autonomie dans leurs choix politiques (ce qui peut correspondre comme dans le cas britannique à une volonté de profiter de l’Union sans en payer les coûts). Or, à chaque fois, c’est le nationalisme (de droite) qui s’empare de cette fonction d’autonomie démocratique. Personnellement, je trouve cela à la fois logique et tragique. Logique, parce qu’il est plus facile de défendre l’autonomie politique des habitants d’un territoire à partir de positions nationalistes et souvent xénophobes. Tragique parce que la gauche de la gauche reste bloqué dans un européisme contradictoire : peut-on dire autant de mal de l’Union européenne que ne le fait P. Iglesias (cf. p183-193 par exemple), tout en espérant transformer ce plomb oligarchique en or démocratique? Est-ce que ce n’est pas là être soi-même prisonnier du rêve fédéraliste à la Altiero Spinelli des années 1950-1980? Une « Europe sociale » est-celle encore possible à ce stade? 

C’est donc peu dire que le livre de P. Iglesias m’a laissé une impression pour le moins mitigée. On aurait envie de dire fraternellement : encore un effort camarade pour être réaliste!