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M. Dejean. Science Po, l’école de la domination.

Lu par un enseignant d’un institut d’études politiques de province (Grenoble) comme je le suis depuis la fin de l’autre siècle (1999), le titre choisi par Mathieu Dejean pour son ouvrage, paru à La fabrique éditions ce printemps 2023, – Sciences Po, l’école de la domination – est un peu rude. De fait, j’ai failli ne pas le lire, je sais pourtant pour avoir été interviewé par l’auteur qu’il s’agit d’un journaliste de grande qualité, passé en son temps par mon institut, et j’aurais sans doute eu bien tort. Le livre vaut le détour.

En effet, au delà du titre pour tout dire un peu racoleur, ce journaliste, actuellement à Mediapart, après avoir été aux Inrockuptibles, propose un point de vue panoramique sur l’histoire et l’actualité de Science Po Paris. Reprenant la littérature savante et profane qui existe à son sujet, il montre que cette institution, fondée au lendemain de la défaite de la France dans la Guerre de 1870 et aussi au lendemain de la Commune, a réussi à se tailler la place du lion dans la formation des hautes élites administratives et politiques de la France à travers les différents régimes qui se sont succédé depuis lors (chapitre I, La restauration de la classe dirigeante, chapitre II, Sciences Po et l’État : les grands arrangements, chapitre III, La vraie fausse nationalisation).

Pour qui connait déjà l’histoire de cette institution, il n’y a cependant guère là de scoop à découvrir. Que Sciences Po ait été, si j’ose dire, de tout temps, le lieu de l’éducation d’une partie des élites, administratives, économiques ou politiques, issues de la grande, moyenne et petite bourgeoisie, ne fait guère de doute. Que Mai 1968 et ses suites n’aient guère mouillé les plumes chatoyantes du canard n’est pas un secret non plus (chapitre IV, Le Mai 68 de Sciences Po). Que le dernier directeur important en date, Richard Descoings, ait opéré au début des années 2000 une magnifique opération de communication autour de l’ouverture sociale pour justifier l’explosion à venir des coûts d’inscription, préalables à une américanisation de l’institution (y compris celle des rémunérations du petit cénacle de ses hauts cadres dirigeants) et cela afin d’avoir les moyens de changer radicalement de dimension en quelques années sans trop (ab)user de moyens publics, n’est pas non plus un scoop pour qui a suivi, de loin certes, cette opération (chapitre V, La recherche d’une nouvelle dimension) .

Par contre, au terme de ce parcours convenu, M. Dejean nous livre (chap. VI La sécession des élites) une analyse en forme d’avertissement… pour la gauche. En effet, il semble bien craindre que la gauche contemporaine subisse le même affadissement via la présence en son sein des élites éduquées à Science Po Paris , et aussi la même coupure avec les milieux populaires, que celle qu’a connu le gauche dans les années 1980-1990. Il rappelle ainsi qu’en 1988, François Mitterrand fait un score « albanais » parmi les étudiants du Science Po d’alors. Pour avoir été moi-même à l’époque dans une autre école prestigieuse du Quartier Latin, je peux témoigner que M. Dejean a entièrement raison : la gauche raisonnable, proche du PS, est alors très dominante dans les esprits de ces élites, plus ou moins bien nées. A l’époque, j’avais constaté à quel point le PS était constitué de plusieurs écuries, « rocardiens », « fabusiens », etc. de gouvernants qui venaient recruter les plus arrivistes d’entre nous – de fait, souvent ceux scolairement les moins doués. Cela n’était pas difficile à comprendre. Science Po était aussi clairement le lieu où il fallait passer pour arriver dans un cabinet ministériel. Il est effectivement évident que la partie la plus modérée, voire sociale-libérale, de la gauche de gouvernement de ces années-là était dans son élément à Science Po, et la filiation avec l’actuelle « macronie », via la « hollandie », n’est pas difficile à établir.

Ce constat pour le passé récent étant fait, M. Dejean se demande alors à raison ce que va donner le cocktail contemporain suivant : un recrutement des étudiants de Science Po Paris qui, au delà de l’ouverture sociale affichée, reste bien « bourgeois » tout de même (chiffres à l’appui); une direction, celle du très Macron-compatible Mathias Vicherat, qui, ayant opté pour le « latourisme » (de B. Latour et de ses épigones) comme idéologie-maison officielle, prône « l’engagement » (sic); une orientation politique affichée des étudiants très à gauche, très Mélenchon en 2022, avec une disparition de la droite et de l’extrême-droite dans les intentions de vote. M. Dejean en bon journaliste qui sait illustrer les choses par des cas concrets allant au delà des statistiques fait directement le lien avec les nouveaux élus de la NUPES, ou certains proches du dit Mélenchon. Il cite ainsi la députée EELV, élue dans ma propre circonscription lyonnaise par ailleurs, Marie-Charlotte Garin, comme exemple idéal-typique de cette nouvelle génération de beaux esprits, engagés très à gauche certes, mais clairement « bourgeois » dans leur background personnel (p. 131 et p. 133). Voir citée par M. Dejean cette dernière comme exemple a éveillé mon attention, car, vu la sociologie politique de la circonscription, l’élection de M.-C. Garin en 2022 y est en effet entièrement due à l’accord de la NUPES et à une cuisine interne à EELV. Son implantation locale était, avant son élection, pour le moins évanescente. (Elle essaye d’ailleurs de s’y faire connaître depuis.) Ce type d’élus qui dépend entièrement d’un capital collectif partisan pour se faire élire ressemble en conséquence beaucoup à ce qu’on trouverait dans un système électoral proportionnel, sauf que dans ce cas-là, comme en Allemagne, le filtrage, idéologique et personnel, des candidatures par des partis plus structurés me semble plus exigeant.

De fait, les propos de M. Dejean constituent clairement une mise en garde contre le rôle possible de ces nouvelles élites de gauche, vivant pour ainsi dire en vase clos, et de leur rôle délétère au sein des partis politiques de gauche, d’où elles vont évincer les éventuelles élites ou militants issus de couches plus populaires, et qui, sans doute, ne sauront pas convaincre les électeurs ordinaires de les suivre. On retrouve le thème de la « gauche brahmane », vulgarisé par Thomas Piketty, lui-même d’ailleurs un grand brahmane s’il en est. Cela correspond aussi bien sûr à la critique, venue de la droite et de l’extrême-droite, d’élites « hors sol », insensible par exemple aux problèmes de l’immigration ou de l’insécurité. Je serai du coup curieux de voir ainsi la recension de l’ouvrage de M. Dejean par Causeur ou par Front populaire. Sauront-ils aller au delà du titre et de la maison d’édition?

Pour ma part, j’aurai tendance à répondre à M. Dejean, que sa mise en garde est d’évidence salutaire, mais qu’il ne faut pas se leurrer : pour compter dans le jeu politique contemporain, tout camp politique qui veut gouverner doit disposer à son service de ce genre d’élites. On pourrait du coup se réjouir de l’absence de la droite, et surtout de l’extrême-droite à Science Po Paris. Cela les gênera sans doute pour gouverner. Il faut par contre que ces élites soient utilisées à bon escient par des dirigeants sachant répondre aux aspirations populaires. C’est le rôle des dirigeants de savoir garder le cap, et d’avoir des liens avec la population ordinaire. L’histoire de la gauche française est en fait émaillée de ce genre de dirigeants politiques « bourgeois » capables de comprendre les aspirations populaires.

J’aurai aussi tendance à souligner que M. Dejean aurait pu, plutôt que de parler de « domination », rouvrir la question d’Emile Boutmy, le fondateur lui-même, celle de la qualité même de ces élites. Comme M. Dejean le rappelle à juste titre, le projet de Boutmy était, certes très conservateur et libéral, mais aussi très attentif au caractère rationnel, scientifique, de la formation de ces élites. Je ne suis pas sûr que là n’est pas actuellement le problème. Les élites sorties de Science Po Paris sur les cinquante dernières années semblent de plus en plus être aptes à la communication, à l’esbroufe, et bien moins à la réflexion de fond. Les gouvernants actuels constituent le summum de cette dérive. Darmanin et Dussopt sont, rappelons-le, deux produits des Instituts d’Études politiques (Lille et Grenoble respectivement). Pour ne pas parler d’Emmanuel Macron. Avec une absence totale de sens de l’Histoire, d’empathie, voire de sens civique, qui fait peine à voir.

Dominer certes, ça ils savent, ils l’ont bien appris, ils ont des réseaux, mais pour quels résultats?

C’est bien pour cela que Science Po a perduré jusqu’ici : les résultats ne furent pas si mauvais jusqu’il y a un demi-siècle. Ils le sont désormais. Personnellement, j’ai du mal à ne pas en souffrir. Mais comptons sur l’esprit toujours vivant de Bruno Latour pour tout remettre en ordre.

PS. Après avoir écrit ma propre recension, j’ai découvert celle d’Emilien Hoaurd-Vial, un doctorant de Science-Po Paris, beaucoup moins positive, il faut bien le dire. Fort enlevée, elle pointe des erreurs de détail ou d’appréciation historique, que je n’ai pas cru bon devoir relever, et elle donne une bonne idée de la diversité actuelle de Science Po qui va largement contre l’idée d’une filiation à la Boutmy ici présentée (vu la taille atteinte, ajouterai-je, peut-on d’ailleurs encore parler d’élite, même au pluriel?).

Par contre, Emilien Houard-Vial a manqué, m’a-t-il semblé, l’idée centrale de M. Dejean qui réside dans cette inquiétude pour la faible promotion de dirigeants politiques venus d’autres filières. Celle-ci est certes vue uniquement au prisme de la faible diversité des origines sociologiques. En complétant M. Dejean, elle pourrait aussi être aussi vue au prisme des formations intellectuelles – un De Gaulle, issu de Saint-Cyr, serait-il encore pensable aujourd’hui? La centralité acquise par Science Po Paris, y compris par l’effet de mimétisme qu’elle a produit sur d’autres Grandes écoles (ingénieurs par exemple), n’est-elle pas quelque peu racornissante?

F. Escalona, Une république à bout de souffle

Fabien Escalona, journaliste à Mediapart, et aussi docteur en science politique de l’UGA, publie ce jour un court ouvrage au Seuil dans la collection Libelle. (Je précise pour le lecteur que je connais Fabien depuis ses années grenobloises, et que mon propos sera donc emprunt d’une partialité bienveillante, un ‘conflit d’intérêt’ diraient les rageux.) Cet ouvrage à la plume alerte et claire (eh eh, le journaliste qu’est devenu Fabien évite les défauts souvent reprochés aux politistes!) ne saurait ainsi mieux s’inscrire dans l’actualité. Bien qu’il ne puisse pas en parler, en raison des évidents délais d’édition, la situation qui s’est créé autour de la ‘réforme des retraites’ me semble en tout point paradigmatique de ce qu’il entend démontrer. F. Escalona en explique au lecteur les tenants et les aboutissants en quelques pages biens senties. En effet, en utilisant un vocabulaire qui, pour le coup, ne serait pas du tout le sien, nous observons un hiatus entre le ‘pays légal’ et le ‘pays réel’.

Du côté du ‘pays légal’, Emmanuel Macron dispose de tous les instruments pour faire passer sa réforme. Qu’il obtienne un vote majoritaire dans les deux Chambres (grâce aux LR et aux centristes), qu’il use d’une ordonnance pour cause de délai de débat parlementaire dépassé dans le cadre du 47.1, ou qu’il recoure au 49.3, la réforme se fera si telle est sa volonté. Il n’y a plus guère que le Conseil constitutionnel qui pourrait le bloquer de ce point de vue. Du côté du ‘pays réel’, le mouvement organisé par les syndicats est sans doute le plus important du dernier quart de siècle, tout au moins à en juger par l’affluence aux manifestations, les sondages montrent imperturbablement qu’une majorité de Français, et surtout une sur-majorité de Français non-retraités (90%), y sont hostiles, et enfin, nous en sommes au stade où même les journalistes les plus modérés, ceux qui sont les « chiens de garde » habituels des gouvernements successifs, se rendent compte, certes tardivement, que ne pas réagir aux mensonges éhontés du gouvernement représente à ce stade une faute professionnelle d’une particulière gravité. Enfin, dans le petit monde intellectuel, même des personnes particulièrement modérées (comme ma collègue la politiste Géraldine Mulhmann lors d’un récent débat télévisé) se rendent compte qu’il y a comme un déficit d’écoute de la part du pouvoir. Il ne reste guère plus que les économistes ultra (type boomer et fier de l’être à la Elie Cohen) pour défendre la réforme en n’en gardant que sa triste réalité d’ailleurs, à savoir une simple opération de coupe rase dans les dépenses de l’État social à la seule fin de préserver la crédibilité de la signature de la France auprès de nos créanciers (à ne pas confondre avec nos ‘petits enfants’). L’hommage à Wolfgang Streeck, et à son concept de « peuple du marché », qui contraint désormais autant les gouvernants des démocraties que le peuple des électeurs, est sans doute involontaire de la part de ces ultras, mais correspond bien au modèle de ce sociologue, bien à gauche tout de même. De ce point de vue, on peut donc comparer à raison la situation de la France de 2023 avec celle de la Grèce de 2011: les marchés demandent, le pouvoir de l’heure (nous) exécute.

F. Escalona décrit donc les coordonnées de cette situation. Le régime de la Vème République avait été prévu pour que le pouvoir puisse prendre des décisions éclairées au profit de la majorité de la population. La première grande décision fondatrice que put prendre le pouvoir gaullien fut, certes non sans mal dans ses propres rangs, d’accorder l’indépendance à l’Algérie. Cette formule du Prince jugé par les résultats de son action a de fait assez bien fonctionné pendant quelques décennies. Nous en sommes arrivés au moment où, d’une part, le pouvoir n’est plus guère éclairé (ou visionnaire si l’on veut), et d’autre part, les décisions prises grâce à ces institutions de plus en plus verrouillées (merci Lionel Jospin!) permettent de s’affranchir totalement de la volonté populaire et ne promettent aux gens ordinaires que du malheur supplémentaire.

L’auteur ajoute que cette crise n’est qu’en apparence une question d’institutions, elle est surtout une crise plus profonde d’organisation générale de la société française autour de certains objectifs partagés. Le gaullisme en abandonnant l’‘Algérie de papa’ à son sort (mais en gardant un accès privilégié de la France au pétrole du Sahara algérien, en pouvant y tester ses armes nucléaires et en laissant ouverte la porte à l’immigration de nos anciennes colonies pour remplir les usines d’alors) a permis de profiter de la ‘société de consommation’, de partager les ‘fruits de la croissance’ comme on disait à l’époque, de continuer à réinsérer le pays dans les flux intraeuropéens d’échange, et enfin de redonner un horizon de prestige à la France sur la scène internationale.

De fait, selon Emmanuel Macron lui-même, c’est sans doute mutatis mutandis la même situation aujourd’hui. Il fait depuis 2017 les réformes néo-libérales qu’il aurait fallu faire dès les années 1980, et qui n’ont pas été faites en raison de la pusillanimité de la gauche et de la droite lors de leurs passages au pouvoir. En somme, il est probable que, pour lui, il devrait y avoir belle lurette que l’âge de la retraite aurait dû repasser à 67 ans, voire 70 ans. On ne devrait même pas avoir à en discuter. Cela va de soi.

Malheureusement, pour la population française, les projets de réforme d’Emmanuel Macron sont complètement disjoints d’un horizon qui ferait sens, même à terme, pour elle. Abandonner l’Algérie fut approuvé par référendum par une large majorité d’électeurs, et cette majorité n’a jamais regretté son choix. (Même les plus nostalgiques de l’Algérie française ne pensent pas à une recolonisation de ce pays.) Jamais une majorité d’électeurs n’approuverait la réforme actuelle des retraites lors d’un référendum.

Pour Fabien Escalona, cette république est donc à bout de souffle parce qu’elle ne défend plus, au mieux, que des intérêts très minoritaires socialement, car le projet des gouvernants de l’heure est incapable de prendre en compte les demandes de la majorité de la population. Il envisage dans son ouvrage une sortie de cette crise de régime via la victoire d’une redéfinition des objectifs du pays autour d’une république éco-socialiste. Très concrètement, comment s’adapte-t-on au réchauffement climatique? La solution du pouvoir actuel semble être d’essayer de continuer comme avant, en privilégiant la survie de quelques acteurs économiques puissants (les grands céréaliers, les stations de ski de haute altitude, etc.). La solution éco-socialiste serait de trouver, par une délibération plus large, démocratique, les voies et moyens de faire survivre, ou même se développer, des acteurs dont les intérêts (économiques) engloberaient la plus grande part de la population.

Malheureusement, la perspective qu’ouvre pour ses lecteurs Fabien Escalona me parait être concurrencée par une autre perspective, à savoir le modèle de refondation majoritaire du régime que propose l’extrême-droite. Il faut bien dire que Marine Le Pen et son parti jouent actuellement sur du velours. Entre l’appel au référendum, et la mise en avant du constat d’un hiatus entre les choix du pouvoir et la volonté populaire, c’est à un bain de jouvence qu’ils sont appelés par Emmanuel Macron. Ils ont touché le billet gagnant sans même avoir à l’acheter.

Après, on peut se rassurer en se disant qu’une fois arrivé au pouvoir Marine Le Pen sera confrontée aux réalités de la gestion du pays et qu’elle ne pourra pas stabiliser son pouvoir. C’est à mon avis une illusion. Cette dernière peut en effet proposer un autre issue à la crise de régime actuelle, une redéfinition « nativiste » des bénéfices de l’appartenance à la société française. Si l’on parle des effets du réchauffement climatique, on peut aussi parler des vagues migratoires que cela provoquera et provoque déjà. On peut très bien imaginer que le futur régime ‘national’ se réorganise autour de l’objectif de limiter drastiquement l’accès au territoire français aux possibles immigrants, et aussi autour de celui de réserver les bénéfices (résiduels) de l’État social aux seuls nationaux. Il n’est pas du tout impossible que, dans un monde en crise climatique et géopolitique profonde, une majorité de Français se contente de continuer à mener leur petite vie de pépère pollueur tranquille, pour autant que le travailleur immigré qui lui installera la nécessaire climatisation à son domicile et creusera sa piscine dans son jardin veuille bien se contenter de rentrer le soir dans son quartier et de n’en plus bouger que pour travailler de nouveau le lendemain.

Bref, le jeu est ouvert. Comme le sait évidemment Fabien Escalona, il n’est pas dit que cela soit l’éco-socialisme qui gagne à la fin,mais au moins faut-il lui donner sa chance, et ce livre est l’un des petits cailloux dans cette direction. Après tout, les généraux putschistes auraient-ils réussi en 1961 l’histoire du pays aurait pu être différente. Comme le souligne Fabien Escalona en rappelant les épisodes de ‘défense républicaine’ qui ont sauvé depuis les années 1890 les républiques successives face à une offensive réactionnaire, la situation est d’autant plus grave que le centre macroniste, tout en se posant comme opposant du RN, fait exactement tout ce qu’il faut pour préparer sa victoire. Il dégoute la population des voies ordinaires de protestation sociale, il assume à longueur d’année ses manquements, bêtises, etc. au point de vider de tout sens positif le mot même d’élite, il pique un peu trop souvent par des voies légales dans les caisses publiques en favorisant ses copains du secteur privé, et il reprend les thèmes du RN sur l’immigration avec une impudeur de plus en plus évidente, tout en laissant dériver au quotidien la sécurité (sauf la sienne bien sûr). Le pouvoir macroniste semble ainsi suivre le manuel pour les Nuls : « Porter sans effort l’extrême droite au pouvoir dans votre pays ». Il serait manipulé en sous-main par des agents travaillant pour Poutine il ne se comporterait en fait guère différemment. Cette hypothèse d’école devant être écartée, il faut juste en conclure qu’Emmanuel Macron va rester dans l’histoire comme l’homme qui, par son incapacité foncière à être un Prince démocrate, aura achevé la Vème République. Le parfait anti-De Gaulle en somme. Le père Ubu en version Énarque.

Mort et résurrection heureuse dans l’éco-socialisme, ou assassinat par les héritiers des putschistes de 1961 et de l’OAS, nul ne sait. Ou simplement répétition en 2027 du scénario macroniste avec l’un de ses épigones (E. Philippe? B. Le Maire? G.Darmanin?). Vedremo.

Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance

Un jeune économiste, Timothée Parrique, en poste à l’Université de Lund en Suède, a choisi de présenter au grand public francophone une synthèse de l’option « décroissance » pour lutter contre le changement climatique et contre toutes les autres menaces qui pèsent sur l’habitabilité humaine et non-humaine de la Terre. Il a choisi le titre provocateur de Ralentir ou périr, sous-titré L’économie de la décroissance (Paris: Seuil, 2018).

Comme il s’en explique bien dans l’ouvrage lui-même, il a préféré maintenir l’usage du terme de « décroissance » (degrowth) avec tout ce que cela implique de polémiques, parce que ce terme, dont il impute la naissance politique à des auteurs français (cf. chapitre 5, Petite histoire de la décroissance. De l’objection de croissance à la post-croissance, p. 155-189), souligne la radicalité du virage qu’on se propose d’opérer. Il ne s’agit donc pas d’édulcorer le propos, mais de bien faire entendre dans l’espace public une voix qui souligne qu’il faut rompre avec la société et l’économie de croissance. Cette conviction repose sur les acquis de l’économie écologique, que pratique l’auteur, selon laquelle il n’existe pas de solutions aux problèmes écologiques de l’humanité sans une réduction drastique de la taille matérielle et énergétique de l’économie (tout au moins dans les pays se situant au delà d’un revenu minimal par habitant) (cf. chapitre 2, L’impossible découplage. Les limites écologiques de la croissance, p. 53-90). Il écarte ainsi les termes de « a-croissance » ou de « post-croissance » (post-growth), parce qu’ils ont tendance à gommer la charge polémique du terme de « décroissance », même s’il doit bien reconnaitre que le second tend à s’imposer dans le débat académique (cf. fin du chapitre 5 déjà cité, où l’on trouvera aussi une bonne bibliographie commentée).

Le livre est clairement organisé en une première partie comportant toute une série de chapitres décrivant les impasses (économiques, écologiques, sociales) de la croissance . Un objectif (chiffré) pourtant visé par tous les politiciens depuis des décennies, mais qui ne résout aucun des problèmes qu’elle est censée résoudre (chômage, pauvreté, etc.) et qui en crée à foison (pollution, congestion, inégalités, stress, etc.). Les lecteurs avisés de ces chapitres reconnaîtront leur caractère pédagogique, tout en regrettant de n’y trouver guère de nouveautés pour qui connait depuis longtemps ces critiques – déjà pour certaines présentes dans les manuels de SES dans les années 1990. La seconde partie est plus prospective tente d’illustrer à la fois le chemin de transition vers une société en décroissance, et le but final d’une telle société, où il s’agirait de vivre bien tous sans avoir à aller au delà de la satisfaction des besoins démocratiquement choisis comme essentiels. Là encore, tout cela est bien synthétisé, mais guère nouveau, une utopie anticapitaliste à la William Morris à peine modernisé. Il finit par un chapitre destiné à répondre aux principales polémiques à l’encontre de cette approche (chapitre 12, Controverses. 12 critiques de la décroissance, p. 241-268). En lisant ce dernier chapitre, on admirera le talent de polémiste de l’auteur, tout en craignant d’en être soi-même victime si l’on se permet d’émettre quelques dures critiques à son encontre.

Je m’y risque cependant, et envisage donc à ce titre d’être rangé par l’auteur de l’ouvrage au rang des fameux « chiens des garde » académiques que dénonçait en son temps Paul Nizan.

Premièrement, T. Parrique explique (à juste titre) que toute cette transition doit se faire dans la justice sociale, reprenant d’ailleurs les savoirs élaborés à ce sujet par le GIEC à ce sujet, et donc que ce sont essentiellement et d’abord les riches actuels qui devront profiter moins d’une croissance qui n’existera plus et que ce sont ces mêmes riches actuels qui devront renoncer à la plupart des supériorités (matérielles, énergétiques, symboliques) qu’ils affichent actuellement face au reste de la population. Il souligne bien par ailleurs que cette approche est anticapitaliste (« Martelons-le: depuis l’origine, le courant de pensée décroissant est fondamentalement anti-capitaliste », p.256), et la conclusion, titrée Déserter le capitalisme (p.269-p. 277) appelle à un nouvel imaginaire au delà du capitalisme. Il veut aussi démocratiser le fonctionnement des entreprises. Fort bien. Le problème est que l’auteur semble vouloir ignorer à la fois le poids des riches sur tout processus politique (surtout en démocratie libérale, tout en le faisant dûment remarquer p. 266, en citant Julia Cagé, Le prix de la démocratie, en note 78) et surtout la motivation de tout (très) riche (ordinaire) à le rester (très riche). Il se contente dans une réponse à l’objection de l’inacceptabilité par la population du programme de décroissance qu’il propose par citer des sondages qui iraient dans son sens (p. 264-265), sans réfléchir un seul moment sur la marginalité de toute tentative électorale d’utiliser le terme (marginalité qu’il connait pourtant, cf. chap. 5), et, dans une autre, sur le caractère totalitaire du projet d’appeler à « la mobilisation courageuse de toutes la force de la société » (p.267). Le problème de notre auteur – et éventuellement de ses lecteurs trop enthousiastes – est donc de se leurrer totalement sur la faisabilité politique d’un tel programme. Ou tout au moins de ne pas voir qu’a minima pour le réaliser, cela supposerait un Lénine ou un Mao pour lui donner une stratégie de passage à la décroissance, ou pour être plus pacifique, une Rosa Luxembourg ou un Jaurès pour amener de tels bouleversements dans l’ordre politique, économique et social de nos pays. Pour ma part, je ne connais pas d’exemple (en dehors des deux guerres mondiales et des révolutions socialistes russes, chinoises, etc.) où les riches acceptent sans mener une lutte à mort avec les « partageux » une diminution de leurs avoirs, privilèges, revenus, etc. Je ne suis pas sûr du tout que la perspective d’un écroulement écologique, même à court terme, soit suffisante pour les convaincre de coopérer de bon cœur à la grande œuvre humanitaire qui nous est ici proposée. Au mieux, ils donneront quelques moyens de recherche à des économistes du genre de Thomas Parrique pour faire patienter le bon peuple. Au pire, à force de leur dire publiquement que ce sont eux le premier problème, ils vont finir par en tenir compte en faisant tout ce qui est en leur (grand pouvoir pour que l’économie de décroissance ne s’impose dans les cœurs et les esprits. Bolloré n’a pas fini de financer CNews.

Deuxièmement, Thomas Parrique, bien qu’il connaisse comme tout le monde les liens entre la puissance économique (mesurée par le PIB) et la puissance militaire, l’innovation pour la guerre et celle dans la paix des marchés concurrentiels mondialisés, fait comme si une économie décroissante était possible dans un monde de rivalités de puissance. Ce qui se passe en Ukraine depuis février 2022 et ce qui va se passer sous peu autour de Taïwan devrait rappeler à tout le monde, y compris aux économistes de la décroissance, aux spécialistes de l’économie écologique, que la puissance des États dépend de leur capacité à mobiliser énergie, matières premières, innovations, etc. pour la guerre . Comme me le disait il y a bien longtemps (dans les années 1970) mon professeur d’histoire au lycée pour nous expliquer le miracle économique allemand d’après 1945, une usine et ses savoirs-faire peuvent servir à la fois à faire des machines à coudre ou des mitrailleuses. Plus sérieusement, il n’aura échappé à personne que les années de forte croissance de l’après Seconde guerre mondiale sont largement liées aux progrès technologiques dans les méthodes de production pendant les deux premières guerres mondiales. « La Grande Accélération » résulte des « Grandes Guerres ». Très prosaïquement, pour une puissance d’aujourd’hui, ralentir (ses innovations technologiques, son enrichissement matériel, sa finance, etc.), c’est (prendre le risque de) périr. L’armée russe serait depuis longtemps à la frontière polonaise si les pays occidentaux n’avaient pas livrés tant et plus d’armements les plus modernes à leur disposition à l’armée ukrainienne, et si l’Occident n’avait pas les moyens d’assurer la survie financière de l’Ukraine.

En somme, je doute fort que nos sociétés sachent ou même puissent ralentir. Sauf révolution mondiale décroissantiste bien sûr! Qu’elles doivent périr est par ailleurs une autre histoire à plus court terme. Plus prosaïquement le combat à mort entre autocraties et démocraties en cours décidera.

Mais mes propos de « chien de garde » étant posés, rien n’interdit aux lecteurs de T. Parrique de rêver et d’espérer. C’est bon pour le moral.

P. Charbonnier, Culture écologique

Pendant que l’Ukraine agonise en raison d’une « opération militaire spéciale », pendant que l’on se dirige droit vers la réélection sans gloire à la Présidence de la République du meilleur client français d’un cabinet de (mauvais) conseil (sauf pour lui-même) , pendant que l’on bat des records de chaleur en Antarctique pour un mois de mars, il faut tout de même continuer de penser à l’avenir et à la formation de la jeunesse. Lire et recenser le manuel de Pierre Charbonnier, Culture écologique (Paris : Les Presses de Science Po, 2022) me parait une bonne occasion pour se (re)mettre dans cette optique.

P. Charbonnier est un philosophe qui, visiblement, a adopté en pratique une relation à son propre travail intellectuel semblable à celle d’un Durkheim jadis. Il ne s’agit pas seulement de penser la réalité dans sa tour dorée, mais de servir directement au plus grand bien de la société dans laquelle il vit. Après avoir produit une ambitieuse histoire des idées (Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020), dont je m’étais permis de faire une recension (quelque peu acide, j’en conviens) sur ce même blog, il propose un manuel voulant porter les bases d’une « culture écologique ». Il s’agit d’une nouvelle forme de manuel mis en place par les Presses de Science Po (Paris) dans une collection nommée « Les Petites Humanités ». J’avais déjà pu apprécier ce format avec le livre de Dominique Cardon, Culture numérique (2019). L’idée est de proposer au lecteur (étudiant) une synthèse aussi précise que percutante sur des fronts nouveaux du savoir (dont bien sûr une institution comme Science Po Paris ne peut se désintéresser). Cela signifie des chapitres courts et très lisibles, illustrés avec mesure, suivis de deux ou trois pages de « A lire, à voir, à écouter », à savoir des références de tous ordres (bibliographies, webographies, filmographies, etc.). Autrement dit, ce sont des manuels qui se veulent de réelles introductions pour permettre ensuite au lecteur d’aller plus loin (et non pas des manuels qui se voudraient exhaustifs sur un sujet et qui chercheraient surtout à épater les collègues).

Pour ce qui concerne le manuel de P. Charbonnier, on trouvera effectivement dans ses 343 pages de quoi se faire une « culture écologique ». Mais, du coup, qu’est-ce donc que cela une « culture écologique »? C’est un ensemble de savoirs et de problématiques qui nous permettent de saisir les rapports entre les sociétés humaines et leur environnement « naturel ». Le mot « naturel » doit ici recevoir de très gros guillemets, car, justement, ce que le livre entend nous apprendre par a+b est qu’il n’y a plus guère de « Nature » (au sens d’un univers bien séparé de l’homme), il n’y a que des interactions entre les processus naturels (physico-chimiques, biologiques, etc. ) et les processus économiques, sociaux, politiques, démographiques, etc.

Cette refonte de notre vision, où les affaires humaines ne doivent plus du tout être séparées de celles de la Nature, est proposée en huit chapitres bien calibrés : La terre, le vivant, la technique, La nature domestiquée, L’invention de la nature, Le capitalisme et ses limites, Les critiques du progrès, Les chemins de l’écologisme, L’économie du changement climatique, La réinvention de la société. Il y a de fait un côté encyclopédique dans le propos, puisque le lecteur passe des considérations très générales sur l’homme comme animal coopératif doué de technique aux projets contemporains de « Green New Deal », en passant par la domestication animale, le capitalisme tel que vu par K. Marx ou K. Polanyi et quelques auteurs visionnaires comme Gandhi ou Rachel Carson. Un étudiant qui lirait et assimilerait tout ce propos n’aurait pas lieu de se plaindre à l’auteur de la marchandise ici vendue pour moins de 20 euros. (La seule vraie faiblesse qu’il m’a été donné de repérer dans le propos concerne le passage dédié à l’« environnementalisme partisan », p. 232-238, en particulier en Occident, où peu de politistes se reconnaitront tant la vision de la naissance de ces partis écolos parait platement fonctionnaliste.)

De fait, P. Charbonnier tient ici la ligne qu’il a défini dans son livre plus théorique d’histoire des idées. Il s’agit, comme l’explique l’introduction, d’ajouter de la nature aux contraintes juridiques et économiques sur leur action que doivent intégrer les futurs décideurs que forme un lieu comme Science Po. Attention toutefois, comme il le dit très explicitement, il ne s’agit pas de plaider pour le « naturalisme » (pour une nature qui imposerait désormais des choix à l’humanité, une sorte de néo-malthusianisme): « Pourtant, il est possible d’entendre autrement la référence à l’écologie. On peut simplement affirmer que le réseau d’interactions et d’obligations qui structure la vie sociale doit être redéfini pour intégrer un meilleur usage de la Terre, plus juste, plus durable, mieux informé. Autrement dit, la référence à la nature n’impose pas nécessairement un carcan à l’action et à l’imagination, comme le craignent les plus réticents à l’écologie politique [allusion au grand contempteur des Amish qui nous gouvernera encore cinq ans de plus? ], elle permet d’interroger à nouveau nos orientations collectives. » (p. 17-18) On retrouve de fait la même idée-force que dans son livre plus théorique: préserver les libertés fondamentales des Modernes et leur sens de la justice sociale dans ce nouveau cadre de l’action humaine (« préservation des libertés fondamentales sous la contrainte écologique », p. 14). Dans la conclusion, il compare même le rôle de cette « culture écologique » pour « intégrer des coordonnées écologiques » dans les choix collectifs avec « la procédure administrative (…) garant de contre l’arbitraire, la corruption ou la force » (p. 326). En quelque sorte, après l’État de droit, il faut aussi l’État écologique, pour inventer une expression qui n’est pas, me semble-t-il, dans l’ouvrage.

Le lecteur de ce blog aura compris que je suis guère opposé à cette idée. Ne suis-je pas enseignant dans un Science Po Grenoble contrôlé selon certains collègues à la lucidité sans pareille par les « islamo-gauchistes intersectionnels queers »? (Attention second degré). Par contre, j’ai cru percevoir dans la conclusion de P. Charbonnier (« Pour une culture écologique », p. 321-332) une bonne dose d’illusions.

Première illusion, la moins grave. Il fait comme s’il suffisait à un futur décideur de savoir tout ce qu’il explique dans l’ouvrage pour se convertir à l’État écologique. Au niveau des (futures) élites, je doute pour le moins du sens de la causalité. Je crois plutôt que ce seront les étudiants déjà orientés vers cette approche que j’appelle d’État écologique qui y trouveront des sources, des justifications. Je doute que cela convertisse qui que ce soit. En passant, je note que cette conversion des convaincus sera d’autant plus facile que le livre de P. Charbonnier m’est apparu comme tout entier orienté vers l’avenir immédiat, vers l’avenir des individus déjà nés au monde. Il ne s’agit plus, comme avec un Hans Jonas à la fin des années 1970 ou du rapport de Club de Rome en 1972, de se préoccuper de nos (hypothétiques) descendants, mais d’agir hic et nunc pour sauver (ou pas) notre propre peau ou éventuellement celle d’autrui. De ce point de vue, le fond de ce manuel marque le moment où les affaires d’écologie deviennent de plein droit des affaires du présent. (On pourrait d’ailleurs se demander s’il ne s’agit pas d’une nouvelle victoire du « présentisme » : l’écologie ne serait plus une perspective d’un avenir de nouveau radieux, mais plus simplement un état du monde à affronter.)

Deuxième illusion: au delà de ce seul manuel destiné à des étudiants type Science Po, P. Charbonnier plaide dans sa conclusion pour une meilleure connaissance de l’écologie, des processus d’interaction homme-nature, à tous les niveaux d’enseignement. Il fait ici comme s’il n’existait pas déjà des cours de biologie, de physique, de chimie, d’histoire ou de géographie, et toutes ces formes de pédagogie qui visent à faire de nos successeurs des personnes mieux informées sur ces points-là. Comme me l’ont dit, il y a déjà quelques années, mes propres étudiants de Science Po Grenoble, ils sont « bassinés » (sic) par tous ces aspects « écologiques » depuis le collège. Et, pour citer mon propre exemple, et parce que P. Charbonnier fait allusion aux flux matériels qui constituent la vie urbaine moderne dont tout un chacun devrait avoir connaissance, je crois bien me souvenir d’avoir été moi-même amené visiter une station d’épuration lors de mes années de collège (soit, hélas, dans les années 1970!). Un auteur allemand de ma génération, Harald Welzer, raconte la même chose dans Selbst Denken (livre paru en 2015 en poche en allemand) pour en tirer la même conclusion : le discours pédagogique sur ces sujets n’a aucun effet grandiose sur le cours du réel. (Pour lui, cela tient à l’« industrialisation profonde » de notre psyché par les processus consuméristes.) Dans les pays les plus développés, il y a donc en fait des lustres que l’éducation scolaire s’efforce de mettre l’accent sur ces sujets. L’« alphabétisation écologique » (p. 331) existe déjà. Cependant, cela ne change pas grand chose dans les comportements d’adultes. De la même manière que l’instruction civique ne fait guère par ailleurs de bons citoyens ou l’initiation à la sécurité routière de bons conducteurs.

Probablement, comme le ferait remarquer tout sociologue, parce que ces comportements d’adultes sont déterminés par bien d’autres choses que l’éducation scolaire. A mon sens de politiste, tout cela n’imprime pas beaucoup dans les pratiques parce qu’il n’existe pas assez de modes d’encadrement de la population adulte qui guident vers cette vision. Nous sommes là face à l’impasse d’une société d’individus, qui ne peuvent plus (ou surtout ne veulent plus?) se raccrocher à un syndicat, une Église, une association d’éducation populaire, un parti, pour guider leur action au jour le jour. Faute de vouloir encore déléguer, il ne leur reste donc plus qu’à s’informer par eux-mêmes, ce qui est en pratique impossible sur tous les sujets d’intérêt commun.

Quoi qu’il en soit, P. Charbonnier avec Culture écologique a produit un bel outil d’initiation pour nos étudiants, et l’on ne peut que lui souhaiter d’être réédité, enrichi et mis à jour, de façon que l’on dise un jour « le Charbonnier » pour désigner l’ouvrage dans la pure tradition des grands manuels issus des cours de Science Po (Paris).

J. Fourquet & J.-L. Cassely, La France sous nos yeux.

Peut-on encore prétendre en 2021 dresser un tableau crédible de l’état général de la société française en ne faisant appel qu’à deux auteurs, en se dressant ainsi de fait contre la spécialisation disciplinaire des sciences sociales et en essayant de ne pas tomber dans l’essai à la Zemmour ou dans le roman à la Houellebecq? C’est le pari du duo, formé par le sondeur Jérôme Fourquet (Directeur du département Opinion de l’IFOP) et le journaliste Jean-Laurent Cassely, dans leur ouvrage commun, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie (Paris : Le Seuil, 2021).

Probablement, beaucoup de collègues universitaires auront été exaspérés à la lecture de cet ouvrage – s’ils l’ont lu. Je dois avouer avoir été plutôt séduit. Le livre m’a fait penser à une sorte de Mythologies à la Roland Barthes adapté à notre époque. Les auteurs mettent ainsi l’accent sur des phénomènes sociaux, qui, pour limités soient-ils, la symbolisent. Ils proposent par exemple tout un passage sur l’implantation de la danse country dans les milieux populaires (p. 390-398), qui fait partie de ce qu’ils appellent la couche d’américanisation des pratiques culturelles, ou bien un autre sur le tacos français (p. 424-429). Un sujet finalement moins anodin qu’il n’y parait puisque le maire de Grenoble, Eric Piolle, a récemment revendiqué la dite invention culinaire au nom de sa ville (selon un article du Progrès de Lyon qui m’est tombé sous les yeux) relançant ainsi le derby en cours avec Lyon sur ce sujet.

Quelque peu paradoxalement, puisque l’un des deux auteurs est un sondeur, la méthodologie de l’ouvrage semble moins de demander leurs opinions aux Français que de les observer dans leurs comportements, d’où le titre et l’accent mis sur ce qui est clairement visible. De ce fait, le livre s’apparente par bien des côtés à une France vu par la lorgnette d’un agent immobilier ou par celui d’un institut de marketing pour biens et services de grande consommation. Qui achète quoi? Qu’achète-t-il? Où l’achète-t-il? C’est du coup un joyeux fourre-tout où un graphique ou une carte bien choisie remplacent bien souvent ce qui serait l’objet par ailleurs d’une longue démonstration, un mélange d’impressions personnelles et de données quantifiées, plus ou moins maîtrisées. Cela donnera sans doute lieu à quelques habiles réfutations à fins pédagogiques dans les cours de méthodologie de première année par des collègues moins bien disposés que moi.

De fait, une très grande attention est apportée à établir un lien fort entre la qualité (ou la non-qualité) des lieux d’habitation et la sociologie que cela induit, ce qui n’est certes pas totalement une nouveauté sociologique. Ils distinguent ainsi dans leur seconde partie (La France désirable: une nouvelle hiérarchie des territoires): « La France ‘triple A' » (chap. 1) , « La banlieue entre boboïsation et ghettoïsation » (chap. 2), « La maison individuelle avec jardin ou l’idéal ‘Plaza majoritaire' » (chap.3) . Leur approche consiste plus généralement à affirmer que, désormais, toute l’organisation économique, spatiale, sociale du pays correspond à une détermination par la consommation, et non plus comme autrefois par la production. Leur première partie (Des usines aux zones commerciales et aux parcs de loisirs: un nouveau modèle économique) et leur quatrième partie (Les nouveaux visages des classes sociales: les métiers de la France d’après) reprennent ainsi le thème bien connu de la désindustrialisation/tertiarisation, en lui donnant une tournure (trop?) radicale. Tout tournerait donc désormais autour de la consommation de biens essentiellement venus d’ailleurs (d’où l’importance prise par la logistique [entrepôts, axes routiers, etc.]) et de services de loisirs (comme les parcs d’attraction), de soins (comme les EPHAD) ou orientés vers le bien-être de la personne (cf. leur liste à la Houellebecq de ce genre de professions qu’ils ont repérée à l’accueil d’un centre de coworking du sud de la France, p. 313-314), avec en arrière-plan un grand capitalisme français aux réussites de moins en moins liées à l’industrie, mais plutôt à l’immobilier ou à la grande distribution (chap. 4 de la quatrième partie, « Les métamorphoses des 0,01% »). Ils citent d’ailleurs comme indice de cette mutation l’arrivée de Laurence Parisot, alors patronne de l’IFOP, à la tête du MEDEF en 2005, contre la volonté de l’UIMM (bastion historique des industriels français). Cette référence ne manque pas d’ailleurs d’humour auto-référentiel pour un J. Fourquet employé lui-même de l’IFOP. Ne situe-t-il pas ainsi lui-même au cœur de ce qui crée de la valeur (du profit) dans la France actuelle?

Ils soulignent aussi, en bons (?) adeptes du marketing, la tendance à la différentiation croissante de l’offre avec à la fois une polarisation, entre une offre premium et une offre discount, et une nouvelle différentiation par le bio, le local, l’éthique. Leurs comparaisons de prix entre des produits similaires dans l’usage (bière et hamburger, p. 246, vêtements, p. 249), mais différents dans l’image qu’achète avec eux le consommateur, sont plutôt grinçantes. Au total, il n’est pas très difficile de se situer soi-même au fil des pages dans cet univers version 2021 de la « Distinction » (là encore une idée plutôt classique en sociologie) par le lieu d’habitation et par la consommation, dont ils décrivent les tenants et les aboutissants.

Sans doute est-ce un effet de l’angle consumériste/immobilier choisi par les deux auteurs, mais force est de constater que le livre donne au final l’impression d’une France où n’existeraient plus que des individus tout occupés à chercher des jouissances (ou des soins ou consolations) dans l’usage de divers biens et services, un pays où n’existeraient presque plus aucun collectif sinon ceux de la similitude dans le voisinage ou de la communauté d’un goût (ou besoin) particulier. Le symbole de leur vision de la France se trouve sans doute bien résumé dans l’accent qu’ils mettent sur le développement de l’habitat pavillonnaire avec le développement en sein d’un mode de vie spécifique, centré sur le jardin, le barbecue et la piscine. Perfidement, ils intitulent l’un de leur passage, « Du droit à la ville du droit à la piscine » (p. 166-172). Cette allusion au « droit à la ville » (du sociologue marxiste Henri Lefebvre) amène à la conclusion totalement inverse aux espoirs collectivistes de ce dernier selon laquelle « Posséder une piscine, fût-elle de taille modeste, c’est l’assurance de pouvoir recevoir les membres de sa famille autour d’une bulle protectrice. C’est pour cette raison que de nombreuses maisons en zone littorale font de la piscine un marqueur social, puisque cet équipement permet de contourner la piscine municipale, mais aussi la plage dont le public est composé par définition d’une population qu’on ne choisit pas. » (p. 171). Selon eux, c’est le repli sur l’entre-soi des semblables qui l’emporte partout ou presque.

A les suivre, en dehors des grandes métropoles, même s’ils prennent le soin de décrire les autres options possibles (comme par exemple des segments de la ruralité revigorés par des aspirations écologistes/alternatives, ou ailleurs par les tenants du télétravail à haute valeur ajoutée), le mode de vie pavillonnaire/automobile reste très largement majoritaire. Ils montrent a contrario à quel point les grandes villes (Paris en particulier) se situent en contre-tendance à ce mode de vie, ne serait-ce que parce sans doute l’on y est déjà rentré dans la période post-automobile. De ce point de vue, même si cela peut paraitre trop schématique, le livre constitue comme un rappel utile de la géographie sociale du pays, surtout pour quelqu’un qui, comme moi, vit au cœur d’une métropole et qui ne connait comme expérience de la baignade que la piscine municipale ou le bord de mer. De fait, les hiérarques du Parti socialiste se seraient-ils donné le temps de lire cet ouvrage avant de choisir leur candidate à l’élection présidentielle de 2022 qu’ils auraient exclu totalement de choisir la maire de Paris pour cette tâche. Ce choix apparait à la lumière de l’ouvrage de Fourquet et Cassely en effet comme le moins congruent possible avec le vécu de ce ventre mou des classes moyennes et populaires qu’il s’agit pour le PS de séduire et qui vit sans doute désormais majoritairement dans ce paradis (enfer?) pavillonnaire. (A noter que l’ultramarine Taubira ne parait guère mieux faire l’affaire. C’est Stéphane Le Foll qu’il fallait choisir, camarades!)

Au delà du cas d’Anne Hidalgo, il n’est pas trop difficile du coup d’en tirer des (tristes) considérations politiques. Contrairement au livre précédent de J. Fourquet (L’Archipel français) qui insistait lourdement sur la différentiation culturelle en cours, en particulier autour de l’islam (peu évoqué ici, sinon sous la forme de la nourriture hallal, du kebab et de la chicha, p.413-423), le lecteur reste plutôt ici frappé par l’enfermement d’une France majoritaire (socialement) dans un mode de vie guère adapté aux contraintes éventuelles d’une hausse du prix de l’énergie ou bien d’une détérioration des termes de l’échange international. En lisant ces deux auteurs, on comprend mieux que la première préoccupation des Français soit actuellement leur pouvoir d’achat. Ils y font allusion directement en traitant en conclusion du clivage observable au sein du département de la Drôme (‘Idéal pavillonnaire contre néo-ruralité : deux modes de vie, deux dominantes politiques‘, p. 472): « Dans cet espace, la civilisation de la voiture (toujours elle) et du pavillon individuel domine. Mais dans ce département modeste, toute une partie de la population locale relève de la nouvelle constellation populaire et occupe des emplois peu rémunérés. Du fait du coût de l’immobilier (beaucoup ont ‘fait construire’ selon la formule consacrée et sont lourdement endettés), de l’importance de la part du budget consacré à l’automobile, du poids des taxes et des dépenses contraintes, les reste-à-vivre est minime – voire inexistant. C’est la raison pour laquelle cette partie du département a constitué un important foyer de mobilisation et d’action des Gilets jaunes. » (p.472)

On l’aura compris sans doute, ce livre se situe au total dans la lignée du déclinisme, un déclinisme soft, mais un déclinisme tout de même. On est bien loin de la légèreté des Mythologies. On se surprend à rire jaune bien souvent. Que l’on raisonne en libéral productiviste (qui se désolerait des pertes de capacités industrielles), en socialiste planificateur (qui ajouterait à cette désolation le rôle du marché financier/immobilier dans ces évolutions) ou en écologiste (qui s’affligerait de l’enfermement de la plupart de ses contemporains dans un mode de vie consumériste insoutenable à terme), le tableau ici dressé n’est pas très encourageant. Mais comme disait le titre d’un vieux film des années 1970 décrivant une autre période de désarroi français, « Que la Fête commence! » N’est-ce pas aujourd’hui le premier jour des soldes d’hiver? J’y cours. Moi aussi, il me faut me distinguer par quelque achat éthique au meilleur prix!

Corine Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant.

Les Lumières à l’âge du vivant, voilà bien un titre énigmatique, pour le dernier ouvrage en date de la philosophe Corine Pelluchon (Paris: Seuil, 2021). En effet, qu’est-ce donc que « l’âge du vivant »? Parler des Lumières avec un grand L constitue en effet une référence philosophique, littéraire, historique, sans grande ambiguïté. Il s’agit bien sûr de ce grand mouvement intellectuel du XVIIIe siècle européen, qui fonde notre modernité occidentale et qui reste inscrit à l’horizon de notre droit positif (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, « principes garantis par les lois de la République », etc.) et qui irrigue encore notre ordre symbolique (Révolution française, « Liberté, égalité, fraternité », etc.).

Mais l’âge du vivant? Voilà un terme qui pourrait surprendre. Peut-on imaginer un temps de l’humanité qui ne soit pas aussi un âge du vivant? Puisque pour exister, il faut vivre – sauf à supposer toute une humanité de spectres, mais laissons cela à la théologie ou à la mystique. De fait, le choix de ce terme désigne chez l’auteure la présence de deux considérations. D’une part, il s’agit d’un équivalent du terme fort à la mode ces temps-ci d’anthropocène. Ce terme désigne le fait que l’action humaine est devenue d’une ampleur telle que les équilibres de la Nature eux-mêmes, supposés immuables par les générations qui nous ont précédées, tout au moins à leur propre échelle de temps, en sont fortement modifiés. D’autre part, au delà de cet aspect descriptif de notre condition présente en tant qu’humanité, l’auteure choisit cette expression pour faire place à toutes les revendications de tout ce qui veut vivre à l’encontre d’une attitude de mépris, négligence, oubli, instrumentalisation, domination, de la part de ceux qui incarnent une Raison qui n’en a rien à faire de tout ce qui n’est pour eux que ressources, matière, chair, chère, à leur libre disposition, à leur bon plaisir en somme.

Ce choix du terme âge du vivant s’explique ainsi fort bien de la part d’une philosophe qui s’est fait surtout connaître par ses travaux sur ce qu’on a coutume d’appeler la « cause animale ». L’enjeu de l’ouvrage est alors de concilier l’héritage rationaliste et émancipateur des Lumières et toute une série de critiques dites post-modernes de ces mêmes Lumières comme étant la cause même de bien des maux contemporains, et de proposer une redéfinition des Lumières qui n’en trahisse cependant pas ni les acquis en terme de liberté et d’autonomie ni la prétention à établir des valeurs universelles (telles que l’on peut les trouver par exemple dans les grands textes normatifs de droit international).

De fait, c’est à un parcours assez classique, très scolaire si l’on veut, voire scolastique aurait dit un Pierre Bourdieu, auquel nous invite l’auteure. Elle multiplie en effet les références philosophiques à la légitimité désormais bien assise (Theodor Adorno, Günther Anders, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Jan Patocka, Maurice Merleau-Ponty, Edmund Husserl, Leo Strauss, etc.). Le lecteur aura ainsi parfois l’impression de parcourir un manuel ou un cours, avec des morceaux de bravoure qui attestent plus de la compétence professorale de l’auteure qu’ils ne servent à nourrir le propos.

Tout commence ainsi par un rappel des travaux de l’École de Francfort (chapitre 1, Raison et domination, p. 37-67) et des apports de la phénoménologie et du darwinisme de Darwin (chap. 2, Les Lumières et le vivant, p. 69-116), avant de proposer dans le reste de l’ouvrage une vaste reconstruction autour d’une opposition entre ce qu’elle appelle le « Schème de la domination » et le « Schème de la considération ». Le terme de schème désigne ici un principe qui organiserait tout le monde social à un moment du temps historique. « De même, la dénonciation du Schème qui régit notre monde et qui est fondé sur la domination des autres et de la nature en soi et à l’extérieur de soi conduit à s’opposer à l’impératif de rendement maximal et au règne de la compétition et à faire de l’écologie le chapitre central d’un projet alternatif de société. Une organisation sociale et politique structurée par le Schème de la considération repose sur l’autonomie des sujets. C’est leur capacité à instituer de nouvelles significations et à nouer des rapports avec les autres, humains et non-humains, qui ne soient pas des rapports de domination qui est la clef des nouvelles Lumières. » (p. 120)

Pour l’auteure, le rationalisme des Lumières, comme l’avaient bien vu la « Théorie critique » et la phénoménologie husserlienne, a dérivé vers le seul rationalisme instrumental. Il a ouvert la voie à une vision totalement individualiste de chaque être humain, maximisant son seul propre bonheur, obtenu au détriment des autres êtres, humains et non-humains. Il a occulté la faiblesse corporelle de chacun, la vulnérabilité qui appelle nécessairement à un moment de l’existence de chacun le soin d’autrui. Il a négligé tous les non-humains rabaissés à l’état de ressources dont on peut disposer. Il a même laissé la technique s’autonomiser et les moyens qu’elle offre à l’humanité devenir des fins qui s’imposent à elle. Cependant, il n’est pas question pour l’auteure de donner raison aux « Anti-Lumières » qui critiquent la prétention de l’homme à s’autonomiser de la tradition ou de la transcendance, et ne voient dans tout cela qu’un juste retour des choses face à l’hubris des Lumières. Il n’est pas question non plus d’abandonner toute prétention à une pensée universaliste fondée sur une raison qui serait partageable par toute l’humanité en cédant au relativisme.

Comme l’auteure l’explique fort bien en conclusion, elle propose alors en effet rien moins qu’une conversion des consciences. Il faut pour sauver le projet des Lumières changer de Schème. « Autrement dit, un changement de régime peut être violent et passer par une révolution, mais la destitution d’un Schème ne s’opère pas par les armes ni par une effusion de sang. Elle repose sur la substitution d’un ethos à un autre et sur un changement d’imaginaire et s’enracine dans une transformation des sujets qui affecte leurs représentations, leurs évaluations, leurs émotions, ainsi que les couches inconscientes et archaïques de leur psychisme. » (Conclusion, p. 295)

Comme spécialiste du Schème de la domination (puisque politiste de métier), c’est peu dire que je n’ai pas été très convaincu par cette approche, même si je sympathise en pratique avec la conversion qu’elle propose à l’humanité. I am a good guy.

Cette approche ressemble en effet fort à celle que proposent les « religions de salut » depuis fort longtemps, ou plus généralement toute approche morale. Tenir compte d’autrui (quelque soit la manière dont est défini cet autrui) dans toute décision libre, dont on se trouve responsable, fait partie du bagage de la plupart des religions ou sagesses disponibles. Plus encore, cet élargissement du sens même d’autrui qu’elle préconise ne laisse pas de faire penser à la compassion telle que la préconisent les bouddhistes ou à l’amour du prochain des chrétiens. Je conçois bien qu’une philosophe française contemporaine, bien inscrite dans l’Université laïque et républicaine, ait quelque difficulté à reconnaître ces dangereuses proximités, mais cela confine parfois au déni de réalité, voire à la falsification historique. J’ai été ainsi très étonné de ne pas voir apparaitre dans ce livre si chargé de références pourtant le concept de « personne » qui fut dans les années 1930-1960 la manière usuelle de critiquer ce même individualisme solipsiste et dominateur qu’elle attaque ici à longueur de pages. Il est vrai que le « personnalisme » avait quelque source dans le catholicisme. Je souligne d’autant plus ce point que Corine Pelluchon semble faire de son « Schème de la considération » une nouveauté qui va tout résoudre. Or il faut bien admettre que notre monde tient déjà à peu prés debout, parce que, en pratique, la plupart d’entre nous, simples mortels, se comportent plutôt bien avec autrui, tout au moins les autrui dont nous avons conscience, souvent parce que notre socialisation nous y a prédisposé. Certes, la définition d’autrui qu’elle propose est très large (en incluant les êtres non-humains), mais que la philosophe se rassure, nous devons déjà tenir compte d’autrui, parce que ces aspects sont déjà bel et bien inscrits dans le droit, les mœurs et la morale, ou dans des mondes professionnels (comme l’enseignement). Autrement dit, le « Schème de la domination », entendu comme une pulsion à faire fi d’autrui, ne contrôle pas toutes les consciences individuelles, et surtout ne les contrôle pas tout le temps. Il n’est pas le principe organisateur de tout l’ordre social. Ce monisme parait tellement réducteur que personne ne pourra le prendre vraiment au sérieux parmi les pratiquants contemporains des sciences sociales. De plus, le recours à un humanisme qui serait souci de soi et de ses propres fragilités physiques ne me parait pas complètement en décalage avec la réalité d’une société comme la société française, surtout par mauvais temps de pandémie.

Ainsi, comme le disent mutatis mutandis toutes les religions de salut et la plupart des morales en circulation, il vaut mieux être bon que mauvais. Et être bon ou mauvais, cela a très souvent trait à notre comportement vis-à-vis d’un autrui. Or le résultat de ce message moralisateur, plutôt fort répandu, a été, disons, mitigé : sa présence n’a pas empêché de très grands crimes d’avoir lieu, comme l’esclavage par exemple (re)mis en place par des (bons?) Chrétiens ou perpétué par des (bons?) Musulmans. S’il suffisait de prêcher la morale pour rectifier le monde, cela se saurait. L’auteure s’inquiète aussi beaucoup de la montée en puissance des nationalismes et des populismes, sans se rendre compte que les nationalistes ou les populistes sont pleins de considération pour les membres de leur propre nation ou peuple. C’est bien cela l’une de leurs caractéristiques principales (« Les Français d’abord. ») Même les libéraux les plus extrémistes dans leur égoïsme revendiqué à la Ayn Rand prêchent la considération. Ils la réservent certes à leurs seuls semblables, mais même eux n’ignorent pas ce fondement de la morale, parce qu’ils ont sans doute besoin de reconnaissance eux aussi.

Le problème n’est donc pas le manque d’individus moraux dans ce monde en proie à la rationalité instrumentale, à des Lumières qui auraient mal tourné. Cela peut certes aider d’avoir plus d’individus moraux et avec une vision morale plus inclusive, mais la vision du changement historique que porte Corine Pelluchon me parait d’un irénisme confondant. Si vraiment, il faut changer le monde pour aller vers une plus grande prise en compte de la Nature, de notre propre fragilité et des autres êtres vivants, cela se fera aussi avec des rapports de force. Il y a des intérêts en somme à vaincre, pas seulement une passion de la domination pour la domination à convertir par de belles paroles en espérant que les pêcheurs se convertissent. Ces rapports de force passent nécessairement à un moment par de la contrainte ou par de la violence. Cet aspect-là aussi peut se penser, se contrôler, se maîtriser, et non pas être écarté d’un revers de la main au nom d’une vision selon laquelle l’usage de moyens violents corromprait nécessairement la juste cause défendue. Pour donner un exemple (facile), les Résistants qui décidaient de tuer au péril de leur propre vie des occupants dans la France entre 1940 et 1944 n’ont pas corrompu la très juste cause qui était la leur. Bien au contraire.

Par ailleurs, tout en marginalisant toute morale hétéronome (religieuse), Corine Pelluchon laisse entrevoir par moment des pointes d’irrationalisme assez déroutants. Comme le montre la citation plus haut, elle semble bien croire à l’existence de « couches inconscientes et archaïques » du psychisme. Elle traite ce point (p. 133) rapidement en citant l’hypothèse d’inconscient collectif de Jung qui « est prise très au sérieux par les écopsychologues » (p. 133, sic) dans un passage visant à expliquer « l’écart entre la prise de conscience écologique et les difficultés éprouvées par les individus et les gouvernements à opérer les changements qu’ils jugent pourtant nécessaires. » (p. 133). Malheureusement, les explications à donner à ce hiatus bien réel sont bien plus simples et plus concrètes, ne serait-ce que des problèmes fort banaux de niveau de vie et de confort à préserver. Qui a vraiment envie de prendre des douches froides quand il a eu le bonheur de prendre des douches chaudes?

Enfin, Corine Pelluchon devrait se méfier d’elle-même. Elle est en effet en bonne voie avec cet ouvrage, faisant suite à toute une série d’autres plus spécifiques dans leur objet, de finir « toutologue », spécialiste de tout en somme. Cette maladie de l’intellectuel, qui prend tellement confiance en son jugement à force de l’exprimer qu’il finit par parler de tout avec autorité, y compris de ce qu’il ne connait que trop peu, frappe très souvent les philosophes. Elle a été identifiée à ma connaissance d’abord en Italie, où le terme de « tuttologo » est bien attesté depuis une quarantaine d’années au moins (1976, selon mon dictionnaire Zingarelli). Je me permets cette pique, certes quelque peu désobligeante, car ses propos sur l’Europe (chap. VI, L’Europe comme héritage et comme promesse, p. 249-285) sont par moments pour le moins stratosphériques. Ainsi, pour donner un exemple, selon elle, « Dès le début des années 1990, la construction européenne a été fragilisée par la mondialisation [jusque là tout va à peu bien, le spécialiste du sujet peut à la limite admettre ce raccourci ] et par l’échec de l’intégration des populations issues de l’immigration [là j’ai calé, quoi? ai-je bien lu?]. « (p. 270). Elle réitère cette même idée un peu plus loin en affirmant : « Or l’acquisition de traits moraux indispensables à la délibération et à la participation démocratiques, au niveau national comme au niveau européen, se heurte à l’échec de l’intégration d’une partie de la population issue de l’immigration et à montée des partis d’extrême droite qui exploitent cet échec. » (p. 271). D’une part, selon le récit le plus habituel, les difficultés liées à la construction européenne au début des années 1990 correspondent avant tout à la découverte par le grand public des enjeux de souveraineté liées à une intégration accrue, en particulier autour de l’établissement d’une monnaie unique. Ce n’est pas pour rien qu’on parle à ce moment de « souverainisme ». S’il y a débat, lors du référendum français de 1992, qui porte sur la citoyenneté, c’est celui du droit de vote des citoyens des autres pays européens lors des élections municipales, et ce débat aurait plutôt d’ailleurs tendance à opposer un « nous européen » à un autre non-européen présent sur le sol européen et qui sera donc privé de ce droit. Cet aspect fait donc plutôt progresser l’intégration entre les peuples européens. Ensuite, si l’on se rapproche du présent, le principal moment négatif de désintégration européenne n’est autre que le Brexit. Mais, dans ce cadre, le vote des Britanniques s’est révélé xénophobe contre tous les étrangers, y compris les Polonais, les Français, etc. Ce n’est pas là une question de « manque d’intégration de population issue de l’immigration », telle que l’entend sans doute C. Pelluchon dans le contexte français des années 2020. En somme, s’il n’y avait eu aucun immigré extra-européen sur le sol de l’Union européenne, les Européens auraient déjà eu assez de désaccords entre eux pour s’empêcher mutuellement d’avancer, et je doute que cela soit la présence d’immigrés turcs mal intégrés en Allemagne et d’immigrés algériens mal intégrés en France qui soit la source principale des difficultés rencontrés dans les années 1990. Par ailleurs, elle néglige complètement que, si les partis d’extrême-droite sont tous hostiles à l’immigration et aussi désormais à l’Union européenne telle qu’elle fonctionne, ils finissent aussi par défendre tous une certaine idée de l’identité européenne (chrétienne). Cette identité-là de l’Europe existe aussi, et elle est plutôt favorisée par cette absence d’intégration de certains immigrés extra-européens que C. Pellluchon prend pour acquise.

Au total, notre lecture de cet ouvrage, pourtant si riche de références, nous a laissé désabusé. La montée en généralité que propose ici Corine Pelluchon nous apparait comme un échec complet. L’absence, voire même l’évitement, de toute réflexion réellement politique, au profit d’une fuite dans l’appel à une conversion des consciences, me parait d’autant plus tragique que l’heure est grave. La société politique française se situe en pleine dérive à l’extrême-droite toute, et notre brave philosophe de tendre son rameau d’olivier et de prêcher la considération universelle. Il lui faudrait plutôt commencer à argumenter de manière plus réaliste si elle veut sauver les Lumières. En particulier, je ne crois pas que replier l’extrême-droite contemporaine sur un simple revival des Anti-Lumières soit particulièrement éclairant pour la combattre.

T. Ribault, Contre la résilience

Il y a des auteurs qui ne cherchent visiblement pas à se faire des amis ou des alliés. Thierry Ribault avec son livre Contre la Résilience. A Fukushima et ailleurs (Paris : Éditions L’Echappée, 2021) est de ceux-là. C’est en effet à une radicale et savante imprécation contre la résilience, ce concept tellement à la mode en temps de pandémie, auquel le lecteur est convié. Il nous invite à pester et tempêter avec lui contre cette injonction faite aux victimes d’un accident nucléaire comme celui de Fukushima en 2011 de surmonter sans trop maugréer l’épreuve que leur envoie le destin – et plus généralement à nous révolter contre cette omniprésente obligation qui nous est faite de nous adapter à tous ces malheurs qui nous touchent. En l’espèce, tous en prennent ici pour leur grade: les gouvernements (japonais, américain, etc.), les scientifiques partisans du nucléaire civil, les spécialistes en résilience appliquée, un corps médical bien content de laisser faire les psychologues, grands maîtres en matière d’acceptation joyeuse du malheur, là où il faudrait bien plutôt convoquer des cancérologues ou des épidémiologiste, mais aussi des associations de victimes trop contentes de pouvoir positiver le malheur qui les touche dans un héroïsme de survivants volontaristes, et même presque tous les autres chercheurs ayant fait la sociologie de cette acceptation du risque nucléaire dans nos sociétés. Cette imprécation, portant sur le cas précis de l’accident du Fukushima, s’élargit de plus à l’encontre de tous ceux, partisans du progrès technologique, ou même « collapsologues » à la Pablo Servigne, qui veulent de fait préparer nos corps et surtout nos âmes à vivre avec les conséquences négatives de ce dernier.

Cette radicalité autorise parfois des raccourcis qui rebuteront plus d’un lecteur attentif, et qui peut-être en séduiront d’autres sensibles à la charge d’indignation que met l’auteur dans son propos. Cette difficulté est produite par le mélange des genres ici proposé par T. Ribault, entre le compte-rendu d’une recherche de terrain, la défense d’une thèse sur la sociologie générale de notre temps, et enfin, il faut bien s’autoriser à le dire, un pamphlet.

D’abord, ce livre est d’évidence le résultat d’une longue recherche de terrain sur l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 de la part d’un chercheur en sciences sociales du CNRS. Cela semble comme sous-entendu pour le lecteur, dans la mesure où T. Ribault ne s’attarde guère à expliciter sa démarche, pourtant bien présente. Comme le montrent à la fois la volonté d’éclairer dans les premières pages le lecteur sur les tenants et les aboutissants de la situation décrite, des citations de personnes interrogées tout au long de l’ouvrage, et tout l’appareil critique des notes, il s’agit bien là d’une enquête de terrain sur la manière dont les autorités japonaises et internationales ont de fait encouragé une doctrine du vivre avec les conséquences de l’accident. Elles ont ainsi refusé l’évacuation de toute la partie du Japon qu’il aurait fallu évacuer pour prendre en compte le risque accru pour les personnes touchées de développer un cancer, ceci en changeant ex post la norme de risque acceptable, elles ont limité cette dernière aux zones les plus touchées, et encouragent depuis dix ans un retour dans la joie et la bonne humeur retrouvées dans ces dernières. A cette action résolue des autorités, politiques, économiques, scientifiques, médicales, pour revenir à la vie d’avant l’accident, la résilience apporte un supplément d’âme en quelque sorte. Elle prétend transformer en effet des personnes objectivement victimes du nucléaire en acteurs subjectivement maitres de leur propre sort face à ce dernier. Chacun est donc encouragé à maîtriser son risque en se faisant lui-même spécialiste de sa possible irradiation ou de celle de ses proches, et surtout à le maîtriser dans sa propre psyché. T. Ribault insiste en effet sur le fait que ces autorités pro-nucléaires japonaises et internationales cherchent à faire de la peur des conséquences de l’accident sur la santé une peur largement irrationnelle, surestimée, qu’il faut ramener à sa juste valeur par le calcul par chacun de son risque propre d’irradiation. Il faut pour elles avoir « peur de la peur » (du nucléaire). L’auteur rappelle fort à propos les ramifications internationales de toute cette affaire de manipulation des consciences, qui dépasse de loin un effet supposé de la culture japonaise, prête selon un préjugé trop répandu à tous les accommodements avec un réel difficile marqué par les tremblements de terre. Des experts français apparaissent ici dans la boucle, et T. Ribault ne se prive pas de citer aussi bien leurs noms que les polémiques auxquelles il s’est livré auparavant à leur encontre (cf. par exemple, note 85, p. 357-358). Il indique aussi que la méconnaissance des effets à moyen et long terme des irradiations sur les populations ressort d’une longue histoire d’une science qui n’a jamais vraiment été faite, tout en l’étant officiellement, mais d’une manière si parcellaire qu’il s’agit plus là d’une vaste opération de « non-science » qu’autre chose. Surtout, pour ce dernier, le traitement de l’accident de Fukushima en 2011 n’est jamais que la suite d’une longue histoire de minimisation des effets du nucléaire sur les populations depuis la fin des années 1940. L’accident de Tchernobyl en 1986 fait partie bien sûr de cette trame internationale, où toutes les autorités intéressées à la poursuite de l’aventure du nucléaire (civil et militaire) tendent à en minimiser le risque pour les populations, à le présenter justement comme un « risque » (calculable) et non pas comme une « menace » (incalculable et existentielle).

A cette trame d’une manipulation de la science et des consciences par des élites chaudes partisanes du nucléaire, T. Ribault ajoute dans le cas de Fukushima la montée en puissance d’associations citoyennes locales, qui, créées de manière indépendante des autorités japonaises, finissent par ajouter au moulin de la résilience. En effet, la critique que portent ces associations sur le manque de transparence des autorités japonaises et sur leur difficulté à s’adapter aux réalités du terrain, aboutit en fait à valider l’approche qui consiste à ne pas évacuer complètement les lieux contaminés. T. Ribault s’aperçoit ainsi que ces associations citoyennes locales, souvent très vite reconnues et valorisées par les autorités japonaises et internationales, portent une vision héroïque de la situation, qui revient à vivre (ou plutôt à mourir) avec les conséquences du nucléaire, et à ne pas le combattre en tant que tel. Autrement dit, tout ce qui consiste à cogérer avec les représentants autoproclamés des victimes un tel accident finit par s’inscrire dans la méthode générale à l’œuvre qui permet de concentrer l’attention sur les conséquences de la catastrophe, sur l’éventuel évitement de la prochaine de même nature, et jamais sur ses causes.

Ensuite, à cette enquête de terrain, dont il est vrai que T. Ribault ne s’attarde guère à en justifier la correction méthodologique, s’ajoute de fait une considération bien plus générale qui s’articule autour du rôle de la résilience dans la tenue même de nos sociétés. En effet, le succès de cette approche auprès des autorités tiendrait donc avant tout au fait qu’elle ne traite que de la manière de s’accommoder des conséquences des méfaits du nucléaire, et plus généralement de ceux du progrès technique, sans jamais de traiter les causes mêmes de ces derniers. En somme, la résilience permet de ne jamais revenir en arrière et de toujours aller de l’avant. On ne cherche plus à combattre ou abolir les causes, on est invité à s’adapter à la nouvelle réalité technique. Tout au long de l’ouvrage, la filiation avec les travaux de l’École de Francfort sur les déboires de la rationalité instrumentale, et plus encore avec la pensée de Günther Anders sur la technique, apparait comme le fil directeur de la conceptualisation proposée. La technique domine désormais l’humanité, et cette dernière est sommée de s’adapter, d’être résiliente, c’est à dire d’accepter cette nouvelle condition où il n’est pas possible de vivre sans la technique telle qu’elle est et les risques qu’elle implique. La fuite n’est pas possible, la révolte non plus, la révolution encore moins, il faut simplement trouver en soi-même les ressources mentales pour se plier à ce que la technique nous impose. L’auteur multiplie du fait de cet héritage philosophique les concepts quelque peu grandiloquents, comme « la falsification du monde », tout en nous proposant de faire preuve de non-résilience, c’est-à-dire en l’espèce a minima de fuir le plus loin possible du danger nucléaire. Sur un plan plus général, T. Ribault analyse et dénonce cette tendance montante dans nos sociétés à nous adapter psychologiquement aux catastrophes présentes et à venir, et à ne plus même se proposer d’en combattre les causes. Il faut malheureusement lui donner fortement raison sur ce point : la réaction à l’épidémie de Covid-19, qu’il évoque d’ailleurs, constitue une illustration de sa thèse. On doit s’adapter, on doit trouver des remèdes, revenir à la normalité, mais il n’y a guère pour l’instant d’action véritable sur les causes, rappelons que l’OMS propose simplement de prévoir un traité international pour lutter contre les prochaines pandémies, mais qu’elle ne s’interroge pas trop sur les causes de la présente pandémie. Il est vrai que, parmi les causes possibles (passage de l’animal à l’homme via l’élevage industriel, déstabilisation des milieux naturels, voire même recherches scientifiques ayant mal tournées, pour ne citer que celles que j’ai le plus entendues évoquer), aucune, si elle était validée, ne supposerait de laisser notre monde revenir à la normale. Sans compter bien sur les causes de la diffusion de la pandémie, comme l’interconnexion presque instantanée de toute l’humanité par les voyages aériens.

Le propos, quoique chargé d’un vocabulaire philosophique parfois abscons, rejoint en fait les conclusions de toute cette école d’historiens de l’environnement, de la pollution, de la science et de la technique appliquées à la production capitaliste (François Jarrigue, Thomas Le Roux, Jean-Baptiste Fressoz, etc.) qui ont montré que la grande opération qui a permis le déploiement de cette dernière au moment de la Révolution industrielle a consisté en une désinhibition par rapport à la prise de risque. T. Ribault retrouve ainsi l’idée que la notion même de « risque »(calculable) fait partie intrinsèque des conditions mêmes de possibilité de ce déploiement de la technique. Il retrouve aussi l’idée que la « non-science » (ce qu’on s’efforce de ne pas investiguer pour ne pas paniquer les citoyens) est bien l’autre aspect de la « science » (ce qu’on prétend savoir pour rassurer les citoyens). Cette convergence entre les travaux des historiens et ceux de ce sociologue, même s’ils n’utilisent pas exactement le même vocabulaire conceptuel, est frappante, et permet sans doute d’inscrire la résilience dans une histoire longue des dispositifs favorisant l’acceptation des effets négatifs de la technique.

Enfin, il faut bien le dire à nouveau, le livre est aussi un pamphlet, ou, pour rester neutre à son propos un essai. Sous une belle couverture, dans un livre qui constitue en soi un bel objet grâce à un éditeur attentif à ces aspects matériels et iconographiques, T. Ribault, dans une langue parfois fort enlevée, flingue à tout va tous ceux qui font leur petit ou gros business sur la résilience, en particulier toutes ces personnalités qui se sont exprimées dans l’espace public dans ce style-là au moment du début de la pandémie de Covid-19, tous ceux qui vendent aux individus ou aux entreprises des conseils en résilience. Il distingue bien aussi le fond très droitier, très cruel, de ces discours, qui sont dans le fond, une version savante, du « Marche ou crève! » bien connu, une autre manière de tenir un discours de « darwinisme social », de faire du Nietzsche de bazar (« Tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort ») .

Ce mélange un peu déroutant d’une recherche de terrain, d’une approche de sociologie générale et d’un pamphlet rend la critique difficile. On se doute bien que l’auteur du pamphlet prendra très mal toute remarque un peu négative à l’égard de son brulot et qu’on sera soupçonné de parti pris en faveur de la résilience et de collaboration avec l’ennemi nucléariste. Essayons cependant.

La première, la plus classique, c’est sur le rôle qu’il assigne à la technique en elle-même. On pourrait écrire exactement le même récit en se contentant de noter que ce sont les considérations économiques et stratégiques des autorités japonaises et autres puissances nucléaires qui expliquent tout le déroulement de l’affaire. Simplement, vu ses ressources énergétiques naturelles, et sa situation géopolitique face à la Chine et à la Russie, il n’est pas question que le Japon se dénucléarise. Je doute toujours de ces grands appels dans un récit historique à un rôle autonome de la technique, alors que le fond de l’affaire se voit pourtant nettement dans le cas précis : la puissance. T. Ribault rappelle d’ailleurs lui-même que le Japon se tient au seuil de l’arme nucléaire, grâce à une installation de retraitement construite par une firme française bien connue (p. 188). Ce simple fait de raison d’État suffit à expliquer l’acharnement des autorités japonaises à conserver leur industrie nucléaire, et à nier la gravité des dommages subis par la population de Fukushima.

Par ailleurs, il me semble que l’auteur oublie toujours les Japonais non touchés par l’accident. Que se serait-il passé si le Japon s’était dénucléarisé pour la production de son énergie électrique? Peut-être que tout simplement le « mode de vie » des Japonais aurait dû radicalement changer. L’auteur semble parfois négliger le fait qu’une majorité d’une population donnée soit prête à « sacrifier » les perdants d’un tel jeu avec le feu (nucléaire), parce que, pour la plupart des gens, rien n’importe plus que le confort. C’est là à mon sens une considération plus générale: les grands accidents technologiques, aussi spectaculaires soient-ils, n’aboutissent pas vraiment à des mises en cause radicales des techniques en cause, parce que, au final, les gagnants du jeu restent majoritaires dans la société considérée. Finalement, un accident nucléaire, même majeur, ce n’est pas si différent d’un accident dans une mine de charbon ou de l’explosion d’une quelconque usine chimique : seule une minorité de la population du pays est touchée. Elle est certes bien plus large pour un accident nucléaire que pour celui dans une mine de charbon ou dans un site chimique, plus interclassiste et plus durable aussi, mais cela reste un dommage limité. Le jour où un accident technologique toucherait 100% d’une population, la réaction serait sans doute différente, mais, de fait, il n’existe pas à ma connaissance d’exemple de ce type, sauf à considérer que la civilisation technique en elle-même frappe tous les hommes d’obsolescence à terme. C’est peut-être vrai in absracto, mais, pour l’instant, certains sont toujours plus égaux que d’autres face aux conséquences négatives de la technique, il existe toujours des gens (une majorité de citoyens, une minorité de dominants ou une élite restreinte de décideurs?) pour ne pas y voir quelque mal que ce soit parce qu’ils échappent à ces conséquences et ne bénéficient que des bons aspects de cette dernière. Il y a donc toujours des Elon Musk en action, bien trop persuadés de l’innocuité de leurs actions pour que quelque chose change sur ce point. Et surtout, comme l’ont bien montré les sociologues, les historiens et les géographes, il existe une très forte disparité d’exposition aux risques liés à la civilisation industrielle.

La seconde critique que je me permets de porter est sur les solutions, sur la suite à donner à une telle imprécation. Je ne peux d’une part qu’approuver l’idée de l’auteur que « Le malheur n’est pas un mérite », et j’ai apprécié toutes les dénonciations des spécialistes de la résilience (B. Cyrulnik par exemple), de tous ces charlatans prêts à vous vendre le kit complet du « vivre son malheur dans la joie et la bonne humeur, sans ennuyer autrui par ses plaintes de surcroit ». T. Ribault nous invite à nous attaquer aux causes des accidents nucléaires, et plus généralement de l’emprise mortifère des technologies sur nos vies. Certes. En pratique, dans le cas précis de Fukushima, il encourage surtout les habitants des zones contaminées à avoir peur, à fuir vite et loin, et à surtout ne pas revenir sur leurs pas. Il s’agit avant tout de sauver sa peau, et de ne pas accepter de devenir les cobayes satisfaits et héroïques du « Des radiations, même pas mal! » . Il semble d’ailleurs que pas mal de Japonais concernés aient suivi cette ligne de conduite, malgré les injonctions inverses des autorités. Pour le reste, l’auteur nous laisse un peu seul avec le sentiment d’indignation qu’il fait lever. Bien sûr l’action politique contre le nucléaire parait une réponse.

Cependant, au niveau de critique de la civilisation fondée sur la technique auquel il se situe, la proposition de radicalité qu’il fait ici parait très abstraite. Sa réponse sur ce point dans l’entretien qu’il a accordé au Monde montre cette même limite. Surtout, il semble négliger que, du point de vue politique, il n’y a parfois rien à faire. Concrètement, si les habitants de Fukushima ou simplement une part d’entre eux avaient voulu forcer le gouvernement japonais à abandonner le nucléaire, ils auraient sans doute très mal fini, la justice japonaise n’étant pas connu pour être très libérale avec les fauteurs de trouble. Il y a des circonstances dans lesquelles les rapports de force politiques s’avèrent tellement défavorables que la lutte politique devient elle-même sacrificielle. C’est là dans le fond une autre version de la résilience, si, certes, elle fait des martyrs de la cause, n’est pas non plus tellement recommandable si l’on veut sauver la peau des individus victimes d’une catastrophe technologique. Par ailleurs, au delà de ces usages instrumentaux par les autorités de tout ce qui peut être qualifié de résilience, T. Ribault néglige la réalité humaine des arts de la résistance au malheur, de l’humour, de la dérision, du sarcasme, de ce dont il fait pourtant lui-même usage dans son ouvrage pour affronter le malheur qu’il analyse.

Au final, on peut toutefois espérer que ce livre contribuera à la délégitimation de ce concept cache-misère de résilience. Malheureusement, il y a fort à parier qu’un autre terme aux usages similaires le remplacera. En effet, les dominants n’ont pas fini d’avoir besoin du consentement à leur malheur des dominés. Les paris sont donc désormais ouverts pour deviner quel terme remplacera une déjà presque obsolète résilience.

J. Weisben et S. Hayat, Introduction à la sociohistoire des idées politiques.

Pendant que les médias et les réseaux sociaux se remplissent de bruit et de fureur autour d’une prétendue invasion de nos belles Universités françaises par la « peste intersectionnelle », le « racialisme », l’« islamo-gauchisme« , le « décolonialisme », et, bien sûr, la très redoutée « écriture inclusive » (mais, j’en oublie sans doute, n’étant pas chroniqueur au Figaro, tant cela devient un peu confus à la fin), revenons pour se reposer de tant de bêtise satisfaite d’elle-même et d’acrimonie sous testostérone à des temps politiquement plus sérieux, tout au moins par les discours qu’on y tenait. C’est ce à quoi invite le manuel de Julien Weisbein et Samuel Hayat, Introduction à la sociohistoire des idées politiques (Louvain-la-Neuve : De Boeck supérieur, 2020, 255 p.). Il nous propose en effet une traversée de trois siècles de pensée politique en Occident, de la lutte contre l’absolutisme à nos jours.

La présentation s’inscrit dans un courant dit de la « nouvelle histoire politique des idées politiques » (très bien présenté en Introduction, p.5-20). Courant qui, en 2021, n’est certes plus très nouveau au sens strict, car son acte fondateur remonte à la toute fin des années 1960, avec l’article de l’universitaire britannique, Quentin Skinner, paru originellement en 1969 en langue anglaise, « Signification et compréhension en histoire des idées » (dont on trouvera d’ailleurs la traduction de sa version de 2002, dans l’excellent choix de textes de Patrick Cerutti, Histoire de la philosophie. Idées, temporalités et contextes, Paris : Vrin, 2018, p. 215-274). Comme les deux auteurs le résument habilement dans leur introduction, cette nouvelle vision consiste à redonner de l’historicité à tous les textes (« extraire les idées politiques de leur éther »), leur redonner toute leur importance dans le cours de l’histoire (« rendre raison de la performativité des idées politiques »), et ne pas négliger comment ses idées sont produites par des producteurs d’idées et utilisées par des consommateurs d’idées eux-mêmes tous socialement situés (« réinsérer les idées politiques dans leur tissu social »). En somme, les idées politiques (les énonciations sur ce que le locuteur/scripteur perçoit comme la vie collective et ce qu’elle devrait être) ne peuvent pas être comprises sans leur redonner cet épaisseur de contexte, qui explique à quoi elles ont pu servir à un moment donné et à qui. Pour revenir à l’actualité, un historien des idées politiques aura sans doute beau jeu dans quelques années d’expliquer que tout ce déferlement de boue sur nos têtes d’Universitaires décrétés mal-pensants précéda d’un an la victoire de Marine Le Pen à la Présidentielle de 2022 ou la réélection de justesse d’Emmanuel Macron à la Présidence sur une ligne très droitière. Bien sûr, pour nous, c’est évident. Avec le recul du temps, le contexte et l’usage des idées politiques se perdent dans les brumes de la mémoire, et c’est le rôle de cette « nouvelle histoire des idées » de nous les rappeler.

Mais le processus ne s’arrête pas là: les idées politiques naissent et se déploient certes dans une configuration sociohistorique, mais une partie d’entre elles survivent à ce contexte d’énonciation. Elles deviennent ce qu’on appelle des idéologies, qui s’accumulent au fil des siècles. La tâche que le présent manuel s’assigne consiste à expliquer la naissance des grandes idéologies qui ont régné et/ou règnent encore en Occident. Il entend ainsi permettre à ses lecteurs de mieux s’orienter dans ce vaste fatras issu de l’histoire. Les chapitres s’enchainent de fait dans une continuité historique qui permet de comprendre qu’une idéologie peut être un temps dans une opposition à un pouvoir institué et contribue donc à le dés-instituer (comme le libéralisme contre les royautés de droit divin, cf. chapitre 1, Des lumières aux révolutions bourgeoises: le libéralisme, p.21-42), et, dans un autre temps, devenir le discours de légitimation d’un pouvoir institué (comme le libéralisme au service des démocraties libérales/représentatives, cf. chapitre 4, De la subversion au conservatisme : le libéralisme au pouvoir, p.79-100). Même processus pour le socialisme, auquel plusieurs (très bons) chapitres sont consacrés (chapitre 5, Penser la société industrielle: le socialisme entre utopie et science, p.101-122, chapitre 7, Représenter la classe ouvrière : les socialismes après Marx, p. 145-167, chapitre 9, La soviétisation du marxisme: le communisme d’État, p. 181-194, chapitre 10, De la démocratie libérale au compromis social-démocrate, p. 195-213). Le lecteur trouvera aussi présenté dans cet ouvrage le « républicanisme » (chapitre 2, La redécouverte d’une tradition antique : le républicanisme, p.43-61) (qui rappellera au lecteur que ce dernier n’a décidément pas grand chose à voir avec le prurit « républicain » de la France contemporaine), le conservatisme (chapitre 3, Le refus de la modernité politique : le conservatisme, p. 63-78), le nationalisme (chapitre 6, Représenter et mobiliser la nation : le nationalisme, p. 123-144), le fascisme (chapitre 8, Totaliser la nation et l’État: fascisme et national-socialisme, p. 169-180), et le néo-libéralisme (chapitre 11, La dernière idéologie? Le néolibéralisme et ses contestations, p. 215-238).

La présentation m’a paru généralement claire, pédagogique, et concise. Le manuel tient bien son pari d’initier le lecteur à la « nouvelle histoire des idées politiques ». Il n’est pas cependant sans susciter des interrogations de ma part.

En effet, la première grande surprise que j’ai eu en le lisant, c’est de n’y trouver aucun chapitre consacré à l’idéologie démocrate-chrétienne. Le rôle de la religion (catholique) est cité dans le cadre du chapitre consacré au conservatisme (p. 69-70), en citant quelques grands noms (Bonald, Maistre, Chateaubriand, Lammenais), et l’on indique bien qu’il y a « une contestation récurrente par l’Église et les penseurs catholiques, tout au long des XIXe et XXe siècles, des prétentions des normes laïques à fonder un ordre civique durable (…) » (p. 70). On en restera cependant là pour tout le reste de l’ouvrage. Cette lacune parait d’autant plus dommageable que ce même chapitre 3 explique le déclin politique du conservatisme (contre-révolutionnaire) par son enfermement (social) dans l’aristocratie (p. 72-77). Or, si ce constat est sans doute vrai pour le conservatisme des « Ultras » de la Restauration et leurs successeurs, il est totalement faux si l’on considère la montée en puissance de l’idéologie démocrate-chrétienne, que ce soit comme corpus doctrinal (penseurs catholiques et Encycliques) ou comme force politique (cléricale ou laïque), qui, justement, a réussi à éviter cet enfermement, et enfin comme régime politique ou légitimation d’un régime. Cet oubli correspond sans soute au caractère très franco-français de la perspective adopté par les auteurs. Du point de vue de l’histoire politique européenne des deux derniers siècles, la montée en puissance de la démocratie-chrétienne (en concurrence frontale avec le socialisme athée et le libéralisme voltairien) entre les années 1840 et la fin des années 1940 (où elle prend le pouvoir dans la plupart des pays démocratiques de l’ouest de l’Europe) ne doit pas être oublié – sans oublier les versions très droitières de la formule, comme le « salazarisme » au Portugal (1926-1974) ou le régime de Monseigneur Tiso en Slovaquie (1938-1944). Il est d’ailleurs piquant, de ce point de vue « clérical », de s’apercevoir qu’un éditeur, situé à Louvain-la-Neuve, en Belgique, ait accepté de publier un ouvrage de sociohistoire des idées avec un tel oubli qui vous ferait pourtant aisément recaler en France même au CAPES d’histoire (enfin, celui avant l’ère Blanquer, celui où il fallait avoir des connaissances historiques et non pas réciter son catéchisme « républicain »). Ce manque me parait d’autant plus dommageable que le principe de sélection des idéologies ici présentées est qu’elles ont donné lieu à la mise en cause ou à la formation d’un régime politique ou d’un ordre sociohistorique particulier (le « champ politique » qui détermine la conquête du pouvoir d’État par un groupe particulier, cf. Encadré 5, p. 17) – principe de sélection parfaitement défendable par ailleurs.

Les auteurs sont sans doute ainsi fondés de ce dernier point de vue à ignorer dans leur présentation, qui se veut réduite à l’essentiel, le féminisme, l’écologisme, le tiers-mondisme, l’anti-spécisme, etc. parce qu’en Occident même, jusqu’ici, aucun régime politique ne peut être dit avoir été radicalement mis en cause par l’une ou l’autre de ces idéologies et parce qu’aucun régime n’a été globalement fondé jusqu’alors sur ces idées. Par contre, cette règle ne peut valoir pour tout cet univers démocrate-chrétien ici (presque) complètement absent. Il est vrai que la France se trouve être à la fois le berceau de ces idées (au moins dans le cadre catholique) et le pays où l’incarnation partisane de ces dernières, le Mouvement républicain populaire (MRP), fut incapable de se maintenir à un étiage électoral élevé tout au long des années d’après guerre (contrairement à la DC italienne, et bien sûr à la CDU-CSU allemande). Nous ferons toutefois remarquer à nos deux jeunes collègues, sans doute bien plus à gauche idéologiquement que nous ne le sommes, que le journal La Croix, le Secours catholique, la Fondation Abbé Pierre et la CFDT (pour ne pas parler de la CFTC) existent toujours, que le monde catholique et ses diverses incarnations politiques, comme l’Abbé Pierre, Mauriac ou même le Général De Gaulle, ne peuvent pas être oubliées si l’on veut présenter aux étudiants la sociohistoire des idées politiques chez la « fille aînée de l’Église ». Comment comprendre les luttes autours de l’affaire Dreyfus et une bonne part de l’antisémitisme français sans cet aspect catholique?

Le second point d’étonnement qui m’a étonné pour un manuel paru en 2020, c’est effectivement le traitement très réduit offert aux idéologies politiques qui se sont affirmées dans le second vingtième siècle, comme le féminisme et l’écologisme. Cette lacune, justifiée certes dès l’introduction par la présentation d’idéologie comme critique ou appui global d’un régime politique, me parait d’autant plus dommageable qu’elle offre une lecture très partielle de l’actuelle domination du néo-libéralisme. Il est ici présenté surtout comme une réponse des libéraux à la crise du libéralisme dans les années de l’entre deux-guerres qui finit par triompher du compromis social-démocrate à la faveur des difficultés de l’État-providence. Il faudrait ajouter que ce courant, le Thatchérisme pour bien me faire comprendre, comprend aussi une coloration proprement réactionnaire par rapport aux mouvements sociaux des années 1960-1970. Quand un N. Sarkozy fait remonter l’origine de tout les maux de la France à « 1968 », en s’inspirant entre autre d’un livre de Luc Ferry et Alain Renaut (La pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, 1985), il rappelle bien l’aspect proprement réactionnaire du néo-libéralisme contemporain. L’offense faite au « Parti de l’ordre » par tous les chevelus et toutes les chevelues « interdisant d’interdire » dans ces années-là n’est pas prête d’être oubliée par les partisans de ce camp, et ce que nous vivons correspond largement à cette immense soif de revanche. Les projets d’émancipation tout azimuts des années 1960 continuent à se payer dans une soif de réaction apparemment inextinguible dans le camp d’en face.

Le troisième point d’étonnement m’est apparu dans le côté exclusivement occidental du récit ici présenté. Pour un livre paru en 2020 (et pas en 1990), cela irait désormais peut-être mieux en le disant. Il faudrait donc intituler ce livre pour sa prochaine édition, Introduction à la sociohistoire des idées politiques occidentales (1500-2025). Bien sûr, les deux auteurs ne sauraient être omniscients, personne ne peut l’être, mais il faut au moins reconnaître dans quel cadre l’on s’inscrit, un cadre somme toute limité à l’Occident (au sens large). Or, pour les étudiants d’aujourd’hui, il serait peut-être bon de dé-provincialiser leur regard. Ne faudrait-il pas du coup introduire un chapitre sur l’Islam politique? Sur le nationalisme des dominés extra-européens? Voire sur la « théologie de la libération » ou les théories de la « Terre-Mère »? Et de ne pas oublier peut-être le « néo-confucianisme » des actuels dirigeants de la République populaire de Chine? Toutes ces idéologies extra-occidentales ont elles aussi leur sociohistoire, et, de plus en plus, ces diverses sociohistoires-là se mêlent à la nôtre, cela vaut aussi bien pour l’Institut Confucius installé à dessein dans une ville universitaire que pour la mosquée d’inspiration « frériste » que, peut-être, on y trouvera aussi. Voilà d’ailleurs peut-être une autre explication de cette furia réactionnaire des temps actuels qui s’abat sur nos têtes : l’Occident doit faire avec les Autres, y compris dans ses propres murs. Et nous universitaires avons le malheur de le faire remarquer.

Quoi qu’il en soit de ces manques – tout à fait logiques pour deux d’entre eux -, au total, ce manuel sera bien utile à nos étudiants, et qui sait, les prochaines éditions répondront à mes objections. (Ce qui supposera d’obliger l’éditeur à admettre plus de pages à l’impression, car rien de ce qui y est déjà présent ne doit être omis.)

Collapsologie plurielle.

Deux livres sont parus cette année qui entendent donner un accès au grand public aux différentes façon d’envisager la possibilité d’un effondrement (un « collapse ») de notre civilisation dans un délai tel qu’il puisse nous inspire quelque inquiétude légitime.

Le premier, Collapsus. Changer ou disparaître? Le vrai bilan de notre planète (Paris : Albin Michel, [février] 2020) , est paru juste avant le confinement. Il s’agit d’un livre collectif dirigé par Laurent Testot et Laurent Aillet qui entend donner la parole à la fois à des scientifiques, à des experts et à des personnes connues pour leur engagement sur un sujet écologique ou plus spécifiquement sur la question de l’effondrement. Cela se fait, soit sous la forme d’un texte donné par l’auteur sollicité, ou bien sous celle d’un entretien avec les curateurs de l’ouvrage. Le second, L’effondrement de l’empire humain. Regards croisés (Paris: Rue de l’Echiquier, [septembre] 2020), par Manon Commaret et Pierrot Pantel, consiste en une série de dix entretiens sur le thème de l’effondrement, menés sur un modèle commun, avec des personnalités, plus ou moins connues du grand public, dont les noms et les photos apparaissent sur la couverture. Ces entretiens ont été menés très récemment, car ils tiennent compte des événements qu’ont représentés à la fois l’épidémie de Covid-19 et le confinement qui en a suivi.

D’évidence, les deux maisons d’édition concernée poursuivent la même veine d’une attention nouvelle du grand public pour ce thème de l’effondrement, mais les produits finis qu’elles lui livrent n’est exactement de la même nature.

Le livre paru en septembre, L’effondrement de l’empire humain, est visiblement l’œuvre de deux personnes de bonne volonté (exactement le genre de personnes qu’adorent détester Valeurs actuelles ou Causeur) qui veulent aller rencontrer les personnes identifiées comme ayant quelque chose d’important à dire sur le sujet pour clarifier leur propre position. Malheureusement, au delà de l’occasion qu’elles offrent à ces personnes de réitérer leur point de vue sur la question dans une forme simple et accessible, les entretiens prennent souvent une tournure trop personnelle ou très psychologisante. Les intervieweurs demandent en effet à savoir comment, d’un point de vue subjectif, ces personnes connues vivent, perçoivent, anticipent, la perspective de l’effondrement. Ils demandent par exemple quel objet ces personnes emporteraient avec elle en cas d’effondrement ou ce qu’elles font de leur argent. Ce n’est pas fondamentalement passionnant. Le choix des personnes interviewés a toutefois le mérite de brasser très large. Il y a les personnes plutôt très prudentes sur l’usage du terme d’effondrement (Jean Jouzel) et les partisans du terme (Pablo Servigne, Arthur Keller, Yves Cochet, Vincent Mignerot). Il y a trois politiques désenchantés à souhait (Yves Cochet, Nicolas Hulot et Isabelle Attard). Il y a des radicaux de l’écologie profonde (Nicolas Casaux, Derrick Jensen), qui voient les choses du point de vue de la biosphère en espérant l’effondrement de l’empire humain. Et enfin, il y a une psychologue (Carolyn Baker) pour faire passer le tout. Le plus intéressant dans l’ouvrage est sans doute le dialogue qui peut s’instaurer entre les points de vue entre l’aile « humanité » des luttes écologistes (dont la notion d’effondrement ne peut apparaitre que comme une radicalisation) et l’aile « biosphère » des luttes écologistes où la civilisation humaine est quelque peu de trop dans sa forme actuelle (avec eux, enfin Luc Ferry aura trouvé des adversaires crédibles). On y trouvera aussi à travers les questions une critique de la « fable du colibri », qui, à ce stade, semble surtout être devenue un repoussoir pour tout le monde.

Le livre paru en février, Collapsus, est nettement plus construit, ce qui correspond au fait que les deux auteurs disposent d’une bien plus grande expertise sur le sujet : Laurent Testot est un journaliste scientifique polygraphe, et Laurent Aillet, ingénieur de formation, est actuellement à la tête de l’association Adrastia, spécialisée dans la réflexion sur ce sujet de l’effondrement. Du coup, la richesse des pas moins de quarante points de vue proposés l’emporte très nettement sur l’autre ouvrage. Chaque micro-chapitre consacré à un auteur dispose d’une bibliographie, et ce dernier a même été autorisé par l’éditeur à avoir quelques notes en fin d’ouvrage. (Malédiction éternelle sur la tête des éditeurs qui mettent les notes ainsi!) Des universitaires réputés (Jean-Baptiste Fressoz, Dominique Bourg, François Gemmene, etc. ) sont présents, tout comme des politiques (Delphine Batho, Corinne Morel Darleux), des experts (Paolo Servigne, Arthur Keller, etc.) ou des militants. Même si l’ouvrage dispose d’un plan, d’abord l’état des lieux (première partie), et ensuite les perspectives (deuxième et troisième partie), force est de constater que les aspects positifs et normatifs sont toujours étroitement mélangés pour chaque auteur ici convoqué. C’est donc à une sorte de petite encyclopédie des difficultés (euphémisme) présentes et à venir que le lecteur est convié à parcourir, toujours cependant du point de vue d’une personne qui sort de sa neutralité axiologique pour défendre une thèse à valeur morale ou politique. D’évidence, même si tout le monde se veut ancré dans le réel, ici personne n’est neutre, ou ne décrit les choses du point de vue de Sirius. Il est de ce point de vue très significatif que le lecteur soit amené à commencer sa lecture par un entretien avec le philosophe Dominique Bourg (Système Terre, ce que l’on sait, ce que l’on craint, p. 17-24) qui pose les grandes coordonnées des difficultés à venir en s’appuyant sur des synthèses scientifiques institutionnelles disponibles les plus générales (GIEC et IPBES en particulier) et non pas avec un scientifique d’un des domaines particuliers concernés.

Il y a bien sûr dans ce défilé de quarante auteurs parfois des faiblesses de pensée, comme avec le texte du sociologue Alain Caillé (Pour une science sociale générale, p. 174-180), qui répète les mantra bien connus de cet auteur sur le don, ou encore avec le texte de l’expert en sécurité, Alexandre Boisson (Assurer la sécurité dans un État en décomposition, p.128-135), qui ressemble plus à de la (mauvaise) science-fiction (survivaliste) qu’à autre chose . Il y aussi le fait que chaque auteur s’est vu allouer une quantité de pages très limitée, ce qui donne parfois un aspect un peu schématique aux propos. Le texte d’Ugo Bardi (L’effet Sénèque : croître lentement, se disloquer rapidement, p. 192-197), un membre du célèbre « Club de Rome », est ainsi bien trop allusif pour être directement utile au lecteur, sauf à aller lire les références mises en bibliographie. Mais c’est là le jeu de ce genre d’ouvrage. L’on s’étonnera aussi que les auteurs convoqués soient exclusivement français ou belges, à l’exception d’Ugo Bardi déjà cité. Cela témoigne déjà au moins d’un fait : le débat sur l’effondrement se fait en France à partir d’un point de vue contraint par un espace public peu ouvert aux auteurs étrangers (l’absence des Africains francophones pourrait d’ailleurs aussi intriguer). Au total, le lecteur intéressé fera avec ce livre un grand tour des difficultés à venir, certes dans un grand mixte de discours – entre propos appuyées sur les méthodes de validation en vigueur dans la vie académique et paroles motivées par la force d’un engagement dans le sujet – , mais n’est-ce pas là justement ce qui correspond au débat public, par nature hybride?

Au total, dans cette présentation plutôt réussie et qui n’incite certes pas à l’optimisme sur l’avenir proche et rappelle que le présent est déjà celui d’un effondrement par bien des aspects (comme celui de la biodiversité), il m’a cependant semblé que la question de l’État et de la politique au sens habituel du terme restent largement traités en demi-teinte. Le texte de l’expert en sécurité, comme je l’ai déjà dit, est indigent. Le texte du géopolitologue Jean-Michel Valentin (De la guerre au temps du changement climatique, p. 136-143), reste trop factuel et n’est guère théorisé. Je ne parle même pas des propos de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (L’histoire de l’évolution le montre : l’entraide est la seule réponse à l’effondrement, p. 144-152) qui font fi de toute connaissance historique ou politologique. De fait , cela traduit une limite plus générale de toute cette pensée de l’effondrement: elle fait comme s’il n’y avait pas de grandes institutions et des acteurs à leur tête qui n’allaient pas prendre des mesures pour se maintenir, pour persister dans leur être. Parfois, je me demande si cette faiblesse ne tient pas à un imaginaire de la catastrophe apocalyptique à la façon Hollywood qui empêche de penser la continuité dans le bouleversement en cours et à venir. De fait, ce qui est apparu avec l’épidémie de Covid-19, c’est – au moins pour l’instant – l’existence (presque partout sur la planète) d’une institution territoriale appelée État et d’organisations internationales liant ces États, qui agissent, ou tentent d’agir, pour se sortir au mieux – sanitairement, économiquement et politiquement – de cette dernière.

Il est bien sûr facile aux auteurs de me répondre que l’effondrement sera une perturbation mille fois pire qu’une pandémie, finalement assez banale au regard de l’histoire de l’humanité, et que ma comparaison ne vaut donc pas, mais il me semble qu’ils négligent que, dans le monde de l’Anthropocène, les grandes structures établies, comme les États ou les grandes entreprises, chercheront elles aussi à survivre, ce qui n’est pas d’ailleurs indifférent du point de vue du cours prévisible des événements. Paradoxalement, ce sont les deux néophytes de L’effondrement de l’empire humain, qui se posent le mieux cette question à propos des grandes entreprises de l’internet. Que feront-elles? Elles tenteront de persister dans leur être comme il se doit.

Par ailleurs, en lisant ces deux livres, qui présentent les différentes facettes des pensées de l’effondrement, je me suis dit que leur perspective historique était singulièrement myope – même si des historiens de l’environnement sont pourtant présents dans l’ouvrage de L. Testot et L. Aillet..

En effet, il me semble qu’il y a un bon siècle que la pensée occidentale connait des poussées de catastrophisme, de perte de foi dans le progrès, l’avenir, la science, l’humanité. Personne ne semble ici se souvenir que, d’abord la Première guerre mondiale, puis la Seconde guerre mondiale, ont développé au sein même de la pensée occidentale un sentiment de perte, de doute (pour ne pas dire plus) vis-à-vis du lien établi par les Lumières entre progrès matériel et scientifique et progrès humain et moral. Se rappelle-t-on, pour ne citer que quelques noms, les travaux de Karl Jaspers, de Theodor W. Adorno, ou encore de Gunther Anders, sur le sujet? Avant que le changement climatique d’origine anthropique ou la « sixième extinction de masse » soient devenus un sujet de préoccupation pour l’avenir de l’humanité, ne devrait-on pas d’abord se rappeler qu’il y a – et qu’il y aura encore pour tout le temps qui reste à venir – les prodiges que la science et la technologie offrent en matière de destruction directe de l’homme par l’homme, ou de contrôle ou d’asservissement? Pour prendre ici un exemple très personnel, je me suis rendu compte en rangeant de vieilles revues de bande dessinée, des A Suivre des années 1980, à quel point le thème de guerre nucléaire était présente dans les pages de cette revue pourtant à destination de la jeunesse. Le slogan « Plutôt rouge que mort » s’en souvient-on? La pensée de l’auto-destruction de l’humanité du fait des conséquences (inattendues) du développement scientifique et technologique n’est donc pas vraiment récente, et elle a imprégné la vie intellectuelle en Occident depuis au moins les boucheries industrialisées, rationalisées, mécanisées de la Grande Guerre. Les mots d’Auschwitz et de Hiroshima suffisent à résumer cette condition nouvelle de l’humanité occidentale.

Or, si une part de la pensée occidentale, bien au delà des penseurs labellisés comme écologistes, a bien pris en compte cet aspect, force est de constater que cette prise de conscience n’a eu aucun effet sur la suite des événements. Depuis 1945 jusqu’à nos jours, les développements de la science et de la technologie se sont continués avec leurs potentialités de destruction de l’homme par l’homme. Les seules limitations que l’on a pu observer sont dues à l’inefficacité d’une technologie à atteindre les buts militaires ou politiques poursuivis. L’abandon de l’usage des gaz de combat tient ainsi non pas à une limitation humanitaire – certes inscrite désormais dans un traité international -, mais au constat de l’inefficacité de cet arme lors d’un combat entre armées de même niveau technologique. L’usage de l’arme nucléaire n’a été maîtrisé jusqu’ici que grâce à l’invention d’une doctrine de la « destruction mutuelle assurée ». Cette maîtrise semble d’ailleurs en voie d’être déstabilisée par les développements possibles de capacités russes de « première frappe » encore plus rapides que ce qui existait jusqu’il y a peu. Et il me semble bien que l’horloge de l’Apocalypse a encore été avancé vers minuit, entre autre pour cette raison.

Pourquoi la part de la pensée occidentale, pourtant consciente des risques portés par la science et la technologie, n’a eu aucun effet? Ma réponse en tant que politiste n’est autre que le fait que des grands États existent et qu’ils ont la puissance pour objectif. (Il faudrait bien sûr faire une sociologie et une histoire ce qu’il y a dans ce grand État qui le fait tel.) L’économie n’est de ce point de vue qu’un outil en vue de cet objectif. Du coup, c’est plutôt du point de vue de ces acteurs-là que les questions d’effondrement devraient être posées. Ce sont ces grands États qui vont continuer d’amener imperturbablement l’humanité à sa perte (et les non-humains aussi bien sûr), ou bien qui vont la sauver (au moins partiellement) parce qu’ils y auront intérêt pour se sauver eux-mêmes. Il faut bien dire qu’en l’état actuel des relations internationales, cette seconde hypothèse optimiste parait de plus en plus fantaisiste. Chaque grand État semble en fait vouloir augmenter sa puissance pour être le vainqueur de la conflagration à venir autour des ressources. Préparons-nous donc plutôt à un combat entre puissances pour la dernière goutte d’énergie fossile, pour le dernier morceau d’air frais et respirable, pour les derniers plaisirs de ce monde.

Et, de ce point de vue, comme habitants de la France, notre premier intérêt devrait être d’orienter notre propre État vers la prise en compte de cette situation. Donc, aller vers la politisation de cette question d’effondrements probables, et ne surtout pas se replier dans quelque Arcadie, tentation qui effleure dans certains propos de nos collapsologues. Si ces deux livres peuvent donc être utiles au débat public, c’est donc dans la mesure où ils contribueront à politiser ou non le débat autour des difficultés à venir, et à sortir du business as usual de nos gouvernants.

Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques.

Il y a des livres dont la lecture s’inscrit immédiatement dans son histoire personnelle pour le lecteur. J’ai en effet lu l’ouvrage du philosophe Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques (Paris : La Découverte, 2020) dans les semaines mêmes qui ont précédé le « grand confinement » que nous sommes en train de vivre. Je ne trouve cependant que maintenant le temps d’y revenir. Or il se trouve que la question de la temporalité de ce que nous sommes en train de vivre – celle d’une accélération  du temps et des événements – s’inscrivait par avance dans le livre lui-même. Son introduction commence en effet par cette phrase: « Durant le temps nécessaire à l’écriture de ce livre, le site américain de Mauna Lao, à Hawaii, indique que la concentration de CO2 atmosphérique a franchi la barre des 400, puis des 410 ppm. » (p.5) Après avoir listé toute une série de changements récents et profonds (écologiques, politiques, sociaux), il souligne : « Cinq ans suffissent donc à enregistrer des mutations capitales. Cinq ans suffisent à regarder un passé pourtant proche comme un univers totalement différent de celui dans lequel on évolue désormais, et vers lequel on ne reviendra jamais. La rapidité de ces évolutions nous laisse aussi devant une question plus sombre: où en serons-nous lorsque cinq ans de plus se seront écoulés? » (p.7) Au regard des jours que nous vivons, on pourrait presque trouver à ces quelques phrases une tonalité prophétique, qualification qui aura sans doute le don d’agacer le dit philosophe s’il tombe sur mon compte-rendu tant il se veut d’un rationalisme sans failles, mais qui pourrait être aussi un hommage à sa capacité à inscrire son propos dans son temps, dans notre temps de mutations rapides.

Cet exorde sur le temps qui s’accélère et défie la temporalité dont a pourtant besoin une pensée philosophique pour se construire s’explique aisément par l’objectif premier de l’ouvrage. L’auteur se propose en effet de relire l’histoire de la philosophie politique (occidentale) à l’aune de cette nouvelle condition historique, que l’on peut résumer par le terme d' »anthropocène ». Il s’agit largement d’y trouver la source de nos maux présents (réchauffement climatique, écroulement de la biodiversité, etc.), mais aussi, en étant ainsi revenu à la source, de dégager des perspectives pour en sortir, de renouer avec une pensée critique capable d’aider chacun à s’orienter politiquement. P. Charbonnier ne veut en effet  à aucun prix s’inscrire dans une vision de l’avenir où tout serait déjà perdu, et l’on comprend vite qu’il n’apprécie, ni les collapsologues, ni les partisans intéressés du business as usual till the end, ces deux groupes si opposés par ailleurs  formant un étau bien digne de désespérer celui qui croit encore en l’humanité (p. 409).

L’exercice consiste alors à relire toute la philosophie occidentale depuis le XVIIe siècle pour montrer à quel point elle a été aveugle aux conditions mêmes de sa réussite à donner un sens à ce qui arrivait à l’Occident, à savoir le triomphe conjoint de la liberté et de l’abondance. « Le socle écologique des controverses politiques était souvent implicite, comme quelque chose qui obsède la pensée sans pour autant être formulé. » (Conclusion, p. 423) Cette histoire d’une cécité, oserai-je dire, prend de très nombreuses pages (correspondant aux chapitres 1 à 8, p. 15-314). Fort bien écrites parfois, elles témoignent de l’enracinement de l’auteur dans la connaissance des textes et de leurs interprétations. Mais, pour résumer l’idée centrale de ces huit premiers chapitres, l’erreur fondatrice serait la suivante: le libéralisme classique, politique et économique, s’élabore au XVIIe et au XVIIIe siècles dans la visée de rendre à la fois plus libre, plus autonome et plus productive une société particulière, sur un territoire donné, avec des ressources agraires par définition limitées. Les sociétés européennes qui adoptent cette doctrine libérale les premières (Royaume-Uni, Pays-Bas, France) connaissent effectivement le succès économique, mais ce dernier s’explique surtout au départ par l’aventure coloniale qu’elles connaissent au même moment. Elles croient bénéficier  de leur meilleure organisation (« croissance intensive ») qui permet d’allier liberté et abondance, mais profitent surtout de leur prise de possession coloniale de vastes parties du globe (« croissance extensive »).

Puis, rebelote, au XIXe siècle, ces mêmes sociétés connaissent effectivement à la fois la « Révolution industrielle », la libéralisation politique et quelques décennies plus tard un début de solution de la « Question sociale », mais elles sont aveugles au double Deus ex machina, qui permet ce nouveau succès : la poursuite de la colonisation, directe ou indirecte, et l’exploitation d’une énergie fossile, le charbon. Et, re-rebelote, lors de la « Grande Accélération », d’après 1945, où croissance forte, État-providence et consensus social reposent en fait la manne énergétique représentée par le pétrole, manne qui, contrairement au charbon encore perçue par certains auteurs du XIXe siècle comme la source de tous ces bouleversements positifs en terme de liberté et d’abondance, finit par être complètement oubliée par un philosophe critique comme Herbert Marcuse, pris par P. Charbonnier comme exemple de cette cécité, en dépit même de sa critique radicale du capitalisme tardif, au moment même où le pétrole remplace le charbon comme énergie dominante en Occident (p.297-305).

La démonstration de Pierre Charbonnier est sur tous ces points difficilement réfutable: aucun des auteurs, en particulier les classiques (J. Locke ou A. Smith en particulier), n’avait pu imaginer une société et une économie aux succès, justifiés par leurs idées, mais fondés en réalité sur l’exploitation coloniale et sur la divine surprise de l’énergie fossile. Pourtant, ce sont tous ces auteurs qui seront à la source de la légitimité politique de nos sociétés dites développées, ou que  les diverses pensées critiques des deux derniers siècles prendront pour cible sans jamais réussir à dépasser fondamentalement l’erreur de perception qu’ils ont permis.  Pour ce qui concerne le rôle (réel comme peuvent le montrer les historiens, mais dénié ou ignoré par les philosophes d’alors) de la colonisation et des échanges internationaux (inégaux) dans le succès des sociétés libérales et riches de l’Europe de l’ouest, selon P. Charbonnier, seul le philosophe allemand Johann G. Fichte aurait perçu et critiqué le tour de passe-passe libéral dans son livre de 1800, L’Etat commercial fermé. Ce dernier pose en effet que, pour qu’une société soit vraiment autonome et juste sur son territoire, il faut qu’elle ne fasse appel à aucune extériorité pour lui éviter de faire ainsi recours à la violence ou à l’injustice dans l’acquisition de biens qui lui seraient utiles. « Son élaboration théorique met ainsi les États européens face à leur constitution invisible, à leur incapacité à se tenir au régime de la loi, qu’ils affirment pourtant si haut: la question spatiale n’est que la manifestation tangible d’un inachèvement de l’idéal juridique, dont la nécessaire clôture géographique est immédiatement relativisée par l’ouverture commerciale. »(p. 124) P. Charbonnier acclimate dans son propos le concept d’exaptation (p. 131-133) pour  résumer l’une de ses idées essentielles présentée dans son texte sous forme d’une question rhétorique : « (…) la théorie libérale classique n’est-elle pas la théorie d’une pratique devenue obsolète au cours du XIXe siècle? » (p.132)

Le XIXe et le XXe siècle ne vont donc pas arriver à se sortir vraiment de cette illusion première. P. Charbonnier parle à ce sujet de projet d’« autonomie-extraction ». Les sociétés veulent se définir comme autonomes de toute détermination, de toute limite pré-imposée par autre chose que la libre volonté collective, mais, en réalité, cette autonomie suppose d’oublier les interdépendances avec les ressources, les milieux, les espaces, situés de fait en dehors de ces mêmes sociétés.  P. Charbonnier montre ainsi que la pensée socialiste, même si elle intègre des éléments oubliés par les libéraux, comme le travail concret, ne fait guère pas vraiment mieux qu’eux de ce point de vue, si l’on raisonne toujours en terme de cécité vis-à-vis des déterminations dont les sociétés industrielles profitent. Comme P. Charbonnier  se fait un obligation de faire l’histoire de toutes ces cécités, le lecteur finit tout de même par s’ennuyer un peu à voir défiler tous ces grands auteurs qui, certes effectivement, n’ont pas posé les questions telles qu’il aurait peut-être fallu les poser. Le seul penseur un peu clairvoyant, vu de 2020, n’est autre que l’économiste William Stanley Jevons. Dans The Coal Question, livre paru en 1865, il voit bien que le succès du Royaume-Uni tient tout entier dans ses ressources exceptionnelles en charbon, mais que ces dernières ne sont pas infinies et qu’il faut donc se poser la question de la suite (p. 142-150). En fait, dans les trois quarts de son ouvrage, P. Charbonnier produit donc largement l’inverse du travail d’un autre philosophe contemporain Serge Audier. Ce dernier, dans ses deux imposants ouvrages sur les prodromes de la pensée écologique en Occident (La société écologique et ses ennemis, 2017, L’âge productiviste, 2019, tous deux parus à la Découverte, le même éditeur que celui de l’ouvrage de P. Charbonnier), montre à quel point des auteurs, qu’ils soient marginaux ou bien connus mais peu écoutés sur ce point de leur œuvre, ont pensé les difficultés nouvelles crées par la multiplication de la puissance d’agir de l’homme sur son environnement depuis le début du XIXe siècle. Il dément ainsi l’idée que la pensée écologique n’apparaitrait que dans les années 1970. Elle fut présente dès l’exorde de la Révolution industrielle, mais toujours ignorée, récupérée ou minimisée. P. Charbonnier travaille à l’inverse : il prend des auteurs importants en leur temps, soit qu’ils soient des auteurs conservateurs de l’existant d’alors ou qu’ils en soient des critiques acerbes, et il montre qu’ils n’arrivent jamais à toucher complètement cette question, qu’ils restent prisonniers (volontaires?) d’une vision qui ignore toutes les ressources prises à l’extérieur de leur société idéale pour y assurer conjointement la liberté et l’abondance .

Je dois avouer préférer très nettement l’approche de S. Audier. Cette dernière possède l’avantage de montrer que, sur le plan du discours au moins, des possibilités autres que celles qui ont été empruntées par nos sociétés étaient ouvertes. Certes, elles ne l’ont pas été, et, d’ailleurs, S. Audier explique aussi pourquoi l’insuccès fut au rendez-vous, mais, tout de même, si ces minoritaires avaient été pris au mot et s’ils avaient conquis les esprits, nous n’en serions sans doute peut-être pas là où nous en sommes arrivés.

Si le livre de P. Charbonnier se contentait donc de faire une longue histoire des cécités de tous les penseurs occidentaux depuis quatre siècles qui nous ont mené à la situation actuelle de l‘ »anthropocène », il n’aurait finalement guère d’intérêt, sauf à montrer que tout cela ne fut pas à l’honneur de la clairvoyance de la philosophie politique du passé.  Fermez le ban. Heureusement, les trois derniers chapitres (9. Risques et limites, 10. La fin de l’exception moderne et l’écologie politique, et 11 L’autoprotection de la terre)  réveillent le lecteur, assommé jusque là par de trop longues – et il faut bien le dire quoique bien tournées presque pédantesques digressions sur Proudhon, Marx, Guizot, Durkheim, Veblen et tutti quanti. Ces trois chapitres essayent de se mettre en effet dans les pas de Karl Polanyi. Cet auteur est connu pour avoir décrit le mouvement de désencastrement et de réencastrement de l’économie dans la société. La révolution libérale du XVIII-XIXe siècle selon Polanyi, c’est l’économie qui devient autonome de la société, au point de commencer à la détruire, et, inversement, le socialisme du XIX-XXe siècle, c’est le réencastrement de l’économie dans cette dernière, qui préserve toutefois la liberté, contrairement au contre-mouvement fasciste, qui annihile la liberté au passage. Or, comme le montre de manière plutôt convaincante P. Charbonnier, avant de pouvoir mettre en œuvre ce réencastrement, encore faut-il que l’idée même de  société existe – ou pas. Car, comme le répétait comme un mantra de Margaret Thatcher, « There is no such thing as society ». Et bien sûr les socialistes, qu’elle entendait éradiquer jusqu’au dernier,  avaient dit depuis plus d’un siècle qu’au contraire, la société existait bel et bien, et qu’il s’agissait de lui donner des droits contre la prédation capitaliste.

Du coup, ce que P. Charbonnier recherche dans les trois derniers chapitres, c’est ce qui fut l’équivalent de la « société » pour le socialisme du XIXe et du XXe siècle, soit un sujet historique capable de se constituer, de s’opposer à ce qui nous arrive et enfin de se sauver. L’idée s’avère fort séduisante que cette ouverture que le philosophe entrevoit vers un sujet possible, encore à  décrire et à nommer, car elle permet d’y intégrer aussi des êtres non-humains qui ne sont pas aujourd’hui compris dans l’idée de société, et de dépasser complètement le productivisme liée au naturalisme. « L’autonomie politique des peuples se joue, se jouera, dans une réponse aux affordances de la terre susceptibles de contourner le mode de relation productif qui domine le naturalisme depuis au moins la révolution industrielle, dans un abandon du régime de souveraineté fondé sur l’ubiquité et dans la libération d’un sujet collectif critique qui ne répond pas à la définition traditionnelle de la société qui implique son opposition à la nature. » (p.390)   En s’appuyant ainsi  beaucoup sur les pensées post-coloniales, sur toute la mise en question du naturalisme comme mode exclusif de saisie du réel, sur les luttes des subalternes,  il essaye donc de reconstituer toutes les pièces d’un « contre-mouvement » à la Polanyi pour notre temps, qui se situerait dans la filiation du socialisme, tout en dépassant ses impasses. « En voulant freiner la tendance libérale consistant à déléguer au marché la responsabilité d’organiser les rapports aux ressources et au territoire, le socialisme a fait des relations collectives au monde un enjeu politique. Et c’est son legs principal à une époque marquée par les mutations écologiques majeures. Au delà de ses échecs, et en particulier de ses échecs sur le plan environnemental, le socialisme a laissé un héritage qui ne trouve aucun équivalent dans la mémoire de la pensée politique. Et c’est en ce sens que le contre-mouvement suscité aujourd’hui par le changement climatique se situe dans cette tradition: il remet en scène, dans des termes et dans un contexte entièrement nouveau, la capacité collective à identifier une menace, à définir le sujet collectif qui se lève contre elle, et à faire de cette mise à l’épreuve l’occasion d’une reformulation de l’idéal de liberté des égaux. » (p. 395) P. Charbonnier ajoute quelques lignes plus loin : « C’est en ce sens que l’écologie politique reste un avatar de la modernité: elle suppose une autocritique et une correction de la réflexivité politique, une transformation volontaire des moyens par lesquels le collectif se prend en charge – et, pas, surtout pas, une soumission à des normes externes, qu’elles soient « naturelles » ou théologiques. » (p. 396)

Ces quelques lignes aident à comprendre que P. Charbonnier ne se conçoit pas lui-même sans adversaires au sein même du camp des possibles de l’écologie politique. Il réfute en fait toute idée de limitation « réelle » – au double sens d’un réel physico-chimique qui échapperait à toute médiation collective des êtres humains, ou du réel de règles générales de fonctionnement des sociétés humaines . C’est son côté logiquement anti-malthusien, un peu anti-Jevons, voire un peu anti-Club de Rome. Il n’apprécie guère non plus les partisans d’une Mère Nature apte à se venger de nos excès et nous demandant désormais de nous mieux nous tenir au grand banquet de la Nature. Il ne doit guère apprécier l’écologie profonde, ni l’Encyclique « Laudato Si’ « , ni toute forme d’autorité transcendante. Son désintérêt pour l’histoire de tous ceux qui ont dit et pensé l’importance de la Nature en elle-même, qui transparait à quelques reprises dans son ouvrage, se comprend alors aisément. Sa gentille moquerie à l’égard de ceux qui pensent que sortir du « naturalisme » pour retrouver l’« animisme » va nous sortir d’affaire se justifie aussi ainsi (p.372).

Du coup, il me semble percevoir dans tout cet ouvrage une contradiction, ou tout au moins un pari. Il nous démontre d’abord par a+b que toute la pensée occidentale moderne de la liberté depuis le XVIIe siècle, versions socialistes comprises, nous a mené à ce désastre – ou tout au moins ne l’a pas empêché, pensées critiques comprises -, il nous dit ensuite, fort justement, que « la transformation de nos idées politiques doit être d’une magnitude au moins égale à celle de la transformation géo-écologique que constitue le changement climatique » (p. 403, en italique dans l’original), et il conclut pourtant qu’il faut sauver les idées d’égalité, de liberté et d’autonomie de la société  (ou de quelque chose à inventer encore sur un registre similaire). Il veut en effet, dit-il, réinventer « l’ambition démocratique hors du socle de l’abondance » (p. 417) Et, ai-je envie de dire, et si c’était pour le coup impossible! Et, si P. Charbonnier nous présentait sa version, certes aux intentions noblement démocratiques, du « tout changer pour que rien ne change »?

Tout d’abord, je me permettrais de souligner que, rhétoriquement, la formulation du problème posé par la poursuite des idéaux modernes de liberté et d’autonomie dans un monde où l’abondance ne sera peut-être plus au rendez-vous, tout en posant dans un même mouvement les penseurs de ces mêmes idéaux à la source de nos ennuis,  ne risque guère de séduire grand monde. En effet, face à une difficulté inédite liée à notre propre héritage intellectuel, n’est-il pas  plus raisonnable alors de tout repenser, de sortir complètement du monde intellectuel précédent? Ou bien ne vaut-il pas mieux, pour sauver notre glorieux passé, s’empresser de retrouver l’embranchement où l’erreur a été commise pour repartir de là? Je me permettrais d’esquisser une comparaison avec l’Encyclique ‘Laudato Si’ du Pape François (Loué sois-tu, Laudato Si’. Sur la sauvegarde de la maison commune, Paris : Bayard/Cerf/Mame, 2015) . Dans ce texte, le Pape François prend bien soin dans le deuxième chapitre, L’évangile de la création, de récuser l’accusation lancée contre le christianisme d’être la source du mauvais usage du monde que nous constatons. « S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens nous avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. » (p.59) Bien sûr, il est facile d’y voir un artifice pour sauver la doctrine chrétienne de ses responsabilités qui ne convaincra au final que les croyants, mais il reste que, du point de vue de la défense et illustration de sa thèse d’un sauvetage des idéaux de la modernité et du socialisme, P. Charbonnier me parait être un bien piètre stratège au regard de la subtilité du jésuite devenu Pape.

(En passant, je me permets aussi de signaler que P. Charbonnier réduit d’un coup à l’insignifiance toute pensée critique de la modernité libérale qui ne soit pas socialiste [cf. sa formule déjà citée, « le socialisme a laissé un héritage qui ne trouve aucun équivalent dans la mémoire de la pensée politique »]. C’est, pour le moins, rapide, très rapide. Je ne me permettrais pas d’enseigner cela à mes étudiants.)

Ensuite, seconde critique, j’ai été frappé par la tendance de P. Charbonnier à passer sous silence un autre grand épisode où la liberté des égaux eut une base matérielle et où elle eut une traduction philosophique, à savoir la période athénienne classique. La démocratie athénienne des hommes libres reposait in fine sur l’existence des esclaves, des étrangers et des femmes qui leur donnait le loisir de palabrer sur les affaires de la Cité. Que quelqu’un doive apporter les ressources en temps, doive payer l’addition, pour permettre aux autres d’être libres et autonomes n’est donc pas une idée très novatrice, et d’ailleurs à ce compte-là, toute la démonstration de P. Charbonnier sur la base matérialiste déniée des idées politiques depuis le XVIIe siècle me parait par bien des côtés très classique. Les libres citoyens des Cités grecques ne connaissaient certes pas l’autonomie-extraction (charbonnière et pétrolière), mais ils profitaient de ce qu’on pourrait appeler l’autonomie-esclavagisme (et déjà de l’apport de colonies). Cet oubli fait d’ailleurs proférer à P. Charbonnier une énorme bêtise quand il critique H. Marcuse : « Marcuse, lui, fait reposer sa réflexion sur une répartition sévère des activités entre une sphère déterminées par les besoins, dont il s’agit de s’affranchir, et une sphère ouverte aux possibilités esthétiques et ludiques. Soyons clairs : aucune autre société que le capitalisme industriel avancé n’a jamais rendu possible (ou disons, envisageable) une telle définition de la liberté. » (p. 304) P. Charbonnier n’aurait-il donc jamais entendu parler de cette dichotomie entre l’otium et le negotium qui, parait-il, faisait partie de l’idéologie des élites antiques?  Et après tout, qu’est-ce que Marcuse, et un siècle avant lui Marx, réinjectent dans le discours critique philosophique, sinon justement cette idée que l’être humain en général, et pas seulement, la petite élite des possédants ou des élus, a un droit à l’otium? Au libre usage de leurs facultés? A la liberté en ce sens-là? Et  le fameux droit à la paresse de Paul Lafarge, qu’est-il, sinon une vulgarisation de cette idée? Je pourrais presque écrire, comme dans une mauvaise dissertation, « de tous temps », dans toutes les sociétés de grande taille, certains ont pu être libres et autonomes grâce aux ressources des autres (esclaves, étrangers, serfs, femmes, colonies, etc.). Or, effectivement, d’abord grâce au colonialisme, et ensuite grâce à l’abondance énergétique, nos sociétés ont pu depuis le XIXe siècle élargir les possibilités d’action d’individus de plus en plus nombreux, leur liberté au sens subjectif. Sans cette abondance énergétique fossile, qui, par ailleurs, nous tue et nous tuera littéralement par ses effets destructeurs sur le climat, il est vraiment à parier que nous retomberons dans la situation précédente: une minorité, libre et autonome, vivra plutôt bien, les autres bosseront et crèveront, des penseurs justifieront. En même temps,  P. Charbonnier est conscient de cet aspect, car il décrit bien le raidissement des élites néo-libérales (p.397-400), qui traduit bien cette tendance lourde dans le comportement des élites.  De fait, je ne vois à l’horizon aucune espérance d’une refondation néo-socialiste telle que l’envisage P. Charbonnier , car, justement, vu sur le fond colonial, pétrolier et charbonnier qu’il propose, l’histoire du socialisme montre que les élites n’ont cédé du terrain aux classes inférieures que si cela ne leur coûte pas trop en terme de niveau de vie. C’est cela le miracle de l’abondance due aux énergies fossiles et au colonialisme, cela permet aux élites de céder sans trop maugréer aux revendications populaires dans leur propre société, sinon, suivant leur habitude, elles font donner la garde et tirent dans le tas, et jusqu’à récemment, dans l’histoire humaine, cela leur a plutôt en moyenne bien réussi. Déjà Machiavel dans son Discours sur les décades de Tite-Live remarquait que, si la plèbe de Rome avait obtenu sa liberté du Sénat, c’est parce que l’expansion impériale permettait de faire payer à d’autres qu’aux élites sénatoriales l’addition de leurs largesses envers cette dernière.

Enfin, troisième point de critique, les propositions de P. Charbonnier manquent quelque peu paradoxalement de s’affronter à l’exceptionnalité du moment « anthropocène ». Est-ce que justement, comme il le dit lui-même, il ne faudrait pas mettre en avant des idées radicalement nouvelles?

La première, qu’il rejette à travers son mépris affiché pour les collapsologues, est que nous pourrions vivre vraiment le temps de la fin. Personnellement, quand je vois des spécialistes du climat évoquer de plus en plus sérieusement l’hypothèse de la « Hot House Earth », soit un basculement rapide et irréversible vers un climat de la terre radicalement différent où l’on grille tous littéralement, je me dis que la tâche de la philosophie politique devient démesurée: quel devoir-être peut-on encore penser dans une telle situation? La survie de l’espèce? Le retour de la « Liberté des Anciens », comme aurait dit Benjamin Constant, soit le primat du groupe sur l’individu? Et même si nous échappons à cette perspective proprement effrayante, ne devrait-on pas justement admettre que les contraintes et les limites existent? En effet, ce qui parait étonnant dans le projet de P. Charbonnier, c’est cette réaffirmation d’une autonomie de la collectivité humaine, contre des « normes externes », mais n’est-ce pas là justement le problème? La démesure. Et il n’est pas besoin d’être moraliste vieux jeu un peu catho pour la dénoncer, il suffit à ce stade de croire vraiment ce que les scientifiques ont à nous dire.

La deuxième, plus politique que la précédente remarque, sans doute liée à mon pessimisme foncier, est la nature de ce sujet dont P. Charbonnier évoque la naissance. Comme la citation que j’ai fait de lui plus haut, P. Charbonnier pense visiblement à une construction par la base de ce sujet. Il parle ainsi de « peuples », s’appuyant largement ici sur les luttes en cours dans l’ancien Tiers Monde en matière écologique. Or je me demande si l’anthropocène n’appelle pas exactement l’inverse, à savoir un véritable  État mondial. Pour donner un exemple simple, plutôt que d’avoir une multiplication de luttes locales contre l’exploitation des gaz de schistes ou les sables bitumineux, ne vaudrait-il pas mieux, dans l’idéal, un État mondial qui interdit purement et simplement ce genre de forages pour trouver du pétrole, et qui soit capable d’imposer à tous, y compris par la violence contre les récalcitrants, cette interdiction. Je sais bien combien la tradition philosophique libérale se déclare hostile à cette idée d’un véritable État mondial, et combien elle préfère des versions plus souples de l’ordre international qui respectent les peuples, les nations, les communautés. Il est certain que, dans le cadre d’un État mondial, les dissidents n’auraient guère plus le choix que de disparaître, ne pouvant pas émigrer sur une autre planète. Toutefois, si l’on suit la filiation socialiste à la Polanyi que nous propose P. Charbonnier pour la politique à venir, ce n’est pas complètement contradictoire : après tout, les luttes décentralisées du prolétariat du XIXe siècle aboutissent in fine aux États providence du milieu du XXe siècle. Nous sommes peut-être si loin du but que nous ne pouvons mêmes pas envisager pour l’instant cet État mondial écologique et social comme résultat – d’autant plus que les négociations interétatiques dans le cadre de l’ONU ont donné depuis qu’elles existent des résultats totalement piteux et qu’en plus, les acteurs privés les plus mondialisés, les multinationales, constituent justement les acteurs principaux des désordres écologiques mondiaux. Il est vrai aussi qu’un véritable État mondial ne pourrait sans doute s’établir que par le force, et qu’en l’état de nos armements, cela résoudrait effectivement les problèmes posés par l’existence d’une civilisation humaine industrielle sur la planète Terre.

Au total, le livre de P. Charbonnier, qui rebutera sans doute certains lecteurs par son style parfois trop relevé et par ses longueurs, est une lecture qui en vaut tout de même la peine, ne serait-ce par l’hommage rendu à Karl Polanyi. Il n’est certes pas parfait, il est même très irritant par moments, mais il possède le mérite de vouloir vraiment penser la situation contemporaine, d’être de son temps. A le reparcourir en pleine pandémie, on se dit qu’il semble devoir bien vieillir.