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Avant le déluge.

Cela pourrait paraître étrange d’utiliser ce vieux terme biblique de « déluge » dans une France qui sort d’une canicule printanière et s’apprête à vivre une nouvelle canicule estivale et peut-être en prime qui sait une canicule automnale, mais c’est le mot qui m’est venu à l’esprit en pensant à notre situation présente. Nous, contemporains (bien lotis) de l’an 2022, vivons dans l’attente d’un moment ou d’une suite de moments qui mettrons fin à notre contemporanéité, encore si inspirée des années de paix du second vingtième siècle. Nous allons entrer dans autre chose, de terrible, d’inédit, de tragique au sens fort du terme. Nous n’y sommes guère préparés. Le COVID et la nouvelle invasion russe de l’Ukraine ne sont que le début d’un moment historique qui s’annonce vraiment pénible.

Désolé de ce ton quelque peu prophétique, mais, si l’on s’astreint à suivre un peu l’actualité (activité clairement nuisible à la santé mentale!), il est difficile de ne pas aller vers cette conclusion. L’historien Adam Tooze s’est essayé récemment à faire une carte conceptuelle de cette « polycrise » (copyright Juncker) qui se profile. Aux États-Unis, qui restent l’épicentre de l’économie mondiale et l’arsenal des démocraties occidentales, la majorité réactionnaire de la Cour suprême semble bien décidé à imposer le règne terrestre de leur Dieu courroucé à une majorité (démographique) d’Américain(e)s n’en voulant pas, et les politiciens du Parti républicain ne cessent de donner des preuves qu’ils se situent désormais tellement à droite que les mots convenables manquent désormais pour les qualifier (car, à y bien regarder, les fascistes et les nazis des années 1920-1940 étaient en fait bien plus modernistes ou scientistes qu’eux) et surtout qu’ils ont perdu tout respect pour une confrontation électorale qui ne serait pas biaisée en leur faveur (ce qui, pour le coup, en fait de vrais héritiers du fascisme, ou, au minimum, de la manière d’envisager le combat électoral dans le Sud des États-Unis entre les années 1870 et 1950). En France, à force d’impéritie de nos gouvernants des cinquante dernières années, l’extrême-droite du Rassemblement national (RN) a enfin réussi à dépasser le seuil où elle devient compétitive dans des élections majoritaires à deux tours, bien aidée il est vrai par la mort sans fleurs ni couronnes du « Front républicain ». Magnifique réussite du premier mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, où, sous prétexte de Révolution (copyright Macron), tout a continué comme avant dans les politiques publiques, en pire certes. Uber partout, justice sociale nulle part. Aussi appauvrie et dépeuplée soit-elle, la Russie de V. Poutine ne peut que finir par gagner la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine, car, si elle venait à la perdre sur le plan de la guerre conventionnelle, il ne fait pas de doute qu’elle la regagnerait dans un gambit mortel grâce à l’usage de son arsenal nucléaire contre l’Ukraine. Comme les vies ukrainiennes valent moins que zéro au Kremlin, il est difficile de ne pas arriver à cette terrible conclusion. Une puissance nucléaire rogue ne peut pas perdre. La Chine s’affirme chaque jour qui passe comme une dictature doté de nouveau d’un « grand leader ». L’Inde, encore sur le papier la plus grande démocratie du monde, ne vaut guère mieux. Le réchauffement climatique d’origine anthropique est devenu désormais une réalité sensible, et comme dirait le Secrétaire général de l’ONU, la radicalité en la matière n’est pas là où l’on croit la voir. Pour couronner le tout, la famine menace les populations des pays les plus pauvres. Je pourrais donc multiplier les faits et moi aussi montrer leurs intrications. Il suffit de relier les différents éléments du tableau.

Mais, du coup, je me demande de plus en plus à quoi peut bien servir la science politique. Certes, du point de vue des avancées scientifiques, de la description des faits et de celle de leurs enchainements, les revues scientifiques sont pleines d’analyses pertinentes, de mieux en mieux fondées théoriquement et empiriquement. De bons livres paraissent chaque jour. Une discrète presse de qualité subsiste vaille que vaille. Le niveau des jeunes collègues n’a sans doute jamais été aussi élevé. La circulation mondiale des idées et des concepts est devenu d’une rapidité sans pareille. Mais qu’est-ce que cela change dans le déroulement du réel historique? Est-ce que toutes ces analyses de science politique ont entravé de quelque façon que ce soit les Trump, Modi, Poutine, Orban, Erdogan, B. Johnson et autres? Est-ce que cela a aidé à limiter le réchauffement climatique ou l’écroulement de la biodiversité? Ou plus près de chez nous le déploiement politique du Rassemblement national sur de plus en plus de territoires? Nous sommes certes devenus excellents dans la description des maux qui affligent l’humanité en général, et chaque pays en particulier, nous savons pourquoi et comment nous allons dans de très mauvaises directions, mais à quoi bon?

Pour ma part, je sens donc de plus en plus peser l’inanité de tout discours qui décrit les tenants et les aboutissants de ces régressions de plus en plus évidentes. Les bibliothèques en débordent. Certes, l’on dira que toutes ces recherches peuvent informer des combats politiques émancipateurs, libéraux, écologiques, inspirer des réformes institutionnelles, voire même éclairer des politiques étrangères avisées en défense de l’émancipation, mais, pour l’instant, à l’échelle globale, c’est à un recul généralisé des réalités démocratiques, libérales et écologiques que l’on assiste. Hong-Kong est ainsi tombé au champ d’honneur. La Tunisie, seul espoir restant des Printemps arabes de 2011, rebascule lentement mais sûrement dans une nouvelle dictature. Et tout le monde occidental de faire des risettes à n’importe quel pays autocratique (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats Arabes Unis, Algérie, etc. voire Venezuela) capable de nous fournir le pétrole, le gaz ou les matières premières dont le conflit avec la Fédération de Russie le prive. La Coupe du monde de football au Qatar représentera en cette année 2022 comme le résumé de toutes nos afflictions (corruption, mépris des droits des travailleurs, sport-spectacle, nationalisme, dépendances aux énergies fossiles, climatisation à outrance pour s’adapter, etc.), sans même parler de la nature du régime qatari, assez loin des valeurs d’une démocratie à la scandinave tout de même. L’auteur d’une dystopie sur les derniers temps de notre civilisation occidentale n’aurait pas pu imaginer mieux. De fait, nous pouvons déclarer avec les moyens de notre discipline, sans crainte de nous tromper, que la démocratie libérale et pluraliste se trouve en déclin dans le monde, tout comme nos collègues climatologues peuvent déclarer, sans plus hésiter une seconde, que le réchauffement d’origine anthropique commence vraiment à se faire sentir. Le rêve kantien d’une fédération mondiale de républiques libérales n’est donc pas prêt de se réaliser. On en aurait pourtant bien besoin pour maintenir ensemble la Terre habitable.

Bref, il y a des jours où je me demande bien à quoi nous servons. Sans doute, la science politique permet de former les étudiants aux mécanismes de la vraie vie, loin des fables désuètes de l’instruction civique ou de tout discours lénifiant ou à l’inverse complotiste sur la vie politique. Ils en feront ensuite l’usage qu’ils souhaitent en fonction de leur propre vision du monde. Au moins, s’efforce-t-on de s’approcher du réel, c’est déjà cela. Mais, sur le plan plus large de la société, qui cela intéresse-t-il vraiment le réel? En un sens, la volonté d’un groupe de scientifiques de proposer aux nouveaux députés français, élus en 2022, pas en 1993 ou en 2002, une formation sur le changement climatique et les enjeux qui y sont liés a permis de confirmer par son insuccès même que le réel n’intéresse guère. Seulement un quart au plus des nouveaux députés est venu voir de quoi il s’agissait, avec logiquement une domination parmi les visiteurs du stand des scientifiques de bonne volonté, des habituels « islamo-gauchistes » de la « NUPES ». La palme de la réaction la plus éclairante a été celle de ce cher bon vieux gaulliste Nicolas Dupont-Aignan, qui aurait dit : « Ah non surtout pas le rapport du GIEC! » ou quelque chose d’approchant. Cette réaction viscérale de sa part, plus honnête que l’évitement des autres députés de droite, d’extrême-droite et du centre-droit, aura au moins eu le mérite, par sa spontanéité, de montrer l’échec de tout ce mécanisme de validation d’une science partagée. On aura eu beau construire depuis le début des années 1990 le plus complexe mécanisme de validation d’un texte établissant l’état du savoir entre scientifiques concernés et gouvernements (y compris de pays pétroliers et gaziers), que l’humanité ait connu (voir à ce sujet, le très bon livre de Kari De Pryck, GIEC. La voix du climat. Paris : Presses de Science Po, 2022), il y aura encore et toujours des politiques pour nier ou ignorer tout en bloc parce que cette réalité-là les ennuie. Comme concluait un historien de l’environnement un de ses textes récents destinés au grand public, la science n’a aucun pouvoir de conviction en elle-même. On s’en doutait un peu, mais on en reste toujours surpris à chaque fois. Par contre, les glaciers qui vous tombent dessus ou l’eau d’irrigation qui manque, c’est déjà un peu plus persuasif.

Et, sur un plan très général, trop général sans doute pour un billet de blog, je me dis qu’après tout, n’a-t-il pas fallu les tragédies de deux guerres mondiales pour permettre à l’ordre d’après la Seconde guerre mondiale de se mettre en place? Par essais et erreurs en quelque sorte. Et encore, non sans mal. Il nous faudra donc nous aussi quelques tragédies à la mesure des défis que nous devons affronter pour faire émerger – ou pas – un nouvel ordre mondial. Cela ne dépendra d’ailleurs pas tant des propositions que quiconque pourra faire et qui sont déjà pléthores, que du déroulement des événements, des conséquences à assumer, des rapports de force. Qui aurait pu imaginer vraiment en 1910 le monde de 1950?

Sur ce, avant le déluge, affrontons déjà la canicule, et essayons déjà d’y survivre.

Jusqu’ici tout va bien…

Voilà, les résultats du premier tour de la présidentielle sont là depuis une semaine. Il n’y a, comme prévu, pas eu de miracle pour la gauche. Jean-Luc Mélenchon a certes fait un bon score, mais cela ne lui a pas suffi pour se qualifier au second tour.

Maintenant, nous voilà donc face au match retour de 2017 : Macron/Le Pen.

D’après les sondages disponibles, l’avantage resterait au sortant. Il faut dire que, du point de vue des soutiens de toute nature (politiques, associatifs, religieux, etc.), les appels au vote en faveur de ce dernier l’emportent de très loin. Ces appels ne convainquent sans doute personne, mais au moins permettent-ils d’objectiver les rapports de force dans la société française. La « société civile » d’extrême-droite reste tout de même singulièrement pauvre (ou discrète?), même si la « société politique » (organisations, médias, influenceurs, etc.) de cette dernière est elle foisonnante.

Cependant, tout cela ne me rassure qu’à moitié. Comme l’a souligné Dominique de Villepin, un événement au sens historique du terme peut encore se produire: si Marine Le Pen était élue ce 24 avril, en dehors des conséquences pour la France et ses habitants, c’est tout l’ordre international d’après 1945 qui vacillerait sur ses bases. Poutine aurait gagné une alliée et serait en mesure de semer la discorde chez l’ennemi.

Les raisons qui me font douter de la victoire d’Emmanuel Macron dimanche prochain sont à la fois liées à sa campagne et au déroulement de son quinquennat.

D’une part, comme à beaucoup d’observateurs, sa campagne me parait affreusement mauvaise. On le retrouve ces derniers jours tel que l’éternité le change. Plus il prétend avoir changé, moins, par expérience, on se trouve porté à le croire. La mise en scène de sa volte-face sur l’écologie constitue l’un des éléments les plus risibles de ce point de vue quand on a suivi les péripéties du quinquennat. Cinq années de greenwashing acharné, une Convention citoyenne humiliée et un soutien sans faille du grand chef des chasseurs à la veille du premier tour pour en arriver à cette ode in extremis à la Nature que Macron veut désormais fêter (comme la Musique). Les interventions de tous les médiocres qu’il a promu depuis 2017 font peine à voir, et surtout à entendre, et donnent furieusement envie d’avoir piscine le 24 avril. Pour ajouter au tableau, au lendemain même du premier tour, Macron n’a rien trouvé mieux que de nier l’existence d’un « front républicain » en 2017. Effectivement, dans sa pratique de gouvernant, Macron a fait pendant cinq (longues) années comme si cela n’avait pas présidé à son élection, fort de sa majorité parlementaire de Playmobils, il n’en a certes fait qu’à sa tête. Il officialise ainsi en 2022 ce qu’on a vu à l’œuvre depuis 2017, mais, sauf à diffuser une vraie fake news pour le coup, c’est bel et bien grâce à la volonté de barrage face à Marine Le Pen de beaucoup d’électeurs (de gauche et de droite) qu’il a été élu en 2017. Bref, pour un électeur de gauche, le seul argument qui justifie que l’on vote pour lui reste « le front républicain », la volonté de faire barrage à Marine Le Pen. Il n’y a de ce côté-là aucun autre argument recevable.

D’autre part, toute l’action de son quinquennat constitue une somme de désastres, grands ou petits, dans toutes les politiques publiques. Éducation, santé, logement, université, recherche, police, grand âge, immigration, travail, environnement, etc., c’est à un florilège de manquements auquel on a assisté, que ce soit en matière de financement ou surtout de stratégie. Il n’y a pas un problème d’intérêt public qu’on puisse dire avoir été (un peu) réglé depuis 2017. Il n’y a guère que la (lente) remontée en gamme de nos forces armées dont on pourrait le créditer (même si l’enlisement de ces dernières au Mali constitue un autre point noir du quinquennat). Surtout, comme l’a montré l’enquête d’une commission sénatoriale sur l’usage des cabinets de conseil, c’est à un évidement de l’État auquel on assiste, à une éviscération, dont le dernier épisode en date n’est autre que le sabordage en règle de notre corps diplomatique, qui vient d’être acté par un décret publié entre les deux tours. La haute fonction publique « à la française » ne sera bientôt plus qu’un pieux souvenir. L’avenir est désormais aux illusionnistes aux bonnes recommandations, à des clones de Macron par milliers. La réélection de Macron acterait de fait le triomphe de la compétence feinte à tous les niveaux. Ou serait-ce plutôt que, pour une partie des électeurs, compte seulement en matière d’action publique le fait de ne pas payer trop d’impôts? C’est certes le seul vrai grand succès d’Emmanuel Macron (suppression de l’ISF, mise en place du PFU sur les revenus du capital mobilier, suppression de la taxe d’habitation, etc.) qui lui a permis de phagocyter au premier tour de cette élection presque tout l’électorat de droite (celui non raciste en tout cas).

Du coup, même si une part de moi-même comprend bien le gain électoral qu’apporte à Emmanuel Macron son positionnement central, une autre part n’arrive pas encore à croire qu’un tel dysfonctionnement de toutes les politiques publiques ne finisse pas par se payer cash au final. De fait, en dépit des sondages, je me demande si un vote venu de l’abstention au premier tour ne va pas lui jouer un bien mauvais tour, et à nous avec. Tous ces gens dont il s’est fait haïr (« Gilets jaunes », « No-vax », etc.) ne vont-ils pas dimanche prochain se ruer vers le vote Le Pen au second tour dans un « Tout sauf Macron » vengeur? Et tous les gens qu’il a blessé, au propre ou au figuré, ne vont-ils pas s’abstenir (ou voter blanc ou nul) et donner ainsi la victoire à Le Pen? Pour ces derniers, personne ne saurait par ailleurs leur faire grief de quelque manière que ce soit de leur choix: nul ne doit être en effet sommé de voter pour son bourreau (et chacun reste seul juge de ses propres souffrances). Si une partie des électeurs, par ailleurs parfaitement démocrates, ne peuvent que s’abstenir au second tour, même face à la menace Le Pen, c’est bien en effet à cause de l’action d’Emmanuel Macron pendant son mandat. Le vote pour Jacques Chirac en 2002, pourtant créateur du RPR, Premier Ministre au moment de l’affaire d’Ouvéa (1988), entouré d’affaires « abracadabrantesques », etc., avait posé moins de dilemme à beaucoup, parce que, malgré tout, la somme de ses manquements à la common decency apparaissait au final moins lourde, moins évidente, moins revendiquée, que celle d’Emmanuel Macron, le petit prince du mensonge ou de la demi-vérité. J’ose cette formule qui pourra paraitre excessive, car j’ai eu le malheur de lire récemment Le Traitre et le Néant des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Paris : Fayard, 2021). Je n’y ai pas appris grand chose, mais cela m’a remis en mémoire à quel point ce quinquennat n’a été qu’une succession de faux-semblants, de demi-vérités, de n’importe quoi du point de vue de la morale la plus élémentaire de la vie publique. Nous aurions été sous la IIIème ou la IVème République (ou chez l’un de nos voisins nordiques actuellement), Macron Président du Conseil aurait été viré du pouvoir cent fois depuis 2017.

En conclusion de ce post, j’ose espérer du coup qu’en cas d’événement, nul commentateur n’aura l’outrecuidance et la mauvaise foi d’en attribuer la responsabilité à un autre qu’à Emmanuel Macron lui-même et à la belle équipe de seconds, troisièmes et quatrièmes couteaux qu’il a soudé derrière lui depuis 2017. L’élection de Marine Le Pen serait le couronnement de toute leur œuvre.

Puisse ce post être sans objet le 25 avril prochain au matin.

Élève Blanquer, au piquet!

Depuis quelques jours, notre Ministre de l’Éducation nationale se répand en déclarations de plus en plus péremptoires allant toutes dans le même sens : les promoteurs de l »islamo-gauchisme », ayant infiltré entre autres milieux, l’Université, l’UNEF, le parti France Insoumise, et le journal Médiapart, seraient, pour résumer les choses, les responsables, moraux, idéologiques, de l’acte terroriste commis sur la personne de Samuel Paty. Les propos du Ministre sont tellement outranciers qu’il a réussi l’exploit de faire réagir la Conférence des Présidents d’Université (CPU), et qu’il a dû préciser ne pas viser toute l’Université, mais seulement quelques mauvais éléments infiltrés en sein, en particulier dans les sciences sociales.

Ainsi le Journal du Dimanche de ce jour bien gris d’octobre 2020, il s’en prend désormais plus explicitement à « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles, qui veulent essentialiser les identités et les communautés, aux antipodes de notre modèle républicain, qui, lui, postule l’égalité des êtres humains indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe ou de religion. C’est le terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes ». En somme, Judith Butler et Oussama Ben Laden, même combat?

De fait, le contresens de notre Ministre sur l’évolution des sciences sociales, visiblement fort informé, est total. En effet, s’il y a quelque chose qui fait partie des évolutions des sciences sociales contemporaines, aux États-Unis et ailleurs, c’est bien au contraire le refus de toute essentialisation des identités et des communautés. Il n’y a en effet rien de plus banal, depuis au moins les années 1960, dans nos disciplines que de publier des travaux qui vont montrer comment telle ou telle identité ou telle ou telle communauté se trouve justement « construite » par des acteurs au cours de processus historiques et sociaux, parfois fort compliqués à décrire. Pour s’en convaincre, je suggère une lecture pédagogique au Ministre : l’Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux (dir. Juliette Rennes, Paris : La Découverte, 2016). Si cette somme lui est trop difficile d’approche, je lui suggère l’analyse des mêmes recherches vues par le Vatican lui-même publiée en 2019. Je m’excuse d’avance auprès du Ministre d’enfreindre ainsi la « laïcité » en osant me référer à un texte publié par cet officine religieuse, étrangère de surcroît, mais ce texte rappelle fort bien que, s’il y a quelque chose que ces recherches promeuvent, c’est bien justement la fluidité ou la plasticité des identités de genre et de sexe contre le fixisme défendu par la doctrine catholique. J’ajouterai que, loin d’être aux antipodes de notre « modèle républicain », toutes les études qui insistent sur la caractère construit des identités et des communautés, le font pour permettre à l’individu de se réaliser pleinement comme personne « seule maître d’elle-même et de son destin » – ce qui constitue peut-être d’un autre point de vue une illusion fort partagée de notre temps.

C’est plus généralement le cas quand, en sciences sociales, on décrit une inégalité, c’est bien pour la dépasser. Le gouvernement auquel vous appartenez ne dit pas autre chose d’ailleurs, puisqu’il promeut par exemple toujours à ma connaissance une plus grande égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines, en s’appuyant sur des travaux de sciences sociales qui ont montré, comme on dit, « le chemin restant à parcourir ». De même, tous les fonds publics qui ont été investis depuis 2015 dans la recherche en sciences sociales pour comprendre la radicalisation islamiste l’ont été afin de lutter contre cette dernière en s’intéressant le plus finement possible à des mécanismes sociaux, et non pour s’en tenir à l’équation de bistrot essentialisante (« musulman= terroriste »).

En réalité, dans l’histoire intellectuelle occidentale, il faut remonter très loin en arrière pour trouver des auteurs qui essentialisent vraiment quelque chose dans le monde social et qui trouvent que cela est fort bien ainsi. Pour ce faire, il faut revenir à un stade pré-scientifique antérieur à l’invention au XIXème siècle des sciences historiques et sociales, dont nous sommes tous les héritiers. Un bon exemple de cette essentialisation voulue et recherchée pourrait être constitué par les poèmes épiques attribués à des auteurs du Moyen-Age qui sont inventés (prétendûment trouvés dans les archives, mais en réalité écrits par leurs inventeurs) à la fin du XVIIIème siècle ou au début du XIXème à fin de créer une identité immuable d’une communauté nationale. (Comme le montrent les travaux de synthèse d’Anne-Marie Thiesse). De fait, c’est encore aujourd’hui un poncif des droites extrêmes nationalistes, en Europe et ailleurs, de poser qu’il existe une identité et une essence de la communauté humaine qu’ils entendent défendre. La ressemblance sur ce point avec la vision des fondamentalistes islamistes sur une essence de l’Islam dont seuls eux auraient connaissance doit d’ailleurs être remarquée.

Je me permets enfin de faire remarquer à notre Ministre que les « valeurs de la République » qu’il entend inculquer à tous les élèves de France et de Navarre ne peuvent pas toujours se prévaloir d’une si grande profondeur historique que celle qu’il sous-entend dans ses propos. Malheureusement, les pouvoirs politiques qui se sont succédé depuis 1789 à la tête de la France n’ont pas été toujours très respectueux des personnes soumises à leur autorité: leur origine, leur sexe ou leur religion leur a valu des traitements quelque peu différents. Faut-il vous rappeler que les Françaises n’eurent le droit de vote qu’en 1944 et que le camp « républicain » d’alors y fut pour quelque chose? que l’histoire des départements français d’Algérie n’est pas vraiment un exemple en matière d’égalité des citoyens en fonction de la religion? que le traitement d’une bonne part des travailleurs polonais dans les années 1930 ou des réfugiés espagnols dans les années 1940 ne nous fait pas honneur? Il serait facile de multiplier les exemples. Cela ne veut pas dire qu’actuellement, ces valeurs de la République, telles qu’inscrites dans les lois, n’existent pas et n’auraient aucune valeur qui les rendraient indignes d’être défendues, mais la rigueur historique oblige à en mesurer toute leur minceur et fragilité au regard du passé.

Ainsi, si je me donne la peine d’écrire ces quelques lignes, c’est surtout parce que, dans les amalgames, ni faits, ni à faire, d’un Ministre préemptant sans plus aucune retenue les thèmes de l’extrême-droite pour mettre dans le même sac toute personne ayant une vision un tant soit peu instruite par les sciences sociales de la réalité sociale du pays (« un idiot utile » selon notre Ministre), j’ai bien peu que ce soient ces valeurs républicaines – au sens d’acquis des luttes de longue durée pour la liberté et l’égalité – qui finissent par disparaître. Puissé-je me tromper.

Lassitude 1989-2019

J’ai longtemps hésité avant de rédiger ce post, car, après tout, mes sentiments ne devraient regarder que moi. Or il se trouve que, depuis quelque temps, je ressens une grande lassitude – des collègues de la noble institution où j’enseigne l’ont d’ailleurs remarqué à ma mine parfois défaite. Au moins cela expliquera-t-il sans doute aux lecteurs de ce blog pourquoi j’y me fais rare.

La première raison est tout simplement qu’en cet automne 2019, c’est ma trentième rentrée comme enseignant, du secondaire, puis du supérieur, et dans ce dernier cadre, ma vingtième rentrée (sic) à l’Institut d’études politiques de Grenoble. Pas exactement trente rentrées à dire vrai, car il me semble ne pas avoir fait la rentrée 1991, car, cette année-là (1991-1992),  j’étais alors payé (comme normalien) seulement pour faire ma thèse sans avoir d’enseignements à assurer. Ce fut la seule année depuis où je n’eus pas à enseigner. Or, quoiqu’on en dise l’enseignement, même dans le supérieur, finit par lasser par son aspect nécessairement répétitif. En effet, par force, il faut bien raconter à peu près la même chose aux générations qui se suivent. Certes, heureusement, des nouveautés dans l’actualité ou dans les publications, ou l’évolution de sa propre réflexion obligent à des changements – comme je le dis à mes actuels étudiants, je me suis radicalisé au fil des années -, mais on reste tout de même au sein d’une même matière d’enseignement. Même un nouveau cours, sur un sujet de sa propre matière qu’on ne connait pas si bien que cela au début et que d’obligeants collègues ont quand même bien voulu vous confier, finit par déclencher à terme les mêmes réflexes, les mêmes routines, le même ennui. Il faut aussi constater qu’après tant d’années, des défauts dans la manière d’enseigner restent, et, contrairement au mythe de l’évaluation des enseignements qui aiderait à progresser les vieux singes dans mon genre, plus rien ne se passera en fait de ce côté-là. Aucune réinvention de son être-devant-une-classe ne me parait plus possible à ce stade – en dehors du ne-plus-être-devant-une-classe. Enfin, inexorablement, l’écart générationnel se creuse avec les étudiants qu’on trouve devant soi. On finit un jour par se découvrir plus proche en années calendaires d’un public de jeunes retraités que de jeunes étudiants, et partager en pratique plus de références avec les premiers qu’avec les seconds. Ainsi de cette chute du Mur de cet « inoubliable mois de novembre 1989 », qui, pour nos actuels étudiants, fait partie d’une histoire déjà toute refroidie dont ils n’ont, au mieux, qu’une compréhension livresque.

La seconde raison est que ce retour sur 1989, pour le trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, ne peut que souligner la très mauvaise pente de nos sociétés occidentales en  général, et de la France en particulier. Entre la n-ième polémique sur le voile islamique, la n-ième émeute de banlieue, la n-ième réforme sécuritaire n’apportant rien à la sécurité des citoyens mais tout à un État autoritaire 2.0 à venir et la n-ième réforme néo-libérale destinée à mettre à mal l’édifice de droits économiques et sociaux construits depuis la fin du XIXème siècle au nom d’une très fantasmatique compétitivité du pays et surtout d’un intérêt de classe, aussi bien compris que désormais restreint à la haute bourgeoisie d’affaires, j’ai vraiment bien du mal à me réjouir. La Présidence d’Emmanuel Macron me semble tellement contraire à tout ce qu’il faudrait faire pour apaiser ce pays qu’il m’est en effet difficile de ne pas penser que tout cela va très mal finir. En fait, cela a déjà très mal fini si l’on pense à tous ces manifestants Gilets jaunes bien amochés par les forces de l’ordre au cours de l’année qui vient de s’écouler, à cette incapacité inouïe à entendre les maux de la société de la part du pouvoir en place.

La troisième raison est que j’ai le sentiment que tout le travail des sciences sociales un peu critiques ne sert vraiment à rien pour influencer le cours des choses par les mauvais temps qui courent. Mon moi « durkheimien » souffre de ce hiatus. Désolé, j’ai été formé à une autre époque, avec d’autres attentes que d’établir froidement une description subtile et circonstanciée de maux sans remèdes dans de magnifiques articles bien gonflés à l’hélium d’une méthodologie sans faille. L’article pour l’article me parait de plus en plus vain dans un monde qui va à vau l’eau, surtout quand la valeur ajoutée de cet article avoisine par ailleurs Epsilon quand on connait un peu le sujet.  Il est vrai que nous rejoignons ainsi la cohorte de tous ces scientifiques des sciences dites dures qui alertent sans succès sur le changement climatique, l’écroulement de la biodiversité, etc. Publiez, publiez, braves gens, nous doutons encore et encore de ce que vous avancez si doctement, et, pendant ce temps-là, nous mènerons à bon terme nos petites et grandes affaires. Plus spécifiquement, tout le travail académique mené sur ce qu’il faut bien appeler en suivant l’usage qui s’est imposé, le populisme, depuis plus d’un quart de siècle n’a servi strictement à rien, si l’on juge ce travail à l’aune d’une amélioration de nos sociétés – sauf à juger que Trump, Orban, et Cie constituent de fait la solution à la plupart de nos maux. Les collègues les plus concernés s’en rendent d’ailleurs compte, en essayant d’introduire dans les conférences à ce sujet, comme par exemple celle qui aura lieu à Prague au printemps prochain, une réflexion sur les remèdes à apporter. De ce point de vue, il me faut bien constater que la science politique a été globalement pusillanime, et que ce sont des économistes aux marges de l’orthodoxie (comme Thomas Piketty ou Dani Rodrik) qui s’essayent à faire circuler dans l’espace public des remèdes en se centrant bien sûr sur les causes économiques du phénomène – ce qui ne manquera pas d’apparaitre réducteur par bien des côtés. En tout cas, pour ce qui est de la France contemporaine, les récents choix d’Emmanuel Macron et de certains de ses ministres sont exactement ceux qu’il faut faire pour encourager encore plus l’électorat à considérer le Rassemblement national  comme un choix électoral des plus légitime – plus légitime que cela, à poser toujours et encore les bonnes questions comme disait déjà en son temps un ministre socialiste, il va mourir de sa belle mort.

La quatrième raison est que, vu le contexte politique français, je vois difficilement quelle force politique de gouvernement pourrait combler ce hiatus entre les réflexions issues des sciences sociales destinées à apaiser la société et les choix de l’État – pour ne pas parler de tout ce qu’il faudrait faire pour lutter contre le réchauffement climatique et pour s’y adapter. Le camp de la gauche (écologistes compris) me parait tellement éclaté et sans leader acceptable par toutes les chapelles partisanes que son retour aux affaires nationales en 2022 via la présidentielle me parait bien improbable vu de ce triste automne 2019. Un François Hollande s’est même essayé encore cet automne, toute honte bue,  à proposer au pays des réformes institutionnelles, sans doute dans l’intention à peine dissimulée de revenir dans le jeu politique, or son simple souvenir ne peut que rendre le mot même de gauche haïssable à une part de nos concitoyens. (Une simple mesure de salubrité pour tout renouveau de la gauche, c’est déjà de se débarrasser définitivement de sa présence à gauche: qu’attend donc le PS lui-même pour s’en débarrasser vraiment? Il l’a déjà fait en théorie avec son bilan de la Présidence Hollande, il reste à le faire symboliquement par une exclusion retentissante. ) Par ailleurs, peut-on espérer que la droite républicaine (ou ce qu’il en reste) se saisisse de ces savoirs?  A écouter leurs représentants dans les médias, coincés entre un néolibéralisme sécuritaire à la Macron  et un nativisme sécuritaire à la Le Pen, cela n’en prend  vraiment pas le chemin, et c’est peu dire. Quant aux thuriféraires  et autres féaux du bon Emmanuel Macron, il n’y a rien à espérer de leur côté, leur sport favori semble même être désormais de casser les thermomètres en matière de politiques publiques, en tout cas ceux qui sont informés par le travail des sciences sociales (comme le CNESCO en matière éducative ou l’Observatoire de la pauvreté), qui les dérangent  – à la manière d’un Trump ou d’un Bolsonaro en matière de changement climatique . Un néo-libéralisme de fer et de pacotille à la fois, agrémenté de quelques rares douceurs pour les forces de l’ordre, leur sert de boussole. Et nous avons tout de même une sorcière autoproclamée au gouvernement pour tout le reste…  Quant au Rassemblement national, n’en parlons même pas: ils vivotent sur leur pré carré sans trop avoir besoin de réfléchir à la suite. Du coup, à chaque publication de bons collègues proposant à la fois un état des lieux et souvent une palette de solutions, ou du moins d’erreurs à éviter, sur quelque politique publique que ce soit, ce bel effort, bien inutile en fait, me déprime de plus en plus. En sciences sociales comme en sciences de l’environnement, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas ce qu’il aurait fallu faire – mais, visiblement, on ne le fera pas. Pas en France en tout cas. Sauf bien improbable miracle politique d’ici les prochaines présidentielles.

Toutes ces raisons font que je tends à être las – simplement las, pas désespéré. Trop las d’ailleurs pour le désespoir. Mais sans doute ne suis-je pas un de ces battants qui font de nécessité vertu. Et, puis, ne suis-je pas comme universitaire en fin de carrière « un odieux privilégié membre d’une corporation d’oisifs vivant aux crochets des contribuables qui n’ont donc pas le droit de se plaindre »… Je me tais donc, en tout cas pour ce soir.

Deux ans de macronisme, hélas sans doute encore trois ans à tirer.

L’élection d’Emmanuel Macron ne date que de deux ans. Mai 2017- mai 2019. Cela m’a pourtant paru bien long.  Le bilan de ces deux premières années  de la Présidence Macron m’apparait à la fois comme la continuation de dérives déjà anciennes de la Vème République et comme l’apparition de nouveautés pour le moins peu rassurantes. Les trois ans de Présidence Macron encore à tirer comme une condamnation sans appel possible me remplissent du coup d’allégresse. Je m’en voudrais de ne pas vous la faire partager.

Du côté des dérives anciennes, il faut bien sûr commencer par la « présidentialisation » de la Vème République sans contreparties institutionnelles, pour ne pas dire la montée en puissance de plus en plus évidente du « bon plaisir monarchique » sous couvert de démocratie. La prétention présidentielle d’une remise en état de Notre-Dame-de-Paris en cinq années seulement, au mépris de toutes les bonnes pratiques en la matière, me parait l’illustration caricaturale de cet état de fait. Le quinquennat n’avait certes déjà rien arrangé en la matière pour ses prédécesseurs immédiats à la tête du régime conçu comme un « coup d’État permanent », mais, avec la Présidence Macron, la disparition d’un vrai parti présidentiel a réduit à rien toute dialectique interne à la majorité qui permette d’aller au delà des intuitions, tocades, et autres coups de génie présidentiels (ou de son entourage?). L’incapacité du MODEM de François Bayrou à exister comme contre-pouvoir interne à la majorité présidentielle est tout aussi flagrante. En dehors du seul Jean-Louis Bourlanges (né en 1946…), encore doté  d’un minimum d’autonomie politique, les politiciens qui s’expriment au nom du MODEM ont tous atteint l’état de diffuseurs zélés d’éléments de langage de leurs alliés LREM.  Nous sommes bien loin des alliances conflictuelles à la RPR-UDF, à la PS-PCF, ou façon « Gauche plurielle », qui faisaient tout le sel des coalitions du « régime semi-présidentiel » . C’est le grand retour du monarchique « L’État, c’est moi. », avec la logorrhée présidentielle en prime.

Ensuite, mais cela date là aussi, l’approfondissement néo-libéral des politiques publiques menées se trouve largement confirmé.  Je ne me vois même pas y revenir tant cela me parait désormais d’une triste évidence (sauf à gloser sans fin sur la définition à donner du néo-libéralisme pour amuser la galerie). Surtout le « macronisme » accentue à l’envi ce tournant, pris certes il y a quelques décennies déjà, dont il n’est pas très difficile par ailleurs de constater qu’il constitue l’une des principales sources de l’exaspération des classes populaires, et maintenant des classes moyennes. Le « macronisme » m’apparait du coup comme la réactualisation continue de la phrase (attribuée) à Bossuet: « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » E. Macron et ses gens prétendent pourtant faire de la lutte contre le populisme et le nationalisme l’alpha et l’oméga de leur « progressisme ». Leur capacité à apaiser la société française à coup de « réformes », aussi anxiogènes que pleines de chausse-trappe dans les petits détails qui changent tout en pire (par exemple la réforme à venir des pensions de réversion), risque bien de les amener là où ils ne souhaitaient pas aller. On risque d’ailleurs d’en voir les premiers effets lors des élections européennes. On aura bien de la chance à LREM  si, après tout cela, le RN, pourtant plus inepte que jamais dans ses propositions, ne lui brûle pas la priorité en passant en tête des suffrages.

Cette « Révolution » (néo-libérale), qui avait déjà bien progressé sous F. Hollande, n’est pas sans lien avec le fait que le « macronisme » au pouvoir représente sans doute le rétrécissement le plus net de la base électorale d’un pouvoir politique en France depuis…. eh bien là j’hésite vraiment… en fait, même en remontant à 1848 (à l’établissement du suffrage universel), je ne trouve pas d’exemple si net de pouvoir politique un peu durable qui se soit appuyé (officiellement) sur si peu de Français et qui ne semble pas prêt, ni même désireux, de reconquérir à terme la confiance d’une majorité parmi la population française. Napoléon III lui-même fut populaire à en croire les historiens, le régime de Vichy ne fut sans doute vraiment impopulaire qu’au tournant de la guerre mondiale. C’est donc vraiment là une situation exceptionnelle au regard de l’histoire longue du pays, sauf si l’on admet pour se rassurer quelque peu que l’opposition des Républicains, de l’UDI, voire d’une partie du PS, est en réalité fallacieuse. La majorité de leurs bases électorales respectives sont certes, selon les sondages disponibles, dans l’opposition à Emmanuel Macron, mais les élites partisanes du « vieux monde » suivent souvent en réalité le mouvement du « macronisme » – comme l’a montré la tournée des popotes de ce dernier lors du « Grand débat ». Après tout, le Premier Ministre et quelques ministres importants sont très officiellement de droite, le PS ne s’est pas vraiment affairé à sanctionner au niveau local les renégats passés à LREM, ne faut-il pas alors compter dans la semi-opposition ou la quasi-majorité la droite, le centre et le PS (profond)?  En dehors de cette considération (que l’on pourrait contrebalancer par le réveil d’une droite sénatoriale parfois bien incisive tout de même), le « macronisme » représente une caricature de ce que peut faire en France un scrutin majoritaire à deux tours en terme de restriction de la base électorale du détenteur du pouvoir. La diversité des choix électoraux s’accentue comme partout ailleurs dans les vieilles démocraties, mais le mode de scrutin masque chez nous cette évolution et la transforme en primat de la plus grosse des petites minorités. La comparaison avec d’autres régimes démocratiques  en proie à une dérive autoritaire, « populiste », me parait d’ailleurs cruelle. En Hongrie, en Pologne, en Italie, en Turquie, aux États-Unis, la base populaire des autorités au pouvoir apparait bien plus large que les un peu plus de 20% d’électeurs encore « macronisés » en ce printemps 2019. En électeurs inscrits, les alliés LREM/Modem s’apprêtent à recueillir aux Européennes  autour de 8/9% des voix de nos concitoyens. Pas énorme tout de même. La France d’Emmanuel Macron est donc une belle exception française. Si Emmanuel Macron réussit à faire passer la réduction du nombre de parlementaires, jointe à sa pincée demowashing de scrutin proportionnel, la possibilité de créer une majorité parlementaire avec une minorité d’électeurs sera encore accentuée. A quand donc 10% des électeurs déterminant en France une majorité politique stable contre 90% d’opposants? Voilà qui serait disruptif.

Aussi nouveau et encore plus inquiétant me semble être l’éthos du nouveau personnel politique du « macronisme ». La capacité de ces gens à mentir, à biaiser avec la réalité disponible sous les yeux de tous, à distiller avec culot et détermination des « éléments de langage », est à tout prendre affolante. Nous sommes là devant des exemples parfaits de politiciens maximisateurs (à court terme) de leur carrière. Cela vaut aussi au niveau de leurs subordonnés, comme par exemple pour les recteurs en matière d’éducation. Des parfaits office-seeker qui jouissent du pouvoir et de ses avantages intrinsèques sans aucun interdit moral d’aucune sorte. Pas vu, pas pris, et encore… Emmanuel Macron leur demanderait de dire publiquement tous en chœur pour le soutenir que « la Terre est plate », nul doute qu’ils le feraient avec un bel élan de sincérité. Cela me fait tragiquement penser au rapport à la réalité des apparatchiks dans les régimes communistes finissants des années 1970-1980. J’espère en tout cas pour eux que tous ces gens savent tout de même qu’ils mentent, biaisent, manipulent, communiquent, sinon je m’inquiéterais vraiment pour leur santé mentale. Les événements du 1er mai à la Salpêtrière ont été en tout cas une démonstration de leur capacité à se tenir à une version biaisée des faits au delà de toute crédibilité auprès… eh bien des Français qui peuvent ou veulent s’informer vraiment.

De fait, le « macronisme » représente aussi fondamentalement un pari sur l’absence totale d’informations pertinentes sur ce qui se passe de la part du gros de la population – ce qui veut dire aussi que tout le travail de critique intellectuelle qu’on peut en faire reste très largement inutile. (Tout comme en son temps le « berlusconisme » des années 1990 vécut sur la bulle de réalité créée par les chaînes de télévision de S. Berlusconi pour une bonne part de ses électeurs.) Ces gens s’autorisent à mentir, à biaiser, à déformer, parce qu’ils parient, non sans raison d’ailleurs, que les médias fréquentés par la plus grosse part de la population électorale (télévision, presse régionale, grandes radios) ne font pas bien leur travail, ou plutôt qu’ils se livrent avec l’excellence souhaitée par tout pouvoir en place à l’exercice d’une information biaisée au possible. Il y a bien sûr des pôles de résistance: quelques médias indépendants; l’éthique journalistique de certains rares journalistes qui, au sein même des grands médias, ne veulent pas être déconsidérés à leurs propres yeux pour ne pas avoir bien fait leur métier; les réseaux sociaux. Mais ces pôles ne représentent pas grand chose du point de vue de leur effet électoral. En effet, en caricaturant à peine, le « macronisme » de 2019 semble compter énormément sur les électeurs âgés, ceux qui vont aller voter aux Européennes. Ces derniers s’informent par les médias traditionnels qui, globalement, leur ont par exemple présenté la plupart des « Gilets jaunes » comme des barbares prêts à prendre d’assaut des services de réanimation, pour y débrancher les malades agonisants je suppose. Ils peuvent donc continuer à leur raconter que « la Terre est plate ». Nos braves vieux électeurs n’iront pas pour leur majorité lire la presse mal pensante, ou sur les réseaux sociaux, pour constater que, Mon Dieu quelle surprise, « la Terre est ronde ». Il est vrai que certains n’ont guère envie de le savoir. Trop gênant.

Enfin, comme le terme de « néo-libéralisme autoritaire » dont l’usage se répand à juste titre le synthétise, le moins que l’on puisse dire, c’est que le « macronisme » sait réprimer le Français  « qui manifeste et qui proteste ». Notre pays vit d’évidence une crise de l’expression citoyenne par la manifestation ou par toute autre action dans l’espace public physique. Je crois même qu’on peut commencer à parler en conséquence d’un début de « prétorianisation » du régime – du mot « prétoriens »(sic), terme utilisé ici en un sens neutre, se voulant non péjoratif, et bien sûr exploratoire. Tout observateur un peu attentif aura noté en effet à quel point les revendications des syndicats de policiers ont été acceptées facilement au plus fort de la crise des « Gilets jaunes » – alors même que toutes les autres revendications venant des personnels du secteur public reçoivent une attention pour le moins distraite de la part de ce même pouvoir. On aura noté  aussi que le gouvernement ne semble pas très pressé de faire la lumière sur d’éventuels manquements aux règles professionnelles régissant, en principe, le maintien de l’ordre lors de manifestations, et qu’il semble bien instrumentaliser son pouvoir hiérarchique sur les procureurs de la République pour essayer de noyer le poisson d’éventuels manquements . De fait, le pouvoir politique commence  ainsi à s’enferrer dans une relation de clientèle avec la police. A lire la prose des tracts des syndicats de police qu’a regroupée Médiapart pour faire peur dans les chaumières (de gauche), ces derniers ont pris fait et cause contre les « Gilets jaunes », sans doute parce que la durée même de la crise et son caractère inédit les a exaspérés et épuisés. Mais il faut bien comprendre que cette loyauté a aussi été achetée. D’après les sondages disponibles et les orientations syndicales (avec la montée en puissance d’Alliance par exemple), les policiers sont plutôt des sympathisants de droite ou d’extrême-droite. Ils ne soutiennent probablement pas le « macronisme » par conviction, mais par obligation statutaire d’une part et parce que ce dernier a accédé à leurs revendications et ne cesse désormais de les flatter d’autre part. Les syndicats de policiers tiennent du coup entre leurs mains la stabilité du régime, peut-être sans l’avoir eux-mêmes compris complètement. C’est pour cela que je parle de début de « prétorianisation ». C’est plutôt nouveau en France que de voir un pouvoir politique devenu si dépendant de sa police, ou plutôt des affects et intérêts des simples policiers et CRS.  En même temps, cette importance accrue des forces de sécurité dans l’équilibre général du pouvoir d’État deviendra de plus en plus inévitable si la répression reste la seule réponse, à la fois prophylactique et curative, à toute protestation un peu hors les clous de la société civile. Il faut bien que l’autoritarisme du néo-libéralisme dispose de personnes à la base pour le mettre effectivement en œuvre. En tout cas, pour l’instant, s’il y a bien une chose que le « macronisme » n’entend pas privatiser, c’est bien la police, sa chère police. En même temps, peut-être que ces mêmes policiers, tant qu’à risquer leur peau, aimeraient autant servir un pouvoir plus proche de leurs propres idées…

Pour finir ce bilan de deux ans de « macronisme », vu de gauche,  la dernière chose qui me  reste vraiment sur l’estomac n’est autre que l’origine de gauche du « macronisme ». Même si bien sûr les ralliés de la droite et du centre ne sont pas en reste dans le tableau, il faut admettre que le « macronisme » a incubé au sein du Parti socialiste, et il ne faut cesser de rappeler toujours qu’Emmanuel Macron a été conseiller, puis Ministre, de ce cher François Hollande. Le carriérisme et la conversion à un néo-libéralisme de convenance qui se sont développés au sein du PS français ne laissent pas de m’étonner au fond. Cela va bien plus loin à mon sens que la simple conversion stratégique à une « Troisième voie » à la Tony Blair ou à un « Nouveau Centre » à la Schröder. C’est la distinction certes subtile mais bien réelle entre un Collomb ou un Delors et un Castaner ou un Griveaux. Pour le présent, cette filiation me parait contribuer à expliquer la rupture durable (définitive?) entre les classes populaires et la gauche. Que toutes les aspirations en terme de justice sociale exprimées par une bonne part des participants au mouvement des « Gilets jaunes » ne portent, selon les sondages disponibles, à aucun rétablissement électoral perceptible des partis de gauche en général constitue en effet l’un des faits marquants de ces derniers mois. Le « macronisme » vire à droite toute, réprime comme jamais la droite Sarkozy n’aurait osé le faire, mais les gauches n’en profitent pas.  Il  manque sans doute une chose essentielle encore dans le paysage de ces deux premières années de « macronisme » pour rétablir la situation : un leadership voulant vraiment sauver le socialisme, et la gauche en général, qui prenne de front la question la plus cruelle. « Comment et pourquoi avons-nous engendré ce monstre? »   Les critiques de ce qui reste du PS sur la ligne politique d’Emmanuel Macron ne suffisent pas, tout comme son essai de bilan de la Présidence Hollande (sous influence de fait d’un certain Emmanuel Macron). Les PG/Insoumis, Génération(s) et autres ex-PS sont hors jeu pour être tous partis du PS en restant sur la seule critique de la ligne politique proprement dite. Il faudrait aussi une critique sur le type d’hommes et de femmes que le socialisme a promu ou a laissé promouvoir depuis les années 1980. Pourquoi ce parti-là a-t-il attiré ces gens-là? Comment la base militante s’est-elle accommodé de ces gens-là? Ce qui revient aussi à poser la question de l’existence d’un DSK, d’un F. Hollande ou d’une S. Royal, et de tant d’autres. Cette réflexion devrait d’ailleurs s’imposer aussi aux écologistes: comment finit-on avec un Daniel Cohn-Bendit et avec tous ces transfuges de l’écologie politique qui vont à la soupe aux pesticides proposée par LREM? Il n’y a bien que les communistes à gauche qui semblent (relativement) épargnés.

En fait, même si je sais bien que la science politique contemporaine est très mal à l’aise avec ce questionnement « vieillot », « moralisateur », « philosophique », « hors de propos », qu’est-ce qui explique cette poussée à gauche  de carriérisme, cet écroulement des valeurs (réellement) libérales (au sens de B. Constant ou de J. S. Mill) et ce peu de souci d’autrui que le « macronisme » résume si bien au final? Pourquoi le prétendu disciple de P. Ricoeur parait n’y avoir vraiment rien compris?

Enfin, courage, trois ans, ce n’est pas si long…

 

 

Michaël Foessel, Récidive 1938.

foesselLe livre de Michaël Foessel, Récidive 1938 (Paris : PUF, 2019) aurait tout eu a priori pour m’énerver au plus haut point. Voilà en effet un philosophe de profession qui s’essaye à dire quelque chose d’un peu intéressant sur notre temps (2018) à travers la seule lecture des journaux français de l’année 1938  – certes tous désormais disponibles sur Internet- en allant y chercher une analogie éclairante.  Cette façon de procéder paraîtra sans aucun doute désinvolte au spécialiste de ces années-là, d’autant plus que l’auteur se met lui-même en scène armé de ses seuls souvenirs scolaires et de quelques réminiscences issues de lectures philosophiques.

Par ailleurs, comme politiste, j’aurai pu être fort agacé par cette lecture. En effet, Michaël Foessel n’est pas loin de redécouvrir la méthode comparative. Il l’explique bien dans son Épilogue (p. 171-173) en effet: « Une analogie n’est pas une simple ressemblance, mais une égalité des proportions. Elle n’affirme pas que A = B (1938 = 2018), mais que A/B = C/D : il s’agit d’une identité des rapports entre des réalités hétérogènes. En l’occurrence, l’hypothèse finale de ce livre est que la politique Daladier, faite d’assouplissement économique et de reprise en main autoritaire, est aux régimes totalitaires qu’elle combat ce que les politiques néolibérales menées depuis plus d’une décennie sont au nationalisme autoritaire qui menace de venir dans nombre de pays européens. » (p. 170-71). Il ajoute quelques lignes plus loin: « L’analogie entre 1938 et 2018 présente aussi l’intérêt de mettre en garde contre des mesures prises pour défendre la démocratie, et qui, dans les faits, risquent de la mettre à terre. » (p. 172).

En fait, Michaël Foessel, sans le thématiser explicitement,  suppose qu’il existe des régularités dans le fonctionnement des sociétés humaines en général, et des « démocraties bourgeoises » en particulier.  Je suis très loin d’être opposé à l’idée que la recherche puisse dégager des régularités de (dys)fonctionnement des démocraties représentatives. Mais au nom de quel juridiction un philosophe s’exerce-t-il à cette légitime recherche de régularités  en amateur – quand il existe  des travaux scientifiques sur le sujet (celui de la dé-démocratisation) par ailleurs? J’entends d’ici ricaner des collègues sociologues qui verront dans l’ouvrage de Michaël Foessel la énième illustration des prétentions de nos philosophes franchouillards à « dire l’universel » dans l’espace public – que ce soit dans la version old chap, BHL ou Badiou, ou dans celle des plus jeunes philosophes médiatisés, qui disposent d’une opinion (modérée) sur tout sans jamais avoir travaillé aucun sujet.

Cependant, au delà de ces énervements possibles, on peut aussi juger cet ouvrage seulement comme une intervention politique au sens strict. Une manière, pour le coup fort socratique, d’avertir autrui, en montrant comment en soi-même, à travers la lecture de cette presse de 1938, une conscience de la situation du présent se crée. Après tout, rien n’interdit à un philosophe de montrer sa naïveté, ses affects, ses ignorances,  pour inciter autrui, son lecteur, à réfléchir par ce biais sur le présent. Michaël Foessel ose ce qui pourrait paraître à première vue comme le bon moyen d’être humilié par ses pairs des différentes sciences sociales au nom du message alarmiste qu’il pense ainsi transmettre à un large public. A force de se défendre contre la contestation sociale pour faire perdurer un modèle économique en grande difficulté et d’instrumentaliser la question des étrangers pour détourner l’attention du bon peuple, les « démocrates » à la Daladier/Macron ressemblent en effet de plus en plus à leurs adversaires (de droite). J’ai bien peur d’ailleurs que M. Foessel ne soit pas le seul à remarquer et à vouloir faire remarquer ce glissement autoritaire au nom même de la défense des libertés républicaines. Le récent entretien donné au Monde, par Jean-Marie Delarue, le nouveau président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, est assez éclairant sur l’état de la question. La « criminalisation des mouvements sociaux » est d’ailleurs en train de devenir une banalité sociologique, et la répression du mouvement des « Gilets jaunes » en est une illustration sans appel. Tous les éléments semblent désormais en place pour aller vraiment très loin dans la répression de toute contestation de quelque nature que ce soit. L’avantage paradoxal d’une vision par la seule lecture de la presse est aussi de bien nous faire mesurer tout ce que ces évolutions de pratiques répressives doivent à une évolution parallèle du langage utilisé. Jean-Marie Delarue le dit à sa manière: avec l’argument-massue de « la sécurité première des libertés », il n’est guère difficile d’installer toutes les restrictions possibles des libertés. Là encore, tout ce que certains éditorialistes ont dit depuis novembre 2018 à propos du mouvement des Gilets jaunes peut n’apparaître que comme une vaste récidive des propos de la presse bourgeoise de 1938 à l’encontre des derniers feux du Front populaire.

Un point toutefois détraque quelque peu l’analogie heuristique que Michaël Foessel veut faire ressentir à son lecteur. En 1938, la France n’est pas en conflit avec des groupes terroristes qui prétendent agir au nom d’opprimés réels ou supposés venus eux ou leurs aïeuls d’ailleurs. Les luttes anticolonialistes en métropole, quoique durement réprimées, restent légalistes. Surtout, la haine montante des Juifs et des étrangers, et tout ce qu’elle peut justifier de dire ou de faire (dont Michaël Foessel montre de fait bien la continuité avec ce qui va se passer de 1940 à 1944), n’ont en fait rien dans la France de 1938 pour s’ancrer dans la réalité – en dehors de l’assassinat à Paris en novembre 1938 du consul allemand qui sera d’ailleurs la justification de la « Nuit de Cristal » . L’agression juive, que ressent l’extrême-droite de l’époque, c’est bien sûr l’arrivée de Léon Blum au pouvoir en 1936, mais cela ne correspond à rien comme mouvement de fond dans la société (sauf à supposer que « les Juifs » manipulaient toute la mobilisation de la gauche de l’époque). En 2018-19, il sera difficile de ne pas mettre dans le tableau de la société française l’existence du terrorisme djihadiste, bien réel malheureusement en France ou dans des zones d’intérêt pour la France (Sahel, Levant). Cette circonstance complique encore la tâche de ceux qui voudraient une fin heureuse, libérale, démocratique, sociale, à nos tribulations. Toute lutte pour éviter un recul des libertés doit désormais passer par une réflexion sur ce sujet dont il faut bien le rappeler nos concitoyens de 1938 attachés à leurs libertés républicaines n’avaient pas à se préoccuper. C’est à mon sens peut-être la limite heuristique de cette analogie.

Mais, à tout prendre, cette Récidive vaut la lecture, surtout parce que tout dans l’époque nous crie désormais que nous sommes à la veille d’un pire des mondes possible si nous n’y prenons pas garde. Là vraiment, Winter is coming.

 

 

 

L’arrogance n’attend pas le nombre des années, oui, mais pourquoi?

La sortie dans l’espace médiatique des deux anciens proches collaborateurs à l’Élysée de l’actuel Président de la République a été pour moi un moment d’énervement, de colère, voire même de véritable sidération. J’en suis resté mal pendant une semaine. Déjà les entendre lors d’une matinale sur France-Inter fut une épreuve, voir ensuite l’un d’entre eux se faire prendre en totale contradiction (à propos de sa participation à la diffusion d’une vidéo par un compte Twitter anonyme) par un journaliste audiovisuel bien peu connu pourtant son côté mordant en fut une autre, lire les commentaires des lecteurs avisés de leur ouvrage commun (unanimement critiques et acerbes) sur les différents sites de presse (Mediapart, AOC, La Croix, etc.) fut un calvaire – même si la qualité des diverses recensions n’est bien sûr pas en cause.

Serais-je donc devenu subitement un macroniste, un intellectuel organique de LREM?

Non, bien sûr. Dieu ou le Diable m’en préserve! Mais je n’arrive pas à me réjouir que la politique française en soit rendu là, et que les mœurs publiques – au sens ancien du terme – se soient à ce point dégradées.

D’une part, comment peut-on expliquer la vacuité des propos et écrits de nos deux compères? Ils prétendent définir une vision du monde pour guider la politique française: le « progressisme » , terme presque parfaitement mal venu en 2019 pour définir quelque nouveauté en politique que ce soit, puisque le  mot même de « progrès » ne peut représenter qu’une scorie du XIXème siècle et son usage ne traduire par définition qu’un grave défaut de réflexion en ces temps de crise écologique/identitaire. A les entendre, ils arrivent juste à un brouet infâme, indigne de l’histoire pourtant bien longue des idées dans ce pays. Je crois pour ma part, et à ma plus grande honte, y avoir reconnu des relents de J. Rawls et d’A. Sen, très mal digérés certes. D’autres de l’utilitarisme. D’autres y voient simplement du néo-libéralisme. D’autres une vision technocratique ou managériale. D’autres une mauvaise dissertation en trois parties. Il faut dire que, de leur côté, les deux compères ne manquent pas d’audace : ils voudraient que ce livre destiné à définir le « progressisme » reste et soit même traduit dans d’autres langues. Mais comment peut-on avoir une telle prétention sur des fondements si faibles? N’est pas Anthony Giddens qui veut! (et encore le dit Giddens n’a pas été très inspiré d’associer son nom à la « Troisième voie » blairiste).  Ils nous ont épargné l’auto-comparaison avec Marx et Engels… ouf!

Quoi qu’il en soit, la vraie question est pour moi : comment ces gens se sont retrouvés à conseiller un Président de la République? Est-ce donc cela nos élites émergentes? Nos deux compères semblent  en effet à les entendre constituer une sorte de caricature de la pensée « science-pipeau » que l’on reproche  si souvent aux établissements type Science Po de diffuser. Il faut bien avouer ici que je me suis senti, indirectement certes, mis en cause par un tel degré de vide intellectuel et politique. Je vois ricaner d’ici tous les universitaires critiques du modèle Science Po. CQFD, doivent-ils penser. Comment les institutions éducatives d’élite de ce pays peuvent-elles produire de telles personnalités? Mes étudiants de Science Po Grenoble me paraissent heureusement plus cohérents dans leur manière de penser que ces deux-là.  J’ai rapidement essayé aussi de comparer les propos de ces deux personnes avec ceux des conseillers présidentiels qui s’étaient exprimés publiquement par le passé (de Marie-France Garaud à Dominique de Villepin, en passant même par Jacques Attali dans sa lointaine jeunesse), et je me suis rendu compte que je ne trouvais pas d’exemple d’autres personnages issus d’un cabinet présidentiel ou primo-ministériel ayant ainsi tenté d’exister publiquement avec un tel degré de vacuité intellectuelle. J’ai bien pensé au pauvre Michel Jobert, mais je me suis dit que j’insultais la mémoire d’un mort à seulement penser le comparer à ces deux-là. Il se passe donc bien quelque chose: au moins à juger par ces deux cas, le niveau baisse extraordinairement, et la prétention augmente à proportion.

D’autre part, au delà de la banalité des propos et écrits de nos deux compères, comment expliquer cette capacité de ces personnes à ne pas se rendre compte qu’elles étalent publiquement leurs turpitudes? L’aplomb de ces deux personnes m’apparait comme un phénomène en soi. J’imagine bien qu’elles vivent ainsi leur « moment warholien ». Il vaut mieux exister publiquement, faire le buzz, que ne pas exister, mais à quel prix?

Visiblement, cela ne leur fait ni chaud ni froid. Vu de l’extérieur, ils ont l’air fiers d’eux et sûrs de leur affaire. L’arrogance incarnée, mais complétement à l’insu de leur plein gré. Un phénomène qui en soi ne laisse pas de m’intriguer, et dont j’attends une solide explication sociologique ou psychologique que j’avoue ne pas avoir à disposition pour mes lecteurs. Peut-être faut-il la trouver directement dans leur propre doctrine de la « maximisation des possibilités » pour chacun, qui serait l’essence du « progressisme ». Ils ont effectivement maximisé leurs propres possibilités, à nos dépens certes, mais ils sont au top du top. Des individus sans surmoi, des winners, des Master of the world.

En outre, au delà de leurs personnes, sans doute avides d’avoir leur moment de célébrité (c’est pour cela que je ne cite pas leurs noms!), pourquoi n’y a-t-il eu personne autour d’eux pour leur dire qu’ils allaient ainsi droit dans le mur? N’y a-t-il aucun (vieux) sage dans la « macronie » capable de leur expliquer que cela ne paraissait pas bien raisonnable que d’étaler publiquement de telles contradictions? J’ai ainsi failli m’étouffer avec mon café du matin quand l’un d’eux a osé souligner que les chômeurs ne pouvaient sortir seuls du chômage, alors que tout le message gouvernemental depuis 2017 repose sur l’idée que les chômeurs sont fondamentalement responsables de leur propre chômage. Il leur suffirait pourtant de traverser la rue…  C’est du double langage, ou une absence de sens de la situation politique réelle dans le pays qui confine au sublime de la bêtise à l’état pur?

Et surtout, comment le Président de la République a-t-il pu accepter que ces deux-là publient un tel livre en se réclamant de lui? (Il paraitrait même selon la rumeur que ce livre aurait même dû être signé par lui directement.) Les contradictions politiques suintent pourtant dans tous les propos tenus, et à toutes les pages si j’en crois ceux qui l’ont lu. Si le Président croit vraiment suivre ce « progressisme »-là (avec ses aspects ‘basistes’ par exemple! tout en étant pour les syndicats, mais aussi contre…), force est de constater qu’il ne serait même pas au courant de la politique qu’il mène depuis son élection (c’est donc la faute à son Premier Ministre?…). Ou, s’il est effectivement ce néo-libéral tardif à la Thatcher que sa politique illustre chaque jour pour ses opposants de gauche (dont moi-même) depuis son élection (son Premier Ministre suit la ligne du Président), quelle utilité de laisser s’exprimer ces deux compères qui n’ont vraiment rien compris au jeu? Un ultime piège pour électeur social-démocrate désorienté? Ou une sorte de punition quelque peu sadique de sa part à l’encontre de ses deux anciens collaborateurs? L’envie de se moquer d’eux en les faisant sortir dans l’arène publique, après avoir lui-même mesuré le degré presque infini de leur fatuité? Au lieu, s’il était vraiment bienveillant, comme le narrait la légende qu’ils ont eux-mêmes contribué à bâtir auprès de l’opinion, de leur suggérer d’aller se ressourcer dans un quelconque désert et si possible sans réseau Internet du tout – ou d’aller silencieusement revendre au prix du marché leur carnet d’adresse à quelque lobby bien achalandé.

Bref, au delà du cas de ces deux personnes, il reste à expliquer pourquoi il devient désormais si évident que « le poisson pourrit par la tête », alors même que le monde académique français n’a sans doute jamais produit autant de bonnes analyses sur l’état du monde, de l’économie, de la société, et que la philosophie politique ne se réduit pas à une version pour les nuls de Rawls et Sen.

Au total, je suis très perplexe et mal à l’aise, car, quand j’entends par ailleurs le niveau affligeant en rhétorique politique d’une ancienne directrice de l’ENA s’improvisant tête de liste pour les élections européennes, j’ai comme le doute que le problème est bien plus large que celui posé par les deux individus ici épinglés. On n’est pas sorti des ronces…

 

Loi ORE : Divisions (implicites) entre universitaires.

Il semble donc que le mouvement étudiant contre la loi ORE prenne quelque ampleur. « Vidal t’es foutue, la jeunesse est dans la rue », devrait bientôt être le tube de ce printemps 2018.

Le principal carburant de cette mobilisation semble être du côté de la répression policière du mouvement en cours. A force de taper fort préventivement, cela fait mal, et cela mobilise. Illustration sans originalité aucune de ce que la théorie des mobilisations enseigne. Le cycle mobilisation/répression semble être bien engagé.

Ce développement ne doit cependant pas occulter un autre fait saillant de la situation actuelle : une très forte division entre universitaires eux-mêmes sur le fond de cette réforme de l’accès à l’Université. Si l’on observe les diverses motions (par discipline, UFR, centre de recherche, etc.), sur la liste ANCMSP en particulier, il apparait  que seules quelques disciplines de sciences humaines et sociales sont mobilisées pour faire obstacle à la réforme. La thématique majeure utilisée est celle de la nécessaire et républicaine ouverture à tous de l’enseignement supérieur. La thématique mineure est celle de l’extraordinaire, injuste et couteuse machine à gaz bureaucratique que représente ParcoursSup.

Inversement, il y a tous ceux qui, à la tête des Universités, obéissent le doigt sur la couture du pantalon ou de la jupe aux injonctions ministérielles. Et enfin, surtout, il y tous les enseignants-chercheurs qui sont plutôt contents de cette évolution vers une entrée universellement sélective à l’Université. Je suppose ainsi que ce n’est pas un hasard complet si un quarteron de juristes montpelliérains aient, selon ce qu’on peut apprendre par la presse et qu’accrédite désormais le Ministère de l’enseignement supérieur par sa réaction, un peu exagéré dans le soutien à la réforme en cours. Le Ministère en est donc réduit à devoir contrôler ceux qui aiment tellement sa réforme qu’ils exagèrent leur amour en lui donnant des preuves tangibles de cet amour.

Pour ma part, étant un enseignant-chercheur dans une filière universitaire sélective (un IEP de province, fondé en 1948) et approuvant de fait ce système fondé sur un concours d’entrée en y étant resté depuis des années,  il m’est impossible de ne pas être pour une forme de sélection à l’entrée de toutes les filières de l’enseignement supérieur. Pourquoi priverais-je les collègues qui le voudraient d’un avantage – avoir des étudiants un peu motivés et à peu près bien préparés – dont je bénéficie personnellement? L’ouverture sociale nécessaire me parait une question qui doit être disjointe de la possibilité concrète à un moment t pour un futur étudiant de suivre telle ou telle voie. Pour avoir été aussi au début de ma carrière, dans les lointaines années 1990, enseignant dans la première année du premier cycle à l’Université de Nanterre, je crois savoir aussi d’expérience le désarroi qu’un enseignant peut ressentir face à un public majoritairement inapte à suivre un enseignement universitaire. J’avais ainsi moi-même failli me faire casser la gueule par un étudiant qui n’avait pas compris ce que j’essayais (maladroitement?) de raconter sur Durkheim à partir du document de TD officiel, car, visiblement, bien que français, il ne comprenait pas mon français et il avait cru que j’insultais de quelque façon les étudiants et lui en particulier. (J’ai enseigné ensuite en lycée en banlieue nord et sud de Paris, et je n’ai jamais eu une telle expérience ensuite, même face à des publics réputés difficiles.) Un minimum de réalisme impose d’admettre que, même avec le BAC en poche, certains jeunes ne peuvent suivre en l’état des études supérieures.

Par contre, il m’est difficile de ne pas noter l’immense hypocrisie du Ministère actuel. Toutes les informations que l’on peut avoir sur le fonctionnement de ParcoursSup le fait ressembler à un immense concours sur dossier (apparemment calqué sur le mécanisme déjà existant pour les IUT). C’est bien une sélection généralisée qui se trouve ainsi mise en place, et, à la fin de tout ce processus, les recteurs caseront où l’on pourra les perdants de cette vaste course à l’échalote. Il vaudrait mieux en prendre acte, plutôt que de le nier, de plus en plus mollement il est vrai. Par ailleurs, si c’est bien une sélection (ou même un concours avec classement?),  il parait tout à fait illogique de ne pas avoir permis aux aspirants étudiants de classer leur vœux. Plutôt qu’une lettre de motivation, dont le caractère à la fois discriminant socialement et inexploitable en pratique vu les masses de dossiers à traiter, il aurait mieux valu s’en tenir à l’ordre des préférences proposé par le candidat, puisque cela constitue un bon révélateur des désirs de ce dernier.

Enfin, il faut bien constater que la réforme ORE vient encore charger la barque des tâches diverses et variées que l’on demande aux universitaires d’effectuer. Il aurait été à la fois moins hypocrite et plus économique de s’en tenir simplement à une sélection par les notes et à quelques éléments objectifs attestant d’une motivation ou d’une compétence plutôt que de mobiliser, d’une part, le conseil de classe du côté enseignants de lycée pour des avis « au ressenti », et d’autre part, une lettre de motivation du côté lycéen « à l’esbroufe ». Le gouvernement ferait bien de se méfier de ces universitaires que nous sommes qui vont bien finir par réagir à toutes les avanies que l’on leur fait subir depuis une quinzaine d’années, dont le mécanisme ParcoursSup semble bien l’un des derniers avatars. Je vois du coup passer en effet pas mal de plaintes articulées de collègues, qui dépassent de loin cette seule question de la loi ORE.

Quoi qu’il en soit, si le gouvernement échoue à faire passer cette réforme ou s’il est finalement amené à l’amender pour la rendre encore plus contradictoire et surtout bien plus inégalitaire encore, il aura surtout à s’en prendre à lui-même, à son hypocrisie, à sa volonté de ne pas affronter clairement le problème posé au départ. En somme, une belle illustration du concept de kludgeocracy.

 

‘Bullshit’ Wauquiez

Bon, je sais bien que ce n’est pas du tout raisonnable de dire deux mots des aventures et mésaventures de l’actuel leader des Républicains, Laurent Wauquiez, suite à ses cours donnés à l’EM Lyon, mais doit-on toujours être raisonnable qu’on dispose d’une si belle occasion de rire (jaune)?

Tout d’abord, je n’ai pas vu souvent passer l’information selon laquelle ce cours avait déjà attiré l’attention du journal Le Monde qui lui consacre un article avant que la polémique n’éclate. C’est en page 12 du Monde daté du vendredi 16 février 2018, « Le prof Wauquiez disserte sur le ‘défi des communautarisme' », sous la plume de Olivier Faye. Le lire a posteriori m’a bien fait rire : Thierry Picq, le directeur de la dite école, déclare au journaliste que L. W. « interviendra comme expert, et bien évidemment de manière apolitique » [sic]. Le plus drôle est que le ton de l’article et son titre soulignent bien que L. Wauquiez va d’évidence tenir un discours politique, au sens d’idéologique, et laisse planer le doute sur la nécessité pédagogique de ce genre d’interventions (doute que je partage of course), mais il n’envisage pas du tout le tour politicien de l’affaire à venir, au sens des « propos de comptoir » ou « propos de table » que le dit Wauquiez va tenir ensuite.

Ensuite, les réactions des uns et des autres, selon qu’on croie que L. Wauquiez l’a fait exprès pour faire nouvelle autour de lui, ou selon qu’il est juste un peu moins professionnel en matière de communication qu’on pourrait s’y attendre, semblent se calquer exactement sur ce qu’on peut savoir des a priori de chacun sur le dit Wauquiez. Plus on le déteste, plus on le croit stratège. Pour ma part – et n’allez pas du coup me soupçonner de l’apprécier -, en entendant les extraits diffusés par les médias,  leur contenu et leur ton, j’ai plus eu l’impression qu’il a voulu « frimer » devant des jeunes gens qu’il croit tout acquis à sa cause, qu’il a voulu « épater » la jeunesse. Cela parait bête, mais, en situation, face à tant de jeunes admiratifs, comme n’importe quel professionnel appelé à témoigner de son métier, il a pu se laisser aller à en rajouter. En particulier, pour soutenir cette vision d’un bug pédagogique, je ne vois vraiment pas quel intérêt objectif il aurait eu à faire allusion dans l’espace public large à un Sarkozy mettant sur écoute ses propres ministres. Cela ne peut qu’énerver l’intéressé, qu’on sait rancunier, et cela ne lui fera gagner aucun appui nouveau dans l’électorat. En « assumant » tout le reste, L. Wauquiez s’est d’ailleurs ensuite excusé dans les médias sur ce seul point.

Enfin, il faudrait tout de même commencer à s’interroger sur le « cas Wauquiez ». Actuellement, il est un des rares politiciens qui déclenche de telles détestations dans son propre camp. Il y aurait toute une revue de presse à faire d’articles (comme les portraits à charge donnés de lui d’il y a quelques années dans le Monde, ou plus récemment le dossier d’Acteurs de l’économie Rhône Alpes sur sa manière de gérer sa région) ou même de livres désormais (avec celui d’un conseiller régional de la droite de Rhône-Alpes) qui dénoncent son caractère et dont les informations ne viennent visiblement pas des opposants de gauche ou d’extrême-droite du personnage. Cela correspond aussi à un autre mystère (en tout cas pour moi): mais, pourquoi ce politicien qui a fait tout le cursus honorum de nos élites essaye-t-il à tout prix d’apparaitre aussi peu doué intellectuellement que … (complétez vous-même!)? Je comprends bien la stratégie de « trumpisation » ou « salvinisation » (de M. Salvini, Italie), mais, dans le fond, est-ce la bonne stratégie de communication dans un pays qui ne déteste pas que son Président de la République apparaisse comme un militaire lettré, un essayiste, un intellectuel, un esthète, voire un (élève de) philosophe? Même Sarkozy ne veut pas laisser croire désormais qu’il est et fut un « gros lourd ».

Enfin, un grand merci tout de même à L. Wauquiez d’être ce qu’il cherche à paraître.

 

On a vraiment les héros qu’on mérite?

Les décès presque concomitants de l’écrivain Jean D’Ormesson et du chanteur de variété Johnny Hallyday ont donné lieu à un double emballement médiatique bien révélateur de ce qui domine notre présent.

Les enterrements en très grand apparat républicain de ces deux personnalités, indéniablement de droite, gratifiés chacune d’un propos présidentiel de circonstance, m’ont donné d’abord l’impression d’assister à une apothéose de la droitisation de la société française – mais en y repensant surtout à une droitisation par le bas. De fait, ce semblant d’unité nationale m’apparait plutôt tragi-comique. Les deux disparus ne furent en effet que de bien habiles artisans de leur art respectif. Je doute fort qu’on puisse leur y attribuer une seule invention – qui aurait d’ailleurs l’idée saugrenue de les citer dans une histoire un peu sérieuse de la littérature ou du rock’n’roll? Par contre, il faut leur reconnaitre une capacité à se constituer un public fidèle dans l’hexagone. Ils avaient aussi réussi avec l’aide des médias dominants à y devenir des « mythologies » au sens de Roland Barthes – la longévité en plus, mythologie donc à épisodes, que le dit Barthes n’avait guère eu à envisager lors de la parution de son ouvrage.

De fait, au regard de l’histoire culturelle de la France (pour ne pas parler de celle du monde), ce sont des  personnages qui ne valent donc que par le contexte de leur réception.  Et, là il faut bien dire que leur enterrement fut le parachèvement de leur œuvre.

La célébration de ces deux personnages comme des héros nationaux témoigne ainsi de notre  ringardise collective. Bourgeois et prolos confondus. Non seulement, ni l’un ni l’autre ne sont des innovateurs dans leur art, mais, en plus, quel peut bien être leur apport pour l’avenir de la nation?   En caricaturant à peine, le culte des vieux châteaux de famille d’un côté, et des grosses motos des familles de l’autre, Carpe diem et l’amouuurrrr...  Cela ne va pas nous mener bien loin comme collectivité nationale dans ce XXIème siècle qui s’annonce un peu agité tout de même. Et puis, en dehors de leur art, quelle grande cause ont-ils défendu? Je sèche. Le droit des divorcés plusieurs fois remariés d’être enterrés en grand apparat par notre Sainte Mère l’Église?  Le droit des personnes âgées à se moquer des jeunes?

Certes, d’un point de vue républicain, il faut de tout pour faire une nation, il faut respecter les émotions du grand public, mais, à force de ne plus vouloir ou pouvoir distinguer en haut lieu des personnages vraiment dignes d’hommage, ne court-on pas collectivement le risque du ridicule? Moi y compris, en se sentant obligé de  réagir comme d’autres, à ce grand moment de n’importe quoi national.

(Bon, les Amerloques ont élu ‘Trump le dingo’ comme Président, on peut bien enterrer not’Johnny comme un Hugo de notre temps et notre Jean d’O comme un nouveau Malraux! Fuck  les pisse-froids! Vive la France!)