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Suppression de la qualif???

Bon, là vraiment, la nouvelle loi universitaire, cela devient du n’importe quoi…  Lors de la discussion de cette loi au Sénat, un amendement, proposé par les Verts (???), a été adopté qui supprime pas moins que la procédure dite de « qualification ».

Rappel pour comprendre : la « qualification » est une procédure centralisée qui demande à chaque docteur, titulaire d’une thèse de doctorat, qui veut devenir à terme « Maître de conférence » des Universités de se faire certifier au vu de ses travaux par la section disciplinaire correspondante à sa spécialité du « Conseil national des Universités » (CNU). Les participants aux sections du CNU sont à la fois élus par les membres de la discipline concernée et nommés par le Ministre en charge de l’enseignement supérieur. Après examen contradictoire de la part de ses (éventuels futurs) pairs, le docteur est réputé « qualifié » pour quatre ans en vue de candidater aux postes de maîtres de conférence ouverts par les Universités. La procédure de recrutement se poursuit ensuite au niveau local de chaque Université sur les postes ouverts par discipline. La « qualification » peut être vue à la fois comme une procédure de contrôle et de mise en conformité au sein de chaque discipline (avec parfois les coups bas que cela suppose…) et comme une procédure « malthusienne » qui réduit le nombre de candidats docteurs éligibles au recrutement par discipline. En effet, avec cette procédure, certaines thèses sont moins égales que d’autres, puisqu’elles ne donnent pas droit à prétendre enseigner ensuite à l’Université, et certains docteurs se voient refuser le droit de tenter leur chance au recrutement au niveau local.

La suppression de la « qualification » signifierait donc que tout le recrutement devient un processus local au niveau des Universités (et ensuite dans la foulée l’ensemble de la carrière universitaire?). Cela peut se concevoir, cela existe largement dans les autres systèmes universitaires où une procédure centralisée comme la « qualification » n’existe pas à ma connaissance, d’ailleurs les Universités française ne sont-elles pas réputées être désormais  autonomes? Bref, a priori, ce n’est pas grave, et cela évitera aux collègues des sections du CNU beaucoup de travail.

L’amendement déposé par les Verts pose toutefois un double problème.

D’une part, il prend à froid la communauté universitaire, qui n’a pas « mûri le dossier », c’est le moins que l’on puisse dire. Mais, après tout, toute cette loi universitaire correspond à la faiblesse actuelle du monde universitaire. Donc, pourquoi pas? Allons-y gaiement!

D’autre part, a-t-on réfléchi aux conséquences pratiques d’une telle suppression de la qualification?  En effet, à l’heure actuelle, la qualification joue d’évidence le rôle de filtre pour limiter le nombre de candidats aux postes de Maître de conférence,  du point de vue administratif mais aussi du point de vue psychologique. De ce second point de vue, les nouveaux docteurs,  qui sont en effet parfois incertains de la valeur de leur propre travail de thèse et de leurs qualités de chercheur, utilisent la qualification  (à tort ou à raison) comme un moyen de savoir ce qu’ils valent sur le marché académique, comme un autre regard sur leur thèse. Ne pas obtenir la qualification après la thèse permet alors à certains de décider que, non finalement, le métier d’enseignant-chercheur n’est pas fait pour eux. Ils s’éloignent donc et vont chercher (meilleure?) fortune ailleurs.  Supprimer la qualification, c’est aussi supprimer un signal (de bonne ou mauvaise qualité, cela resterait bien sûr à discuter) pour les docteurs sur la poursuite ou non de l’aventure. Et il faut bien dire que, dans la situation actuelle de l’emploi dans la monde académique, il vaut peut-être mieux quitter le circuit le plus tôt possible après la thèse, au moment où une reconversion s’avère encore jouable, plutôt que de s’entêter à multiplier en vain pendant des années les travaux académiques et les candidatures pour se rendre compte à près de 40 ans que « non, cela ne va pas être possible… ». J’avais été frappé il y a quelques années par un article dans Die Zeit racontant comment, dans un système universitaire décentralisé, des docteurs allemands devenaient finalement chauffeurs de taxi à force d’avoir attendu en vain un poste à l’Université… , et je ne suis pas sûr qu’on ne pourrait pas faire le même article désormais pour le cas français.

Par ailleurs, s’il n’y a plus de qualification « malthusienne », le nombre de candidats docteurs par poste ouvert de Maître de conférence, va en bonne logique encore augmenter… sans que toutefois une objectivation nationale du nombre de candidats possibles par discipline ne soit  plus offerte par les résultats cumulés de la qualification. (C’est un peu casser le thermomètre comme on dit. ) Tous les docteurs (tout au moins probablement ceux qui auront eu la thèse avec les félicitations de leur jury) vont tenter leur chance au niveau local pour savoir s’ils sont aptes à continuer dans la carrière.  Face à cette situation, le niveau local – s’il ne veut pas se trouver étouffé de dossiers à étudier –  ne pourra que réagir de manière à restreindre le nombre de candidatures qui lui sont adressées à travers des profils de poste de plus en plus pointus, donnant du coup aux (rares) recrutements effectués un côté cousu de fil blanc – pour ne pas dire clientéliste – qui ne renseignera  pas vraiment les docteurs non recrutés sur la perception de leur thèse par la communauté scientifique concernée.

Certes, au total, au bout d’un certain temps d’échec total aux recrutements locaux, les docteurs concernés auront bien compris qu’on n’a pas besoin d’eux dans les circonstances actuelles d’écart pour le moins abyssal entre le nombre de bons candidats et le nombre de postes offerts, mais cela aura retardé leur prise de conscience d’un ou deux ans, voire plus. Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée.

Ps 1. Pour une fois, je me retrouve à 100% dans « la ligne du parti ». J’approuve entièrement  le communiqué de ce jour de l’Association française de science politique, qui a réagi au quart de tour, et que je reproduis ci-dessous in extenso.

« L’Association Française de Science Politique est très inquiète de la suppression de la procédure de qualification nationale telle qu’elle vient d’être adoptée par le Sénat. Faisant suite à un amendement [ http://www.senat.fr/amendements/2012-2013/660/Amdt_6.html ] adopté au terme d’un débat succinct, cette évolution législative risque de renforcer les tendances au localisme maintes fois constatées dans le recrutement des enseignants-chercheurs et de rendre le travail des futurs comités de sélection impossible en raison de la disparition du filtre légitime que représente la qualification disciplinaire nationale. L’AFSP appelle d’urgence la représentation parlementaire à suspendre cette modification et à rétablir l’article L 952-6 [ http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006525622&cidTexte=LEGITEXT000006071191&dateTexte=20090509 ] du Code de l’enseignement. L’Association est solidaire de la pétition lancée en ce début de semaine par la CP-CNU [ http://www.cpcnu.fr et http://www.petitions24.net/cpcnu ] visant à défendre une politique exigeante et nationale de qualification, gage d’une Université de qualité. »

Je n’ai pas insisté moi-même sur les risques de localisme dans les recrutements, parce qu’à mon sens, dans cette hypothèse de suppression de la qualification, les recruteurs seraient obligés de trouver un moyen de barrer la route au flot insurmontable de candidatures, et cela  en raison de leurs moyens limités en temps d’étude de ces dernières, le localisme peut être le moyen le plus simple en effet…

Ps2. Intéressant à observer le « rétropédalage » des parlementaires des Verts sur le sujet ces dernières heures. Il ne s’agissait, parait-il, que d’un amendement destiné à ouvrir le débat… C’est plutôt réussi vu les réactions multiples de la communauté universitaire (entre les sections du CNU qui réagissent les unes après les autres, les syndicats des enseignants-chercheurs qui s’opposent, les voix individuelles qui s’indignent). En tout cas, il ressort plus généralement de l’épisode que les diverses composantes de la communauté universitaire ne se sentent guère associées à la réforme en cours (euphémisme).

De Pécresse en Fioraso…

Demain, 22 mai 2013, commence la discussion de la nouvelle loi sur le statut de l’Université, dite « loi Fioraso »  du nom de l’actuelle Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.  Un certain nombre de syndicats appellent (banalement) à une journée de grève et de mobilisation à cette occasion. C’est peu dire en effet qu’une bonne partie du monde universitaire, dont je suis, se trouve déçue par les mesures contenues dans cette loi. On y maintient, y prolonge et approfondit la réforme L.R.U. des années Sarkozy, soit la « loi Pécresse ». A dire vrai, loin d’être une exception française, il s’agit de tendances mondiales qui tendent à réduire, partout dans le monde occidental, l’Université à n’être plus qu’une bureaucratie, frappée d’éléphantiasis évaluative/évolutive,  productrice d’étudiants  (formellement) bien formatés pour le monde du travail et de savoirs (vaguement) utiles pour l’économie capitaliste post-moderne. Il n’y a pas que dans le monde de l’entreprise que la bureaucratie finit par tuer toute efficacité…

Je laisse à d’autres la critique de la loi elle-même. Quelques réflexions tout de même :

– comme universitaire grenoblois, du jour même où j’ai appris que c’était Madame Geneviève Fioraso qui récupérait le poste de Ministre dans le gouvernement Ayrault, il était évident qu’on aboutirait à ce résultat. Il suffisait en effet de l’avoir entendue auparavant s’exprimer une ou deux fois sur les questions universitaires, en tant qu’adjointe au Maire de Grenoble chargé de ces aspects, pour comprendre qu’elle était la sympathique et parfaite incarnation de la doxa du moment, il n’était pas vraiment nécessaire de soumettre ses propos à un puissant logiciel d’analyse de contenu; en conséquence, il n’y avait absolument rien à attendre d’autre. Dont acte.

– en ce qui concerne la faible mobilisation (à ce jour) des universitaires sur le projet de loi Fioraso,  il faut sans doute évoquer la lassitude de beaucoup, mais aussi la difficulté dans un milieu  largement acquis à la gauche à admettre que le PS a joué finement depuis 2009; il a récupéré certains leaders de la mobilisation de 2009, et a laissé entendre qu’il n’était pas d’accord avec les évolutions contenues dans la loi Pécresse, pour ensuite s’inscrire dans la continuité des réformes engagées (ainsi que dans la continuité de l’austérité imposée aux universités). Cela apprendra aux universitaires à avoir la moindre confiance dans le PS.  Tout groupe social quel qu’il soit ne doit compter que sur lui-même pour sa défense. Dont acte.

– la discussion dans les médias de masse sur le statut des enseignements en langue anglaise, que la loi Fioraso encourage,  est ce qui pouvait arriver de pire à une possible mobilisation : les opposants à la réforme Fioraso apparaissent du coup comme des passéistes. Il se trouve que je donne des cours en anglais depuis quelques années; je n’ai pourtant pas l’impression d’avoir trahi ma langue maternelle.  La question de l’usage de l’anglais dans l’enseignement universitaire doit être traitée au niveau local, par chaque filière, en fonction de ses besoins propres. La bonne maîtrise d’une langue étrangère par toute personne ayant fait des études universitaires longues (niveau Master) me parait une évidence, ne serait-ce que pour la liberté d’esprit que donne la maîtrise d’une autre langue que sa langue maternelle.

– enfin, sur ces évolutions déplaisantes que représentent les lois Pécresse et Fioraso, les universitaires n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes : il va de soi en effet que les pétitions, les grèves et autres modes de mobilisation classiques n’ont presque aucun impact, autre qu’assurer le sentiment du devoir accompli pour ceux qui se mobilisent plus ou moins en vain; en tant qu’universitaires, nous ne sommes capables de rien bloquer à court terme par une grève; le fait même d’avoir à pétitionner démontre par a+b que nous n’étions pas au bon moment dans la boucle décisionnelle (comme on dit, la mise sur agenda nous a échappé…) ; le seul levier que nous pouvons utiliser, c’est de ne pas prêter notre concours à l’ensemble des processus bureaucratiques de réforme en cours. Faisons notre service normalement,  mais abandonnons tout le reste à son sort. On ne peut pas faire sans notre activité intellectuelle pour mettre en œuvre concrètement les réformes. Or, malheureusement, il y aura toujours de braves collègues qui voudront faire avancer la machine, malgré tout. En l’occurrence, pour la mobilisation sur la loi Fioraso, le gouvernement veut mettre en place des substituts aux IUFM dès l’année prochaine. Sauf à inventer une branche de l’enseignement supérieur sans enseignants du supérieur, il a absolument besoin du concours des universitaires : l’annonce que pas un universitaire ne souhaite participer en l’état à cette avancée serait un moyen de pression bien plus adéquat que toute autre forme classique de manifestation. En 2009, il me semble que c’est une pression de ce type de la part des directeurs de laboratoires de recherche qui a modéré les intentions de la loi Pécresse.  Cette année, cela n’aura pas lieu, parce que tout de même, il faut préparer la rentrée.

– plus généralement, j’aurais tendance à penser qu’une des raisons de la dégradation statutaire des universitaires tient à leur immense bonne volonté pour faire tenir les choses d’aplomb malgré tout. Qu’est-ce en effet qu’un universitaire, sinon qu’un (très) bon élève qui a réussi? De ce fait, la plupart d’entre nous tendent à essayer de sauver ce qui ne doit pas être sauvé. J’ai lu il y a quelque temps les aventures de Marc Sympa qui résumait en une journée les désagréments d’un universitaire dans une université ordinaire. Je suis moi-même un « nanti » qui exerce dans un IEP de province, et je ne peux que compatir avec Marc Sympa. Toutefois, je me dis toujours que Marc Sympa est largement responsable de ce qui lui arrive. Après tout, pourquoi ne baisse-t-il pas les bras? Pourquoi ne fait-il pas seulement ce qui est obligatoire dans le statut? Pourquoi ne provoque-t-il pas le blocage bien concret de son Université, simplement en arrêtant de faire plus qu’il ne doit? Un collègue économiste dans une grande université me racontait il y a déjà quelques années qu’il passait près d’un mois de son année de travail à courir après des dizaines de chargés de TD introuvables. Et s’il lui était venu à l’esprit d’arrêter de les chercher ces fameux précaires qui font tourner la machine? Eh bien, la machine se serait arrêtée. Bien sûr, il y a l’intérêt des étudiants… qui y auraient perdu leur année, et alors? Malheureusement, il y aura toujours le brave et obligeant collègue qui ne voudra pas en arriver là, et fera des pieds et des mains pour que l’université continue à faire semblant de fonctionner normalement malgré le manque de moyens. (Pour donner un exemple, en science politique, je me suis laissé dire qu’à l’Université Lyon II en science politique, il y aurait un peu plus d’une dizaine d’enseignants permanents pour… autour de 1500 étudiants inscrits… c’est sans doute un cas extrême, mais, pour des politistes spécialistes de l’art de la mobilisation politique, et quand on connait le nombre de docteurs sans poste dans notre discipline, on mesure le chemin à parcourir).

Désolé pour ces considérations pessimistes et défaitistes… Bonne mobilisation.

Ps. Les articles du Monde du mercredi 22 mai 2013  consacré à la réforme universitaire, avec un portrait fort louangeur de la Ministre Fioraso (avec de belles photos en plus), disent assez le peu de poids des universitaires dans la définition même des termes du (non-) débat en cours, à part une allusion à la prise de position d’une députée EELV, Isabelle Attard, en faveur des « jeunes chercheurs précaires ». Le résumé du contenu de la réforme est lénifiant, comme on dit.

Bruno Latour ce pirate qui nous veut du bien?

On ne pourra pas dire que Bruno Latour manque de panache. Sa dernière tribune en date dans le Monde pour défendre l’œuvre de Richard Descoings à la tête de SciencesPo Paris, et celle de son désormais ex-successeur pressenti, Hervé Crès, revendique tout. On dirait du Piaf… « non, je ne regrette rien, ni le bien, ni le mal, tout cela m’est bien égal… » . Comme dirait mon vieux père quand il est très en colère, « je vous pisse à la raie ». Un vrai teigneux ce Latour.

On peut donc féliciter Bruno Latour de sa franchise. On adorera le détester. Il est tout ce qu’on peut exécrer chez certains intellectuels en vogue. Il reconnait dans ce texte que R. Descoings s’était affranchi des règles en vigueur pour faire avancer la machine universitaire toute entière à sa suite (pas seulement SciencePo Paris) vers le mieux (dont il cite de nombreux exemples dans son article). Comme il l’écrit lui-même, R. Descoings avait adopté une « gestion de corsaire » pour arriver à ses fins, le « drapeau noir »(sic) (des pirates je suppose, et non pas de l’anarchie ou de l’islam radical) était hissé sur l’institution de la Rue Saint-Guillaume, et, de fait, Hervé Crès était chargé de faire perdurer cela dans des formes plus acceptables.

Certes. Ce plaidoyer pro domo, aussi bien tourné soit-il, ne peut masquer la contradiction suivante. Jusqu’à preuve du contraire, SciencePo Paris reste une institution essentiellement dépendante de l’État pour son financement. Google ou Apple ne l’ont pas rachetée pour un euro symbolique. La référence à Emile Boutmy, qui avait fondé l’école sous un statut privé au XIXème siècle, n’est ici nullement anodine. Une école entièrement privée de formation des élites aurait eu le droit de faire tout ce qu’elle souhaitait – en respectant toutefois les critères généraux applicables à tous sur le territoire français comme, par exemple, le droit du travail. Une école, encore essentiellement financée sur fonds publics, de surcroît lieu de formation privilégié d’étudiants se destinant pour une bonne partie d’entre eux  à la haute fonction publique de ce pays, se devait de respecter les règles en vigueur lorsqu’on utilise l’argent du contribuable.

Pour ne prendre qu’un exemple, sur le statut des enseignants-chercheurs, il ressort selon le rapport de la Cour des comptes que certains de nos collègues en poste à SciencePo Paris auraient bénéficié de très larges décharges de services. La Cour des comptes s’en est émue. B. Latour revendique implicitement ce fait en le justifiant au nom de la possibilité ainsi donnée aux enseignants d’être de vrais chercheurs (ce qui ne manquera pas d’énerver tous les collègues qui font leurs 192 heures équivalent TD par ailleurs, voire plus, et de la recherche). A tout prendre, R. Descoings aurait mieux fait, plutôt que de faire de la « gestion de corsaire », de demander à sa tutelle un statut clairement dérogatoire pour les enseignants-chercheurs en poste dans son établissement. Bien sûr, dans ce cas, il aurait fallu un débat public, un texte publié, une jurisprudence, etc.  De fait, il existe déjà en dehors du statut ordinaire d’enseignant-chercheur (MCF et PR d’Université) toute une série de cas particuliers (par exemple à l’EHESS ou au Collège de France). Pourquoi le grand Richard, avec tout son entregent, n’a-t-il pas demandé cela? Peut-être parce que ce n’était pas le moment d’officialiser que certains étaient beaucoup plus égaux que d’autres? Comme le montre le récent texte de Marc Sympa, pour certains enseignants-chercheurs dans les Universités, c’est désormais la mouise la plus absolue dans ces mêmes belles années de super-Richard. Belle façon tout de même de nier le débat démocratique qui devrait présider aux décisions en matière de répartition des fonds publics. Il est vrai que B. Latour dans son texte n’est pas loin de se réclamer du principe du chef visionnaire…

Au total, mon argument est simple : soit il existe des règles communes auxquelles on se trouve soumis et on les respecte – surtout si on les enseigne par ailleurs ;  soit on pense nécessaire, à tort ou à raison, un statut exceptionnel, dérogatoire, on l’obtient de la tutelle, on le définit précisément, et on le respecte. On ne peut jouer au « corsaire » quand justement il n’existe pas de « lettre patente » qui définit précisément au préalable ce statut de corsaire.

Vacataire un jour, vacataire toujours…

J’ai vu passer il y a quelques jours sur la liste de l’ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique) la nouvelle selon laquelle, suite à l’action d’un syndicat de doctorants de l’Université de Paris X – Nanterre auprès du Défenseur des droits et au nom de la lutte contre les discriminations liées à l’âge, la règle selon laquelle les institutions universitaires ne peuvent faire appel à des « vacataires étudiants » de plus de 28 ans allait sauter. En bonne logique non-discriminatoire, un(e) doctorant(e) de 55 ans, inscrit(e) comme étudiant(e), serait à l’avenir éligible à ce statut de « vacataire étudiant ». J’étais un peu étonné de ne pas enregistrer de réactions, autres que positives, à cette modification du droit en vigueur, qui ne reculerait pas la limite d’âge (ce qui peut se défendre), mais l’abrogerait tout simplement. Il se trouve que, mardi 2 octobre, le bureau de l’ANCMSP a réagi, sur la liste et sur son site, de manière plutôt défavorable à cette nouveauté, en faisant remarquer que ce changement ouvre aux institutions universitaires un véritable boulevard en matière d’utilisation de thésards pour fournir au plus bas coût possible le contingent d’heures nécessaires à l’encadrement des étudiants. Ne plus avoir cette limite d’âge de 28 ans simplifie en effet les choses pour les institutions universitaires, dans la mesure où, effectivement, tout particulièrement dans les disciplines des sciences humaines, les thèses gardent une durée respectable, et que de nombreux thésards ont plus de 28 ans. (Selon le récent rapport du CNU de science politique, les qualifiés actuels restent sur une moyenne de 6 ans de thèse, avec un âge de qualification largement « christique ».)

De fait, les comparaisons, proposées par le bureau de l’ANCMSP, entre le coût d’un enseignement via les vacataires et via les titulaires sont sans appel. Le bureau aurait aussi pu faire noter que cette situation est singulière dans le droit du travail français. En effet, dans ce dernier, lorsqu’une entreprise privée fait appel à des formes de travail différente du C.D.I. (C.D.D et intérim essentiellement), le législateur a fait en sorte que l’entreprise subisse un coût horaire supplémentaire pour ce choix (par exemple avec une prime de précarité). La rémunération d’un intérimaire, à poste équivalent, se trouve donc normalement supérieure à celle d’un travailleur en C.D.I. . J’ai pu d’ailleurs le constater à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie lorsque ma femme a été employée sous ce genre de statut précaire. Cela n’a pas empêché d’ailleurs les entreprises d’embaucher de plus en plus de personnels sous ces  mêmes statuts précaires, pour d’autres raisons, liées surtout à la flexibilité d’ajustement des effectifs que cela leur offre. Mais, comme le montre à l’envi le combat de certains économistes libéraux pour le « contrat unique de travail » (qui fusionnerait CDD et CDI en un seul statut), ce choix du législateur reste coûteux pour les entreprises et constitue une (petite) incitation à employer les salariés en CDI.

La situation qui existe dans l’Université française ne connait pas le même frein économique au développement de la précarité. C’est un secteur d’activité dans lequel il est déjà bien moins cher d’avoir des « vacataires étudiants » que des titulaires. Pour remplacer 100% de la charge d’un titulaire en charge de cours (soit 192 heures éq. TD), cela coûte un peu moins de 8000 euros par an. Je me demande, dans le cadre d’un retour au droit commun, si les syndicats représentant les doctorants ne devraient pas demander une hausse radicale et pénalisante du prix de l’heure de vacations. Vu l’écart actuel, cela reviendrait à mettre le prix de l’heure de vacation aux alentours de 120 euros, voire plus. Bien sûr, il faut savoir ce que remplacent les vacations des « vacataires étudiants », est-ce le travail d’un ATER, celui d’un jeune MCF ou d’un moins jeune PR? On pourrait au minimum viser à ce que le prix de la vacation soit portée à un niveau tel qu’il soit moins intéressant économiquement pour l’Université de multiplier les vacations que d’employer des ATER. Cette mesure profiterait bien sûr aussi aux titulaires (dont je suis), mais l’État récupérerait une bonne part de cette hausse via l’impôt sur le revenu de ces derniers, puisque les heures complémentaires seront dorénavant de nouveau fiscalisées.

Cette mesure simple d’augmentation radicale du prix de la vacation serait ainsi peut-être de nature à limiter la casse entrainée par cette disparition de la limite d’âge des 28 ans, qui élargit le vivier des vacataires autant que de besoin.

En tout cas, voilà un bel exemple de nouveauté qui, en défendant les droits de certains, pourrait aboutir à une perte de bonheur pour tous. Comme quoi Bentham avait peut-être raison…

B. Amable, E. Guillaud, S. Palombarini, L’économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie.

Bruno Amable, Elvire Guillaud et Stefano Palombarini ont fait paraître à la fin du printemps un petit ouvrage au fort contenu, L’économie politique du néo-libéralisme. Le cas de la France et de l’Italie (Paris : Éditions Rue d’ULm, collection du Cepremap). [Il est disponible en version électronique gratuite sur le site du CEPREMAP.  On le trouve toutefois aussi en librairie pour la modique somme de sept euros cinquante centimes. Merci d’avance pour les libraires. ]

Dans cet ouvrage, ils présentent leur modèle interprétatif de la vie politique et économique des deux pays latins, France et Italie, sur les vingt dernières années. Pour eux, les deux pays traverseraient de manière à la fois parallèle et dissemblable une phase de recherche d’un nouveau « bloc social dominant ».

Comme le lecteur cultivé s’en doutera sans aucun doute, la notion de « bloc social dominant » prend son inspiration dans les travaux du grand théoricien marxiste des années 1920, Antonio Gramsci. Cependant, les auteurs simplifient et raffinent à la fois l’idée de Gramsci. Du côté raffinement, le « bloc social dominant » correspond à une alliance, durablement majoritaire dans les urnes d’un pays démocratique, entre des groupes socioéconomiques aux intérêts matériels différents mais conciliables, généralement au détriment d’autres groupes socioéconomiques électoralement minoritaires. Cette alliance s’incarne de plus  – et là se trouve le raffinement à mon sens – dans un équilibre institutionnel, en particulier dans les règles qui régissent les marchés (des biens et services, du capital, du travail). Les institutions en quelque sorte scellent l’alliance entre groupes aux intérêts conciliables, la garantissent, la rendent pérenne. Cet équilibre institutionnel, qui régit la vie économique, politique et sociale d’un pays (par exemple la loi électorale, le statut de la fonction publique, le droit du travail, etc.) produisent cependant des conséquences qui peuvent renforcer ou dissoudre à terme l’alliance en question. Chaque groupe d’intérêt tient particulièrement à certaines institutions et moins à d’autres. Ainsi, pour utiliser un exemple donné par les auteurs, les fonctionnaires tiennent particulièrement à leur statut, mais se sentent moins concernés par les règles de concurrence en vigueur sur le marché des biens et services; les entrepreneurs sont particulièrement attachés au droit de propriété, au droit du licenciement, etc.. La simplification par rapport à A. Gramsci, du moins dans le présent texte, tient au fait que les auteurs s’intéressent peu à ce que ce dernier appelait « l’hégémonie », à savoir à la capacité d’un bloc social à définir le sens de l’évolution historique à son profit, à gagner, si j’ose dire, « les esprits et les cœurs » d’une majorité de la société.

Dans ce cadre intellectuel, qu’on pourrait dire « marxiste » à première vue, mais qui peut aussi être décrit  dans des termes « rational choice », la crise politique dans les deux pays depuis vingt ans tient au fait qu’un « bloc social dominant » n’arrive pas à émerger pour soutenir les politiques publiques néo-libérales, que veulent de fait les élites économiques et politiques des deux pays. En particulier, les alternances politiques, qui contrastent avec la période de l’après-guerre où la stabilité des majorités politiques était la règle, tiennent au fait qu’aucune coalition de partis politiques n’a été à même de satisfaire sur la durée les attentes de toute l’alliance socio-économique qu’ils ont dû former pour l’emporter. Tout gouvernement a ainsi été obligé depuis le début des années 1980 de satisfaire les attentes d’une partie seulement de son électorat, il a donc déçu, et se trouve ensuite confronté à une défaite électorale.

Pour prendre le cas de la France, la gauche (le PS en pratique) prétend concilier les intérêts des classes populaires avec ceux des classes moyennes. Pourtant, chacune de ses expériences de gouvernement depuis 1981 l’amène à choisir une voie sociale-libérale, certes acceptable aux classes moyennes (en particulier  celles qui travaillent pour le secteur public), mais indésirable pour les classes populaires, qui dépendent du secteur privé pour leur emploi et qui abandonnent la gauche à l’élection suivante. A droite, il s’agit surtout de concilier la demande très forte de réformes néo-libérales de la part des électeurs liés aux indépendants et au patronat, avec celle du maintien des protections des salariés du privé que les électeurs travaillant dans ce dernier secteur expriment. Cette conciliation jusqu’ici impossible explique bien en effet pourquoi, au pouvoir entre 2002 et 2012, la droite n’engage pas de réformes radicales du marché du travail, en particulier pourquoi elle ne supprime pas les 35 heures alors qu’elle en avait clairement la possibilité légale. Le plus grand obstacle à cette suppression n’est autre en effet que le simple fait que cette réforme de la gauche a profité et profite fortement aux cadres du secteur privé les mieux payés (les  RTT étant devenu des jours de congé supplémentaires), les mêmes qui sont parmi les électeurs les plus susceptibles de soutenir la droite.

En Italie, la situation est semblable et différente. Aux oppositions de classe, de statut privé/public, s’ajoutent des différentiations régionales (nord/sud) et le poids d’une classe de rentiers dépendant du service de la dette publique (les « BOT-people » des années 1990). L’alliance politique centrée autour de S. Berlusconi regroupait les représentants du profit (grandes et petites entreprises,y compris salariés des petites entreprises s’identifiant aux intérêts de leur patron), les bénéficiaires de la rente publique et le vaste monde du précariat méridional. Cette dernière alliance laissait comme perdant les travailleurs syndiqués des grandes entreprises du nord et de la fonction publique. Cependant, cette alliance s’est révélée instable dans la mesure où l’entretien du précariat au sud, essentiellement via la dépense publique clientéliste, suppose d’augmenter la dette publique, ce qui satisfait les rentiers, mais finit par indisposer les représentants du profit. Par ailleurs,  la gauche italienne, quand elle a réussi à arriver au pouvoir, n’a pas su se concilier durablement le précariat méridional.

Les différences entre les deux pays tiennent donc moins à la visée des élites politiques et économiques qu’à des caractéristiques liés à l’histoire : ainsi en Italie, l’importance numérique des travailleurs indépendants et des PME donne une base démographique non négligeable au néo-libéralisme, de même, le poids des rentiers de la dette publique italienne est central dans les rapports de force électoraux (rappelons que la dette publique italienne est surtout détenue par des résidents italiens).

Le modèle général des auteurs correspond donc à des élites politiques qui cherchent dans les deux pays, non sans difficulté, des majorités électorales, « démocratiques », pour soutenir, « légitimer », le néo-libéralisme qui, de toute façon, semble représenter leur visée profonde. Il s’agit de trouver une formule politique permettant de recruter une majorité d’électeurs à cette fin. De fait, ce que les auteurs décrivent, c’est la recherche de ce qu’ils appellent un « bloc bourgeois », c’est-à-dire d’un bloc social dominant prêt à soutenir des réformes institutionnelles néo-libérales. « Les évolutions françaises et italiennes font apparaître des similitudes dans les tentatives pour fédérer un bloc social dominant excluant les classes populaires et soutenant un programme de réformes d’inspiration partiellement néo-libérales. » (p. 106) L’insertion des deux pays dans l’Union européenne ne fait que renforcer cette visée, en ajoutant une contrainte extérieure bienvenue pour les tenants de l’émergence de ce « bloc bourgeois ». Ainsi, pour les trois auteurs, le gouvernement Monti n’est pas le résultat d’un complot européen contre S. Berlusconi (même s’ils citent la lettre comminatoire de la part de la BCE à ce dernier d’août 2011 lui ordonnant de faire des réformes structurelles, p. 84), mais le résultat de cette dynamique interne qui pointe vers l’émergence d’une nouvelle coalition « bourgeoise » des centres au nom de l’Europe (p. 106-111). Il faut bien dire que les rumeurs d’une grande coalition, après les prochaines élections italiennes, entre les partis (PD, PDL, UDC) soutenant actuellement le gouvernement Monti corroborent assez bien leur sentiment. Pour les auteurs, le gouvernement Monti, sous des dehors techniques, ne fait alors que mettre en œuvre les réformes néo-libérales (sur les retraites, le marché du travail, etc.) que S. Berlusconi n’a pas osé faire complètement de peur de s’aliéner l’électorat populaire. Son côté « populiste » bien connu… Quant à la France, leur modèle laisse mal augurer de la trajectoire de l’actuelle législature dominée par le PS.

Jusque là, le discours aura pu paraître un peu abstrait et plaqué sur la réalité. Il se trouve que les auteurs en s’aidant des données de sondage des élections de 2008 en Italie et de 2007 en France essayent de classifier les électeurs dans différents groupes d’intérêts et de quantifier ainsi les rapports de force dans chaque société. Ils opèrent une analyse en classes latentes (p. 132-155), dont je dois dire qu’elle m’a paru affreusement mal présentée du point de la compréhension du lecteur moyen. Sans pouvoir entrer dans les détails, faute de comprendre totalement moi-même les subtilités techniques de la méthode suivie, il m’a semblé cependant un peu étrange que cette dernière amène à distinguer 12 classes latentes en France et 7 en Italie. La description des classes latentes italiennes m’a paru plus cohérente avec ce que je peux savoir par ailleurs des divisions sociopolitiques italiennes que ce que je peux savoir du cas français. Quoi qu’il en soit,  l’idée m’a paru très intéressante d’essayer de réintégrer directement des données individuelles de sondages avec une analyse par groupes d’intérêts socioéconomiques. Cela paraitra sans doute simpliste et arbitraire à de nombreux collègues politistes, mais les auteurs me paraissent avoir le mérite immense de se poser la question des intérêts matériels de chacun tels qu’ils transparaissent dans les attachements exprimés envers telle ou telle institution ou idée. Celle parait basique et suppose un motif égoïste à la base de tout comportement politique, mais le droit de licencier librement intéressera évidemment plus celui qui est susceptible de licencier que celui qui est susceptible de l’être. Étrange, non?

Parmi les faiblesses manifestes de l’ouvrage, j’en pointerais deux.

D’une part, sur le cas français, leur méthode tend à négliger complètement ou presque l’importance du Front national. La plupart des études sur l’électorat français montrent que l’enjeu de l’immigration est indissociable de l’émergence de ce parti. Les auteurs évoquent pourtant l’idée d’un « bloc nationaliste » et essayent de quantifier l’importance possible de ce regroupement (p. 114), mais, comme leur prisme d’analyse est exclusivement socioéconomique et fondé sur les institutions qui encadrent les marchés, elle semble avoir du mal à cerner l’importance  du FN dans la vie politique française des trente dernières années.

D’autre part, les auteurs ne donnent pas d’explication, tout au moins d’explication développée, au choix par les élites politiques, de gauche, de droite ou du centre, de la voie néo-libérale. On hésite un peu à la lecture entre deux éventualités : les élites politiques se sont, de toute façon, convaincues que c’est la voie à suivre, there are no alternative, only democratic delays ; les élites politiques se rendent empiriquement compte que les classes populaires n’ont plus ou pas le poids électoral suffisant pour soutenir un autre bloc social dominant qui ne mettrait pas la néo-libéralisation des institutions à l’agenda.

Quoi qu’il en soit de ces deux critiques, les auteurs me paraissent ouvrir une voie non sans intérêt pour la compréhension de la politique contemporaine. Une affaire à suivre donc.

Universitaires low cost

Il y a quelques jours sur France-Inter un conflit en cours à l’Université de Paris X Nanterre a été très brièvement évoqué. (Voir les propos exacts tenus via le post de Joël Gombin qui donne le lien pour le podcast. ) Ce conflit porte sur la tendance qu’a cette Université – elle n’est pas la seule – à faire appel à de nombreux vacataires pour réussir à mettre un enseignant devant chaque étudiant, et surtout à privilégier cette forme de (sous-)emploi par rapport à d’autres statuts d’emploi un peu moins précaires et un peu mieux payés. Dans ce cadre, le reportage faisait entendre une des personnes mobilisées qui laissait entendre clairement que les vacataires, n’étant pas même nécessairement docteurs sans postes, offrent un enseignement de moindre qualité que les dits docteurs sans postes.

Bien sûr, les vacataires se sont sentis insultés à juste titre par ce genre de propos. Certains ont même fait remarquer sur la liste de l’ANCMSP qu’en réalité, il s’agissait des mêmes personnes à des étapes successives de leur difficile entrée dans la carrière académique.

Pour ma part, je comprends fort bien ce sentiment d’avoir été insulté que peuvent ressentir tous les vacataires, mais je ne suis pas sûr que l’argument « vacataires = qualité de l’enseignement en baisse » doive être complètement écarté de l’espace public. En effet, si l’on admet à l’inverse  que l’usage massif de vacataires par une institution universitaire ne change rien à la qualité de l’enseignement dispensé, on se prive du soutien des usagers (ou indirectement des contribuables). Si le même service public peut être assuré par des vacataires, et si l’usager du service public ne voit pas vraiment la différence, pourquoi ceux qui décident de cet usage massif des vacations se priveraient-ils de cette possibilité?

Prenons garde que ce raisonnement se trouve assez universel dans notre société, c’est la logique bien connue du low cost. Prix bas, qualité acceptable, client à peu près satisfait. Dans le cas de l’Université, la tentation de recourir aux vacataires se trouve d’autant plus grande que la différence de qualité ressentie par les étudiants  n’est sans doute pas énorme, voire demeure souvent  inexistante. Ces derniers se révoltent d’ailleurs rarement sur ce point, l’insatisfaction éventuelle des étudiants face à l’usage de vacataires pour assurer les enseignements reste de fait pour l’instant en deçà du seuil de visibilité institutionnelle. De plus, comme les universitaires en poste réfléchissent peu en général à leurs propres pratiques pédagogiques et reçoivent très peu d’incitations statutaires à s’améliorer sur ce point au fil de leur carrière (puisqu’en réalité, seule la recherche compte – et, dans cette dernière, seule celle validée par des contrats de recherche et par des publications absconses), il n’est pas certain que les étudiants ressentent une différence notable entre un vacataire (jeune, enthousiaste et pas encore assez stratégique dans l’usage de son temps) et un statutaire (âgé, moins enthousiaste, et surtout ayant intégré dans ses priorités l’ensemble des contraintes devant le mener à la « hors-classe »).

Autrement dit, dans notre société où le client/usager/payeur est censé être roi, je ne crois pas si bête pour dénoncer une situation qu’on considère comme intolérable de dire que le service offert aux clients/usagers/payeurs est médiocre. En effet, en dehors de quelques consommateurs moralistes, il ne faut pas compter sur quelque sens moral de la part du client/usager/payeur. Pour lui comme pour chacun d’entre nous quand nous sommes dans la position de l’acheteur/bénéficiaire/payeur d’un service, seul compte son/notre propre intérêt. Que celui qui n’a pas acheté un seul bien électronique fait dans un pays géré par une dictature dans la plus magnifique absence de droits sociaux des travailleurs me jette la première pierre électronique! Et les étudiants sont-ils des êtres plus moraux que nous? 

De fait, ceci étant dit, je m’étonne toujours que les vacataires et plus généralement tous les précaires se montrent si bienveillants vis-à-vis des institutions qui les exploitent. On arrêterait d’employer massivement des vacataires si ces derniers mettaient un désordre monstre. Mais il est vrai que la plupart sont payés bien longtemps après qu’ils aient fait ce qu’on leur a demandé de faire ce qui bloque les vélléités,  et surtout ils sont payés d’espérances… de devenir un jour un  de ces statutaires de l’Université, donc ils sont priés de bien se tenir à table.

Je m’étonne toujours aussi de ces collègues statutaires qui gèrent les institutions en question, et qui font tout pour que la crise de financement de certaines filières ne provoque pas trop de conséquences néfastes sur les étudiants. Comme ils sont bons, comme ils ont le sens du service public, comme ils ont une éthique professionnelle. Pourquoi ne pas tout simplement fermer sans préavis les filières en question quand l’argent public promis n’est pas là? Ou décider d’y offrir des conditions d’enseignement clairement intolérables? Ou dire que, faute d’enseignants disponibles cette année, le cours est reporté à l’année prochaine, et que, pour avoir le diplôme, il faudra attendre un an de plus?  No money, no curriculum. Toutes les offres de vacations qui passent, souvent en dernière minute sur la liste de l’ANMCSP, témoignent de cette volonté désespérée de nos collègues de sauver la face. Vite, vite, il faut quelqu’un pour faire ce cours, assurer ces TD, etc. Et, faute de trouver le dit vacataire, le statutaire décidera d’y laisser lui-même sa santé en faisant lui-même le surcroît de cours demandé. De ce fait, une génération supplémentaire d’étudiants passera dans les tuyaux sans trop de casse – enfin, on s’étonnera quand même un peu des taux d’échecs en premier cycle…. -, et on pourra continuer à faire semblant que cela fonctionne. (La même logique perverse est à l’œuvre dans de nombreux services publics me semble-t-il. Toute la société s’est mis dans ce registre du …jusqu’ici tout va bien.) Il est vrai que, si les universitaires ne se prêtaient pas au jeu, on enverrait quelques administrateurs bien pires qu’eux gérer les universités, mais, dans ce cas, les universitaires ne seraient plus obligés de trouver eux-mêmes des rustines pour regonfler la machine (et là pour le coup, peut-être la qualité baisserait vraiment). Ils pourraient se situer clairement dans une opposition radicale à ce genre de fonctionnements. (Il est possible que, dans ce cadre,  les statutaires doivent travailler plus en gagnant la même chose.)

Enfin, avec de telles convictions, qui sont comme dirait l’autre « défaitistes révolutionnaires » ou « anarchistes de droite » c’est selon et auraient mérité en d’autres temps le peloton d’exécution, je ne risque pas de gérer grand chose par les temps qui courent. (Je reste par contre disponible pour faire liquidateur de filière.)

Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs.

Comme un collègue me l’a gentiment fait remarquer à la consultation de mon blog, je suis un grand lecteur. Pas autant que j’aurais envie de l’être, mais c’est plutôt vrai. La lecture de livres tient une place centrale dans mon existence. Cela explique mon intérêt pour le livre de Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs (Marseille : Agone, 2011). Je croyais tenir une pépite, mais j’ai été plutôt déçu.

La thèse de cet ouvrage est extrêmement simple – et logique venant d’un membre de la maison d’édition indépendante Agone : les auteurs, surtout ceux qui entendent porter un regard critique sur le monde social tel qu’il va (mal), devraient être extrêmement attentifs aux conditions de production et de diffusion de leurs propres ouvrages. T. Discopolo souligne (p. 147- 150) qu’il existe une contradiction dans les faits les plus concrets entre tenir des positions pour simplifier critiques ou anti-capitalistes et participer  au business plan de firmes d’édition qui ne sont rien moins que des entreprises capitalistes ordinaires, où compte, à juste titre du point de vue de ces firmes, la seule ligne du résultat brut d’exploitation au delà de tout le verbiage autour des vertus civiques de l’éditeur.

Pour soutenir cette thèse, il brosse un portrait, à vrai dire fort intéressant pour qui n’y a pas déjà été initié,  des évolutions de l’édition française depuis une vingtaine d’années. Un jeune aspirant aux métiers du livre y apprendra des tas de choses, en particulier sur la concentration (inexorable?) des maisons d’édition, sur l’exploitation de la petite librairie (y compris sous le régime du « prix unique du livre »), sur les faux semblants des « éditeurs indépendants » comme le groupe Actes Sud, qui, à tout prendre, ne sont pas moins capitalistes que les grands groupes. Pris du point de vue d’un étudiant en école de commerce, le livre aurait aussi son intérêt, même s’il ne fait que survoler les détails de ce qu’il faut bien appeler le marketing contemporain du livre. En résumé, c’est une belle démonstration que tous (les éditeurs) sont « vendus » au grand capital – en dehors de quelques éditeurs vraiment  indépendants comme Agone, of course. (La polémique contre Actes Sud, p. 78-83, a d’ailleurs je ne sais quoi de rancunier qui sent le derby méridional.)

On aurait du mal à le démentir. Les éditeurs du secteur privé sont des entreprises à but lucratif, ou sont possédés par des groupes économiques dont le but premier est de « créer de la valeur pour l’actionnaire ». Rien de très nouveau sous le soleil. J’ai bien peur d’avoir déjà lu cela dans des histoires classiques de l’édition ou dans les récits des démêlés de tel ou tel grand auteur et de son éditeur.

Pour T. Discopolo, l’argument classique de l’auteur critique, en particulier l’universitaire, qui cherche de l’audience auprès du grand public et accepte pour atteindre ce but (louable?) de  se faire éditer  par une  maison d’édition capitaliste avec tout ce que cela implique en pratique (dont un profit pour l’actionnaire) ne vaut pas. Diffuser une idée juste par des mauvais moyens que dénonce justement cette dernière est, selon lui, contradictoire, puisqu’on renforce tout de suite la mauvaise situation en espérant seulement à terme un changement. A dire vrai, les grands groupes d’édition classique acceptent eux-mêmes ce raisonnement, puisqu’ils comprennent en leur sein une « marque » (comme la Découverte par exemple, ou même une sous-marque comme Zones)(cf. 104-115) pour occulter quelque peu aux yeux du lecteur attentif à cette logique le problème. A suivre l’auteur, les auteurs se voulant critiques ne devraient diffuser leurs idées que via des maisons d’édition réellement indépendantes, non-profit, qui s’appliqueraient déjà à elles-mêmes la sortie du capitalisme.

Il se trouve qu’en Italie, un débat a lieu justement sur la pertinence pour des auteurs critiques de la situation italienne actuelle de rester publié chez Mondadori, première firme éditoriale italienne, propriété de … Silvio Berlusconi. Le débat, plus moral que politique d’ailleurs, n’est pas tranché bien sûr, parce que l’argument de la diffusion a bien plus de poids que ne lui en donne T. Discepolo.

Dans un monde idéal, quelque soient d’ailleurs les convictions politiques des auteurs (imaginez un auteur d’extrême droite qui dénonce la mondialisation voleuse d’emplois français… dans un livre, composé en Inde, et imprimé en Chine), il vaudrait mieux pouvoir répondre à une éthique de la conviction telle que la propose l’auteur. Chacun publierait dans une maison d’édition conforme dans ses procédés concrets à ses convictions. Dans notre monde fort imparfait, il s’agit d’un calcul relevant de l’éthique de la responsabilité. Pour prendre un exemple concret, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont publié en 2010 le livre Le président des riches, justement dans la marque Zones, ici éreinté par T. Discepolo. Le succès a été tel qu’ils le rééditent aujourd’hui à la Découverte, avec un bandeau marketing, choisi par l’éditeur bien sûr, « Nouvelle édition revue et augmentée. Déjà 100000 exemplaires vendus. «  C’est clairement du marketing qui joue en plus, à la manière d’un Houellebecq, sur l’effet best seller. Achetez-le, bonnes gens, puisque d’autres l’ont déjà acheté!  Il est effectivement extrêmement probable que le contrôleur de gestion de Zones et de la Découverte félicite chaudement celui qui a choisi d’éditer un tel livre de notre vieux couple de « bourdivins » (disciples du sociologue Pierre Bourdieu), et que les actionnaires des dites maisons d’édition en profitent à due proportion.  Il est possible que les droits d’auteur permettent à nos deux collègues, retraités du CNRS, de voir leur avenir avec sérénité – mais, sur ce point, je les vois plus soutenir quelque projet de recherche personnel leur tenant à cœur. Par contre, est-ce que le fait que ce livre soit diffusé partout, y compris peut-être dans les très capitalistes FNAC, Espace Cultura, etc., fait vraiment plaisir à… Nicolas Sarkozy? Je suppose que quelqu’un à l’UMP ou à la Présidence de la République est chargé d’éplucher la dernière version de ce pamphlet, et de faire des fiches avec les contre-arguments à servir éventuellement aux contradicteurs. Ce livre constitue d’évidence une (petite) contribution à la défaite (possible) de N. Sarkozy l’année prochaine. Certes, pour un T. Discepolo, l’issue de la prochaine présidentielle constitue sans doute un épiphénomène sans aucune importance. Une victoire de la « gauche de gouvernement » ne changerait rien aux réalités de l’exploitation capitaliste.  Il est par ailleurs fort probable que la lecture de ce livre ne fasse que renforcer des convictions déjà là chez le lecteur, et qu’il ne s’agisse de donner plus de profondeur argumentative à des intuitions déjà présentes ou de rafraîchir des mémoires un peu défaillantes. Mais est-ce totalement sans importance que des milliers de gens aient les mêmes exemples en tête? que certaines choses soient soulignées, rappelées, mises en perspective? L’effet sociétal de la diffusion de telles idées critiques est certes très difficilement mesurable, contrairement à  l’aspect économique des ventes du dit livre pour son éditeur, mais, quoi qu’on ne sache pas grand chose sur l’effet des livres sur la formation de l’opinion publique (contrairement à d’autres médias comme la télévision), il est raisonnable de soupçonner qu’une vente à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires aura plus d’impact (instantané) qu’une vente à plusieurs dizaines d’exemplaires. A moyen terme ou à long terme, voire à très long terme (siècles), le raisonnement peut être inverse. En tout cas, pour la lutte politique de court terme, une bonne diffusion vaut mieux que pas de diffusion, ou presque pas de diffusion. Si des firmes capitalistes veulent bien s’en charger, pourquoi pas? Comme dirait Lénine, « les capitalistes nous vendront la corde pour les pendre ».

Pour reprendre l’exemple italien, Roberto Saviano a publié son livre Gomorra en 2006 chez Mondadori. On peut trouver à ce livre mille défauts, mais il aura eu le mérite de contribuer à remettre sur l’agenda politique italien la question des maffias, au point d’ailleurs que le propriétaire de son éditeur, S. Berlusconi, ne cesse de s’en prendre publiquement à l’auteur de cette légende noire de l’Italie contemporaine. En l’occurrence, il y a fort à parier que, s’il en avait deviné d’avance le succès public en Italie et en Europe, S. Berlusconi aurait mis son veto sur une telle publication. Aurait-il d’ailleurs été publié dans une petite maison d’édition sans diffusion importante,  que l’auteur de son côté aurait aussi évité pas mal d’ennuis… et ne vivrait pas sous protection policière depuis lors.

Bref, la diffusion des idées est nécessaire à la lutte politique – truisme parmi les truismes! Et, d’ailleurs, ce qui est amusant, c’est qu’Agone, comme maison d’édition indépendante et radicale, se trouve elle-même dans une telle (saine) logique, si on la compare à ces myriades de maisons d’édition microscopiques s’occupant de poésie ou de régionalisme. Même si elle n’est pas capitaliste de toute évidence, elle aussi cherche à être efficace dans la recherche du lecteur. Elle aussi fait son marketing, à sa manière.

La seule façon d’échapper à l’aporie dénoncée serait en effet le silence absolu.

Congrès de l’AFSP 2011- impressions éparses.

La semaine dernière avait lieu à l’IEP de Strasbourg le XIème Congrès de l’Association française de science politique (AFSP). Cette réunion, qui a lieu depuis quelques années tous les deux ans, rassemble une bonne part de notre petite (en taille relative bien sûr…) discipline. Comme certains m’ont mis au défi de faire un post sur le Congrès, j’obtempère, non sans avoir conscience de mes biais de perception.

Vu l’ensemble des activités proposées et leur recoupement temporel, il faut  souligner en effet que l’on se trouve dans la situation classique de « Fabrice à Waterloo ». L’image qu’un seul individu, impliqué de plus comme simple participant ayant des tâches à accomplir, peut se faire d’un tel événement, est nécessairement éminemment parcellaire. Par exemple, sur le plan de l’organisation pratique du Congrès, j’ai eu l’impression que tout avait parfaitement fonctionné, et que les organisateurs  ont parfaitement fait leur travail. Le seul bémol que j’ai entendu dans les conversations auxquelles j’ai participé concerne les repas de midi, délégués au CROUS de Strasbourg. Une choucroute, servie jeudi dernier à midi, aurait été selon des collègues de confiance particulièrement digne de rester dans les annales des horreurs gastronomiques. Infime détail en l’occurrence, mais, sans doute, un Congrès se juge aussi à la qualité de la chère que l’on y fait, et il est vrai que les précédents (Toulouse en 2007 et Grenoble en 2009) furent plutôt réussis de ce point de vue.

De fait, donner une idée de l’ensemble d’un événement rassemblant plusieurs centaines de participants, répartis en pas moins de 53 sections, correspondant chaque fois en pratique à un (petit, moyen ou grand) colloque, n’est possible qu’en se référant à la trace écrite – un catalogue ad hoc de 475 pages imprimé sur le papier le plus lourd possible (que j’ai d’ailleurs  eu toutes les peines du monde à traîner avec moi) – ou au site Internet du colloque.

En parcourant le catalogue et le site, je crois pouvoir faire quelques remarques, en me posant la question de ce que nous apprend sur la discipline et le monde un tel événement.

Premièrement, une sorte de diagnostic, éclaté mais partagé, sur l’état des politiques publiques menées dans les dernières années, me semble émerger de ce Congrès. Il ne semble être question dans les résumés des communications (pas d’ailleurs nécessairement faites dans des sections explicitement labellisées politiques publiques) que de changements, de bouleversements, de chambardements. En plus, au final, ces derniers ne profitent qu’à certains acteurs exclusivement et laissent de côté les autres, les plus nombreux, et les ressortissants de ces politiques. A la lecture des résumés de leurs travaux, les spécialistes de politiques publiques tendent, au delà du codage scientifique du propos, à donner une image finalement terrible de ce qui est en train de se passer dans tous les domaines. Cela m’interroge d’ailleurs comme enseignant d’un IEP, parce que, souvent, ces petits jeunes aux dents longues, ces managers,  ces entrepreneurs, ces experts, ces  « acteurs », qui liquident les droits, savoirs, pratiques, espoirs, revenus, etc. de la vile populace des employés et des bénéficiaires, ce sont peut-être pour partie nos propres (anciens) étudiants. Dans le fond, à ce stade, je me demande s’il ne  faudrait pas étudier directement l’économie morale de ces experts, acteurs, entrepreneurs, des politiques publiques, ou en revenir aux  bons vieux concepts de la lutte des classes.

Par contre, ce qui est un peu étonnant (comme me l’a d’ailleurs fait remarquer un doctorant), c’est, dans ce Congrès 2011, une absence de prise en compte directe des effets de la crise économique ouverte en 2008 – ne serait-ce que dans les titres et résumés des communications. Cette absence dans les résumés des communications tient peut-être au fait qu’aux yeux des spécialistes de chaque terrain, l’après-2008 n’a fait qu’accentuer, renforcer, confirmer des tendances déjà à l’œuvre. C’est d’ailleurs peut-être là une des caractéristiques majeures de cette crise. Alors même que de très nombreux esprits critiques dénoncent à longueur d’articles, d’ouvrages, d’interventions dans les médias, le fait que nous (la société occidentale) sommes arrivés au bout de la logique adoptée dans la seconde moitié des années 1970, et bien, pourtant, les décisions prises continuent imperturbablement à faire plus de la même chose – à de rares exceptions prés. Incidemment, un doctorant m’a interrogé sur la raison pour laquelle, selon moi, les partis socialistes et sociaux-démocrates semblaient  incapables de saisir l’occasion pour changer de paradigme, de revenir en gros sur leur conversion au néo-libéralisme. Pour autant que cette immobilité soit réelle (par exemple, en Allemagne, il me semble que le SPD a bougé sur bien des points), j’aurais tendance à y voir un effet de la socialisation des élites actuellement à la tête de ces partis. En tout cas, à en croire ce Congrès, la « réforme » – mot qui finira par rejoindre la signification qu’il a déjà dans le domaine de l’élevage –  a encore un bel avenir.

Deuxièmement, une certaine tendance à l’auto-analyse disciplinaire. D’une part, une section était consacré à l’histoire (ou plutôt la socio-histoire) de la science politique (ST 1 Socio-histoire de la science politique), avec un long papier sur Maurice Duverger qui exécute à coup d’archives le grand-père indigne de la discipline. D’autre part, certains collègues titillent sur ce même terrain historique les voisins juristes (ST 42 Les enjeux politiques et académiques de l’enseignement du droit : perspectives comparées). En outre, une section entière était consacrée aux seules réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche (ST 24 Universités et recherche face à la réforme). Il y a là à la fois une recherche de réflexivité sur une pratique – qui correspond aussi à l’introduction, bienvenue, de cinq « Modules professionnels et pédagogiques » dans l’agenda du Congrès -, mais sans doute aussi à l’effet direct du fait que nous-mêmes nous sommes des ressortissants de politiques publiques qui ne nous plaisent pas particulièrement. Dans un ordre de faits proches à mon avis, j’ai participé comme candidat d’une liste dans le collège A (professeurs et assimilés) à la présentation des listes et programmes des deux collèges (A et B) pour le prochain renouvellement du  CNU (Conseil national des Universités) dans notre quatrième section. Lors de cette présentation organisée par l’AECSP (Association des enseignants et chercheurs en science politique), j’ai été frappé par le consensus, tout au moins dans les déclarations des uns et des autres, pour « neutraliser l’évaluation », c’est à dire pour contrer d’une manière ou d’une autre les effets vus comme délétères de la grande nouveauté introduite par les réformes de 2009, à savoir une évaluation quadriennale individualisée de chaque enseignant-chercheur. Personne ne s’est levé dans la salle ou à la tribune pour affirmer qu’il fallait quantifier les points de performance des uns et des autres sur une grille préétablie, et en tirer ensuite les sévères conséquences, à savoir modulations de service d’enseignement à la hausse pour les losers (fainéants, assistés, cancer de la France) et à la baisse pour les winners (travailleurs, productifs, forces vives de la Nation), modulations qui amélioreraient la productivité de la recherche (et de l’enseignement?). On pourrait y voir bien sûr du corporatisme, du copinage entre pairs, des promesses électorales qui n’engagent que ceux et celles qui les croient, le refus rétrograde et conservateur d’une saine évaluation-sanction destinée à valoriser le mérite, à élever les meilleurs et à punir les pires – ou, même, l’effet de notre trop faible fréquentation des jeux d’élimination proposés par la télé-réalité pour notre édification morale, de notre ringardise collective en somme.  Je préfère y percevoir  la conscience acquise à travers les recherches de terrain sur les autres secteurs de politique publique, ou, à travers la lecture des compte-rendus des recherches des collègues, qu’il n’y a pas meilleur moyen de faire pourrir une situation au profit exclusif de certains. Olivier Nay, président sortant du CNU, pourtant soumis à quelques critiques sur ce point de la part des listes concurrentes de la sienne (dont celle à laquelle je participe), a lui-même indiqué que la manière de procéder de la section du CNU des économistes constituait pour lui un repoussoir. (Il faut dire d’ailleurs que les économistes marginalisés par cette évaluation ont fini par faire dissidence en créant leur propre association académique, et réclament une autre section du CNU.)

Troisièmement, comme aux précédents Congrès, une montée en puissance des outils méthodologiques peut s’observer. Concrètement, l’argent obtenu auprès de l’ANR (Agence nationale de la recherche) semble aider à créer de nouveaux instruments de recherche. C’est un peu épars, puisqu’il n’y a pas de section spécifiquement consacré aux progrès de la méthodologie, mais l’effort pour se rapprocher de standards internationaux en la matière semble bien engagé. Pour ce qui concerne le sujet, qui me tient particulièrement à cœur comme lecteur, à savoir l’innovation en science politique, j’ai du mal à partir de ce Congrès à m’exalter (réaction banale de ma part, n’est-ce pas?). Les deux sections auxquelles j’ai participé (ST 21 et ST 28), fort sérieuses toutes deux et bien préparées par leurs responsables respectifs,  n’ont pas révolutionné ma vision du monde, et mes propres communications n’ont pas dû non plus révolutionner la vision du monde de mes auditeurs dans ces deux sections. Probablement, il s’est dit quelque chose dans une section à laquelle je n’ai pas participé qui sera considéré plus tard comme le début de quelque aventure scientifique importante, mais je n’étais pas là pour en être l’un des témoins. Dommage. J’ai aussi constaté que, comme à chaque Congrès désormais, la discipline est éparpillée façon puzzle – puzzle que personne n’est en mesure de reconstituer d’ailleurs-, et que rares sont les communications qui tentent une recomposition intellectuelle, ne serait-ce que sur un domaine.  Les textes de présentation des sections sont parfois fort riches, et jouent cependant un peu ce rôle en réalité. Il n’y a pas non plus de conflits intellectuels évidents qui ressortent du Congrès – par exemple, les études de genre ont obtenu leur ghetto avec deux sections, ST 52 et ST 53, mais ne viennent pas déranger l’ordonnancement général : probablement, les gens qui sont opposés à cette manière, qui se veut scientifique, collective et professionnelle de faire de la science politique,  ne sont tout simplement pas présents. (L’un des représentants de cette autre science politique m’a d’ailleurs vertement tancé pour ma participation à ce bal-là.)On pourrait ainsi dire que, dans un tel Congrès,  les domaines et approches s’additionnent plutôt qu’ils ne se combattent.  Ou alors qu’un seul « -isme » survit ici, à savoir l’empirisme!

Enfin, pour conclure ces quelques remarques, inspirées de la lecture de l’ensemble des résumés disponibles des communications, et par ma présence sur place dans deux sections et un module pédagogique,  j’ai bien peur d’être pris entre l’admiration pour le travail fourni par les collègues (combien de temps me faudrait-il pour lire toutes les communications? ambition folle de  ma part) et l’image du monde qui ressort de tout cela. On parlait jadis pour l’économie de « science lugubre », au delà des différences entre sous-discipline, terrains, méthodes, etc., le terme pourrait peut- être  être adapté. (Mais je suis pessimiste ! C’est bien connu!)

Petite précarisation entre amis

C’est toujours une joie mitigée que de voir  se réaliser ses plus sombres prévisions sur un point de la réalité qui vous tient à cœur : joie intellectuelle d’avoir exercé sa raison avec justesse, tristesse profonde de constater que le regrettable se trouve effectivement en train de se produire comme on l’avait prévu. C’est le sentiment que j’ai eu en découvrant hier l’annonce suivante sur la liste de diffusion de l’Association nationale des candidats aux métiers de la science politique (ANCMSP) :

Sciences Po [X censuré pour ne pas rattacher le problème à une institution en particulier] recrute deux enseignants chercheurs à temps partiel.

Dans le cadre de la réforme du cycle Master de son Diplôme, Sciences Po [X], grande école publique rattachée à l’Université [Y] et au PRES [Z], recrute à partir du 1er septembre 2011 deux enseignant(e)s chercheur(e)s à temps partiel sur des contrats d’établissement d’un an renouvelable [je souligne]. Confronté à un sous encadrement chronique en enseignants chercheurs statutaires, l’établissement fait ce choix, contraint et raisonné [contraint peut-être, mais raisonné vraiment?], dans le but de proposer un statut et une reconnaissance minimales [effectivement, c’est le terme : « minimales »] à des docteurs sans poste qui contribuent, par les responsabilités pédagogiques et administratives qu’ils endossent, à son développement [formulation bien maladroite qui laisse à penser à cause de l’usage du présent de l’indicatif qu’il s’agirait de légaliser une situation de fait déjà en cours]. La rémunération équivaudra à celle d’un MCF en début de carrière sur la base d’un temps de travail de 50% [ne surtout pas faire le calcul et ne pas comparer à un revenu du secteur privé au même niveau de qualification, ou alors considérer que « doctorat en science politique  = BTS ou DUT » ]. Il sera demandé aux personnes recrutées d’assurer une charge d’enseignement de 96h équivalent TD et de participer directement [ je souligne] à la gestion et à l’animation de deux majeures du cycle Master.

1er poste Le-la candidat(e)[n’oublions pas d’être politiquement correct] sera titulaire d’un doctorat en science politique obtenu en France ou à l’étranger. Il (elle)[idem] pourra faire valoir d’une solide expérience d’enseignement (magistral et TD) [mais il recevra, voir plus haut, un demi-salaire de débutant] , de préférence dans un département universitaire de science politique ou dans un Institut d’Etudes Politiques, et d’un dossier de recherche conséquent [pour un salaire de débutant, n’est-ce pas?]. La maîtrise de l’anglais et la capacité à enseigner dans cette langue sont souhaités [spécial bonus, qui ne vaut pas supplément de salaire!]. Il (elle) sera rattaché(e) pour ce qui concerne ses activités de recherche au [laboratoire W] (UMR CNRS). Les thématiques de recherche et d’enseignement recherchés sont: la sociologie des relations internationales, la sociologie des conflits, l’étude des politiques de sécurité, les questions stratégiques comparées… Le-la candidat(e) retenu aura à exercer des responsabilités d’animation [autrement dit, la direction d’une filière de formation à créer avec tout le travail qui s’en suit, ce qui signifie d’évidence en heures plus qu’un mi-temps, surtout si la formation n’est pas en phase de croisière] de la Majeure Stratégie Intelligence et Gestion des Risques au sein de la spécialité Carrières Européennes et Internationales.

2ème poste Le-la candidat(e) sera titulaire d’un doctorat en science politique obtenu en France ou à l’étranger. Il (elle) pourra faire valoir d’une solide expérience d’enseignement (magistral et TD) [idem], de préférence dans un département universitaire de science politique ou dans un Institut d’Études Politiques, et d’un dossier de recherche conséquent [idem]. La maîtrise de l’anglais et la capacité à enseigner dans cette langue sont souhaités [idem]. Il (elle) sera rattaché(e) pour ce qui concerne ses activités de recherche au [laboratoire W] (UMR CNRS). Les thématiques de recherche et d’enseignement recherchés sont: la sociologie des relations internationales, la sociologie des conflits, l’étude du rôle des ONG et de la société civile dans la résolution des confits, l’analyse de la médiation et de la négociation internationales, la religion comme acteur international… Le-la candidat(e) retenu aura à s’investir [ô que ce terme sonne doux aux oreilles néo-managériales, s’investir? késako?] au sein de la Majeure Conflits et Développement au sein de la spécialité Carrières Européennes et Internationales.

Il est possible de faire acte de candidature pour l’un et l’autre poste. Les dossiers de candidatures sont à adresser à Monsieur le Directeur [etc., je ne veux vraiment pas personnaliser l’affaire, j’avais cependant oublié dans un premier temps de supprimer le nom du laboratoire de recherche concerné.]

Cette offre se passe presque de commentaires! Mais allons-y tout de même.

Premièrement, il se confirme que les nouvelles formes d’emploi ouvertes par les récentes réformes universitaires dans le domaine de l’enseignement et de la recherche aboutissent, non pas seulement à payer mieux des enseignants-chercheurs ou chercheurs que les Universités françaises iraient débaucher sur le marché international des valeurs académiques montantes (les « stars »), mais aussi à payer aussi peu que possible et à précariser les personnels désirant entrer dans la carrière académique. Ces deux offres, qui correspondent en charge de travail effective d’évidence  à plus que des mi-temps, ainsi que les pré-requis qu’on exige des candidats (en rien différents de ceux qu’on exige par ailleurs des statutaires dans la même institution), sont une démonstration éloquente de ce point. Faute de budget suffisant attribué par ses tutelles, la structure, tout en se rengorgeant de son excellence et sa réforme en cours,  fait payer le prix de l’ajustement financier aux derniers entrants, à ces malchanceux qui feront la même chose (et peut-être même plus) que leurs collègues pour bien moins cher, et, qui, en plus, pourront être mis à la porte dès qu’ils seront devenus importuns, mais qui auront un « statut » meilleur qu’encore pire (des vacations, je suppose!). On me rétorquera qu’après tout, c’est la même chose  pour la plupart des jeunes entrants sur le marché du travail dans le secteur privé (avec les CDD et autre intérim), sauf qu’en France, l’emploi en CDD et en intérim, même pour les jeunes, suppose (encore à ce stade) le paiement d’une prime de précarité (10%), calculée comme un pourcentage du salaire équivalent des personnes en CDI. Un précaire smicard touche plus à la fin des mois où il a travaillé qu’un statutaire smicard. (Situation qui chagrine d’ailleurs fort le patronat… qui voudrait un contrat unique…)

Deuxièmement, d’évidence, ces postes sont en réalité fort mal payés, à part en espérance! Ce sont des mi-temps, avec certes une paie à mi-temps, mais cela ne tient nullement compte de la spécificité du travail académique. Je vois mal en effet les personnes occupant ces postes réduire leur activité de recherche de moitié, parce qu’elles sont payées à mi-temps. Rappelons en effet qu’un enseignant-chercheur consacre selon la définition officielle du métier  la moitié de son temps à l’enseignement (soit 192 heures équivalent TD ou, en d’autres termes, 800 heures en comptant tout ce que cela représente en préparation, corrections, etc.) et l’autre moitié à la recherche (soit 800 heures). Dans le cas présent, les personnes choisies vont faire très probablement 800 heures de recherche (d’autant plus qu’elles voudront « nourrir leur dossier » pour aboutir plus tard à un  poste statutaire de MCF ou de chercheur CNRS), 400 heures de travail liées aux 96 heures équivalents TD à faire devant les étudiants, et enfin un nombre indéterminé d’heures liées à la direction ou à l’animation de formation de niveau  master. Autrement dit, nous ne sommes pas loin en pratique de payer un travail à plein temps d’une personne pleine d’expériences au prix du mi-temps de débutant. Belles soldes, que voilà! Bien mieux qu’à la Samaritaine! (La seule façon de rétablir l’équilibre serait que les personnes concernées partent la moitié de l’année à l’autre bout du monde pour y faire leur recherche dans une autre Université payant l’autre moitié de cette dernière).

Troisièmement, il s’agirait là de la part de l’institution concernée d’un choix « raisonné ». C’est vrai au sens où réduire les rations sur le Radeau de la Méduse tend à permettre à quelques uns de survivre plus longtemps au désastre en cours. Mais, pour le reste, cela revient à avaliser le fait que l’Université est sous-financée par rapport aux nobles objectifs qu’elle se donne, qu’elle s’apprête résoudre le problème grâce à l’existence d’une vaste armée de réserve de docteurs sans postes auxquels, de toute façon, il  n’est plus possible de valoriser autrement les nombreuses années de doctorat et de post-doctorat que par ce genre de postes (transitoires en principe…), qu’il est bon que ces gens soient payés d’espoirs d’obtenir un jour (quand leur Prince viendra…) un poste statutaire, bref, on se trouve à peu prés là dans la même situation « morale » que n’importe quelle entreprise qui profite de l’état dégradé du marché du travail pour imposer ses conditions aux travailleurs. Cela ne me choque pas tant que cela du point d’une entreprise, dont le seul objectif est la maximisation du profit de ses actionnaires, et de la part de dirigeants qui sont bien payés pour cela. C’est le jeu capitaliste ordinaire, mais, dans le monde académique, où les décisions sont censées être prises par un groupe de pairs au nom d’autres objectifs (formation des étudiants, recherche désintéressée), je ne vois là qu’une exploitation des « outsiders » par les « insiders », et surtout qu’un manque de courage de la part des dirigeants de ces institutions. Si vous n’avez pas l’argent pour faire fonctionner votre boutique, eh bien diminuez la voilure, n’ouvrez pas de nouvelles filières, officialisez que vous ne pouvez pas faire plus avec moins. Arrêtez donc de faire semblant que vous pouvez faire des miracles – que vont payer en pratique les derniers entrants. Ce faire semblant que tout va bien est sans doute l’une des causes majeures de l’atonie du monde universitaire. Le bateau coule, mais que l’orchestre continue à jouer et les convives de valser!

Quatrièmement, je sais bien que, malgré mes propos, ces postes seront pourvus, qu’il se trouvera sans aucun doute des docteurs sans poste pour trouver au final les conditions acceptables dans l’espoir d’un retour sur investissement en terme d’un poste à statut. C’est certain que le piège socialement construit par l’état du marche du travail en général s’est refermé sur certains qui ont bien trop investi dans l’espoir d’une carrière académique pour renoncer à ce stade. Serais-je moi même encore dans ce cas, peut-être tenterais-je moi aussi  de candidater, en me demandant en plus – misère! – si la compétition est vraiment ouverte. Pour le présent, il n’y a donc pas grand chose à faire, mais, pour l’avenir, cela me confirme qu’en tant qu’enseignant-chercheur, je dois décourager le plus possible les étudiants qui en auraient l’intention de faire une thèse. Les gains en terme de carrière à en attendre semblent de plus en plus compromis. Une profession qui accepte de se précariser ainsi signale bien l’écroulement en cours de son poids réel dans la Reproduction sociale. De fait, en entrant sur cette pente au nom d’un raisonnement bien pesé,  il n’existe par d’autres limites à la baisse des conditions de recrutement qu’un ajustement « automatique » par la disparition progressive du vivier des docteurs sans poste. Il parait que le nombre d’entrants en thèse diminuerait, voilà la seule bonne nouvelle pour l’avenir.

Enfin, bonne chance aux candidats à ces deux jolis postes de tout repos!


Quantophrénie généralisée

Trois chercheurs en sciences humaines et sociales, Martin Marchman Andersen, Xavier Landes et Morten Ebbe Juul Nielsen, travaillant à l’université de Copenhague, ont fait paraitre une tribune intitulée « Les chercheurs sont prisonniers d’une course à la publication » dans le Monde.fr. Ils remarquent que les nouvelles normes  d’évaluation de l’excellence supposée des chercheurs en sciences humaines et sociales (comme dans les autres secteurs du monde académique d’ailleurs) résident de plus en plus sur la seule quantification du nombre d’articles publiés dans des revues à comité de lecture, et éventuellement sur tous les raffinements quantitatifs que l’on a pu mettre en place ou que l’on mettra en place pour juger « objectivement » de la pertinence disciplinaire de telle ou telle publication. Ils décrivent fort bien la course aux armements qui s’est engagé entre aspirants à un poste  dans le monde universitaire ou de la recherche : chaque aspirant poursuit rationnellement une stratégie de publication maximale pour sortir du lot. Cette stratégie individuelle de promotion de ses chances de recrutement par l’abondance  des publications est effectivement en train de s’imposer au niveau de nos doctorants. Ceux-ci, de fait, publient, y compris en anglais, bien plus tôt que les aspirants des générations précédentes. Comme les lieux de publication se multiplient (surtout avec la découverte des espaces anglophones de publication par les  mêmes aspirants), nous vivons donc un « âge d’or » des publications. Donc tout va bien, l’Université et la recherche en général remplissent le rôle que leur assigne la société: augmenter jusqu’à l’infini le stock de connaissances disponibles! Et que les esprits chagrins aillent au diable!

Sauf que, comme le disent les trois auteurs, cette tendance porte avec elle quatre défauts : un stress excessif sur les agents concernés; un multiplication de publications médiocres qu’en fait personne ne lit plus; un abandon des tâches d’enseignement par les chercheurs jugés les meilleurs; et enfin un repli sur soi des spécialistes académiques incapables d’intervenir en interaction avec la société faute de temps à consacrer à cette tâche ingrate. Je suis globalement d’accord avec leur diagnostic, mais je souhaite ici le replacer dans une tendance plus générale de nos sociétés post-industrielles et le nuancer.

Ce que nos auteurs décrivent pour les sciences humaines et sociales n’est après tout que la diffraction particulière à un secteur de l’activité sociale de la tendance de nos sociétés à tout quantifier à tort et à travers,  à tout vouloir « gérer » au mieux, et à établir partout des palmarès pour rendre plus performant les individus ou les institutions.  Meilleur roman? Meilleure vente de disques? Meilleure émission de l’année? Meilleur lycée? Meilleur hôpital?  Meilleur homme  ou femme politique? Meilleure SICAV?  Meilleur grand patron?  Meilleur blog? etc. Ce blog lui-même opère sur une plate-forme (WordPress) qui propose toute une série de façons de mesurer l’audience absolue et comparée de ce dernier. Et le monde du blogging s’est rapidement organisé autour de moyens de mesurer l’audience relative de chacun. La mesure de la performance semble devoir être partout, et, même s’il existe des contre-tendances (comme les mouvements issus de « Slow Food » par exemple), ces dernières restent prisonnières de l’idée qu’il faut  tous viser à l’excellence toujours et partout (non plus bêtement quantitative, mais intelligemment qualitative!). Du point de vue du bonheur collectif, avec cette tendance, nous avons sans doute découvert le moyen le plus sûr d’assurer notre malheur! S’il faut tout réussir, du berceau à la tombe, et ce en comparaison avec le voisin qui essaye de vous surclasser, on ne risque pas d’en sortir très heureux – ou, du moins, peu nombreux seront les élus. Bref, ce que décrivent les auteurs ne correspond qu’à une normalisation du monde académique qui se retrouve rattrapé par la « petite vérole » de la quantification de tout et n’importe quoi qui opère dans tous les secteurs de la société! Comme le monde académique ne manque pas d’inventivité (contrairement à ce que certains racontent sans le connaître), et comme cela s’inscrit dans le développement d’instruments nouveaux de circulation du savoir comme Internet, cela a pris en quelques années des formes paroxystiques. Et puisque, probablement, seules les personnalités les plus prêtes à ce genre de compétition resteront à terme dans le monde académique, cela ne va sans doute pas s’améliorer dans les décennies à venir.  Des jeunes chercheurs s’amusent, parait-il selon un collègue parisien, en consultant leurs scores respectifs d’impact sur les plate-forme Internet disponibles à cet effet…  Riront-ils autant des méthodes d’évaluation en vigueur dans vingt ans d’ici? De fait, tout secteur social organisé autour d’une compétition à outrance se trouve en général conçu aussi pour permettre la retraite des compétiteurs devenus moins performants : le sport de haut niveau fonctionne sur ce modèle, l’armée aussi. Si la recherche en sciences sociales et humaines veut suivre ce genre de modèle, il faut alors penser ce genre de performance sur la durée d’une carrière de 40 ans… ou prévoir explicitement un « dégagement des cadres » comme disent les militaires. Et, si on pense sur une telle durée, les choses sont bien moins linéaires qu’on ne le suppose : il me semble en fait très improbable de publier  en sciences humaines et sociales avec une régularité d’horloge sur 40 ans, sauf à se répéter dans la plupart des cas un peu tout de même … De plus, les passages à vide existent, et, inversement, les rebonds. Enfin, certains retournements de situation demeurent possibles sur un tel laps de temps qui ne sont pas dus aux caractéristiques de la personne en cause: prenons un économiste d’inspiration keynésienne par exemple, il est fort probable que ses possibilités de publication se soient réduites au fil des années 1980-2000, mais qu’un certain renouveau éditorial lui soit possible aujourd’hui.  (Pour prendre mon propre exemple, mon faible niveau de publications tient largement au fait que, m’étant spécialisé sur l’Italie lors de ma thèse dans une conjoncture de renouveau politique au début des années 1990,  ce pays me déprime désormais tellement dans sa trajectoire que je préfère ne pas en parler de peur d’en tirer des conclusions à ce point pessimistes qu’elles en paraitront aberrantes et exagérées.) Plus généralement, pour qui s’intéresse à l’histoire des sciences humaines et sociales, de nombreuses publications régulièrement étagées sur une carrière ne constituent pas un indice univoque de contribution décisive pour la discipline. De fait, vu depuis la postérité (ou plutôt les postérités qui changent avec les époques), un texte décisif constitue un plus grand service rendu à la collectivité de la recherche que d’avoir pissé de l’encre inutilement (éventuellement pour décrier le texte décisif…), et ce savoir-là, un peu tragique au fond pour les personnes ordinaires,  se renforce à mesure que l’on enseigne.

De plus, en sciences humaines et sociales, dans les disciplines académiques, s’ajoute la perception que, en matière d’importance des publications, quelque version de  « loi de Pareto » s’applique. Sur l’ensemble des publications, y compris dans les revues à comité de lecture les plus réputées en principe, combien reçoivent une attention un peu universelle dans une discipline donnée? Très peu sont en fait les articles (ou les livres) qui finiront par figurer dans un syllabus destiné à l’enseignement, tout le reste est destiné à être lu et éventuellement cité par quelques rares spécialistes. En dehors du nombre de publications demandées, qui supposent de trouver le temps pour chercher, écrire et publier, il y a aussi sans doute les effets du choc en retour du faible écho des publications pour de nombreux chercheurs, lui-même dû en partie à l’abondance même des publications: pourquoi publier si personne ne lit et si, en plus, peut-être, personne ne lit à raison dans la mesure même où l’on sait dans son for intérieur qu’on a dû publier trop vite quelque chose de finalement juste  – c’est le minimum! – mais banal? Pas étonnant alors qu’on en arrive à une profession plutôt stressée – comme le disent les auteurs sur la foi d’une étude sur les professions en Grande-Bretagne, cela serait même une des plus propices à la dépression. En France, nous n’en sommes pas encore là, tout au moins pour ceux qui ont été recrutés sur des postes permanents.

Troisième point évoqué par les auteurs  : l’abandon des tâches d’enseignement par ceux qui publient beaucoup. C’est effectivement là une subversion des règles du jeu de l’Université. En même temps, les interactions entre les chercheurs avancés et les aspirants chercheurs ne disparaissent pas  en sciences humaines et sociales : si j’en juge sur le cas de la science politique française, ceux qui se trouvent ne pas enseigner à plein temps (par statut ou parce qu’ils sont déchargés temporairement de ces tâches) continuent à participer à la formation des étudiants avancés (doctorants, posts-docs, etc.). Certes, ce n’est pas directement quantifiable (là encore!) en heures d’enseignement, cela ne concerne évidemment pas les mêmes étudiants, mais cela participe aussi à la pédagogie universitaire. Là encore, l’histoire des sciences humaines et sociales montre plutôt que les grands chercheurs se trouvent presque toujours à la recherche de disciples. Je ne vois pas là de grandes modifications en cours.

Quatrième point : l’abus de publications rapidement faites finit par obérer le rapport avec la vie sociale en général, et empêche la recherche en sciences humaines et sociales de jouer son rôle de réflexivité pour la société. Sur ce dernier point, je serais bien moins en accord avec le rôle que font jouer les auteurs à la pression à publier. Celle-ci peut jouer aussi en faveur de sujets à la mode qui, justement, intéresseront plus les lecteurs profanes que  des sujets de fond incompréhensibles pour ces derniers. Les comités de lecture des revues ne sont pas insensibles à l’esprit du temps, et donneront la priorité à un travail en lien avec l’actualité. (Idem pour le sujet d’une thèse, il vaut mieux paraitre d’actualité que de donner l’impression que cela n’est pas vraiment  la question actuellement.) Pour ma part, le faible impact à court terme des idées émises par les sciences humaines et sociales tient surtout à leur faible réception par ceux qui pourraient directement en faire quelque chose – souvent parce que la place  se trouve déjà occupée dans leur esprit par d’autres idées plus anciennes (comme dirait J. M. Keynes) – , ou parce qu’adopter une telle vision des choses ne les arrange pas dans leur propre plan de carrière. Pour prendre un exemple, particulièrement caricatural, ce n’est pas parce que les sciences humaines et sociales n’ont rien dit depuis 30 ans  en France sur l’institution  carcérale que cette dernière continue à y dysfonctionner, mais parce que les politiques qui pourraient adopter une nouvelle vision issue des connaissances partagées par les spécialistes ne pensent pas y avoir intérêt. Idem sur la Tunisie, où les travaux de qualité ne manquaient pas. Dans l' »âge d’or » que nous connaissons, il est facile de se renseigner, un peu moins d’en tirer les conséquences quand elles vous gênent dans vos commodités pratiques.