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P. Charbonnier, Culture écologique

Pendant que l’Ukraine agonise en raison d’une « opération militaire spéciale », pendant que l’on se dirige droit vers la réélection sans gloire à la Présidence de la République du meilleur client français d’un cabinet de (mauvais) conseil (sauf pour lui-même) , pendant que l’on bat des records de chaleur en Antarctique pour un mois de mars, il faut tout de même continuer de penser à l’avenir et à la formation de la jeunesse. Lire et recenser le manuel de Pierre Charbonnier, Culture écologique (Paris : Les Presses de Science Po, 2022) me parait une bonne occasion pour se (re)mettre dans cette optique.

P. Charbonnier est un philosophe qui, visiblement, a adopté en pratique une relation à son propre travail intellectuel semblable à celle d’un Durkheim jadis. Il ne s’agit pas seulement de penser la réalité dans sa tour dorée, mais de servir directement au plus grand bien de la société dans laquelle il vit. Après avoir produit une ambitieuse histoire des idées (Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris : La Découverte, 2020), dont je m’étais permis de faire une recension (quelque peu acide, j’en conviens) sur ce même blog, il propose un manuel voulant porter les bases d’une « culture écologique ». Il s’agit d’une nouvelle forme de manuel mis en place par les Presses de Science Po (Paris) dans une collection nommée « Les Petites Humanités ». J’avais déjà pu apprécier ce format avec le livre de Dominique Cardon, Culture numérique (2019). L’idée est de proposer au lecteur (étudiant) une synthèse aussi précise que percutante sur des fronts nouveaux du savoir (dont bien sûr une institution comme Science Po Paris ne peut se désintéresser). Cela signifie des chapitres courts et très lisibles, illustrés avec mesure, suivis de deux ou trois pages de « A lire, à voir, à écouter », à savoir des références de tous ordres (bibliographies, webographies, filmographies, etc.). Autrement dit, ce sont des manuels qui se veulent de réelles introductions pour permettre ensuite au lecteur d’aller plus loin (et non pas des manuels qui se voudraient exhaustifs sur un sujet et qui chercheraient surtout à épater les collègues).

Pour ce qui concerne le manuel de P. Charbonnier, on trouvera effectivement dans ses 343 pages de quoi se faire une « culture écologique ». Mais, du coup, qu’est-ce donc que cela une « culture écologique »? C’est un ensemble de savoirs et de problématiques qui nous permettent de saisir les rapports entre les sociétés humaines et leur environnement « naturel ». Le mot « naturel » doit ici recevoir de très gros guillemets, car, justement, ce que le livre entend nous apprendre par a+b est qu’il n’y a plus guère de « Nature » (au sens d’un univers bien séparé de l’homme), il n’y a que des interactions entre les processus naturels (physico-chimiques, biologiques, etc. ) et les processus économiques, sociaux, politiques, démographiques, etc.

Cette refonte de notre vision, où les affaires humaines ne doivent plus du tout être séparées de celles de la Nature, est proposée en huit chapitres bien calibrés : La terre, le vivant, la technique, La nature domestiquée, L’invention de la nature, Le capitalisme et ses limites, Les critiques du progrès, Les chemins de l’écologisme, L’économie du changement climatique, La réinvention de la société. Il y a de fait un côté encyclopédique dans le propos, puisque le lecteur passe des considérations très générales sur l’homme comme animal coopératif doué de technique aux projets contemporains de « Green New Deal », en passant par la domestication animale, le capitalisme tel que vu par K. Marx ou K. Polanyi et quelques auteurs visionnaires comme Gandhi ou Rachel Carson. Un étudiant qui lirait et assimilerait tout ce propos n’aurait pas lieu de se plaindre à l’auteur de la marchandise ici vendue pour moins de 20 euros. (La seule vraie faiblesse qu’il m’a été donné de repérer dans le propos concerne le passage dédié à l’« environnementalisme partisan », p. 232-238, en particulier en Occident, où peu de politistes se reconnaitront tant la vision de la naissance de ces partis écolos parait platement fonctionnaliste.)

De fait, P. Charbonnier tient ici la ligne qu’il a défini dans son livre plus théorique d’histoire des idées. Il s’agit, comme l’explique l’introduction, d’ajouter de la nature aux contraintes juridiques et économiques sur leur action que doivent intégrer les futurs décideurs que forme un lieu comme Science Po. Attention toutefois, comme il le dit très explicitement, il ne s’agit pas de plaider pour le « naturalisme » (pour une nature qui imposerait désormais des choix à l’humanité, une sorte de néo-malthusianisme): « Pourtant, il est possible d’entendre autrement la référence à l’écologie. On peut simplement affirmer que le réseau d’interactions et d’obligations qui structure la vie sociale doit être redéfini pour intégrer un meilleur usage de la Terre, plus juste, plus durable, mieux informé. Autrement dit, la référence à la nature n’impose pas nécessairement un carcan à l’action et à l’imagination, comme le craignent les plus réticents à l’écologie politique [allusion au grand contempteur des Amish qui nous gouvernera encore cinq ans de plus? ], elle permet d’interroger à nouveau nos orientations collectives. » (p. 17-18) On retrouve de fait la même idée-force que dans son livre plus théorique: préserver les libertés fondamentales des Modernes et leur sens de la justice sociale dans ce nouveau cadre de l’action humaine (« préservation des libertés fondamentales sous la contrainte écologique », p. 14). Dans la conclusion, il compare même le rôle de cette « culture écologique » pour « intégrer des coordonnées écologiques » dans les choix collectifs avec « la procédure administrative (…) garant de contre l’arbitraire, la corruption ou la force » (p. 326). En quelque sorte, après l’État de droit, il faut aussi l’État écologique, pour inventer une expression qui n’est pas, me semble-t-il, dans l’ouvrage.

Le lecteur de ce blog aura compris que je suis guère opposé à cette idée. Ne suis-je pas enseignant dans un Science Po Grenoble contrôlé selon certains collègues à la lucidité sans pareille par les « islamo-gauchistes intersectionnels queers »? (Attention second degré). Par contre, j’ai cru percevoir dans la conclusion de P. Charbonnier (« Pour une culture écologique », p. 321-332) une bonne dose d’illusions.

Première illusion, la moins grave. Il fait comme s’il suffisait à un futur décideur de savoir tout ce qu’il explique dans l’ouvrage pour se convertir à l’État écologique. Au niveau des (futures) élites, je doute pour le moins du sens de la causalité. Je crois plutôt que ce seront les étudiants déjà orientés vers cette approche que j’appelle d’État écologique qui y trouveront des sources, des justifications. Je doute que cela convertisse qui que ce soit. En passant, je note que cette conversion des convaincus sera d’autant plus facile que le livre de P. Charbonnier m’est apparu comme tout entier orienté vers l’avenir immédiat, vers l’avenir des individus déjà nés au monde. Il ne s’agit plus, comme avec un Hans Jonas à la fin des années 1970 ou du rapport de Club de Rome en 1972, de se préoccuper de nos (hypothétiques) descendants, mais d’agir hic et nunc pour sauver (ou pas) notre propre peau ou éventuellement celle d’autrui. De ce point de vue, le fond de ce manuel marque le moment où les affaires d’écologie deviennent de plein droit des affaires du présent. (On pourrait d’ailleurs se demander s’il ne s’agit pas d’une nouvelle victoire du « présentisme » : l’écologie ne serait plus une perspective d’un avenir de nouveau radieux, mais plus simplement un état du monde à affronter.)

Deuxième illusion: au delà de ce seul manuel destiné à des étudiants type Science Po, P. Charbonnier plaide dans sa conclusion pour une meilleure connaissance de l’écologie, des processus d’interaction homme-nature, à tous les niveaux d’enseignement. Il fait ici comme s’il n’existait pas déjà des cours de biologie, de physique, de chimie, d’histoire ou de géographie, et toutes ces formes de pédagogie qui visent à faire de nos successeurs des personnes mieux informées sur ces points-là. Comme me l’ont dit, il y a déjà quelques années, mes propres étudiants de Science Po Grenoble, ils sont « bassinés » (sic) par tous ces aspects « écologiques » depuis le collège. Et, pour citer mon propre exemple, et parce que P. Charbonnier fait allusion aux flux matériels qui constituent la vie urbaine moderne dont tout un chacun devrait avoir connaissance, je crois bien me souvenir d’avoir été moi-même amené visiter une station d’épuration lors de mes années de collège (soit, hélas, dans les années 1970!). Un auteur allemand de ma génération, Harald Welzer, raconte la même chose dans Selbst Denken (livre paru en 2015 en poche en allemand) pour en tirer la même conclusion : le discours pédagogique sur ces sujets n’a aucun effet grandiose sur le cours du réel. (Pour lui, cela tient à l’« industrialisation profonde » de notre psyché par les processus consuméristes.) Dans les pays les plus développés, il y a donc en fait des lustres que l’éducation scolaire s’efforce de mettre l’accent sur ces sujets. L’« alphabétisation écologique » (p. 331) existe déjà. Cependant, cela ne change pas grand chose dans les comportements d’adultes. De la même manière que l’instruction civique ne fait guère par ailleurs de bons citoyens ou l’initiation à la sécurité routière de bons conducteurs.

Probablement, comme le ferait remarquer tout sociologue, parce que ces comportements d’adultes sont déterminés par bien d’autres choses que l’éducation scolaire. A mon sens de politiste, tout cela n’imprime pas beaucoup dans les pratiques parce qu’il n’existe pas assez de modes d’encadrement de la population adulte qui guident vers cette vision. Nous sommes là face à l’impasse d’une société d’individus, qui ne peuvent plus (ou surtout ne veulent plus?) se raccrocher à un syndicat, une Église, une association d’éducation populaire, un parti, pour guider leur action au jour le jour. Faute de vouloir encore déléguer, il ne leur reste donc plus qu’à s’informer par eux-mêmes, ce qui est en pratique impossible sur tous les sujets d’intérêt commun.

Quoi qu’il en soit, P. Charbonnier avec Culture écologique a produit un bel outil d’initiation pour nos étudiants, et l’on ne peut que lui souhaiter d’être réédité, enrichi et mis à jour, de façon que l’on dise un jour « le Charbonnier » pour désigner l’ouvrage dans la pure tradition des grands manuels issus des cours de Science Po (Paris).

F. Gemmene, A. Rankovic, Atlas de l’Anthropocène

Les Presses de Science Po ont publié pour fêter dignement cette rentrée, venant après un bel été caniculaire sur la France, un livre qui devrait rester comme le singulier témoignage d’une époque, la nôtre,  où il devint  des plus légitime de clamer dans les salons, sauf si l’on était lobotomisé d’avoir trop suivi les chroniques d’un quelconque Christophe Barbier & Co, que la situation était grave mais pas désespérée.

Ce livre qui prend acte du moment que nous vivons, c’est Atlas de l’anthropocène, dirigé par François Gemmene et Aleksandar Rankovic. Quoi qu’il soit réalisé avec le soutien de l’Atelier de cartographie de Science Po, et qu’il comporte certes de nombreuses cartes, graphiques et autres infographies, c’est un ouvrage qui usurpe le titre d’atlas, dans la mesure où des cartes ne sont pas présentes à toutes les pages et qu’elles ne forment en réalité qu’un des outils de la démonstration. Ce livre de 160 pages aurait tout aussi bien pu s’appeler « Introduction illustrée à l’anthropocène », « L’anthropocène pour les nuls », « L’anthropocène racontée à Christophe Barbier ma petite fille/mon petit fils », « Mes premiers pas dans l’anthropocène », « Petit bréviaire de l’anthropocène », « Anthropocène, qui suis-je vraiment? ». J’ai l’air de me moquer en multipliant ces titres de pacotille, mais il faut vraiment saluer la qualité de la vulgarisation ici proposée. En parcourant cet Atlas qui n’en est pas un, j’ai retrouvé la plupart des connaissances que j’ai pu accumuler sur le sujet depuis quelques années dans une présentation à la fois simple et attrayante (du moins en ai-je eu l’impression). Pour qui n’en aurait pas encore entendu parler (?), l’anthropocène est le nom possible (mais pas encore acté par les géologues) d’une ère géologique nouvelle marquée par l’action des hommes sur la terre elle-même succédant à l’Holocène (à une date à préciser, cf. Anthropocène, année zéro, p.24-25). Comme concept désormais sorti du seul secteur scientifique de la géologie qui l’a vu naître en 2000-02 grâce au Prix Nobel de chimie, Paul Crutzen, l’anthropocène signifie surtout la prise de conscience, à la fois rationnelle et émotionnelle, que la crise environnementale, certes bien perçue dès les années 1970, a muté dans les dernières années en une situation englobante qui change déjà (ou changera) toutes les données acquises de l’expérience humaine. C’est le réveil douloureux où l’on comprend enfin que rien de ce qui est humain ne peut déjà (ou ne pourra) en effet échapper au choc en retour de l’action humaine sur la nature, par exemple, aux conséquences du réchauffement global que la croissance économique carbonée des deux derniers siècles provoque pour ne citer que l’aspect le plus évident de l’anthropocénisation en cours du monde. Au delà du seul réchauffement climatique (Climat, p. 38-61),  d’autres grandes thématiques sont abordées, comme la perte de biodiversité (Biodiversité, p. 62-81), les différentes formes de pollutions (Pollutions, p. 82-103),  les modes de vie consuméristes (Démographie, p. 104-119) et les (absences de) réactions politiques (Politiques de l’Anthropocène, p. 120-135) . Bien sûr, c’est à chaque fois seulement une synthèse sur quelques pages qui est proposée, et les auteurs ne prétendent pas nous proposer ici une encyclopédie. Les textes sont courts, les illustrations finalement pas si nombreuses que cela, mais, à chaque fois, l’essentiel est dit ou illustré. Un index (p. 152-157) permet une lecture transversale. La bibliographie (p. 146-151) permet d’aller plus loin. Il ne manque, du point de vue pédagogique, qu’une webographie, qui listerait les sites des diverses organisations concernées où l’information fiable sur ce sujet est disponible (et peut-être aussi la liste des sites qui désinforment à dessein sur le sujet?).

L’autre aspect – en dehors de cette synthèse attrayante qu’il faut vraiment saluer que tout étudiant un peu intéressé comprendra et qui peut être mise dans les mains de lycéens – est un message politique. Le moment n’est pas au désespoir. Comme le disent les auteurs dans leur préface, « Il ne s’agit pas d’accabler les lecteurs avec la litanie des crises et des catastrophes à venir – même si cet effet n’est pas totalement évitable [ admirez la formule!] -, mais plutôt, autant que faire se peut, de leur montrer tous les chantiers politiques qui s’ouvrent à eux pour répondre à ce défi. L’époque est angoissante, mais pas désespérante.[admirez là encore la formule!] L’Anthropocène fait ressortir notre immense responsabilité, mais il crée aussi l’opportunité de redéfinir notre rapport à la Terre. » (p. 13) Le livre bénéfice dans cette même perspective  d’une Postface de Bruno Latour (p. 143-145), qui commence par ces mots : « D’abord ne pas se désespérer ». Le livre fait d’ailleurs significativement une place au cas de la couche d’ozone (Ozone, p. 28-37) comme exemple plutôt réussi de maîtrise d’une problème environnemental mondial. Bref, le message politique est largement : « mobilisons-nous, luttons, innovons, expérimentons, et cela n’ira pas si mal que cela ». C’est en somme, en partant des mêmes constats appuyés sur l’état des connaissances scientifiques (celles synthétisées par le GIEC en premier), l’envers exact du discours de la collapsologie. Pour ce dernier, tout est déjà perdu, et il faut se préparer à la fin de ce monde. Pour les auteurs de ce livre optimiste, il faut se mobiliser avec force, et il faut tout changer (« redéfinir notre rapport à la Terre » tout de même… vaste programme… ) pour sauver au moins les meubles de l’humanité et les aspects positifs de ce monde-ci. D’ailleurs le cas Greta Thunberg n’est-elle pas l’une des preuves que la mobilisation en ce sens est déjà  en cours?

Bien sûr, d’un point de vue politique (et aussi du point de vue du pédagogue face à la jeunesse), il vaut mieux militer (au sens le plus large du terme), ou pousser à le faire, que se désespérer ou pousser au désespoir. En même temps, un tel Atlas de l’anthropocène – si  esthétique dans sa composition par ailleurs – n’aurait-il pas dû oser présenter une vue encore plus réaliste de la situation pour mieux faire comprendre les enjeux politiques d’un tel militantisme?

D’une part, il manque un état des lieux des institutions, États, entreprises, groupes humains, idéologies, qui constituent les adversaires de ces mobilisations présentes ou à venir. Il y a certes une double page sur La fabrique du doute au service de l’industrie fossile (p. 130-131), avec une infographie sur les principales entreprises du secteur de l’énergie fossile (p.131), mais c’est un peu le seul endroit du livre où des entreprises capitalistes de grande taille sont nommément mises en cause. Or il suffit de voir ces jours-ci la réaction outragée d’Emmanuel Macron et de ses ministres, nos greenwasheurs à nous, aux propos un peu vifs de Greta Thunberg cette semaine à l’ONU pour se rendre compte qu’il existe de très solides intérêts qui bloquent toute avancée sérieuse vers ce à quoi les auteurs de cet Atlas de l’anthropocène aspirent. Aurait-il été de si mauvaise politique que de les nommer et les lister? Un peu de Carl Schmidt et de sa distinction amis/ennemis n’aurait pas fait de mal – d’autant plus que le camp d’en face ne se gêne pas lui pour établir ses listes de gens à abattre (au propre ou au figuré).

D’autre part, pour parachever le (sombre) tableau que dresse cet Atlas de l’anthropocène , il faudrait aussi signaler au (jeune) lecteur que l’on souhaite informer au mieux que tous les grands États – États-Unis, Chine, Inde, Russie, etc. – sont entrés ces dernières années dans une nouvelle course aux armements, et qu’ils recherchent visiblement tous à se donner les moyens de maîtriser les sources de leur croissance matérielle façon XXème siècle (pétrole, gaz, matières premières, débouchés, etc.). Cette frénésie de puissance est-elle liée chez leurs dirigeants à la prise de conscience de l’anthropocène comme situation? Il y a de bonnes chances que cela soit le cas, comme le montre, quoique par inadvertance, la proposition « loufoque » de Donald Trump d’acheter le Groenland au Danemark. Chacun de ces grands acteurs semble se préparer au cas où (fort probable) tout commencerait à devenir très instable sous nos pieds (pour paraphraser Latour). Cela peut de ce fait faire fort mal tourner pour les mobilisations que les auteurs souhaitent. Atteinte à la sécurité nationale…

En résumé, un grand bravo aux auteurs pour l’effort pédagogique, mais encore un petit effort pour présenter les  bien réelles difficultés de la mobilisation salvatrice qu’ils proposent, à laquelle je souscris par ailleurs pleinement comme citoyen, mais dont je m’effraie et me désole des difficultés comme politiste.

 

 

François Fourquet, Penser la longue durée.

img20180611_20502686Il y a de ces livres dont on se demande comment un éditeur sérieux (en l’occurrence, François Gèze. cf. p.4) a pu le travailler sans se rendre compte qu’il offrait ainsi aux lecteurs un produit (presque) sans intérêt. Le livre (posthume) attribué à François Fourquet, Penser la longue durée. Contribution à une histoire de la mondialisation (Paris : La Découverte, 2018) fait partie de ceux-là.

Ce livre partait pourtant d’une bonne intention. Il s’agissait de rendre hommage à un économiste hétérodoxe trop tôt disparu.  Né en 1940, auteur d’un classique souvent cité (Les comptes de la puissance, 1980), F. Fourquet est mort en effet en  2016 – à 76 ans donc. Il avait mis en chantier un livre qui aurait été une histoire de la mondialisation. Un collègue du  disparu, Alain de Toledo,  a voulu au moins publier l’introduction théorique de cet opus à jamais inachevé (« Avertissement », p. 5-6). Fort bien.  Cela constitue à peu près les deux tiers de l’ouvrage (p. 17-172). Comme tout de même l’éditeur a dû penser que ce texte n’était pas des plus passionnant, il a eu l’idée de republier un article de F. Fourquet, paru en 2004 dans l’Année de la Régulation (n°8), « Le rapport international est toujours dominant » (p. 183-236). Et, comme les thèses exprimées dans cet article constituaient une critique en règle de l’approche de l’international par « l’École française de la Régulation », l’éditeur a proposé à Robert Boyer, son plus éminent représentant, un droit de réponse dans une longue postface, « Vertus et limites  d’une histoire globale de la mondialisation: un dialogue entre François Fourquet et la théorie de la régulation », en date du 31 janvier 2018 (p. 237-306). Pour donner quelque légitimité à cet ensemble un peu brinquebalant, Christian Chavagneux livre une Préface, « La méthode Fourquet » (p. 7-15), à moitié convaincue, qui ne cache pas qu’il n’est pas d’accord avec tout ce que F. Fourquet peut dire dans l’ouvrage.

Comme chacun sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions. (Enfin, bon d’accord, c’est une fake news…). Le texte laissé par F. Fourquet (et mis en forme par A. De Toledo) constitue en effet plus un  document pour les historiens des sciences sociales qu’un apport vraiment novateur. En effet, comme fort honnêtement, F. Fourquet cite ses références intellectuelles à plusieurs reprises (dont dans ses « Remerciements », p. 17-21, qui ouvre son propos), on se rend compte avec quelque effroi qu’il semble avoir arrêté la plupart de ses opinions dans les années 1960 et n’en avoir guère bougé ensuite. J’ai eu l’impression en le lisant de parcourir les rayonnages des librairies d’occasion que j’affectionne tant par ailleurs.  Quelqu’un qui, au cœur des années 2010, cite sérieusement (dès la page 19, et p. 57-58) Sartre, Critique de la raison dialectique (1960), comme une œuvre qui lui a inspiré des concepts (dont ceux de « pratico-inerte » et  de « quasi-sujet », deux des points les plus contestables de toute la démonstration par ailleurs) fait preuve d’un beau courage – ou d’une absence totale de sens de l’à propos par rapport à l’état des sciences sociales de son temps. Idem pour l’hommage à A. Toynbee (p. 17), lui aussi utilisé ensuite. A ces références pour le moins vieillies (pas toutes heureusement), il faut ajouter que le lecteur comprendra rapidement que F. Fourquet étale pour le moins complaisamment une vieille rancœur contre le mouvement communiste si typique  d’un ancien croyant de la foi communiste de sa génération. C’est peu dire que ce genre de ratiocinations n’intéressera guère en 2018 le lecteur de moins de 70 ans – dont je suis tout de même! Sans doute pour bien se démarquer de ses anciens camarades de parti, F. Fourquet en vient ainsi à prétendre que, d’un certain point de vue, « le capitalisme » ne peut pas exister puisque c’était le nom de l’adversaire que le communisme et le socialisme s’étaient construits, et, comme ces derniers n’existent plus comme perspectives historiques et bien le capitalisme non plus (p. 113-115). Ce genre de truisme  est certes fort plaisant à enregistrer pour l’historien des idées, ou plus exactement pour celui des générations intellectuelles en France, mais fort rebutant pour le lecteur contemporain.

Pour ce qui est de la thèse centrale de F. Fourquet – rassurons tout de même les mânes de l’auteur : elle existe -, le problème qui apparait tout de suite au lecteur un peu informé est qu’elle n’est pas si nouvelle que cela. Il le dit d’ailleurs lui-même: il s’inspire largement des travaux de François Braudel sur l’économie-monde, les généralise et les amène jusqu’à l’époque la plus contemporaine. On pourrait ainsi  résumer sa thèse en disant qu’il propose une version économique de l’hypothèse Gaïa. Pour F. Fourquet, le tout de l’économie-monde (une fois devenu économie mondiale au XIXème siècle par absorption de toutes les économies-mondes dans l’économie-monde dominée par Londres) détermine en dernière instance tout le reste. Le tout (de l’économie mondiale capitaliste) l’emporte sur les parties (nationales/régionales/locales). Le tout permet en réalité la création des parties qui n’existent que comme parasitage ou hèlage (national/régional/local) du capital.  Les États sont  en effet des organisations territoriales qui tendent, soit à taxer le capital, soit à essayer de le séduire pour qu’il s’installe sur leur territoire (ce que F. Fourquet appelle le hèlage). Et, concrètement, si on le suit, ce sont les grandes familles marchandes/financières/capitalistes qui dominent le centre de l’économie-monde et qui forment le cœur de l’économie mondiale. Les États ne représentent eux qu’un parasitage de ce mécanisme fondamental d’une vie économique, sociale et culturelle du monde, organisée par cette super-élite marchande centrale. Cette dernière vit de la richesse créée par la coopération, par l’intelligence collective, de toute l’humanité. En dehors des auteurs que cite F. Fourquet, cette thèse ressemble beaucoup pour le passé à celles de K. Polanyi sur la naissance du capitalisme (années 1950), et, pour le présent, aux thèses de T. Negri et M. Hardt sur la « multitude » et l' »empire » (début des années 2000) – ou dans un autre registre, à celle de Yuval Noah Hariri dans Homo Deus (2015) insistant sur la « collaboration » comme source ultime du pouvoir d’Homo sapiens sapiens sur la planète .

Cette thèse centrale – respectable en elle-même- se trouve malheureusement encombrée de considérations annexes (sur la religion, sur les civilisations, sur le changement social par effervescence [sic] à la Durkheim, etc.) qui rendent le propos des plus énervants. Par moments, j’aurais eu envie de renvoyer une version corrigée de son ouvrage à F. Fourquet s’il avait encore été de ce monde, et je détesterais que certains propos de ce livre soient repris par des étudiants naïfs. (Désolé, j’ai vraiment les défauts de mon métier). Le pire est que l’article de 2004, ici reproduit, dit finalement les choses plus clairement, et il pose d’ailleurs une objection à la théorie de la régulation: y aurait-il pu avoir le « compromis fordiste » au niveau des nations occidentales s’il n’y avait pas eu la Guerre froide, et le changement, observé dès les années 1970, n’est-il pas lié à ces aspects géopolitiques? C’est là à dire vrai une très bonne question. Et j’aurais tendance à répondre avec les historiens de la Guerre froide que les compromis nationaux n’auraient décidément pas été les mêmes si la menace communiste n’avait pas existé.

Malheureusement, pour ajouter de la confusion, R. Boyer dans sa réponse ne se saisit pas vraiment ce point d’histoire – qui, il est vrai, n’est pas de son domaine de compétence. Il explique encore une fois la théorie de la régulation dans son dernier état – avec force schémas plus ou moins clairs-, et il montre comment celle-ci peut rendre compte du changement de régulation du compromis fordiste vers le néo-libéralisme financiarisé. Revenant sur l’idée de compromis socio-politique, R. Boyer insiste sur l’importance du niveau national, sans vouloir se confronter à cet argument (juste à mon sens) de la Guerre froide.  En outre, même s’il prend en compte l’ensemble du propos de F. Fourquet, R. Boyer répond surtout à l’article de 2004, qui portait plutôt sur la période contemporaine, mais pas à l’argument ultra-mondialiste de F. Fourquet sur la longue période. Trompé peut-être par les formulations vraiment un peu mystiques par moment de F. Fourquet (Hegel sort de ce corps!), R. Boyer croit seulement y voir une idée philosophique – facile à réfuter, ou à ne pas prendre en compte-, mais il manque la question tout à fait historique. L’économie est-elle d’abord mondiale, avant d’être nationale?

En même temps, à vouloir répondre à F. Fourquet, on retomberait sans doute sur la réponse de Braudel: il y le proche et il y a le lointain. La période contemporaine est peut-être celle où tout le proche (l’économie de subsistance) se trouve pris dans le lointain (l’économie de marché). F. Fourquet aurait pu d’ailleurs argumenter qu’avec les effets multiformes de l’économie mondiale sur l’écologie de la planète terre, toute activité (y compris celle de groupes de chasseurs-cueilleurs au fin fond de l’Amazonie) est prise dans ce tout et en subit les conséquences (externalités). Bizarrement, il n’évoque pas ces aspects écologiques. Il voit l’économie mondiale comme le résultat productif de toutes les intelligences humaines et les économies nationales comme la résultante de la répartition politique de ce résultat, mais il ne voit pas que son raisonnement pourrait être facilement étendu aux pollutions. Par exemple, si les riches électeurs de D. Trump encaissent les profits de leurs capitaux investis à Wall Street, c’est aussi grâce au fait que les Inuits par exemple sont forcés de subir des température élevées qui détruisent ce qui restait de leur mode de vie et qu’ils ne disposent pas des moyens de coercition pour contrer cette destruction. Leur mode de vie est négociable.

Par ailleurs, la seule intuition de F. Fourquet qui m’a semblé vraiment originale est celle selon laquelle le centre de l’économie-monde, une ville ou une conurbation entre plusieurs villes (actuellement New York – Washington), doit être un lieu de tolérance religieuse, culturelle et politique. L’intolérance nuit aux (bonnes) affaires qui forment le cœur de  l’économie monde. Cela semble bien être le cas pour les cas du passé (Venise, Anvers, Amsterdam, Londres), et il serait logique que cela soit le cas dans l’avenir. C’est là un argument qui laisse à penser à F. Fourquet que la Chine (communiste) ne peut pas devenir à terme le centre de l’économie mondiale (en particulier p. 169-170, et p. 173-175, reproduisant un point de vue donné au journal le Monde en 2010). (Ou est-ce que cela veut dire que Singapour sera le centre du monde du XXIème siècle?) Pour le coup, c’est là une prédiction que les historiens de l’avenir auront le loisir de falsifier ou de confirmer. Si elle est vraie, l’idée que le centre de l’économie-monde est par nécessité tolérant me parait aussi un message d’espoir pour la liberté intellectuelle de l’humanité.

Au final, la publication de cet ouvrage, dont je déconseillerai la lecture aux étudiants même avancés, dessert la cause que F. Fourquet entendait sans doute servir. L’idée est bonne, mais la réalisation terrible. Il aurait donc mieux valu s’abstenir de proposer au lecteur de 2018, d’une part, des preuves si éclatantes d’une pensée vieillie à bien des sens du terme, et, d’autre part, des démonstrations si bancales. Faire les fonds de tiroir n’est jamais très raisonnable, même par amitié. A chacun son époque.

 

 

 

 

9 novembre 2016

Je ne sais pas ce que le destin trouve de si passionnant aux 9 novembre, mais je soupçonne qu’il commence à se moquer sérieusement de nous. Le 9 novembre 1918, l’Empire allemand s’écroule. Le 9 novembre 1938, c’est la « Nuit de Cristal ». Le 9 novembre 1989 tombe le Mur de Berlin. Et, le 9 novembre 2016, on annonce l’élection à la surprise et stupeur générales comme Président des États-Unis d’un lointain descendant d’immigrant allemand, d’un outsider absolu de la politique. C’est vraiment, semble-t-il, le « Schicksaltag der Deutschen » , le jour du destin des Allemands, et, par là-même, de nous-mêmes.

Comme beaucoup de gens pourtant bien informés a priori, je n’avais pas venu venir cet événement. Ou plutôt ai-je espéré jusqu’au dernier moment que les sondages diffusés par les médias ne se trompent pas. Je trouvais pourtant que le slogan choisi par Donald Trump était excellent : « Make America Great Again », une telle forfanterie de sa part ne pouvait que le porter à la Maison blanche. Ce n’était pourtant là qu’une simple intuition (esthétique?) de ma part.

En effet, l’un des coups de massue de cet événement, c’est bien sûr l’écroulement de la crédibilité de l’instrument sondagier. Les spécialistes du domaine chercheront à se dédouaner en plaidant la marge d’erreur, l’évolution de dernière minute, et surtout l’électeur chafouin refusant obstinément de répondre à quoi que ce soit de ce genre. Il restera tout de même que la plupart des sondages allaient dans le même sens, et ce jusqu’à la fin (même s’ils avaient perçu un frémissement de toute dernière minute pro-Trump). Un seul baromètre sondagier donnait régulièrement Trump en tête. Quel échec! Que penserait-on par exemple d’une méthode chirurgicale en médecine qui ne réussirait qu’une fois sur dix ou bien moins encore?  Quant à l’agrégation de résultats de sondages sur les swing states pour estimer le résultat final en grands électeurs, l’échec s’avère là aussi complet. On ne souligne guère en plus que les sondages n’avaient pas vu venir non plus la vague républicaine au niveau des élections de la Chambre des représentants. Contrairement à ce qui avait été craint à un moment de la campagne par les responsables républicains eux-mêmes, la candidature Trump n’a pas eu un effet repoussoir sur les électeurs qui se serait répercuté sur les chances d’élection ou de réélection des représentants de son propre camp, bien au contraire, il les a menés à la victoire aussi à ce niveau-là. Il est en plus assez cruel pour l’image publique de ma propre discipline qu’à la fin ce soit un article de Michael Moore, le cinéaste d’extrême gauche, paru dans le Huffington Post l’été dernier, qui paraisse à l’applaudimètre le plus prémonitoire de ce qui a fini par arriver. Il est vrai cependant que, comme le souligne François dans Polit’bistro, que, sur les fondamentaux de ce qui ferait l’élection de Trump en novembre 2016, la science politique a bien des choses pertinentes à dire. De fait, les raisons qui expliquent la défaite d’Hillary Clinton sont largement les mêmes que celles qu’évoquait alors M. Moore. La carte régionale des progrès électoraux des Républicains, avec cette immense tâche de progression autour des Grands Lacs, la désormais célèbre Rust Belt, confirme en effet  son analyse selon laquelle les électeurs de ces régions n’en pouvaient plus d’un candidat démocrate leur promettant encore plus de libre-échange. Face à un Donald Trump choisi officiellement par les Républicains (et non pas opérant en tiers parti, comme Ross Perot en 1992), Michael Moore avait aussi bien perçu le problème posé aux Démocrates par la candidature de Madame Clinton, une ploutoucrate moralisante à souhait (on se souviendra longtemps de sa saillie de fin de campagne sur les « déplorables »!). Cette dernière ne pouvait qu’énerver un peu plus encore les blancs peu éduqués des classes moyennes inférieures – tout au moins ceux qui sont allés voter. Surtout elle semble avoir réussi à démobiliser son propre camp, puisque, selon tous les chiffres que j’ai vu passer, c’est surtout le vote démocrate qui s’écroule entre 2008 et 2012, en dépit même des tendances socio-démographiques favorables à ce vote (éducation, poids des minorités). Même si elle devait rester lors du décompte final légèrement majoritaire en suffrages à l’échelle du pays, il n’est pas difficile de voir a posteriori qu’il s’agissait là du pire candidat possible à un moment où les électeurs des États-Unis aspirent à du changement (après tout c’était déjà là l’un des ingrédients de la victoire de B. Obama contre elle lors de la primaire démocrate de 2008…). Or, par définition, elle représentait comme démocrate, le candidat sortant pour la Présidence après les deux mandats démocrates d’Obama. Force est de constater qu’elle a  raté l’opération qui avait si bien réussi chez nous à N. Sarkozy en 2007 où il se présenta comme l’homme de la rupture, alors même que son propre parti (RPR puis UMP) était au pouvoir depuis douze ans. Il faudra se demander d’ailleurs pourquoi lors de la primaire démocrate de 2015-16 seul Bernie Sanders a osé la défier. Les historiens feront sans doute un jour toute la lumière sur les accords pris au sein du Parti démocrate pour ouvrir la voie de la victoire défaite à Madame Clinton. Il restera toujours un doute : que se serait-il passé si les Démocrates avaient choisi un équivalent de Sarkozy? Pas nécessairement Sanders, probablement trop à gauche, mais un Obama bis? Enfin, cette élection tend à prouver que les grands indicateurs économiques habituels donnent désormais une vision erronée de la situation réelle des habitants d’un pays comme les États-Unis et ne définissent plus vraiment l’ambiance y prévalant. On avait déjà vu cela lors du vote britannique sur le Brexit.  La croissance du PIB et les taux de chômage et d’inflation ne veulent donc plus dire grand chose politiquement : il y a désormais des majorités de mécontents  à soulever dans l’électorat des pays développés malgré ces bons indicateurs. Enfin, suite au mouvement « Black live matters », il n’était pas tout de même pas très difficile de se rendre compte qu’il existait plus que jamais un solide fond de sauce raciste et xénophobe dans la population et les institutions américaines. Cependant, cet échec à prévoir, qui ne correspond sans doute pas à toute la science politique mais seulement à sa marge la plus dépendante des sondages pour son appréhension de la réalité,  n’a guère d’importance dans le fond : seule la victoire de Trump importe pour l’histoire à venir. Le meilleur du pire reste à venir.

Et là, je ne serai guère original, bien au contraire: il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Sans doute parce que je ne fréquente pas trop les sites d’extrême-droite (c’est un tort je sais), je n’ai pas lu un seul article ou billet de blog depuis l’annonce de la victoire de Trump qui laisse le moindre espoir que cela ne se passe pas très mal au final. There will be much blood.

Sur le plan du personnage que représente Donald Trump, comme je suis spécialiste de la vie politique italienne, il m’est très difficile de ne pas le comparer avec celui de Silvio Berlusconi. Or, en 1994 au moins, le dit Silvio était infiniment plus présentable que le dit Donald. Au contraire, à l’époque, avec son air de gendre parfait et ses costumes et cravates à l’anglaise, Berlusconi représentait le leader modéré qui garantissait qu’il saurait gérer au mieux des intérêts de la bourgeoisie libérale et anti-communiste ses deux alliés remuants d’extrême droite (la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et les néofascistes du Mouvement social italien de Gianfranco Fini). Surtout, les biographes de S. Berlusconi, même très critiques à son égard, étaient beaucoup plus positifs sur ses capacités intellectuelles et même sur son sens moral. Par contraste, le contenu de la table-ronde organisée par PoliticoMagazine entre certains des biographes de Trump m’a frappé : au delà de leur carrière immobilière/médiatique, de leur capacité à parler au grand public et à leur charme dans les relations privées qu’ils ont en commun, aucun ne prétend que D. Trump  travaille dur, qu’il est capable de se concentrer (?!?) ou d’un minimum d’altruisme. Au contraire, personne n’a expliqué en 1994 que S. Berlusconi n’avait pas une grande  capacité de travail, un solide sens stratégique, et surtout quelques collaborateurs et amis prêts à tout pour lui qu’il savait fort bien fidéliser – un vrai patron avec des clients en somme. Il faut rappeler ici que le machisme, les blagues racistes et homophobes, la réhabilitation du fascisme, les propos contre la démocratie parlementaire, etc. sont venus ensuite. En 1994, S. Berlusconi, certes bien plus jeune que Trump en 2016, savait se tenir – son priapisme et son goût pour les jeunes filles n’est venu couronner le tout que quelques années plus tard. Je rejoins donc là un commentaire assez général sur le cas Trump : il n’existe sans doute pas dans l’histoire récente d’exemple comparable d’un candidat victorieux à une élection majeure dans une vieille démocratie dont les défauts moraux ont été aussi clairement étalés aux yeux du  grand public par les médias au moment même de son élection. Il ne lui manque que la pédophilie, le cannibalisme et les messes noires, pour être le pire du pire. Cela aussi Michael Moore le pressentait en citant d’autres exemples où les électeurs américains avaient choisi d’élire des unfit for the job pour cette raison même.

Par ailleurs, du point de vue de la politique française, cette victoire outre-atlantique de la droite la plus dure, pour ne pas dire de l’extrême droite, n’annonce vraiment rien de bien sympathique. Avec bien d’autres indices qui s’accumulent depuis au moins dix ans, la victoire de Trump semble pour le coup définir vraiment un sens de l’histoire: une ère du « néo-nationalisme », comme l’a appelée immédiatement un collègue écossais, Mark Blyth. L’effet le plus courant à moyen terme de la crise économique ouverte en 2007/08 semble désormais évident : les droites autoritaires, nationalistes et xénophobes progressent, et les gauches modérées qui ont essayé de jouer le business as usual sombrent les unes après les autres.  Sur un plan très (trop?) général, on dirait bien avec le recul du temps que la Russie des années 1990 fut le véritable laboratoire du futur : choc néo-libéral dans un premier temps qui traumatise les 9/10ème de la population russe, chaos économique et bientôt politique, et enfin choc en retour autoritaire, nationaliste et xénophobe, qui préserve toutefois si j’ose dire les acquis du capitalisme.   Par ailleurs, au delà de ce contexte général, qu’on observe de manière trans-civilisationnelle n’en déplaise à S. Huntington (en Chine, au Japon, en Inde, en Turquie, etc.) à des degrés divers avec la montée en puissance de la formule « nationaliste-autoritaire-machiste-religieuse-capitaliste » un peu partout,  il m’est difficile de ne pas voir comme beaucoup de gens que  les situations de la France et des États-Unis se ressemblent mutadis mutandis par bien des côtés.Deux pays de vieille industrialisation et de vieille démocratie où les classes populaires qui se considèrent elles-mêmes comme « de souche » sont en train de basculer – quand elles votent! – à l’extrême droite ou à la droite de la droite. Comme l’explique bien  le politiste néerlandais Cas Mudde, leur désarroi économique se traduit par une xénophobie qu’exploiteront ceux qui ont investi dedans depuis des décennies. Il est donc illusoire à ce stade de séparer le bon grain de la plainte économique et sociale de l’ivraie du ressentiment xénophobe et des aspirations autoritaires.

Par ailleurs, comme je l’ai rappelé plus haut, la défaite de Madame Clinton rappelle que les indicateurs socio-économiques ordinaires de réussite sont désormais un leurre. Notre gauche de gouvernement sera elle aussi écrasée l’an prochain – malgré ses « bons chiffres ». Eh oui, mon bon François. la courbe du chômage baisse, les comptes de la Sécurité sociale sont presque à l’équilibre, « Cela va mieux »,  tous les espoirs te sont permis : tu peux donc te présenter à la primaire de la « Belle Alliance populaire » pour la perdre probablement, et celui qui t’aura battu (Montebourg? Macron? Valls?) perdra lui-même l’élection présidentielle.

Anticipant sans doute cette issue, une Dominique Méda pousse un cri de colère dans un article du Monde en remontant le fil des erreurs de la gauche jusqu’en 1983, et en allant jusqu’à regretter l’élection de F. Hollande en 2012 qui n’a fait qu’empirer les choses pour la gauche française. De fait, il faut bien  constater en effet qu’il n’est plus temps de renverser la vapeur. En ce début du mois de novembre 2016, le temps manque pour prouver aux électeurs des classes populaires et moyennes que la gauche de gouvernement peut vraiment faire quelque chose pour eux. Ce n’est pas un petit avantage social par là, et une petite baisse d’impôt direct par là, qui changera quelque chose à l’image déplorable de changement qui n’est décidément pas pour maintenant qu’a donné la présidence Hollande depuis 2012. Ce n’est pas après avoir fait voter une « Loi travail » contre la volonté des deux des principaux syndicats de salariés (la CGT et FO) et des centaines de milliers de manifestants que cette gauche de gouvernement-là risque de séduire de nouveau le bon peuple. De même, après huit années de « Yes We Can », une bonne part des classes moyennes inférieures et classes populaires nord-américaines en a conclu qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté-là de l’échiquier politique. Ce fut donc l’abstention ou le vote Trump. En France, les électeurs ne croiront jamais non plus qu’un représentant de cette gauche de gouvernement qui les a tant et tant trahis dans leurs espoirs depuis le début des années 1980, et encore plus depuis 2012 va être là pour eux. Certains espéreront certes que Mélenchon, séparé du PS depuis 2008 et clairement à l’extérieur de BAP, ou Montebourg ou Hamon au sein du PS et donc à l’intérieur de la BAP,  relèveront le flambeau de la gauche qui sait parler aux classes populaires. Je n’y crois guère parce qu’aucun d’entre eux ne dispose d’une vraie base locale ou  d’un modèle étranger pour exemplifier et crédibiliser ce qu’ils veulent faire, et qu’ils restent en plus divisés sur le statut de l’Union européenne. Et surtout, à en juger par les dernières élections locales, la gauche est de toute façon devenue très minoritaire dans le pays. Une remontée subite de cette dernière en 2017 défierait vraiment toutes les tendances à l’œuvre depuis 2012. Peut-on être de gauche, donc rationaliste, et croire aux miracles?

Du coup, qu’en sera-il de cette prochaine élection présidentielle? Comment un électeur de gauche va-t-il faire pour choisir au second tour entre la Peste xénophobe d’une Le Pen et le Choléra néo-libéral d’un Juppé, Sarkozy ou Fillon? Les candidats les plus probables de la droite sont en effet à ce stade de la campagne des primaires de la droite presque parfaitement « anti-sociaux » dans leurs propositions économiques. Certes Sarkozy va se précipiter in extremis de la campagne des primaires de la droite pour faire du Trump en prônant le protectionnisme de manière outrancière, mais avec quelle crédibilité auprès des électeurs auquel il a déjà chanté ce refrain entre 2007 et 2012? Il y a une droite républicaine  tenant un tel discours (N. Dupont-Aignan, et H. Guaino), mais justement, elle n’a pas son champion crédible au sein même de la primaire de la droite.  Certes le candidat investi de la droite peut changer de discours pour la campagne présidentielle, mais cela lui sera difficile d’être crédible. Au total, cela veut dire que le candidat de la droite républicaine va être dépourvu face à une candidate FN qui pourra appuyer à l’envie sur cet aspect. J’en ris jaune d’avance. Et là, franchement, je crois que je vais essayer de me préparer moralement au pire.

L’Union européenne, cette copropriété en difficulté…

La lettre signés vendredi soir 20 février 2015 entre le gouvernement grec d’Alexis Tsipras et les autres pays de la zone Euro rend encore plus évident, s’il en était encore besoin, les apories auxquelles la « construction européenne » se heurte de plus en plus.

Le gouvernement grec a accepté de continuer à respecter le cadre général de la tutelle que le pays subit depuis 2010 en contrepartie de l’aide que les autres pays de l’Eurozone, le FMI et la BCE lui allouent. Il doit proposer lundi 22 février une liste de « réformes structurelles » que ses créanciers doivent agréer ensuite, afin que le pays et ses banques aient accès à des liquidités suffisantes pour ne pas faire faillite et pour refinancer les dettes de la Grèce.  En vertu de cet accord qui prolonge de fait le plan de sauvetage de 2012, un délais de quatre mois (et non de six) a été négocié pour que le gouvernement grec propose autre chose que la politique économique choisie jusqu’ici, mais, d’ici là, il doit respecter comme avant les consignes agréées par ses partenaires. En échange, il reçoit le droit de faire un tout petit plus de dépenses publiques en 2015 que prévu initialement (et encore à condition que les impôts et taxes rentrent comme prévu), ce qui devrait lui permettre de répondre aux urgences sociales les plus pressantes.

L’interprétation de ce résultat diffère selon les commentateurs. Certains libéraux, comme Eric Le Boucher, y voient, avec un plaisir non dissimulé, la défaite sans appel du populisme de Syriza. L‘économiste Jacques Sapir – pour une fois optimiste! – y voit plutôt un bon début de partie pour le Ministre grec de l’économie, Yanis Varoufakis, sans que rien ne soit acquis. Le journaliste de la Tribune, Romaric Godin, pense qu’il s’agit d’un match nul, ou d’une courte défaite pour le côté grec, ce qui vu les circonstances (les humiliations subies depuis 2010) constitue une victoire morale pour la partie grecque. La détermination du vainqueur de la confrontation fait pleinement partie du jeu : vendredi soir, lors de sa conférence de presse, pour signifier sa victoire, le Ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a déclaré que l’accord serait « difficile à vendre à l’électorat grec » – autant dire que le Ministre allemand aimerait bien que l’accord échoue et qu’il provoque la chute du gouvernement Syriza-ANEL. La réaction de ce jour du vieux résistant grec, Manolis Glezos, devenu eurodéputé Syriza, parlant de trahison par les négociateurs grecs des demandes populaires exprimées par l’élection du 25 janvier 2015, va largement dans le sens de ce qu’anticipait avec délectation le très conservateur W. Schäuble. Il est possible cependant que le fait même que le dit Ministre allemand souhaite un tel développement contribue à l’arrêter, et atteste de la victoire grecque. Plus généralement, dans toute l’Union européenne, il y a ceux qui espèrent dans le succès du gouvernement Tsipras et ceux qui en font des cauchemars. Dans une perspective plus pessimiste (ou simplement plus financière), on peut aussi interpréter ce qui est en train de se passer comme un vaste jeu de « blame avoidance » : la sortie de la Grèce de la zone Euro se trouve en fait inévitable (ce que pense un J. Sapir par ailleurs), mais ni le gouvernement grec ni ses partenaires ne veulent endosser la responsabilité ultime de cet événement (« Grexit »), l’accord servirait du coup simplement à en repousser le moment, et surtout à essayer des deux côtés à rejeter le moment venu la faute sur l’autre.

Au delà de ces considérations immédiates, l’accord du vendredi 20 février, à la fois dans sa négociation et son résultat, illustre à mon sens encore une fois cette double aporie de la zone Euro : la sortie pour un pays est impossible; la solidarité entre habitants des différents pays y est inexistante.

Premier point. Comme l’ont fait remarquer rapidement les commentateurs, la faiblesse de la partie grecque dans les négociations tient au fait que le gouvernement Tsipras n’a pas été élu pour faire sortir le pays de la zone Euro. De ce fait, il ne peut menacer ses partenaires de faire faillite sur l’ensemble de sa dette, et il ne peut utiliser la Banque centrale de Grèce pour se financer (au moins temporairement). Cette absence de volonté de quitter la zone Euro correspond avant tout à une crainte dûment exprimée comme telle par une majorité d’électeurs grecs. Les votants du 25 janvier auraient pu s’exprimer en faveur des partis qui proposaient ce choix de l’exit, ils ne l’ont pas fait. Du coup, le gouvernement grec est mandaté pour rester dans la zone Euro, et c’est d’ailleurs ce qu’a annoncé avant la négociation le nouveau Ministre grec de l’économie. Il a même tissé des louanges au projet européen, et il a dit lui-même qu’il ne savait pas ce qui se passerait en cas de « Grexit » – manière élégante de dire qu’il voyait se profiler l’apocalypse à cette occasion.

Faute de cette solution du « Grexit », refusée par la population grecque (pour des raisons à expliquer par ailleurs), les nouveaux gouvernants grecs comme les anciens et sans doute les suivants sont contraints de passer par les fourches caudines de leurs partenaires pour boucler leurs fins de mois. L’accord signé vendredi soir réitère ainsi que la Grèce doit payer tout ce qu’elle doit à ses partenaires européens, à la BCE et au FMI. C’est selon l’avis de la plupart des économistes impossible – sauf miracle économique jamais vu pour un tel pays -, mais il faut faire continuer à faire semblant que cela l’est, pour avoir droit à une aide supplémentaire. Il faut du coup continuer à dégager un excédent primaire du budget pour pouvoir rembourser. Cette condition s’avère d’ailleurs d’une logique imparable : vous ne pouvez prêter une somme à quelqu’un, si vous admettez par ailleurs dans le même temps qu’elle ne vous remboursera jamais ce qu’elle vous doit déjà. Ce financement à la Grèce indispensable à son maintien dans l’Euro se trouve de plus d’autant plus difficile à accorder que certains pays de l’Eurozone sont officiellement moins riches que la Grèce, qu’ils ont eu eux-mêmes à faire face à un plan similaire d’ajustement structurel, ou que leurs contribuables ne veulent pas payer pour les Grecs.

La seconde leçon de toute cette triste histoire de l’Euro, c’est en effet qu’il n’existe en réalité aucune « solidarité » entre européens. D’abord, d’un point de vue technique, tout ce dont on discute à longueur d’années désormais lors des Eurogroupes (qui me font penser aux « marathons agricoles » des années 1970 en pire), ce sont des prêts sous conditions. (Ils ne sont sans doute pas remboursables d’un strict point de vue économique, mais, légalement, ce sont vraiment des prêts, et pas des dons.) Et il suffit de regarder les pages de Bild, le grand journal populaire allemand, ces derniers temps pour comprendre que ces prêts ne sont vraiment pas accordés de gaité de cœur par une bonne partie de la population du pays qui se trouve être le principal créditeur. Du côté grec, ils n’ont pas été reçus non plus avec gratitude (et, pour cause, vu ce que cela a signifié en pratique pour la plupart des gens). Chaque gouvernant européen n’est donc comptable des deniers publics que devant ses électeurs, et, globalement, des nettes majorités d’électeurs quelque que soit le pays européen concerné ne veulent payer d’impôts que pour eux-mêmes et pour leurs semblables – et un Grec n’est en général pas un semblable pour un électeur européen d’un autre pays. C’est du coup la folie institutionnalisée par ces « mécanismes de solidarité », constituant un contournement de la clause de no bail-out du Traité de Maastricht, qui devrait frapper : l’accord de vendredi, s’il est finalisé, devra ensuite être avalisé par les parlements des pays européens qui fournissent un financement à la Grèce pour bien montrer encore une fois qui paye. L’inexistence d’un budget européen suffisant pour aider une partie en difficulté financière aboutit en effet à cette situation qui revient à souligner à chaque fois à quel point chacun n’a nullement envie de payer pour le voisin (comme dûment prévu dans le Traité de Maastricht) – même si, certes, il finit par payer tout en disant d’ailleurs prêter, mais de très mauvaise grâce et sous conditions. Appeler cela de la « solidarité » revient à tordre le sens du mot.

On ne s’attarde pas non plus assez sur l’absurdité de cette situation dans le cas grec du point de vue du réalisme géopolitique. Si l’on regarde une carte du monde, la Grèce constitue l’une des pointes avancées (avec Chypre) de l’Union européenne vers une région du monde dont l’instabilité politique se trouve actuellement à son comble. On pourrait imaginer que la Grèce du coup soit soutenue par le centre européen comme on traitait jadis les postes avancés d’un Empire, par des aides fiscales ou autres sans contrepartie compensant le danger même de sa situation. En pratique, aujourd’hui, il existe une armée grecque, un pays (relativement) calme qui peut servir de base arrière aux Occidentaux à des opérations au Moyen-Orient ou en Afrique. Cette stabilité coûte au contribuable grec. Après tout, les Grecs pourraient aussi bien supprimer leur armée pour faire des économies, et décider même de vivre sans État. Les autres États occidentaux seraient bien marris d’une telle situation d’anarchie, et iraient occuper, sans doute à grands frais, cette zone dégarnie de leur défense. On pourrait donc imaginer aussi que la Grèce soit payée pour assurer la garde sur le flanc sud-est de l’Union européenne. Il n’en est rien. Au contraire, certains européens ne se privent pas de les accuser de dépenser trop pour leurs forces armées, et ne voient dans leur effort militaire disproportionné à la taille du pays que le seul effet de leur rivalité avec la Turquie (cela compte certes). Dans le fond, la Grèce comme périphérie sous-développée de l’Union européenne se trouve dans une situation de dépendance économique similaire à celle de l’île de la Réunion dans la République française, mais, en plus, elle ne peut même pas compter sur l’existence d’une armée européenne pour la décharger des coûts de sa défense. Dans un ensemble étatique, qu’il soit centralisé ou fédéral, une entité locale pauvre qui fait du déficit se trouve certes le plus souvent obligée de remettre ses comptes en ordre, mais, au moins, elle dispose d’un État central qui assure quelques (gros) frais pour elle. C’est dire en d’autres termes que la zone Euro n’est vraiment pas à ce stade une fédération en devenir, ni même un Empire un peu soucieux de ses « marches », mais qu’elle ressemble plutôt à une copropriété litigieuse où les charges communes seraient réparties sans même tenir compte des sujétions particulières de certains.

Cela pourra sembler fort terre à terre, mais ces négociations au sein de la zone Euro me font en effet de plus en plus penser par analogie à une réunion de copropriétaires. On est forcé de s’entendre par le fait même d’être propriétaire dans le même immeuble, mais on ne s’aime pas du tout, et sans doute de moins en moins à mesure que les litiges s’accumulent au fil des années. L’aporie de la zone Euro est alors qu’elle ne cesse de miner la possibilité même de ce qu’elle était censée construire à terme, une fédération européenne. Une copropriété aussi litigieuse ne prend guère le chemin d’une communauté de destin, et l’on voir rarement des copropriétaires faire de grandes choses ensemble.

« L’Europe c’est la paix » (Laurent Fabius, 5 mai 2014)

Ce matin, sur France-Inter, notre Ministre des affaires étrangères, a prononcé le mantra bien connu pour mobiliser les électeurs pour les élections européennes : « L’Europe c’est la paix », en se référant explicitement à ce qui se passait actuellement autour de la crise ukrainienne. J’ai failli en avaler mon café de travers, tellement l’invocation de cette phrase rituelle ce matin a sonné à mes oreilles comme pouvant devenir dans des temps pas trop lointains une moquerie des Dieux à notre égard, une de ces phrases que les historiens se refilent entre eux, non sans cruauté, pour illustrer l’aveuglement des contemporains face à un événement tragique en train de se produire.

En l’occurrence,  il me semble à en juger de l’information publiquement disponible pour tout le monde que l’Union européenne (UE) se trouve partie prenante au conflit avec la Russie sur l’avenir de l’Ukraine. C’est si j’ose dire officiel, puisque l’UE sanctionne la Russie (ce que ne font pas le Brésil ou l’Indonésie par exemple). Toute la politique visant à associer l’Ukraine à l’UE a été (mal) conçue de telle façon qu’elle a (inévitablement) provoqué la réaction que l’on a pu observer depuis quelques mois du pouvoir russe de V. Poutine.

Les deux seuls arguments qui me viennent à l’esprit pour justifier que l’Europe soit la paix, c’est d’une part la survie de diplomaties nationales au sein de l’UE. On dirait ainsi que l’Allemagne essaye de calmer le jeu. La diffusion hier par Bild de l’information, présentée dans ce journal populaire s’il en est au delà du Rhin comme venant des services secrets allemands selon laquelle des dizaines de conseillers issus de la CIA et du FBI aideraient le gouvernement intérimaire « pro-occidental » de Kiev à rétablir l’ordre dans le pays m’a paru comme l’un des signes qu’une partie au moins des dirigeants allemands (économiques? politiques?) essayaient de préserver la paix, puisque c’est valider ainsi les thèses russes sur l’implication directe de certains occidentaux dans l’affaire, c’est partager de fait les torts entre occidentaux et russes sur la présente situation en Ukraine. En somme, notre première chance pour  l’instant, c’est que l’UE ne soit pas complètement unie derrière les va-t-en guerre. Dans le même entretien, L. Fabius insistait lui-même sur l’usage du terme de « partenaire » pour parler de la Russie, pour bien souligner que le dialogue restait ouvert. Cela n’a pas grand chose avoir avec l’UE, mais sans doute beaucoup avec les intérêts (économiques) de la France. D’autre part, il n’y a pas en Europe que l’UE pour représenter les intérêts collectifs du continent, il y a aussi le Conseil de l’Europe, et surtout l’OCSE, cette « ONU-régionale » qui est prévue pour éviter une confrontation directe entre pays membres.  Ces deux organisations régionales constitueront peut-être un instrument pour résoudre la crise.

Espérons en tout cas ne pas finir dans un « L’Europe, c’est la paix » à la manière d’Orwell.

« Les cons, ça ose tout »…ou V. Poutine?

A quoi diable sert donc la science politique? C’est une question que je me pose parfois. En tout cas, pas à prévoir collectivement l’avenir, même proche, semble-t-il.

En effet, les réponses à un sondage en date des 24/27 février 2014 aux États-Unis auprès de spécialistes universitaires des relations internationales par le projet TRIP  (Teaching, Research & International Policy) de l’Université William & Mary donnent entre autres un résultat collectivement très décevant (pour la science politique) : sur les 908 répondants (sur 3000 personnes sollicitées pour le faire), à la question de savoir si les forces militaires russes allaient intervenir dans la crise ukrainienne, posée donc quelques jours avant l’intervention effective de ces dernières en Crimée, seulement 14% des répondants répondent qu’il y aura une intervention, 57% qu’il n’y en aura pas, et 29% admettent ne pas savoir à quoi s’en tenir sur ce point du questionnaire (voir la question 7). Les résultats ont été diffusés et commentés par le site Foreign Policy, qui fait remarquer l’erreur collective de perception. Par ailleurs, Erik Voeten sur le blog Monkey Cage essaye de comprendre si l’une des approches théoriques dominantes en relations internationales, l’une des spécialisations possibles, l’un des statuts, etc. mène plus qu’une autre à se tromper ou à voir juste.  Il semble que le fait d’être théoriquement un « libéral » ou un « constructiviste » (au sens des RI) ou bien d’occuper un poste dans une institution prestigieuse tend à augmenter l’erreur de perception. Cependant, pour ma part, j’aurais tendance à penser que les différences qu’il repère ne sont pas aussi surprenantes que le fait même que quelque que soit le sous-groupe qu’il constitue, l’erreur de perception reste largement majoritaire.

Pour ma part, je ne suis aucunement spécialiste de la Russie ou des relations internationales, mais je ne me sens aucunement surpris par les choix de Vladimir Poutine. Il suffisait de suivre au jour le jour l’actualité du personnage depuis 1999 pour se rendre compte à qui l’on se trouve avoir affaire.

Qui a en effet succédé à Boris Elstine à la Présidence de la Fédération de Russie dans des circonstances pour le moins troubles, dignes du meilleur scénario complotiste?

Qui a réglé le problème de la Tchétchénie de la façon que l’on sait et en annonçant d’ailleurs avec quelque vulgarité qu’il procéderait ainsi?

Qui a rétabli la « verticale du pouvoir » en Russie?

Qui  a construit une belle « démocratie Potemkine »?

Qui a réussi à contourner l’interdiction constitutionnelle de se maintenir indéfiniment au pouvoir?

Qui a convaincu la communauté sportive internationale d’organiser des Jeux olympiques d’hiver dans un lieu comme Sotchi, cher par ailleurs au camarade S.?

Qui a réprimé l’opposition russe au point de la réduire à l’impuissance?

Qui a truqué les derniers scrutins pour améliorer son score déjà confortable?

Qui a augmenté les dépenses militaires de la Fédération de Russie ces dernières années?

Qui a envahi un petit pays de l’ex-URSS qui avait eu le malheur de lui chercher (un peu) noise pour des provinces séparatistes que ce dernier cherchait à récupérer?

Et surtout, qui soutient depuis 2011 indéfectiblement de son aide militaire un dictateur moyen-oriental et ses partisans  prêts à commettre autant de crimes contre l’humanité que nécessaires pour se maintenir au pouvoir?

On pourrait multiplier les exemples.

A très court terme, l’erreur collective de perception des collègues américains me parait d’autant plus étonnante que la concomitance entre les Jeux olympiques de Sotchi et les protestations en Ukraine ne pouvait qu’être ressentie par V. Poutine comme un affront, ou, sans doute, comme un complot occidental, cela d’autant plus qu’il avait fait preuve de clémence pour les deux « Pussy Riot » libérées peu avant les Jeux et pour son ennemi oligarque, justement pour permettre qu’ils se passent au mieux. Pour qui suivait la situation, même de loin et du coin de l’œil, tout laissait donc présager une réaction  de sa part. Quant à moi, je suis presque étonné de sa retenue, et que ses troupes ne soient pas déjà dans les rues de Kiev pour rétablir la légalité soviétique  ukrainienne.

Ce qui arrive actuellement en Crimée et en Ukraine ne devrait donc une surprise pour personne. Que peut-on attendre d’autre d’un ancien du KGB, voulant rétablir la puissance de la Russie en créant une Union eurasiatique? Évidemment, la Russie a énormément à perdre à s’engager dans un conflit avec le monde occidental (et inversement), mais ce n’est pas une raison pour qu’un leader comme V. Poutine ne le fasse pas. « Les cons, ça ose tout, et c’est à cela qu’on les reconnait. » A mon avis,  il y a dans tout cela un refus de voir que l’irrationnel (pour être plus policé que dans ma citation de Michel Audiard) existe bel et bien en politique, et qu’on se retrouve mutatis mutandis en 2013 avec exactement les mêmes personnages que dans une tragédie shakespearienne ou que dans la première partie du XXème siècle.

J’ai donc peur que nous n’ayons encore rien vu. Il va falloir jouer que les dirigeants occidentaux jouent très, très, très finement s’ils veulent éviter d’avoir une guerre sur les bras.

(Bon, en même temps, une guerre longue avec la Russie permettra de résoudre les problèmes de chômage des jeunes et de sous-emploi de notre appareil productif…  et une guerre courte et joyeuse résoudra tous nos problèmes.  En espérant de tout mon cœur me tromper moi aussi.)

Quelques réflexions en vrac sur la crise syrienne.

Difficile pour quelqu’un de ma génération de ne pas avoir un horrible sentiment de déjà vu dans toute cette affaire syrienne – ce qui perturbe sans doute le regard. Comme le disait F. Mitterrand en son temps, « nous sommes entrés dans une logique de guerre ».

Difficile de ne pas trouver d’un humour aussi féroce qu’involontaire un Président des États-Unis, Prix Nobel de la Paix, s’agiter comme un perdu pour précipiter son pays dans un nouveau conflit au Moyen-Orient contre la majorité de l’opinion publique de son pays.

Difficile de ne pas remarquer le poids qu’aura encore une fois la manipulation des émotions dans toute cette affaire. L’usage de vidéos par l’administration Obama pour convaincre les représentants du peuple américain d’aller au charbon  s’inscrit dans une vieille tradition qui a marqué tout le siècle dernier. Décrire les horreurs inhumaines qu’inflige l’adversaire aux populations civiles fut déjà un bon moyen de motiver les troupes et l’arrière lors de la guerre de 1914-18. Déjà ce fut la « Guerre du droit » contre les « Barbares ». Que les horreurs perpétrées soient réelles ou imaginaires compte peu ici. Il me suffit de remarquer qu’on retrouve toujours ce même mécanisme de mobilisation de l’opinion publique et des représentants du peuple faisant appel d’abord à l’émotion.

Difficile de ne pas avoir la pénible impression que, du point de vue des va-t-en guerre américains, B. Obama & Cie eux-mêmes, la question humanitaire syrienne se trouve en réalité, annexe, instrumentale. Ils le disent d’ailleurs en mettant en avant un enjeu de « sécurité nationale » pour les États-Unis – ce qui, à tout prendre, serait en soi ridicule si l’on ne considérait que la menace que représentent  le régime d’Assad et ses armes chimiques en eux-mêmes. (A tout prendre, la Corée du Nord est bien plus menaçante avec ses quelques missiles et bombes atomiques.) Derrière, se profile la question iranienne comme de nombreux commentateurs le remarquent à longueur de journée.  Il est  aussi possible qu’il s’agisse de montrer aux autorités russes qui exerce l’hégémonie dans cette région du monde. Ce serait là un jeu particulièrement dangereux.

Difficile de ne pas remarquer que tout le déroulement de la crise  a été retardé du simple fait qu’un seul Parlement s’est contre toute attente rebiffé aux attentes de son exécutif, entrainant toute une chronologie des événements à sa suite. Une autre histoire aurait été possible si le Parlement britannique avait dit oui, et nous serions déjà dans les suites de l’action engagée.

Ps. Pour ce qui est de F. Hollande, allez lire, si ce n’est déjà fait, ce magnifique morceau de bravoure de notre collègue John Gaffney, il y est rhabillé pour l’hiver… et l’espoir que ce dernier exprime en conclusion de voir la France jouer un rôle positif  en revenant à son indépendance de vue traditionnelle vaut sans doute pour la prochaine crise. Je vois mal en effet comment F. Hollande va pouvoir gérer le virage proposé, sauf à nous hypnotiser tous pour nous faire oublier les derniers jours.

La crise syrienne : toujours et encore « unis dans la diversité ».

Bruno Le Maire sur France-Inter appelait ce matin 4 septembre F. Hollande à mener une action diplomatique conjointe avec l’Allemagne d’A. Merkel lors du prochain sommet du G 20 à Saint-Pétersbourg en allant directement faire pression en duo, le bon vieux scénario bad cop, good cop  en somme, sur V. Poutine pour changer l’attitude de la Russie dans la crise syrienne. L’idée n’est pas mauvaise, mais elle souligne a contrario à quel point cette crise syrienne, en particulier dans ses derniers développements, illustre l’incapacité des pays de l’Union européenne à tenir une ligne commune dans les grandes affaires internationales. Comme je le dis parfois à mes étudiants de 1er cycle, pour résumer, les Européens sont toujours unis sur les petites choses, mais toujours désunis sur les grandes choses. A chaque crise internationale, où il y va de la paix et de la guerre, on observe désormais rituellement le même phénomène, et ce malgré toute la quincaillerie institutionnelle qui s’accumule depuis les années 1970 autour de l’idée d’une politique étrangère commune de l’Union européenne. (A lire les Traités en vigueur, une telle chose ne devrait pourtant plus arriver.)

Dans le cas présent, les autorités allemandes ont déclaré à maintes reprises qu’il était hors de question de faire quoi que ce soit de militaire contre le régime de Damas. On comprendra d’ailleurs aisément qu’à quelques jours d’élections générales, le 22 septembre, avec une opinion publique par ailleurs très peu portée à l’interventionnisme (euphémisme), A. Merkel ne soit pas complètement tentée par le suicide politique au nom de la Syrie. Les autorités polonaises ont embrayé dans le même sens, en faisant en plus allusion au prurit néo-colonial de certains (ce qui n’est pas gentil tout de même). Et, pour amener un peu de nouveauté dans le tableau des divisions européennes, le Parlement britannique a cru bon de voter contre une action militaire en l’état actuel des choses – ce qui dissout pour l’instant l’axe franco-anglais observé lors de la crise libyenne en 2011. L’Italie et l’Espagne ont bien sûr d’autres préoccupations. Parmi les grands pays européens, la France de F. Hollande se trouve donc totalement isolée sur sa position va-t-en guerre. Or F. Hollande déclare vouloir se rattacher à une position européenne au cas où les Chambres américaines ne donneraient pas leur feu vert à une opération militaire contre le régime de Damas, mais, dans ce cas, je vois mal comment les pays européens pourraient aboutir à autre chose qu’à un consensus sur le fait de ne pas faire grand chose! Et cela d’autant plus que, si par extraordinaire, le Congrès américain disait non à cette nouvelle « promenade de santé » , cela voudrait dire que, décidément, les États-Unis, qui garantissent la sécurité de l’Europe (de l’ouest, puis de l’est) depuis 1945, commencent à se lasser, à virer, certes lentement, vers une forme renouvelée d’isolationnisme. Je suppose que, du coup, pour tous les Européens, il serait urgent de réfléchir et de tenir compte de ce fait radicalement nouveau, de comprendre d’abord ce que cela signifie pour eux. Le chercheur Zaki Laïdi souligne dans le Monde (« La désinvolture prévisible de Barack Obama. Dotons l’Europe d’une armée substantielle », 4/09/12, p.20) que la crise syrienne souligne le besoin d’une armée européenne pour que l’Europe pèse dans les affaires du monde. Il a raison, notre bon collègue … sauf que cette dernière n’existe pas, et que les Européens ont tous coupé dans leurs dépenses militaires depuis la fin de la Guerre Froide, et encore plus depuis quelques années avec la « crise des dettes publiques », et surtout que tout montre qu’il n’existe pas en l’état de volonté politique commune pour mouvoir cette éventuelle armée.

Autrement dit, si le Congrès américain vote pour une intervention et si la diplomatie s’avère ensuite impuissante à empêcher qu’elle ait finalement lieu, la France va très probablement être le seul grand allié européen à suivre les États-Unis dans cette nouvelle aventure moyen-orientale – donc, rebelote pour les divisions européennes, comme en 2003 et 2011.  Soit le Congrès vote non (ce que je pense vraiment improbable tout de même), et, là, la France aura bien du mal à imposer sa voix de va-t-en guerre dans le sauve-qui-peut européen général.

(Après bien sûr, la France peut y aller seule contre la Syrie, cette dernière nous fait ensuite subir quelques derniers outrages, et nos gentils partenaires européens viennent en principe tous à notre secours, et l’Europe se fait enfin puissance.)

PS. Lors de la réunion informelle des Ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne tenue à Vilnius, un accord a été trouvé finalement pour une déclaration européenne commune appelant à une « réponse forte et claire » contre l’usage par le régime d’Assad d’armes chimiques, et à passer avant toute chose par la procédure onusienne et à chercher une « solution politique » à la crise. Ouf, un compromis à l’européenne a été trouvé. Il devrait tenir jusqu’au moment où il s’avèrera que la voie préférée par le consensus européen de ce jour-là est intenable.

Cabinet noir made in USA.

Apparemment, des informations sont en train de sortir dans la presse anglo-saxonne sur l’ampleur des efforts de surveillance déployés par le gouvernement américain sur Internet, et plus généralement sur l’ensemble des réseaux de télécommunication de la planète. Comme d’habitude, la bonne vieille agence NSA , celle de tous les fantasmes paranoïdes, semble bien être dans le coup. Cela ne nous change pas beaucoup.

Ces révélations sont censées déclencher un débat sur l’équilibre possible entre le droit à la vie privée des citoyens et le droit de l’État à protéger la sécurité nationale. Il n’y a pas d’équilibre possible. Je trouve qu’il serait plus raisonnable d’être réaliste en admettant le fait que tout ce que nous échangeons sur les réseaux électroniques se trouve surveillé – si le pouvoir le juge nécessaire – du moment même où nous tapons sur notre clavier. En effet, pour quiconque a seulement ouvert une fois dans sa vie un livre d’histoire des services secrets, il va de soi que tout pouvoir – démocratique ou autre – ira toujours jusqu’au bout de ses possibilités techniques et humaines en matière d’espionnage de ses adversaires, y compris de ses propres citoyens comme possibles adversaires. Le pire en la matière s’avère toujours sûr, et, pour la présente affaire, il semble se confirmer que tout l’Internet le plus en vue (Google, Facebook, etc.) est mité de surveillance américaine. A dire vrai, on s’en doutait un peu, et, franchement, à mon sens, ce n’est pas un scoop.

C’est comme avec le célèbre « cabinet noir » sous nos rois absolutistes : en principe, le courrier entre les particuliers était couvert par le secret et le pouvoir royal, qui lui aussi se voulait « moral » comme nos actuels dirigeants élus, s’était engagé à le respecter et à le faire respecter par autrui, mais une organisation spéciale, secrète, mais dont toutes les personnes qui n’étaient pas naïves avaient évidemment connaissance, le « Cabinet noir », était chargé par le Roi de surveiller discrètement le courrier. Bien sûr, les sujets se méfiaient et prenaient des contre-mesures en ne confiant pas en clair au courrier des informations sensibles.

Nous sommes de fait dans une situation fort semblable, mutatis mutandis bien sûr. Du coup, les deux revendications des « libertaires » devraient être vis-à-vis du pouvoir d’une part et d’eux-mêmes d’autre part :

– Il doit être interdit au pouvoir de prétendre publiquement qu’il ne nous espionne pas à tout moment, ce serait là le véritable progrès. Il le fait toujours à la limite de ses possibilités techniques et humaines. C’est ce mensonge-là qui devrait importer, ce n’est pas le fait pour le pouvoir d’espionner qui est nuisible aux libertés publiques réelles, mais de laisser le pouvoir prétendre qu’il ne nous n’espionne pas – ou bien, de le laisser prétendre qu’il ne le fait que de manière raisonnée et raisonnable dans des formes encadrées par le droit. Si j’ai bien compris d’ailleurs la première réaction des autorités américaines vis-à-vis de ces fuites, dues entre autres à un ancien employé de la NSA, elles traduisent justement l’irritation de voir découvertes au grand public toutes ces belles machineries de surveillance; du coup, elles peuvent être mieux déjouées par des gens qui se méfient désormais – en tout cas, par tous ceux qui ont été déniaisés à cette occasion.

 – Il doit être interdit à ceux qui croient avoir quelque chose à cacher au gouvernement de se leurrer sur l’importance des mesures de contre-espionnage à prendre s’ils veulent vraiment garder le secret sur leurs activités, pensées, etc. En conséquence, la paranoïa la plus extrême de leur part doit être la règle; dans le cas contraire, ils se trouvent tout bonnement être des idiots : en lisant des histoires de réussite en matière d’espionnage gouvernemental, souvent ce qui frappe, c’est que les espionnés ont toujours cru que « ce n’est pas possible » (techniquement), qu' »une telle surveillance ne pouvait continuer » (indéfiniment), qu’« ils n’oseront pas » (moralement), etc.  Et bien non, en la matière, tout est possible! Big Brother is really watching you! Pas de chance…

Je conçois qu’une telle double prise de position revienne à faire le deuil d’un pouvoir, fut-il démocratique, bienveillant, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Il faut avoir le courage d’admettre cette – certes triste! – condition politique qui est la nôtre. Un pouvoir, quel qu’il soit, même élu librement par les citoyens, ne manquera pas d’être pris d’une telle pulsion d’espionnage et de surveillance, et le citoyen doit vivre avec cette contrainte.

Sur ce, toutes mes salutations au programme automatique de lecture de mes propos!