Les Lumières à l’âge du vivant, voilà bien un titre énigmatique, pour le dernier ouvrage en date de la philosophe Corine Pelluchon (Paris: Seuil, 2021). En effet, qu’est-ce donc que « l’âge du vivant »? Parler des Lumières avec un grand L constitue en effet une référence philosophique, littéraire, historique, sans grande ambiguïté. Il s’agit bien sûr de ce grand mouvement intellectuel du XVIIIe siècle européen, qui fonde notre modernité occidentale et qui reste inscrit à l’horizon de notre droit positif (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, « principes garantis par les lois de la République », etc.) et qui irrigue encore notre ordre symbolique (Révolution française, « Liberté, égalité, fraternité », etc.).
Mais l’âge du vivant? Voilà un terme qui pourrait surprendre. Peut-on imaginer un temps de l’humanité qui ne soit pas aussi un âge du vivant? Puisque pour exister, il faut vivre – sauf à supposer toute une humanité de spectres, mais laissons cela à la théologie ou à la mystique. De fait, le choix de ce terme désigne chez l’auteure la présence de deux considérations. D’une part, il s’agit d’un équivalent du terme fort à la mode ces temps-ci d’anthropocène. Ce terme désigne le fait que l’action humaine est devenue d’une ampleur telle que les équilibres de la Nature eux-mêmes, supposés immuables par les générations qui nous ont précédées, tout au moins à leur propre échelle de temps, en sont fortement modifiés. D’autre part, au delà de cet aspect descriptif de notre condition présente en tant qu’humanité, l’auteure choisit cette expression pour faire place à toutes les revendications de tout ce qui veut vivre à l’encontre d’une attitude de mépris, négligence, oubli, instrumentalisation, domination, de la part de ceux qui incarnent une Raison qui n’en a rien à faire de tout ce qui n’est pour eux que ressources, matière, chair, chère, à leur libre disposition, à leur bon plaisir en somme.
Ce choix du terme âge du vivant s’explique ainsi fort bien de la part d’une philosophe qui s’est fait surtout connaître par ses travaux sur ce qu’on a coutume d’appeler la « cause animale ». L’enjeu de l’ouvrage est alors de concilier l’héritage rationaliste et émancipateur des Lumières et toute une série de critiques dites post-modernes de ces mêmes Lumières comme étant la cause même de bien des maux contemporains, et de proposer une redéfinition des Lumières qui n’en trahisse cependant pas ni les acquis en terme de liberté et d’autonomie ni la prétention à établir des valeurs universelles (telles que l’on peut les trouver par exemple dans les grands textes normatifs de droit international).
De fait, c’est à un parcours assez classique, très scolaire si l’on veut, voire scolastique aurait dit un Pierre Bourdieu, auquel nous invite l’auteure. Elle multiplie en effet les références philosophiques à la légitimité désormais bien assise (Theodor Adorno, Günther Anders, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Jan Patocka, Maurice Merleau-Ponty, Edmund Husserl, Leo Strauss, etc.). Le lecteur aura ainsi parfois l’impression de parcourir un manuel ou un cours, avec des morceaux de bravoure qui attestent plus de la compétence professorale de l’auteure qu’ils ne servent à nourrir le propos.
Tout commence ainsi par un rappel des travaux de l’École de Francfort (chapitre 1, Raison et domination, p. 37-67) et des apports de la phénoménologie et du darwinisme de Darwin (chap. 2, Les Lumières et le vivant, p. 69-116), avant de proposer dans le reste de l’ouvrage une vaste reconstruction autour d’une opposition entre ce qu’elle appelle le « Schème de la domination » et le « Schème de la considération ». Le terme de schème désigne ici un principe qui organiserait tout le monde social à un moment du temps historique. « De même, la dénonciation du Schème qui régit notre monde et qui est fondé sur la domination des autres et de la nature en soi et à l’extérieur de soi conduit à s’opposer à l’impératif de rendement maximal et au règne de la compétition et à faire de l’écologie le chapitre central d’un projet alternatif de société. Une organisation sociale et politique structurée par le Schème de la considération repose sur l’autonomie des sujets. C’est leur capacité à instituer de nouvelles significations et à nouer des rapports avec les autres, humains et non-humains, qui ne soient pas des rapports de domination qui est la clef des nouvelles Lumières. » (p. 120)
Pour l’auteure, le rationalisme des Lumières, comme l’avaient bien vu la « Théorie critique » et la phénoménologie husserlienne, a dérivé vers le seul rationalisme instrumental. Il a ouvert la voie à une vision totalement individualiste de chaque être humain, maximisant son seul propre bonheur, obtenu au détriment des autres êtres, humains et non-humains. Il a occulté la faiblesse corporelle de chacun, la vulnérabilité qui appelle nécessairement à un moment de l’existence de chacun le soin d’autrui. Il a négligé tous les non-humains rabaissés à l’état de ressources dont on peut disposer. Il a même laissé la technique s’autonomiser et les moyens qu’elle offre à l’humanité devenir des fins qui s’imposent à elle. Cependant, il n’est pas question pour l’auteure de donner raison aux « Anti-Lumières » qui critiquent la prétention de l’homme à s’autonomiser de la tradition ou de la transcendance, et ne voient dans tout cela qu’un juste retour des choses face à l’hubris des Lumières. Il n’est pas question non plus d’abandonner toute prétention à une pensée universaliste fondée sur une raison qui serait partageable par toute l’humanité en cédant au relativisme.
Comme l’auteure l’explique fort bien en conclusion, elle propose alors en effet rien moins qu’une conversion des consciences. Il faut pour sauver le projet des Lumières changer de Schème. « Autrement dit, un changement de régime peut être violent et passer par une révolution, mais la destitution d’un Schème ne s’opère pas par les armes ni par une effusion de sang. Elle repose sur la substitution d’un ethos à un autre et sur un changement d’imaginaire et s’enracine dans une transformation des sujets qui affecte leurs représentations, leurs évaluations, leurs émotions, ainsi que les couches inconscientes et archaïques de leur psychisme. » (Conclusion, p. 295)
Comme spécialiste du Schème de la domination (puisque politiste de métier), c’est peu dire que je n’ai pas été très convaincu par cette approche, même si je sympathise en pratique avec la conversion qu’elle propose à l’humanité. I am a good guy.
Cette approche ressemble en effet fort à celle que proposent les « religions de salut » depuis fort longtemps, ou plus généralement toute approche morale. Tenir compte d’autrui (quelque soit la manière dont est défini cet autrui) dans toute décision libre, dont on se trouve responsable, fait partie du bagage de la plupart des religions ou sagesses disponibles. Plus encore, cet élargissement du sens même d’autrui qu’elle préconise ne laisse pas de faire penser à la compassion telle que la préconisent les bouddhistes ou à l’amour du prochain des chrétiens. Je conçois bien qu’une philosophe française contemporaine, bien inscrite dans l’Université laïque et républicaine, ait quelque difficulté à reconnaître ces dangereuses proximités, mais cela confine parfois au déni de réalité, voire à la falsification historique. J’ai été ainsi très étonné de ne pas voir apparaitre dans ce livre si chargé de références pourtant le concept de « personne » qui fut dans les années 1930-1960 la manière usuelle de critiquer ce même individualisme solipsiste et dominateur qu’elle attaque ici à longueur de pages. Il est vrai que le « personnalisme » avait quelque source dans le catholicisme. Je souligne d’autant plus ce point que Corine Pelluchon semble faire de son « Schème de la considération » une nouveauté qui va tout résoudre. Or il faut bien admettre que notre monde tient déjà à peu prés debout, parce que, en pratique, la plupart d’entre nous, simples mortels, se comportent plutôt bien avec autrui, tout au moins les autrui dont nous avons conscience, souvent parce que notre socialisation nous y a prédisposé. Certes, la définition d’autrui qu’elle propose est très large (en incluant les êtres non-humains), mais que la philosophe se rassure, nous devons déjà tenir compte d’autrui, parce que ces aspects sont déjà bel et bien inscrits dans le droit, les mœurs et la morale, ou dans des mondes professionnels (comme l’enseignement). Autrement dit, le « Schème de la domination », entendu comme une pulsion à faire fi d’autrui, ne contrôle pas toutes les consciences individuelles, et surtout ne les contrôle pas tout le temps. Il n’est pas le principe organisateur de tout l’ordre social. Ce monisme parait tellement réducteur que personne ne pourra le prendre vraiment au sérieux parmi les pratiquants contemporains des sciences sociales. De plus, le recours à un humanisme qui serait souci de soi et de ses propres fragilités physiques ne me parait pas complètement en décalage avec la réalité d’une société comme la société française, surtout par mauvais temps de pandémie.
Ainsi, comme le disent mutatis mutandis toutes les religions de salut et la plupart des morales en circulation, il vaut mieux être bon que mauvais. Et être bon ou mauvais, cela a très souvent trait à notre comportement vis-à-vis d’un autrui. Or le résultat de ce message moralisateur, plutôt fort répandu, a été, disons, mitigé : sa présence n’a pas empêché de très grands crimes d’avoir lieu, comme l’esclavage par exemple (re)mis en place par des (bons?) Chrétiens ou perpétué par des (bons?) Musulmans. S’il suffisait de prêcher la morale pour rectifier le monde, cela se saurait. L’auteure s’inquiète aussi beaucoup de la montée en puissance des nationalismes et des populismes, sans se rendre compte que les nationalistes ou les populistes sont pleins de considération pour les membres de leur propre nation ou peuple. C’est bien cela l’une de leurs caractéristiques principales (« Les Français d’abord. ») Même les libéraux les plus extrémistes dans leur égoïsme revendiqué à la Ayn Rand prêchent la considération. Ils la réservent certes à leurs seuls semblables, mais même eux n’ignorent pas ce fondement de la morale, parce qu’ils ont sans doute besoin de reconnaissance eux aussi.
Le problème n’est donc pas le manque d’individus moraux dans ce monde en proie à la rationalité instrumentale, à des Lumières qui auraient mal tourné. Cela peut certes aider d’avoir plus d’individus moraux et avec une vision morale plus inclusive, mais la vision du changement historique que porte Corine Pelluchon me parait d’un irénisme confondant. Si vraiment, il faut changer le monde pour aller vers une plus grande prise en compte de la Nature, de notre propre fragilité et des autres êtres vivants, cela se fera aussi avec des rapports de force. Il y a des intérêts en somme à vaincre, pas seulement une passion de la domination pour la domination à convertir par de belles paroles en espérant que les pêcheurs se convertissent. Ces rapports de force passent nécessairement à un moment par de la contrainte ou par de la violence. Cet aspect-là aussi peut se penser, se contrôler, se maîtriser, et non pas être écarté d’un revers de la main au nom d’une vision selon laquelle l’usage de moyens violents corromprait nécessairement la juste cause défendue. Pour donner un exemple (facile), les Résistants qui décidaient de tuer au péril de leur propre vie des occupants dans la France entre 1940 et 1944 n’ont pas corrompu la très juste cause qui était la leur. Bien au contraire.
Par ailleurs, tout en marginalisant toute morale hétéronome (religieuse), Corine Pelluchon laisse entrevoir par moment des pointes d’irrationalisme assez déroutants. Comme le montre la citation plus haut, elle semble bien croire à l’existence de « couches inconscientes et archaïques » du psychisme. Elle traite ce point (p. 133) rapidement en citant l’hypothèse d’inconscient collectif de Jung qui « est prise très au sérieux par les écopsychologues » (p. 133, sic) dans un passage visant à expliquer « l’écart entre la prise de conscience écologique et les difficultés éprouvées par les individus et les gouvernements à opérer les changements qu’ils jugent pourtant nécessaires. » (p. 133). Malheureusement, les explications à donner à ce hiatus bien réel sont bien plus simples et plus concrètes, ne serait-ce que des problèmes fort banaux de niveau de vie et de confort à préserver. Qui a vraiment envie de prendre des douches froides quand il a eu le bonheur de prendre des douches chaudes?
Enfin, Corine Pelluchon devrait se méfier d’elle-même. Elle est en effet en bonne voie avec cet ouvrage, faisant suite à toute une série d’autres plus spécifiques dans leur objet, de finir « toutologue », spécialiste de tout en somme. Cette maladie de l’intellectuel, qui prend tellement confiance en son jugement à force de l’exprimer qu’il finit par parler de tout avec autorité, y compris de ce qu’il ne connait que trop peu, frappe très souvent les philosophes. Elle a été identifiée à ma connaissance d’abord en Italie, où le terme de « tuttologo » est bien attesté depuis une quarantaine d’années au moins (1976, selon mon dictionnaire Zingarelli). Je me permets cette pique, certes quelque peu désobligeante, car ses propos sur l’Europe (chap. VI, L’Europe comme héritage et comme promesse, p. 249-285) sont par moments pour le moins stratosphériques. Ainsi, pour donner un exemple, selon elle, « Dès le début des années 1990, la construction européenne a été fragilisée par la mondialisation [jusque là tout va à peu bien, le spécialiste du sujet peut à la limite admettre ce raccourci ] et par l’échec de l’intégration des populations issues de l’immigration [là j’ai calé, quoi? ai-je bien lu?]. « (p. 270). Elle réitère cette même idée un peu plus loin en affirmant : « Or l’acquisition de traits moraux indispensables à la délibération et à la participation démocratiques, au niveau national comme au niveau européen, se heurte à l’échec de l’intégration d’une partie de la population issue de l’immigration et à montée des partis d’extrême droite qui exploitent cet échec. » (p. 271). D’une part, selon le récit le plus habituel, les difficultés liées à la construction européenne au début des années 1990 correspondent avant tout à la découverte par le grand public des enjeux de souveraineté liées à une intégration accrue, en particulier autour de l’établissement d’une monnaie unique. Ce n’est pas pour rien qu’on parle à ce moment de « souverainisme ». S’il y a débat, lors du référendum français de 1992, qui porte sur la citoyenneté, c’est celui du droit de vote des citoyens des autres pays européens lors des élections municipales, et ce débat aurait plutôt d’ailleurs tendance à opposer un « nous européen » à un autre non-européen présent sur le sol européen et qui sera donc privé de ce droit. Cet aspect fait donc plutôt progresser l’intégration entre les peuples européens. Ensuite, si l’on se rapproche du présent, le principal moment négatif de désintégration européenne n’est autre que le Brexit. Mais, dans ce cadre, le vote des Britanniques s’est révélé xénophobe contre tous les étrangers, y compris les Polonais, les Français, etc. Ce n’est pas là une question de « manque d’intégration de population issue de l’immigration », telle que l’entend sans doute C. Pelluchon dans le contexte français des années 2020. En somme, s’il n’y avait eu aucun immigré extra-européen sur le sol de l’Union européenne, les Européens auraient déjà eu assez de désaccords entre eux pour s’empêcher mutuellement d’avancer, et je doute que cela soit la présence d’immigrés turcs mal intégrés en Allemagne et d’immigrés algériens mal intégrés en France qui soit la source principale des difficultés rencontrés dans les années 1990. Par ailleurs, elle néglige complètement que, si les partis d’extrême-droite sont tous hostiles à l’immigration et aussi désormais à l’Union européenne telle qu’elle fonctionne, ils finissent aussi par défendre tous une certaine idée de l’identité européenne (chrétienne). Cette identité-là de l’Europe existe aussi, et elle est plutôt favorisée par cette absence d’intégration de certains immigrés extra-européens que C. Pellluchon prend pour acquise.
Au total, notre lecture de cet ouvrage, pourtant si riche de références, nous a laissé désabusé. La montée en généralité que propose ici Corine Pelluchon nous apparait comme un échec complet. L’absence, voire même l’évitement, de toute réflexion réellement politique, au profit d’une fuite dans l’appel à une conversion des consciences, me parait d’autant plus tragique que l’heure est grave. La société politique française se situe en pleine dérive à l’extrême-droite toute, et notre brave philosophe de tendre son rameau d’olivier et de prêcher la considération universelle. Il lui faudrait plutôt commencer à argumenter de manière plus réaliste si elle veut sauver les Lumières. En particulier, je ne crois pas que replier l’extrême-droite contemporaine sur un simple revival des Anti-Lumières soit particulièrement éclairant pour la combattre.