Cela pourrait paraître étrange d’utiliser ce vieux terme biblique de « déluge » dans une France qui sort d’une canicule printanière et s’apprête à vivre une nouvelle canicule estivale et peut-être en prime qui sait une canicule automnale, mais c’est le mot qui m’est venu à l’esprit en pensant à notre situation présente. Nous, contemporains (bien lotis) de l’an 2022, vivons dans l’attente d’un moment ou d’une suite de moments qui mettrons fin à notre contemporanéité, encore si inspirée des années de paix du second vingtième siècle. Nous allons entrer dans autre chose, de terrible, d’inédit, de tragique au sens fort du terme. Nous n’y sommes guère préparés. Le COVID et la nouvelle invasion russe de l’Ukraine ne sont que le début d’un moment historique qui s’annonce vraiment pénible.
Désolé de ce ton quelque peu prophétique, mais, si l’on s’astreint à suivre un peu l’actualité (activité clairement nuisible à la santé mentale!), il est difficile de ne pas aller vers cette conclusion. L’historien Adam Tooze s’est essayé récemment à faire une carte conceptuelle de cette « polycrise » (copyright Juncker) qui se profile. Aux États-Unis, qui restent l’épicentre de l’économie mondiale et l’arsenal des démocraties occidentales, la majorité réactionnaire de la Cour suprême semble bien décidé à imposer le règne terrestre de leur Dieu courroucé à une majorité (démographique) d’Américain(e)s n’en voulant pas, et les politiciens du Parti républicain ne cessent de donner des preuves qu’ils se situent désormais tellement à droite que les mots convenables manquent désormais pour les qualifier (car, à y bien regarder, les fascistes et les nazis des années 1920-1940 étaient en fait bien plus modernistes ou scientistes qu’eux) et surtout qu’ils ont perdu tout respect pour une confrontation électorale qui ne serait pas biaisée en leur faveur (ce qui, pour le coup, en fait de vrais héritiers du fascisme, ou, au minimum, de la manière d’envisager le combat électoral dans le Sud des États-Unis entre les années 1870 et 1950). En France, à force d’impéritie de nos gouvernants des cinquante dernières années, l’extrême-droite du Rassemblement national (RN) a enfin réussi à dépasser le seuil où elle devient compétitive dans des élections majoritaires à deux tours, bien aidée il est vrai par la mort sans fleurs ni couronnes du « Front républicain ». Magnifique réussite du premier mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, où, sous prétexte de Révolution (copyright Macron), tout a continué comme avant dans les politiques publiques, en pire certes. Uber partout, justice sociale nulle part. Aussi appauvrie et dépeuplée soit-elle, la Russie de V. Poutine ne peut que finir par gagner la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine, car, si elle venait à la perdre sur le plan de la guerre conventionnelle, il ne fait pas de doute qu’elle la regagnerait dans un gambit mortel grâce à l’usage de son arsenal nucléaire contre l’Ukraine. Comme les vies ukrainiennes valent moins que zéro au Kremlin, il est difficile de ne pas arriver à cette terrible conclusion. Une puissance nucléaire rogue ne peut pas perdre. La Chine s’affirme chaque jour qui passe comme une dictature doté de nouveau d’un « grand leader ». L’Inde, encore sur le papier la plus grande démocratie du monde, ne vaut guère mieux. Le réchauffement climatique d’origine anthropique est devenu désormais une réalité sensible, et comme dirait le Secrétaire général de l’ONU, la radicalité en la matière n’est pas là où l’on croit la voir. Pour couronner le tout, la famine menace les populations des pays les plus pauvres. Je pourrais donc multiplier les faits et moi aussi montrer leurs intrications. Il suffit de relier les différents éléments du tableau.
Mais, du coup, je me demande de plus en plus à quoi peut bien servir la science politique. Certes, du point de vue des avancées scientifiques, de la description des faits et de celle de leurs enchainements, les revues scientifiques sont pleines d’analyses pertinentes, de mieux en mieux fondées théoriquement et empiriquement. De bons livres paraissent chaque jour. Une discrète presse de qualité subsiste vaille que vaille. Le niveau des jeunes collègues n’a sans doute jamais été aussi élevé. La circulation mondiale des idées et des concepts est devenu d’une rapidité sans pareille. Mais qu’est-ce que cela change dans le déroulement du réel historique? Est-ce que toutes ces analyses de science politique ont entravé de quelque façon que ce soit les Trump, Modi, Poutine, Orban, Erdogan, B. Johnson et autres? Est-ce que cela a aidé à limiter le réchauffement climatique ou l’écroulement de la biodiversité? Ou plus près de chez nous le déploiement politique du Rassemblement national sur de plus en plus de territoires? Nous sommes certes devenus excellents dans la description des maux qui affligent l’humanité en général, et chaque pays en particulier, nous savons pourquoi et comment nous allons dans de très mauvaises directions, mais à quoi bon?
Pour ma part, je sens donc de plus en plus peser l’inanité de tout discours qui décrit les tenants et les aboutissants de ces régressions de plus en plus évidentes. Les bibliothèques en débordent. Certes, l’on dira que toutes ces recherches peuvent informer des combats politiques émancipateurs, libéraux, écologiques, inspirer des réformes institutionnelles, voire même éclairer des politiques étrangères avisées en défense de l’émancipation, mais, pour l’instant, à l’échelle globale, c’est à un recul généralisé des réalités démocratiques, libérales et écologiques que l’on assiste. Hong-Kong est ainsi tombé au champ d’honneur. La Tunisie, seul espoir restant des Printemps arabes de 2011, rebascule lentement mais sûrement dans une nouvelle dictature. Et tout le monde occidental de faire des risettes à n’importe quel pays autocratique (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats Arabes Unis, Algérie, etc. voire Venezuela) capable de nous fournir le pétrole, le gaz ou les matières premières dont le conflit avec la Fédération de Russie le prive. La Coupe du monde de football au Qatar représentera en cette année 2022 comme le résumé de toutes nos afflictions (corruption, mépris des droits des travailleurs, sport-spectacle, nationalisme, dépendances aux énergies fossiles, climatisation à outrance pour s’adapter, etc.), sans même parler de la nature du régime qatari, assez loin des valeurs d’une démocratie à la scandinave tout de même. L’auteur d’une dystopie sur les derniers temps de notre civilisation occidentale n’aurait pas pu imaginer mieux. De fait, nous pouvons déclarer avec les moyens de notre discipline, sans crainte de nous tromper, que la démocratie libérale et pluraliste se trouve en déclin dans le monde, tout comme nos collègues climatologues peuvent déclarer, sans plus hésiter une seconde, que le réchauffement d’origine anthropique commence vraiment à se faire sentir. Le rêve kantien d’une fédération mondiale de républiques libérales n’est donc pas prêt de se réaliser. On en aurait pourtant bien besoin pour maintenir ensemble la Terre habitable.
Bref, il y a des jours où je me demande bien à quoi nous servons. Sans doute, la science politique permet de former les étudiants aux mécanismes de la vraie vie, loin des fables désuètes de l’instruction civique ou de tout discours lénifiant ou à l’inverse complotiste sur la vie politique. Ils en feront ensuite l’usage qu’ils souhaitent en fonction de leur propre vision du monde. Au moins, s’efforce-t-on de s’approcher du réel, c’est déjà cela. Mais, sur le plan plus large de la société, qui cela intéresse-t-il vraiment le réel? En un sens, la volonté d’un groupe de scientifiques de proposer aux nouveaux députés français, élus en 2022, pas en 1993 ou en 2002, une formation sur le changement climatique et les enjeux qui y sont liés a permis de confirmer par son insuccès même que le réel n’intéresse guère. Seulement un quart au plus des nouveaux députés est venu voir de quoi il s’agissait, avec logiquement une domination parmi les visiteurs du stand des scientifiques de bonne volonté, des habituels « islamo-gauchistes » de la « NUPES ». La palme de la réaction la plus éclairante a été celle de ce cher bon vieux gaulliste Nicolas Dupont-Aignan, qui aurait dit : « Ah non surtout pas le rapport du GIEC! » ou quelque chose d’approchant. Cette réaction viscérale de sa part, plus honnête que l’évitement des autres députés de droite, d’extrême-droite et du centre-droit, aura au moins eu le mérite, par sa spontanéité, de montrer l’échec de tout ce mécanisme de validation d’une science partagée. On aura eu beau construire depuis le début des années 1990 le plus complexe mécanisme de validation d’un texte établissant l’état du savoir entre scientifiques concernés et gouvernements (y compris de pays pétroliers et gaziers), que l’humanité ait connu (voir à ce sujet, le très bon livre de Kari De Pryck, GIEC. La voix du climat. Paris : Presses de Science Po, 2022), il y aura encore et toujours des politiques pour nier ou ignorer tout en bloc parce que cette réalité-là les ennuie. Comme concluait un historien de l’environnement un de ses textes récents destinés au grand public, la science n’a aucun pouvoir de conviction en elle-même. On s’en doutait un peu, mais on en reste toujours surpris à chaque fois. Par contre, les glaciers qui vous tombent dessus ou l’eau d’irrigation qui manque, c’est déjà un peu plus persuasif.
Et, sur un plan très général, trop général sans doute pour un billet de blog, je me dis qu’après tout, n’a-t-il pas fallu les tragédies de deux guerres mondiales pour permettre à l’ordre d’après la Seconde guerre mondiale de se mettre en place? Par essais et erreurs en quelque sorte. Et encore, non sans mal. Il nous faudra donc nous aussi quelques tragédies à la mesure des défis que nous devons affronter pour faire émerger – ou pas – un nouvel ordre mondial. Cela ne dépendra d’ailleurs pas tant des propositions que quiconque pourra faire et qui sont déjà pléthores, que du déroulement des événements, des conséquences à assumer, des rapports de force. Qui aurait pu imaginer vraiment en 1910 le monde de 1950?
Sur ce, avant le déluge, affrontons déjà la canicule, et essayons déjà d’y survivre.