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Ces compromis qui tuent l’Europe (2)

(Version légèrement révisé le 14 juillet en milieu de journée.)

L’accord auxquels sont arrivés les dirigeants européens dans la nuit de dimanche à lundi constitue vraiment un pur chef d’œuvre. Il restera indéniablement dans les annales de l’histoire européenne. François Hollande a eu raison de le qualifier d’historique, il l’est d’évidence, une vraie pierre de Rosette de l’Euro. Tout est clair désormais. Pour sauver l’intégrité de la zone Euro, les dirigeants européens ont en effet choisi de piétiner toute raison économique et politique. Il suffit de lire l’accord dans sa version anglaise (qui, je suppose, est la version sur laquelle nos dirigeants ont négocié et qui m’a paru différer de la version française en quelques points qui peuvent être des erreurs de traduction) pour se rendre compte à quel point il constitue une négation de la démocratie souveraine de la Grèce, à quel point il n’est que diktat, à quel point il n’est que méfiance vis-à-vis des autorités grecques (cf. la première phrase : « The Euro Summit stresses the crucial need to rebuild trust with the Greek authorities as a pre-requisite for a possible future agreement on a new ESM programme. ») La mise sous tutelle de ce pays, tout au moins dans tout ce qui concerne sa vie économique et sociale, est évidente. Il y est écrit explicitement que, s’il n’y a pas de déblocage de fonds à la fin du processus engagé, cela sera entièrement la faute de la partie grecque (cf. le passage suivant : « The above-listed commitments are minimum requirements to start the negotiations with the Greek authorities. However, the Euro Summit made it clear that the start of negotiations does not preclude any final possible agreement on a new ESM programme, which will have to be based on a decision on the whole package (including financing needs, debt sustainability and possible bridge financing). », ce qui veut dire en clair que ce n’est pas parce que vous aurez fait tout cela au préalable que l’on vous donnera nécessairement de l’argent). Il ne manque à ce document que la nomination à Athènes d’un « Haut commissaire plénipotentiaire extraordinaire »  à la place de toutes les autorités légales du pays pour compléter le tableau. Cela reste juste un peu plus discret, « post-moderne » en somme, avec le retour prévu (la « normalisation » de leur situation selon le texte) des hauts fonctionnaires de la « Troïka » (les « Institutions ») dans les ministères grecs pour surveiller ce qui s’y passe (cf. la formule, [la Grèce s’engagera] « to fully normalize working methods with the Institutions, including the necessary work on the ground in Athens, to improve programme implementation and monitoring ») , et avec l’engagement de revoir toute la législation prise depuis le 20 février 2015 quand elle ne correspond pas à ce que les MoU (Memorandum of Understanding) précédents avaient prévu (cf. « With the exception of the humanitarian crisis bill, the Greek government will reexamine with a view to amending legislations that were introduced counter to the February 20 agreement by backtracking on previous programme commitments or identify clear compensatory equivalents for the vested rights that were subsequently created. »)  – clause  vexatoire pour Syriza et son Premier Ministre. En tout cas, il est désormais évident que, dans la zone Euro, certains sont vraiment plus égaux que d’autres. Ce texte ressemble à s’y méprendre à un document de capitulation, avec toute l’acrimonie que peut comporter un tel texte de la part des vainqueurs.

Sur le plan strictement économique, c’est à tout prendre du pur délire. Je n’ai pas lu pour le moment un commentaire à contenu économique qui ne souligne pas ce fait. Les dirigeants européens reprennent dans ce plan du 12 juillet 2015, qui constitue en fait les lignes directrices du troisième Memorandum et qui vise à ouvrir la voie à un prêt du MES (Mécanisme européen de stabilité), tout ce qui n’a pas marché jusque là et qui a mené la Grèce vers l’abîme, et, pour bien faire, ils en rajoutent une bonne pelletée. Tsipras lui-même l’a dit en sortant de la réunion lundi matin 13 juillet : « Cet accord est récessif ». Il espère certes que les fonds européens apportés pour investir en Grèce vont compenser cet effet. C’est illusoire bien sûr, parce que la détérioration de l’économie ira bien plus vite que le déblocage de ces fonds européens. La hausse immédiate de la TVA par exemple va plonger encore plus l’économie dans la récession. (Et va sans doute encourager la fraude fiscale!) Les choix de politique économique imposés à la Grèce restent donc inchangés, comme l’a dit clairement le spécialiste de l’Euro, Paul De Grauwe (dans un entretien donné à la Libre.be) : austérité, privatisations et réformes structurelles, le tout accompagné de prêts conditionnés surtout destinés à rembourser les prêts déjà consentis, et à sauver les banques privées grecques de la faillite (due entre autre au ralentissement économique qui a rendu beaucoup de leurs emprunteurs insolvables). Quant à la cagnotte des privatisations, évaluée à 50 milliards d’euros, c’est là encore une redite des plans précédents, un chiffre fétiche (pourquoi 50 et pas 25,  75 ou 100?). Le  montant a sans doute été choisi pour faire croire que les créanciers n’auraient rien de plus à prêter à la Grèce que ce qu’ils n’ont déjà prêté. Bien sûr, tous ces choix, à tout prendre délirants, dépendent de deux constantes inchangées : le maintien de la Grèce dans la zone Euro et le montant nominal de la dette grecque face à une économie diminuée d’un quart par rapport à 2010. Comme les dirigeants européens se sont mis d’accord pour ne rien changer sur ces deux points (cf. « The Euro Summit stresses that nominal haircuts on the debt cannot be undertaken. » suivi de « The Greek authorities reiterate their unequivocal commitment to honour their financial obligations to all their creditors fully and in a timely manner. ») , il ne reste plus qu’à continuer sur la lancée des plans précédents, qui ont si bien fonctionné. Et bien sûr c’est sûr, cette fois-ci, cela va bien marcher. (En dehors des aspects macroéconomiques, un tel accord va pousser encore plus de jeunes grecs à quitter le pays, ce qui aggravera à terme encore la situation économique et sociale de la Grèce.) Les difficultés  à rester dans les clous du Memorandum précédent sont d’ailleurs attribués explicitement et exclusivement dans le texte au relâchement de l’effort depuis un an, autrement dit au cycle électoral grec, et souligne même que les autres Européens ne sont pour rien dans la situation, bien au contraire, ils ont fait leur devoir et plus encore (cf. « There are serious concerns regarding the sustainability of Greek debt. This is due to the easing of policies during the last twelve months [sic, je souligne], which resulted in the recent deterioration in the domestic macroeconomic and financial environment. The Euro Summit recalls that the euro area Member States have, throughout the last few years, adopted a remarkable set of measures supporting Greece’s debt sustainability, which have smoothed Greece’s debt servicing path and reduced costs significantly. ») Là encore, je me demande encore comment Tsipras a pu donner son accord à un tel document, qui exonère les autres Européens de toute responsabilité dans la situation de la Grèce.

Sur le plan politique, la démonstration est en effet ainsi faite  à travers ce texte : un pays débiteur dans le cadre de la zone Euro n’a plus besoin d’organiser des élections libres et compétitives, et encore moins des référendums. Ces institutions démocratiques à l’occidentale s’avèrent même contre-productives pour le bonheur des populations dans ces pays, qui sont entièrement à la merci du bon-vouloir des pays créditeurs et des institutions européennes (Commission et surtout BCE) que ces derniers dominent, et qui n’ont qu’à attendre que l’austérité fasse son effet positif à moyen terme sans se plaindre. Les populations des pays débiteurs n’ont  d’ailleurs pas lieu de se plaindre vraiment puisqu’on les aide – il est même question d’aide humanitaire -, et, par ailleurs, elles n’ont sans doute que ce qu’elles méritent pour avoir de tout temps bien mal utilisé leur droit de vote, d’abord en élisant des dirigeants corrompus nationalistes, dispendieux et inefficaces jusqu’en janvier 2015, pour ensuite passer le relais à des rêveurs gauchistes, et pour avoir enfin voté courageusement bêtement lorsqu’on leur a demandé leur avis par une démagogie d’un autre temps. A ce compte-là, les Grecs étant au fond de grands enfants, il serait certes plus simple qu’ils ne votent plus, cela ferait des économies, éviterait toutes ces discussions oiseuses et éviterait de faire dérailler les beaux programmes de redressement conçus pour l’économie grecque. De toute façon, les autres pays membres de la zone Euro n’ont à ce stade besoin que d’un prête-nom, d’un fantoche, qui maintient l’illusion de la souveraineté. Quand on demande un pays de voter autant de lois dans les trois jours ou les dix jours (dont un code de procédure civile pour le 22 juillet, « the adoption of the Code of Civil Procedure, which is a major overhaul of procedures and arrangements for the civil justice system and can significantly accelerate the judicial process and reduce costs »), on fait d’évidence bien peu de cas de ses soit-disant législateurs – l’insulte est d’autant plus énorme que jamais cela ne se passerait ainsi au Bundestag ou encore moins au Parlement européen. Ce genre de mise sous le joug d’un pays par un autre s’est vu bien souvent dans l’histoire, et c’est d’ailleurs justement par la dette que certaines colonies françaises ont commencé à exister (comme la Tunisie si mes souvenirs sont exacts). L’Euroland vient donc par la déclaration du Conseil européen daté du 12 juillet 2015 (rendu publique le 13 au matin) de se doter de sa première colonie intérieure. Un Premier Ministre, soit disant d’extrême-gauche (?), vient ainsi de prouver au monde que, sous la ferme pression de ses pairs européens, il peut accepter un programme de la plus stricte orthodoxie néo-libérale. C’est du pur TINA – avec des détails tragi-comiques, comme cette obligation de légiférer  sur l’ouverture des magasins le dimanche. (C’est vrai que dans un pays touristique, le client devrait être roi en toute heure et en tout lieu.) A lire l’accord, on ne peut que penser que le résultat du référendum a vraiment été tenu pour rien, voire moins que rien. (Ou pire qu’il aurait donné l’envie aux autres dirigeants européens d’obliger Tsipras à se renier entièrement, y compris sur des points de détail.) Il a simplement accéléré les choses. De fait, si le gouvernement Tsipras avait signé avant et sans référendum, il aurait de toute façon eu à négocier cet automne un autre mémorandum. Simplement, avec le référendum, les choses sont allées directement à la négociation suivante. Et comme les autres dirigeants européens ne veulent rien changer à leurs recettes de « sauvetage » économique, on aurait de toute façon abouti au même résultat. Il n’y a donc pas grand chose à regretter, et en plus, l’épisode du référendum constitue un acquis pour la connaissance de l’Union européenne en général et de la zone Euro en particulier qui ne sera pas oublié.

Les premières  leçons de tout cela sont terribles.

Du point de vue économique, les gestionnaires actuels de l’Eurozone ne connaissent d’évidence qu’une seule potion pour régler les problèmes d’un pays. Si cette potion d’aventure ne marche pas, c’est la faute des dirigeants  nationaux concernés qui ne se la sont pas assez « appropriés », qui ont relâché l’effort. Elle ne peut que marcher, puisqu’elle a marché en Lettonie, Estonie, etc.  Le principe de « subsidiarité », qui supposerait au minimum une adaptation des politiques économiques européennes aux spécificités de chaque pays membre, est totalement mort et enterré.  Il n’existe qu’une one best way européenne, point barre. Cela ne peut que marcher.

Du point de vue politique, le dénouement de la nuit du 12 au 13 juillet 2015 montre que les dirigeants européens sont prêts à tout sacrifier au maintien de la zone Euro – enfin, à vrai dire, surtout le bonheur des autres – , et qu’ils ne comptent en même temps pour rien la légitimité du projet européen comme lieu de progrès démocratique, économique et social et comme moyen de pacifier les relations entre peuples européens. L’élection comme moyen de signaler un désarroi populaire n’a pas de valeur dans la zone Euro : les rapports de force entre États l’emportent sur toute considération démocratique de légitimité. Le résultat du référendum grec (61% de non à plus d’austérité) aurait dû aboutir au minimum à un début de réflexion sur une autre approche du problème grec, il n’en fut rien. Et je crois qu’il faudra un certain temps pour bien digérer ce fait politique, presque inédit à ma connaissance dans les annales de la vie démocratique des nations, surtout dans l’immédiateté du déni du résultat populaire par les élites concernées (aussi bien d’ailleurs en Grèce qu’ailleurs en Europe). Il n’y a même pas eu de « période de réflexion » comme il y en eut après les référendums français et néerlandais de 2005.

Par ailleurs, comme je l’ai dit plusieurs fois sur le présent blog, les investissements politiques dans l’Euro sont décidément tels qu’il est totalement impossible aux dirigeants européens de s’en passer. Les économistes auront beau montrer qu’il n’est pas rationnel de s’entêter dans cette mauvaise idée, cela ne sert absolument à rien. Dans le cas présent, ce sont d’après ce qu’on a pu savoir surtout les dirigeants français qui ont fait pression pour qu’une solution soit trouvée à tout prix – probablement les États-Unis ont aussi fait leur part plus discrètement pour des raisons géopolitiques et financières. En effet, le présent accord doit aussi être vu du côté des pays « créditeurs ». Les dirigeants allemands étaient sans doute sérieux dans leur menace de provoquer le Grexit. Le témoignage de l’ancien Ministre grec de l’Économie, Yanis Varoufakis, donné à un journal britannique, le NewStateman, va dans ce sens. De fait, il correspond bien à la tonalité du texte adopté par les dirigeants européens. Il apparait sans doute absurde  aux dirigeants allemands et à leurs proches alliés dans cette affaire de financer à fonds perdus un État comme la Grèce, d’où leur demande d’un alignement total de la Grèce sur leur idée de la bonne politique économique, d’où leur volonté de tirer le maximum de ressources de la Grèce elle-même en prévoyant le plus de privatisations possibles, d’où leur refus d’envisager la moindre annulation de dettes. En somme, il ne faut pas sous-estimer le fait que ces États créditeurs se trouvent eux aussi prisonniers de l’impasse que constitue l’Euro, et qu’ils y défendent ce qu’ils croient être leur meilleur intérêt – payer le moins possible.   Cependant, il faut souligner aussi que les derniers jours ont clairement fait apparaître la difficulté des États « créditeurs » à continuer la mascarade de l’Euro comme promesse d’une  Union politique à venir. En effet, ces États « créditeurs », dont bien sûr l’Allemagne, défendent aussi désormais publiquement leur idée d’un Euro sans aucune solidarité entre États. Il y a en somme désormais deux versions d’un « Euro intangible », celle des Français qui y voient encore le projet d’union politique de l’Europe et celle des Allemands et de leurs alliés qui n’y voient que le « super- Deutsche Mark » partagé entre les seuls États « sérieux » du continent européens, mais les deux s’accordent encore (pour l’instant) sur l’idée d’un Euro qui doit perdurer. L’illusion d’une concordance pourrait ne pas durer, sauf si la France se rallie pleinement à la version allemande- le choc risque d’être rude de ce côté-ci du Rhin: « L’Europe sociale n’aura pas lieu », et donc tout le projet socialiste français établi dans les années 1980 est caduc.

Pour les forces qui voudraient s’opposer aux règles et fonctionnements de l’Eurozone actuelle, la leçon grecque est difficile à accepter dans toute son horreur et dans toute son exigence. En pratique, il n’existe donc aucune sorte d’accommodements possibles, tout au moins dans le cadre d’un État « débiteur ». Pour reprendre la terminologie bien connue, « Voice » (la protestation) est inutile, il ne reste que « Loyalty » (la soumission silencieuse) ou « l’Exit » (la sortie). Les électeurs grecs ont tenté la voie de la protestation, et sont allés jusqu’à voter massivement non à un référendum. Cela n’a servi absolument à rien. Les autres électeurs ailleurs en Europe sont prévenus : il ne sert vraiment plus à rien d’aller voter sur ce genre d’enjeux, ou alors il faut voter pour des forces authentiquement décidés à en finir avec l’Euro. De fait, tout ce qui arrive aux Grecs et au parti qu’ils ont choisi pour les représenter en janvier dernier, Syriza, tient à leur illusion qu’il puisse y avoir une autre voie dans l’Euro. Le politiste Cas Mudde a raison de souligner qu’il ne peut pas y avoir d’euroscepticisme conséquent, ou de volonté de créer une « autre Europe », qui ne passe pas  d’abord par une sortie de la zone Euro. Cette dernière est en effet de par sa conception même, sans doute moins néo-libérale qu’ordo-libérale, et par la domination des États « créditeurs » qui s’y exerce incapable – y compris via la BCE – d’accepter d’autres options de politique économique que celles de l’austérité permanente. En fait, depuis l’adoption du TSCG et des autres mesures de contrainte budgétaire (« Six Pack », « Two Pack », etc.), il s’agissait déjà d’une évidence de papier, mais, désormais, la Grèce nous offre à son corps défendant un exercice en vraie grandeur de cette évidence – avec la BCE dans le rôle de l’exécuteur des basses œuvres de l’Eurogroupe, de bras séculier en quelque sorte. Le service de la dette publique et la stabilité de la monnaie comme réserve de valeur l’emportent décidément sur la volonté populaire, comme dirait le sociologue allemand Wolgang Streeck, qui décidément a bien cadré notre époque (cf. Du temps acheté. Paris : Gallimard, 2014).

Cela pose bien sûr un problème de cohérence : pour être sérieux face à l’Euro, il faudra désormais, non pas être gentiment réformiste et « européiste » comme le fut Tsipras (qui, rappelons-le, s’était présenté à la Présidence de la Commission lors des européennes de mai 2014 au nom du « Parti de la gauche européenne » [PGE] et sous le slogan éculé d’une « Autre Europe »), mais méchamment révolutionnaire et  « nationaliste ». Je doute que ce triste constat fasse les affaires de la (vraie) gauche européenne, et encore moins de la (vraie) gauche française.

Ces compromis qui tuent l’idée européenne.

Je n’ai pas écrit depuis longtemps sur ce blog, et en particulier sur la crise européenne en cours. Je continue pourtant à suivre jour par jour, parfois heures par heures, les développements de cette crise européenne. Mon pessimisme, devenu légendaire auprès des jeunes et moins jeunes collègues comme j’ai encore pu le constater lors de mon (bref) passage au Congrès de l’AFSP (Association française de science politique) à Aix-en-Provence, me voile sans doute une bonne part de la réalité.

Les derniers développements en date de la partie grecque de la crise européenne ne risquent pas de me détourner de mes sombres pensées. En effet, où en arrive-t-on au bout de près de six mois de négociations entre le nouveau gouvernement grec Syriza-ANEL – le gouvernement « rouge-brun » d’Athènes selon les très démocrates Gracques (anciens hauts fonctionnaires « socialistes ») – avec les « États » créditeurs de la Grèce  (Allemagne, France, etc.) au sein de l’Eurogroupe, et avec les « institutions » (ex-« Troïka »: la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international)?

Comme, d’habitude dans les négociations intra-européennes (ici étendues au FMI), à ce qui est nommé un compromis. Les créditeurs vont libérer les sommes promises à la Grèce et encore dues au titre du « second plan de sauvetage » de 2012, permettant ainsi à ce pays d’honorer les appels de fonds de ces mêmes créanciers dans les semaines qui viennent, et le gouvernement grec s’engage à prendre d’urgence les mesures de politique économique demandées par les créanciers pour prix de leur apport de liquidités. Et ces mesures, à adopter d’ici quelques jours pour leur partie législative, s’inscrivent à ce qu’on peut en savoir par les médias  dans la ligne de tout ce que les créanciers ont déjà demandé aux gouvernements grecs successifs depuis le printemps 2010, et qui n’a pas marché jusqu’ici! Du moins si l’objectif visé n’était pas de provoquer une dépression en Grèce de 25% du PIB…  Tout ce que les médias ont pu apprendre des négociations en cours va en effet dans ce sens de la répétition du même scénario. De fait, le gouvernement Syriza-ANEL a débloqué les négociations lors des Eurogroupe et Conseil européen extraordinaires de lundi 22 juin 2015 en promettant d’adopter des mesures « austéritaires » dont il ne voulait  absolument pas lors de son élection en janvier. D’après ce que l’on sait par la presse, le gouvernement Tsipras accepterait par exemple d’augmenter la TVA, y compris sur l’hôtellerie-restauration. Il n’y aurait pas de baisse directe de toutes les pensions de retraite, mais des hausses des cotisations des retraités, ce qui revient au même. La liste complète des mesures acceptées par le gouvernement Syriza-ANEL ne sera sans doute connue  lorsque le compromis final sera acté, mais cela apparait d’ores et déjà comme l’habituel monceau de stupidités.

En effet, si l’on veut relancer l’économie grecque, qui a souffert depuis 2010 de l’écroulement de la demande adressée aux entreprises grecques, il parait totalement stupide de continuer sur la même voie, avec en particulier une hausse de la TVA! Et, en plus, sur le secteur des services (l’hôtellerie-restauration) exposé à la concurrence internationale, puisque la Grèce compte beaucoup sur le tourisme des étrangers pour faire tourner son économie. On peut d’ailleurs imaginer encore plus rémunérateur pour les finances publiques grecques : je suggérerais bien une taxe de 1000 euros par touriste entrant en Grèce!  Je suis certain que cela rapporterait beaucoup.

Le résultat de ces mesures, si elles sont appliquées, sera donc exactement le même que celles prises dans le cadre de tout le scénario précédent : l’économie grecque continuera, au pire, à s’enfoncer dans la dépression, ou, au mieux, à avoir un rythme de croissance à peine positif qui ne réglera aucun des problèmes du pays (chômage, endettement, évasion fiscale, fuite des cerveaux, etc.).

Et tout cela parce que l’Union européenne et la zone Euro fonctionnent sur des compromis liés à des rapports de force (chacun poursuit ce qu’il croit être son intérêt) et non pas sur la définition en commun de stratégies (la discussion rationnelle sur un problème qui aboutit à un choix avisé).

Dans le cas grec, cette culture du compromis est en train d’aller jusqu’à la caricature d’elle-même.

Les États créanciers  et les institutions, surtout le FMI, ne veulent pas dévier de la ligne adoptée en 2010. Il leur faut donc encore et toujours de l’« austérité » et des « réformes structurelles ». Ils ne peuvent renier l’idéologie qui les inspire, et ils ne peuvent surtout pas réagir autrement vu l’évolution des électorats dans les « États créanciers » qu’ils ont eux-mêmes favorisée par la promotion de l’explication de la crise par le caractère prodigue et corrompu des Grecs. Ils sont  donc en passe d’obtenir à peu de choses près la poursuite de ce qui a échoué, alors même qu’un rapport issu du FMI paru dès 2013 expliquait que les plans précédents avaient sous-estimé l’effet multiplicateur récessif des mesures d’austérité prises en 2010-12. Il leur faut aussi maintenir à tout prix devant leurs propres électeurs la fiction selon laquelle la Grèce remboursera à la fin tout ce qu’on lui a prêté depuis 2010, et qu’il ne s’agit donc que de prêts à ces « fainéants de Grecs » et non pas de dons. On imagine donc des scénarios où, pendant des décennies, l’État grec se désendette lentement mais sûrement. Or tous les économistes répètent sur tous les tons que c’est impossible.

Le gouvernement grec Syriza-ANEL, même s’il sait (en particulier via son Ministre Yanis Varoufakis) et dit que ce qu’on exige qu’il  fasse constitue une erreur de politique économique, se trouve cependant sur le point de le faire, parce qu’il reste lui-même pris dans cette volonté européenne de compromis à tout prix et aussi parce qu’il n’a pas le mandat de la part des électeurs grecs pour sortir de la « zone Euro ». A ce compte-là, il serait en effet à tout prendre plus raisonnable de tenter la voie de la sortie de la monnaie unique: une forte dévaluation de la nouvelle monnaie grecque permettrait de regagner la compétitivité, en particulier pour le secteur touristique. L’idée selon laquelle la Grèce ne bénéficierait pas d’une dévaluation m’a toujours paru étrange, alors même que les politiques de change agressives sont légion dans le monde contemporain (ne se félicite-t-on pas au même moment à Paris de la baisse de l’Euro qui relance nos exportations et qui fait revenir les touristes américains à Paris? ). Quoi qu’il en soit les deux partis qui constituent l’actuel gouvernement avaient promis de concilier le maintien de la Grèce dans la zone Euro et la sortie de la tutelle de la « Troïka » sur la politique économique et sociale grecque pour s’attirer les suffrages des électeurs grecs. Ces derniers ont eu la faiblesse de les croire. Aux dernières nouvelles, A. Tsipras mettrait dans la balance son propre sort en tant que chef du gouvernement pour faire passer au Parlement grec le texte signé avec les « créanciers ».

Très probablement, un compromis sera donc trouvé, mais il ne réglera rien parce qu’il ne constitue pas une stratégie de sortie de crise. Il est possible en plus que le gouvernement Syriza-ANEL y perde sa majorité, et que cela donne lieu à de nouvelles combinaisons parlementaires en Grèce. En effet, l’un des éléments du scénario  en cours est aussi constitué par la volonté de nombreux gouvernements européens de faire tomber le gouvernement Syriza-ANEL. Les Gracques (des anciens hauts fonctionnaires socialistes) explicitent dans un article récent le raisonnement : il faut que le gouvernement Syriza-ANEL échoue pour éduquer tous les autres populistes du reste du continent. TINA doit être démontré et défendu.  En effet, en prolongeant pendant près de six mois les négociations, les États créditeurs ont créé de l’incertitude politique en Grèce, et ont par conséquent affaibli l’économie grecque. Si le sort de la Grèce et de son économie avait vraiment été important pour les autres pays, il aurait fallu conclure rapidement pour permettre aux opérateurs économiques grecs de savoir à quoi s’en tenir. C’est bien là une autre preuve qu’il n’existe pas une stratégie européenne pour la Grèce, mais la défense d’intérêts de boutique par chacun.

Et puis, au delà de toute cette mécanique économique, il faut souligner le désastre que représente cette crise européenne, commencée en 2010, pour la constitution (souhaitable?) dans les esprits et les cœurs d’une communauté de destin européenne . La manière dont les médias parlent, en France et ailleurs en Europe, de ces négociations, qu’ils soient d’ailleurs défavorables à l’actuel gouvernement grec (95% des médias) ou favorables (5% des médias), revient à répéter à longueur de journée qu’il existe, d’un côté, « la Grèce », et de l’autre, « l’Europe ».  Le cadrage de la crise européenne selon laquelle « c’est avant tout un problème grec » l’a (définitivement?) emporté sur celui selon lequel « une monnaie unique sans État fédéral pour prévenir et gérer les chocs asymétriques sur une partie de la zone monétaire ainsi constituée aboutit à des résultats sous-optimaux ». J’ai formulé sciemment ce second cadrage de manière longue et compliquée pour souligner que le premier est tellement plus simple à diffuser dans l’opinion publique qu’il aurait été fort étonnant qu’il ne l’emporte pas, porté en plus qu’il était par des rapports de force entre le centre et la périphérie de l’Eurozone. Il aurait fallu là encore pour éviter cet effet de stigmatisation d’un pays membre, et par là de ces habitants, une stratégie européenne.

Combien de temps une « union toujours plus étroite » fondée sur le seul compromis peut-elle survivre à l’absence de stratégie d’ensemble? Je commence à me le demander.

Le FN, bientôt grand vainqueur des élections grecques?…

Depuis hier soir, les choses commencent de nouveau à se préciser très sérieusement en matière de rapports entre la démocratie et l’Union européenne. Ce lourd dossier risque de s’alourdir encore d’un nouvel épisode. La Banque centrale européenne a décidé de suspendre un de ses moyens de refinancement des banques grecques, puisque le nouveau gouvernement d’Alexis Tsipras n’entend pas poursuivre sur la voie des memoranda signés par ses prédécesseurs. Il y avait déjà eu il y a quelques jours la déclaration fort claire du Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, selon laquelle les règles européennes l’emportaient sur les demandes formulées par un peuple européen à travers sa démocratie nationale. Depuis hier soir, il devient évident qu’au delà des seules déclarations qu’il s’agit de faire pression sur le nouveau gouvernement grec pour qu’il accepte de revenir sur ses promesses de campagne, et pour qu’il continue à appliquer une politique d’austérité, dont même le (très gauchiste) Président des Etats-Unis, Barack Obama, a souligné récemment et publiquement la bêtise du point de vue économique.

Dans le cadre français, on commence donc à bien comprendre pourquoi le FN de Marine Le Pen avait tant apprécié la victoire électorale de l’extrême-gauche grecque. En effet, si la BCE, l’Allemagne de Mme Merkel et ses alliés, et la Commission européenne de J.C. Juncker, arrivent finalement à rendre nulles et sans effets toutes les promesses faites à leurs électeurs par les deux partis composant le nouveau gouvernement grec en menaçant la Grèce d’expulsion de la zone Euro, tous les partis souverainistes, nationalistes, europhobes, du continent tiendront là leur démonstration ultime par a+b qu’il n’y a vraiment rien du tout à attendre d’une Union européenne fâchée avec toute idée de démocratie nationale, du moins de démocratie nationale chez les Etats vassaux d’un centre formé par l’Allemagne et ses alliés. L’humiliation infligée au gouvernement Tsipras (y résisterait-il d’ailleurs?) éduquera certes les électeurs des autres pays tentés de se plaindre, dont bien sûr nos concitoyens. Cela montrera par ailleurs aux militants de l’extrême droite que les gauchistes comme A. Tsipras & Cie ne sont pas comme prévu à la hauteur de la situation, et que seuls des nationalistes (de droite), des « patriotes », sont prêts à aller à l’affrontement avec l’Union européenne au nom de la souveraineté du peuple. Quel magnifique résultat cela va être, vraiment. I’m so happy.

En outre, que le bloc des austéritaires gagne ou doive tout de même admettre  un compromis avec le nouveau gouvernement grec, toute cette affaire grecque continuera à constituer une démonstration sans fin que la « solidarité européenne »  ne reste au mieux (ou au pire?) qu’une réalité financière: chaque dirigeant européen autour de la table du Conseil européen est d’abord et avant tout le représentant de ses électeurs, et il s’avère incapable de prendre en compte les besoins et les souffrances des populations des autres pays de l’Union européenne. La Grèce constitue pourtant un cas d’école en la matière : tous les chiffres disponibles montrent que la situation sanitaire, économique et sociale de la population grecque est alarmante, que les évolutions depuis 2010  en la matière contredisent les promesses de bien-être faite dans les Traités européens aux peuples de l’Union européenne. Cependant, cet aspect de « bonheur national » (qui est d’ailleurs censé guider depuis peu les politiques publiques des pays de l’OCDE) ne joue vraiment aucun rôle dans le grand jeu en cours. Les bases sociopolitiques, émotionnelles, affectives, du « fédéralisme de la zone Euro », que d’aucuns (comme le groupe Eiffel) réclament comme la solution institutionnelle à la crise de l’Euro, semblent se défaire sous nos yeux à mesure que celle-ci avance. Certes, il existe aussi l’affirmation de courants d’opinion transnationaux de solidarité (en l’occurrence de soutien par une partie de la gauche européenne au gouvernement Tsipras et à ce qu’il représente), mais, pour l’heure, ces courants s’avèrent très minoritaires (pour ne pas dire plus) au niveau des gouvernements qui dominent l’Union européenne.

Et, là, je ne parle même pas de la possibilité que tout cela finisse par un « Grexit », une sortie contrainte de la Grèce de la zone Euro. Cela serait la démonstration que l’Euro n’est pas irréversible, juste une question de convenance, vraiment le début de la fin pour l’Euro et l’Union européenne. Vraiment un trop beau cadeau pour le FN et quelques autres.

Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique.

lordonL’économiste (hyper-)critique Frédéric Lordon ne pouvait manquer de s’exprimer encore une fois sur la zone Euro. Son dernier livre, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté européenne (Paris :  Les liens qui libèrent [LLL], mars 2014, 296 p.) n’y va pas par quatre chemins : c’est clairement à un appel sans concession à en finir tout de suite avec la monnaie unique nommée Euro qu’on assiste.

Le plaidoyer de l’économiste bien connu des lecteurs de son blog au sein du Monde diplomatique, la Pompe à Phynance, s’adresse exclusivement (cf. « Avant-propos. De quoi s’agit-il? », p.7-20, et chap. 8 « Ce que l’extrême droite ne nous prendra pas », p. 227-245) aux lecteurs qui se sentent de gauche, ou plutôt de la vraie gauche, pas de celle qui croit encore que le Parti socialiste serait de gauche. Il traite d’ailleurs ce dernier parti de « Droite complexée » pour l’opposer à la droite décomplexée de l’UMP, et lui réserve ces pires sarcasmes. Or, croyez-moi,  F. Lordon s’y connaît  en la matière, un vrai pamphlétaire à l’ancienne. Il se laisse d’ailleurs souvent emporter par sa verve, et cela lassera sans doute certains lecteurs pressés, cela nuit aussi probablement à la réception de ses idées. Pourtant, au delà de l’emballage un peu années 1880-1930 par moments, les idées exprimées tout au long de l’ouvrage s’avèrent simples et fortes.

Premièrement, l’Euro tel qu’il a été institué et toute la gouvernance économique qui va avec et qui s’est renforcé au cours de la crise économique est ontologiquement « de droite ». Il est bâti, d’une part, pour complaire aux obsessions ordo-libérales de la classe dirigeante allemande, d’autre part, pour rendre impossible toute autre politique économique que celle prônée par cette classe dirigeante allemande, y compris lorsqu’un autre électorat national que celui de l’Allemagne en aurait décidé autrement. En particulier, tout a été fait sciemment dès la conception de la future monnaie unique dans les années 1980-90 pour que ce soient les marchés financiers internationaux qui soient les arbitres des élégances des politiques économiques nationales. Par ailleurs, tous les choix faits pour résoudre la crise de la zone Euro depuis 2010 n’ont fait que renforcer institutionnellement cette tendance de départ. Et il y a en plus fort à parier que toute avancée ultérieure vers le « fédéralisme » (comme les Eurobonds par exemple, cf. p.50-57) ne se fera qu’à la condition expresse que la classe dirigeante allemande soit vraiment certaine que tous les pays continueront de s’aligner sur la one best way ordo-libérale préconisée.

Deuxièmement, selon F. Lordon, les Allemands – je préfèrerais pour ma part utiliser le terme de classes dirigeantes allemandes (au pluriel : économique, politique, académique, syndicale) – voient dans l’ordo-libéralisme et  dans son obsession à l’encontre de l’inflation l’unique voie possible en matière d’organisation de l’économie européenne. Dans le chapitre 3, « De la domination allemande (ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas) », F. Lordon critique l’argument de la germanophobie utilisé à l’encontre de ceux qui, comme lui, pointent cette réalité de l’Allemagne contemporaine : toutes les grandes forces politiques adhérent au « cadre » de l’ordo-libéralisme, et cela ne risque pas de changer de sitôt. C’est une donnée indépassable à moyen terme de l’équation européenne. Une zone Euro qui comprend l’Allemagne comme partenaire principal ne peut donc qu’être ordo-libérale ou ne pas être.

Troisièmement, cet état de fait (un ordre économique européen ordo-libéral institué dans les Traités, et un pays dominant dont les élites croient dur comme fer à cet ordo-libéralisme qui leur convient bien par expérience depuis 1949) ne pourra jamais résoudre la crise économique en cours. Le livre a visiblement été rédigé au cours de l’année 2013 à un moment où aucune reprise économique n’apparaissait, mais avant qu’on commence à parler de déflation. Par ailleurs, F. Lordon souligne dans son chapitre 6, « Excursus. Un peuple européen est-il possible? » (p. 161-184), que tout saut fédéral (sans guillemets) est illusoire vu que personne n’en veut en réalité. Ce chapitre constitue d’ailleurs d’une lecture étrange pour un politiste. En effet, loin de se référer aux travaux de nos collègues sur le sujet, F. Lordon se bricole pour l’occasion une science politique des conditions préalables au fédéralisme à partir de références à son cher … Spinoza. (C’est un peu comme si je mettais à parler de politique industrielle en utilisant les travaux des physiocrates.)

De ces trois points, F. Lordon conclut, fort logiquement, que, pour défendre une vision « de gauche » de l’avenir de la société française, il faut absolument que la France sorte de la zone Euro, qu’il faut arrêter d’avoir peur à gauche d’une solution « nationale » (cf. chapitre 5, « La possibilité du national », p. 133-160). Cette sortie de la zone Euro ne serait pas économiquement la fin du monde, contrairement à ce que prétendent les européistes, mais plutôt la fin d’un certain capitalisme exclusivement financier. Toutefois, et c’est là que l’auteur fait preuve de son originalité, F. Lordon propose que cette sortie se fasse dans le cadre de la création d’une monnaie commune. Cette dernière serait une articulation entre le retour aux monnaies nationales, un système de change semi-fixe entre elles, et une monnaie commune pour assurer les échanges entre les pays membres de la nouvelle zone Euro et le reste du monde. Il expose son projet dans le chapitre 7, « Pour une monnaie commune (sans l’Allemagne – ou bien avec, mais pas à la francfortoise » (p.185-216), et il le précise dans  une Annexe, « Ajustements de changes internes et externes en monnaie commune » (p.219-226). Ce projet voudrait faire en sorte que les taux de change entre monnaies de la nouvelle zone Euro s’ajustent à raison des déficits/excédents commerciaux des uns et des autres, sans laisser le soin de cet ajustement aux marchés des changes pour éviter spéculations et overshooting, en le confiant au bon soin des dirigeants européens eux-mêmes. Il est sans doute loin d’être absurde économiquement, mais je ne saurais dire à quel point je l’ai trouvé absurde politiquement! En effet, F. Lordon flingue lui-même à tout va tout au long de l’ouvrage l’irréalisme (ou le double jeu intéressé) de ceux qui prétendent faire advenir le fédéralisme européen dans les années qui viennent, au sens fort de fédéralisme comme aux États-Unis ou dans l’Union indienne. On peut lui renvoyer la politesse. En effet, dans l’hypothèse où la zone Euro viendrait à éclater, où chaque pays de la zone Euro retournerait à sa monnaie nationale, est-il bien sérieux de considérer l’hypothèse selon laquelle ces mêmes pays ou une partie d’entre eux se mettraient à se concerter gentiment sur les taux de changes entre leurs monnaies? La dissolution de la zone Euro ne pourra se faire que dans l’acrimonie mutuelle, et par des gouvernements qui souligneront que toutes les difficultés rencontrées par les populations viennent de la politique non-coopérative des voisins. De fait, l’Europe a déjà connu des négociations entre pays membres sur les taux de change, au temps déjà lointain certes des « montants compensatoires monétaires ». Pour conserver un marché commun agricole dans les années 1970-80 lors des dévaluations ou des réévaluations de monnaies de ses membres,  la Communauté économique européenne jouait sur un système de taxes pour limiter l’impact de ces mouvements de changes sur ce dernier. Les négociations n’étaient dans mon souvenir pas très faciles. On imagine ce que seraient des négociations dans une Europe post-Zone Euro.

A mon humble avis, après la fin de la zone Euro, cela sera chacun pour soi et Dieu les changes flottants pour tous!  Et cela d’autant plus, que, selon les ambitions « gauchistes » de F. Lordon, certains pays saisiraient le moment pour revenir  sur la financiarisation du capitalisme, pour promouvoir un capitalisme plus centré sur la production nationale de biens et services réels avec un système bancaire (nationalisé) orienté vers l’appui à cette dernière. On aura donc déjà de la chance si, dans cette hypothèse de la fin de la zone Euro, les pays de l’ancienne zone Euro réussissent à maintenir la liberté de leurs échanges commerciaux. (Je suppose que Washington nous fera la leçon à nous Européens pour nous obliger à conserver le libre-échange entre nous, enfants dissipés ayant voulu jouer à créer des Etats-Unis d’Europe sans en avoir les capacités.)

C’est donc peu dire que j’ai été peu convaincu par l’hypothèse de la monnaie commune pour remplacer la monnaie unique. J’y vois surtout une ruse pour faire passer l’amère pilule de la fin de l’aventure européenne qu’incarne l’Euro auprès des socialistes et autres européistes de gauche à convaincre. Il ne faut pas désespérer « Boboland »! Une façon de se différentier aussi des positions du Front national. (La question ne se pose pas en effet pour un lecteur de droite, ce dernier se contentera d’un retour aux monnaies nationales et aux changes flottants.)

Par contre,  je voudrais souligner pour finir cette recension à quel point l’idée reprise par F. Lordon chez K. Polanyi  de la nécessité vitale pour la « société » de se défendre contre sa destruction par le « marché » est devenue aujourd’hui une hypothèse de travail centrale. En effet, telle qu’elle existe la zone Euro interdit de vivre (littéralement, cf. augmentation des taux de mortalité infantile en Grèce par exemple) aux peuples  qui ne se reconnaissent pas dans ses coordonnées ordo-libérales – ou qui n’y arrivent pas tout simplement. F. Lordon a raison de se demander si le contrat social de délégation du pouvoir aux représentants peut survivre à la dévolution de ce même pouvoir aux seuls marchés financiers (« La finance, tiers intrus au contrat social », p.32-35). Pour F. Lordon,  « La construction monétaire européenne est viciée à cœur. Elle est viciée par la neutralisation démocratique, dont elle a fait son principe sous l’ultimatum allemand. Qu’on ne puisse pas demander si la banque centrale doit être indépendante ou pas, si les dettes contractées à la suite des désastres de la finance privée doivent être remboursées ou pas, c’est une monstruosité politique que seul l’européisme élitaire ne pouvait apercevoir – mais qui tourmente tous les corps sociaux européens. Sauf l’Allemagne. Il n’y a qu’à l’Allemagne que ces interdictions n’apparaissent pas comme d’insupportables dénis de démocratie, car, aux choses sanctuarisées, le corps social allemand, pour l’heure, et pour encore un moment, adhère comme à des valeurs supérieures, méta-politiques, c’est à dire au delà de la politique et soustraite à la politique » (l’auteur souligne, p. 213-214).

J’aurais tendance à répondre face à cette hypothèse par une alternative : on peut imaginer que certains pays, peuples, sociétés finissent par connaître des réactions à la Polanyi – c’est peut-être déjà le cas en Hongrie par exemple : V. Orban, réélu hier pour quatre ans, ne prétend-il pas faire justement la politique de la Nation hongroise contre l’Europe et les marchés? -; on peut imaginer que, dans d’autres cas, les sociétés incapables, soit d’assumer l’ordo-libéralisme, soit de le combattre, se dissolvent simplement dans l’insignifiance, l’apathie, la dépression, l’inexistence sociale. Tout le pari de K. Polanyi/F. Lordon est qu’il existe un stade au delà duquel la « société » reprend ses droits sur le « marché ». Les voies concrètes et réalistes de cette réaction ne vont pas de soi, et après tout, les sociétés peuvent aussi mourir! Ou tout au moins une part de la société. Et sur ce point, la perception de F. Lordon du « corps social allemand » est peut-être aveugle et cruelle : l’Allemagne n’est-elle pas justement l’un des pays où les perdants ont perdu jusqu’au droit moral et jusqu’à l’énergie vitale de se plaindre de leur sort?

Ps. Ce matin, jeudi 17 avril 2014, F. Lordon a été invité à s’exprimer dans la « Matinale » de France-Inter. Ses propos m’ont paru plus percutants que dans son ouvrage. J’ai admiré sa façon de s’imposer sur un terrain médiatique qu’il sait particulièrement hostile à ses thèses. C’est en ce sens un modèle d’expression in partibus infedelium.

Par contre, son insistance sur le lien indissoluble entre le concept de souveraineté et celui de démocratie m’a paru à l’écoute excessif. Certes, il ne saurait à ce stade y avoir de démocratie effective sans qu’elle puisse influer sur les choix d’un État souverain, c’est-à-dire un peu maître de son destin interne et externe. Un État fantoche ne saurait être démocratique. Mais on peut très bien imaginer à l’inverse un État souverain sans aucune démocratie à l’intérieur. F. Lordon identifie la souveraineté à la démocratie, qu’il identifie elle-même à la délibération citoyenne. Or il me semble qu’on peut très bien voir la souveraineté comme décision libre de la part d’un « souverain » peu ou pas du tout démocratique. L’exemple typique de ce genre de souveraineté nous est donné dans le monde contemporain par la Russie,  l’Arabie saoudite, la Chine populaire, l’Iran ou la Corée du Nord. F. Lordon reconnait d’ailleurs implicitement lui-même ce fait puisqu’il distingue « souverainisme de droite » (autocratique) et « souverainisme de gauche » (démocratique), mais il voudrait que  la vraie et sainte souveraineté soit uniquement celle de la Nation à la manière de 1789. Elle peut être aussi celle du Sacre de l’Empereur des Français!

Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe.

vauchezL’approche des élections européennes incite les auteurs à écrire et les éditeurs à publier des ouvrages d’intervention sur l’Europe. Notre excellent collègue Antoine Vauchez propose ainsi un petit livre incisif, intitulé Démocratiser l’Europe (Paris : Seuil, « La République des idées », février 2014, 98 p.). Ce dernier vise à rendre accessible à un large public ses travaux précédents et à en tirer les conclusions pratiques en terme de démocratisation de l’Union européenne.

A un lecteur pressé, le livre risque toutefois de n’apparaître  que comme une amplification du thème déjà bien connu, et un peu recuit il faut bien le dire, de l’ Union européenne comme « technocratie » – au sens plutôt classique du terme, à savoir comme prise du pouvoir à l’époque contemporaine par les techniciens de la vie collective contre les professionnels de l’élection que sont les hommes et femmes politiques. L’ouvrage souligne en effet que la crise économique en cours est venue couronner une tendance de longue période de la construction européenne : la centralité des trois institutions non élues qui agissent au nom de l’« intérêt général européen », à savoir la Commission européenne, la Banque centrale européenne, et la Cour de justice. En effet, tout le déroulement de la crise, qui a renforcé, d’abord en pratique puis en droit, leurs prérogatives, a illustré que ces dernières sont porteuses d’un projet politique commun de gouvernement par la raison (des élites) au delà des passions (des masses). L’indépendance qui est garantie par les Traités à ceux qui sont nommés pour les diriger et l’impossibilité pour les Etats (sauf impossible ou presque unanimité entre eux) de leur reprendre des prérogatives une fois celles-ci déléguées ou de contester leurs décisions sont les deux clés qui assurent la viabilité du projet. « Supra-électoral et supra-étatique, le mandat qu’évoquent la Cour, la Commission et la BCE s’appuie sur une technologie politique singulière : l’indépendance statutaire, véritable clé de voûte de la forme européenne de la légitimité politique. » (souligné par l’auteur, p.45) Ce mandat dispose par ailleurs de son idéologie propre, qu’il faut prendre au sérieux: « Inscrit dans un temps long qui échappe aux conjonctures électorales, le mandat qu’invoquent les ‘indépendantes’ se fonde sur la réalisation d’un ‘bien commun’ (prospérité, État de droit, etc.) à l’échelle du continent. (…) De même qu’au Moyen Age, juristes et glossateurs avaient progressivement détaché la figure de la ‘Couronne’ pour en faire un bien inaliénable et indisponible, de même l »Europe’ s’est construite hors d’atteinte de la volonté générale des peuples et des Etats, fussent-ils 6, 9, 12, 15 ou 28. »(p. 42) De plus, A. Vauchez fait très justement remarquer  que les institutions qui étaient censées « démocratiser l’Union », à savoir le Parlement européen élu à cette fin au suffrage universel après 1979 et le Conseil européen, créé dès 1974 et finalement inscrit dans le Traité de Lisbonne de 2007, se sont eux-mêmes adaptés à ce projet à la fois dans la forme juridique de leur expression et dans l’appel massif  à l’expertise pour compter dans ce jeu européen dominé par les acteurs présentés comme apolitiques des trois « indépendantes ». Par exemple, le Conseil européen a lui-même développé sa propre administration « indépendante » et « apolitique », le Secrétariat général du Conseil.

Par ailleurs, selon A. Vauchez, les « ‘indépendantes », qui prétendent simplement appliquer des décisions techniques au nom de l’intérêt général de l’Union et de ses populations, prennent des décisions éminemment politiques, puisqu’elles engagent en réalité les sociétés européennes dans des directions qui mériteraient plus ample discussion. Elles sont mues par des hommes, ou plus rarement des femmes, qui ont presque toujours une expérience politique, judiciaire ou administrative, acquise dans leurs nations respectives avant d’être nommé à ces postes prestigieux. On pourrait même dire en forçant le propos de l’auteur que, pour devenir Commissaire européen par exemple, il faut d’abord avoir su louvoyer avec l’irrationalité foncière des masses telle qu’elle s’exprime dans l’élection, et avoir ainsi gagné le droit auprès de ses pairs politiciens, qui vous cooptent, de finalement faire œuvre de raison à l’échelle continentale, tout en gardant un peu à l’esprit par ailleurs les contraintes de la déraison des peuples. Dans son chapitre 3, A. Vauchez explique bien que, pendant longtemps, les « indépendantes », en particulier la Cour de justice, ont pu agir sans que grand monde ne s’en aperçoive, elles opéraient sous une « cape d’invisibilité » (p. 62-63), or, aujourd’hui, avec la crise économique, c’est autre chose : quand la BCE dicte la politique économique souhaitable d’un État comme l’Italie (cf. la célèbre lettre d’août 2011 de la BCE au gouvernement Berlusconi)(p. 72), participe à la « troïka » au côté du FMI et de la Commission pour sauver les âmes perdues et prodigues (p. 74), ou encore quand la Commission possède désormais le droit de censurer toute la politique macroéconomique des Etats membres (avec le « Semestre européen »), il devient difficile d’ignorer le poids de ces décideurs sans mandats électifs (présents). « Au total, l’accroissement continu des compétences de la Banque centrale, tout comme des agences de régulation et de la Cour de justice, a produit un allongement sans précédent de la chaîne de délégation démocratique. En l’absence de toute possibilité de contrecarrer les décisions de ces institutions, la fiction d’une simple ‘délégation’ à des organes techniques, censée maintenir un lien hiérarchique entre le peuple européen souverain et les institutions européennes, n’apparaît plus que dans sa dimension négative de simulacre et de faux-semblant » (p. 74).

On l’aura compris pour A. Vauchez le pouvoir européen existe donc, il est désormais impossible de nier son existence, et il réside  essentiellement dans ce qu’il appelle les « indépendantes ». Bien des lecteurs n’y verront sans doute qu’une amélioration, à la fois sur le plan empirique et  sur la plan conceptuel, du discours anti-technocratique tenu à l’encontre de l’Union européenne depuis bien longtemps.  D’autres, comme moi-même, seront quelque peu étonnés de reconnaître dans les formulations de notre collègue  des thématiques bien connues des eurosceptiques,  britanniques en particulier – le complot des « illuminati » (ou des « jacobins ») contre les peuples libres n’existe certes pas pour A. Vauchez, mais, en tout cas, des gens bien placés semblent par la vertu des institutions présentes de l’Union en mesure d’agir en ce sens! La publication de ce texte dans la collection de la « République des idées », toujours dirigée par Pierre Rosanvallon, souligne en elle-même l’évolution de ce qui devient désormais dicible en France sur l’Union européenne – entre autres, parce que tout un courant de recherche vient à l’appui de ce qu’affirme ici très clairement et très efficacement A. Vauchez (cf. les notes de bas de page de l’ouvrage).

Contrairement à ce qu’on pourrait attendre à partir d’une telle analyse, A. Vauchez n’est toutefois pas un boutefeux proposant aux Français de sortir au plus vite de cet enfer de la (dé-)Raison technocratique. Il n’est pas non plus partisan de la sagesse historique qui tiendrait que,  s’il faut suspendre la vie démocratique des peuples pendant quelques décennies voire siècles pour faire l’Europe, cela en vaut la peine : après tout, si les rois de France avaient demandé avant de les rattacher à la Couronne leur avis à ceux qui devenaient leurs sujets par conquête, mariage et autre événement dynastique de l’époque, où en serions-nous? On ne fait pas l’Europe sans casser des démocraties, comme on ne fit pas la France sans quelques menus abus souvent bien oubliés aujourd’hui. On ironisera toutefois sur ce dernier point de vue en soulignant que même la très « poutinienne » Fédération de Russie fait mine de demander leur avis aux habitants de Crimée quand elle les absorbe à la mère-patrie. A. Vauchez écarte, au moins implicitement, ces deux conclusions possibles de son analyse, et c’est sans doute par là qu’il se détache de la critique « technocratique » habituelle.

Tenant pour acquis que les « indépendantes » gouvernent en fait l’Union européenne, que propose-t-il donc pour « démocratiser l’Europe »? D’abord  abandonner l’idée qu’on pourrait installer un pouvoir parlementaire au cœur du système pour le démocratiser. On a essayé de le faire depuis des décennies, cela n’a guère fonctionné. Il décrit ainsi dans son premier chapitre la « démocratie Potemkine » (p.11-32) auquel on a abouti à force de ne pas vouloir comprendre et reconnaître la place toute particulière des « indépendantes » dans la construction européenne.  Que faire alors? Selon A. Vauchez, il faut rendre possible la discussion publique des « mandats » des « indépendantes », du sens qu’elles donnent à ce dernier, des raisons des décisions prises sur la base de ces mandats. Il faudrait aussi que les parties prenantes de la société civile européenne soient représentées au sein même de ces institutions, par exemple en ayant des juges issus du syndicalisme au sein de la Cour de justice. Il faut enfin que les communautés savantes qui décrivent leur action arrêtent de les traiter avec une révérence ou une connivence parfois intéressée, et les soumettent à la critique (cf. « La fonction ‘eurosceptique’ des communautés savantes », p. 86-90).

Ces solutions paraitront bien timides à beaucoup, mais A. Vauchez souligne que ce sont les seules vraiment réalistes pour l’Union européenne telle qu’elle est. En effet, les 60 années de construction européenne, qui sont allées dans cette direction, ne peuvent pas être effacées d’un trait de plume, et a priori, les souverains officiels (à savoir les Etats membres) n’arriveront jamais à se mettre d’accord pour réviser complétement les Traités pour sortir du sentier institutionnel choisi jusque là – pour autant d’ailleurs que leurs dirigeants veuillent redonner ainsi le spectre au(x) peuple(s) européen(s)!  C’est une autre façon de dire qu’à juger par le passé, il est fort improbable que l’Union européenne actuelle accouche jamais d’une Fédération européenne (avec un gouvernement responsable devant un parlement, une banque centrale tout de même maîtrisable si nécessaire par le pouvoir politique de l’heure, et une justice constitutionnelle soumise en dernier ressort à la volonté souveraine du peuple).

Pour ce qui est de l’importance de la maîtrise au moins partielle des « indépendantes » par la discussion publique de leurs décisions, il me semble que le cours des événements donne partiellement raison à A. Vauchez, au moins pour la BCE. Cette dernière a déjà été obligée de faire preuve d’imagination pour sauver la zone Euro et pour se sauver elle-même (ce qui a été fait à l’été 2012 avec la création de l’OMT). Le procès BCE vs. Bundesbank devant la Cour constitutionnelle allemande peut aussi illustrer cette mise en discussion du mandat de la BCE. Par ailleurs, la polémique actuelle sur les risques de déflation au sein de la zone Euro confirme cette montée en puissance d’une mise en débat de ce que fait ou non la BCE, à la fois par les marchés  financiers et leurs représentants, par les Etats membres et par les sociétés civiles. On peut imaginer que se développe le même type de débat transnational pour les décisions de la Commission européenne et sans doute plus difficilement pour les jugements de la Cour de justice. De fait, la notion même d’« intérêt général européen », en ce qu’elle est abstraite, vide d’un sens précis, pourrait effectivement être remplie d’une autre façon que celle choisie actuellement. On peut douter par exemple que l’augmentation du taux de suicide ou de la mortalité infantile en Grèce fassent partie de l’intérêt général européen, sauf à considérer qu’il faut épurer le territoire de l’Union de ses éléments trop fainéants et improductifs pour avoir le droit de vivre et de se reproduire…

Même si l’on peut être séduit par la voie raisonnable proposée par A. Vauchez, il restera toutefois que, pour un certain nombre de décisions déjà prises par les « indépendantes » au nom de l’intérêt général européen, l’Union européenne n’offre pas de voie de réversibilité. En dehors même de toute considération d’équilibre sur les choix politiques ainsi définitivement institués (plutôt libéraux/libertaires tout de même), cela interroge sur la capacité de l’Union européenne à affronter des événements ou des circonstances totalement imprévues à ce jour. Les systèmes pré-démocratiques, absolutistes, auquel l’Union européenne finit par ressembler étrangement, avaient au moins le mérite de disposer à leur sommet d’un dirigeant autorisé si nécessaire à tout bousculer pour sauver le Royaume ou l’Empire. Avec l’Union européenne, personne n’est habilité à émettre d’oukases, ou d’acte de souveraineté au nom de l’intérêt général européen.  Sauf pour l’instant la BCE en matière monétaire. Peut-être le Conseil européen dans une large mesure comme on l’a vu au fil de la crise économique, a-t-il aussi une telle prérogative de fait. Mais cela peut-il suffire à traiter toutes les urgences? La crise actuelle avec la Russie me parait une belle illustration du problème ainsi posé.

Gaël Giraud, Illusion financière.

giraudL’économiste Gaël Giraud, membre de la Congrégation des Jésuites (sic), a fait reparaître au printemps dernier son ouvrage intitulé Illusion financière (Ivry-sur-Seine : Les Éditions de l’Atelier/Les Éditions Ouvrières, 2013). Comme son titre ne l’indique pas vraiment, le but de l’auteur n’est autre de proposer des pistes pour sortir de la financiarisation actuelle de l’économie: la finance contemporaine constitue en effet selon lui une illusion de création de richesse et d’efficacité  économique dont il faut se déprendre pour pouvoir aller vers une nouvelle croissance adaptée aux enjeux du changement climatique.  Il se targue en effet de proposer un modèle de sortie de crise du capitalisme, dont aucun lecteur ne s’étonnera – vu la qualité de jésuite de l’auteur – qu’il s’apparente à un renouvellement du discours de la « troisième voie » du christianisme social entre le socialisme et le capitalisme, mâtinée désormais d’écologie. L’auteur consacre en effet de longues pages à la définition d’une « économie des biens communs » qui ne serait ni privée ni publique, mais qui se situerait dans « un ailleurs », pourtant fort reconnaissable pour un historien des idées chrétiennes des deux derniers siècles sur l’économie capitaliste (cf. le chapitre 7, « Vers une société de biens communs », p. 107-119). Pour fonder son propos, G. Giraud fait  appel aux travaux désormais connus en France d’Elinor Ostrom sur l’institutionnalisation de la coopération sociale, tout en les mâtinant d’une double référence à la « règle d’or » (de la morale) et à  la morale universaliste d’E. Kant. Il applique ces idées de « bien commun » prioritairement au domaine financier et bancaire, ce qui renouvelle si j’ose dire le produit tout en conservant l’essentiel. Ainsi, pour lui, la monnaie, en particulier comme « liquidité », devrait être pensée et institutionnalisée comme un « bien commun », et il faudrait idéalement obliger les banques à n’user de leur indéniable pouvoir de création monétaire que pour financer les investissements nécessaires dans la transition écologique de nos économies. Tout cela est bien beau, et ferait seulement doucement sourire si, heureusement, l’auteur n’était pas aussi un bon connaisseur des affaires financières contemporaines. Il n’est certes pas toujours d’une clarté à toute épreuve dans cet ouvrage (un peu par abus de métaphores filées et d’allusions trop rapides), mais le lecteur trouvera tout de même dans l’ouvrage une vulgarisation bienvenue des savoirs en la matière qui permettent d’éclairer la crise actuelle.

Premièrement, l’auteur ne cesse de rappeler qu’à la fois en théorie pure et en pratique (vu l’expérience faite depuis une trentaines d’années), les marchés financiers s’avèrent bien incapables d’orienter une économie vers une croissance pérenne (sans bulles spéculatives récurrentes), pour ne pas parler d’aller une croissance écologiquement soutenable. Les marchés financiers fonctionnent en effet, selon G. Giraud reprenant des thèses bien connues, selon le modèle dit des « tâches solaires », c’est à dire sur des pures croyances des opérateurs qui amènent les prix des actifs qu’on y négocie à errer au fil des marottes haussières ou baissières du moment. Pour l’auteur, ce ne peuvent  donc pas être les marchés financiers qui disent vers où doit s’orienter la croissance future; ce sont les entreprises, les Etats, ou bien le débat citoyen, qui définissent – ou devraient définir  – les paramètres du futur économique souhaitable (pour G. Giraud lui-même, un futur où l’on prévient le changement climatique). La remise en cause des marchés financiers comme « boule de cristal collective » qui permettrait de lire le futur par accumulation d’opinions individuelles sur ce dernier s’avère ici radicale. Ces derniers ne sont qu’une illusion de ce point de vue. Gaël Giraud consacre des pages fort bien vues à cet aspect (Chapitre 3, « Un marché financier, c’est  (très in)efficace? », p.46-62). Parallèlement, G. Giraud croit tout de même déceler au fondement de la crise financière actuelle un projet politique, celle de la « société de propriétaires » (cf. chapitre 1, « La ‘société de propriétaires’, un idéal messianique? », p.13-24) En effet, qu’est-ce qui a produit la crise des « subprimes » au déclenchement de tous les désordres financiers et économiques actuels, sinon entre autres la croyance politique que tout le monde aux États-Unis pouvait (ou même devait) devenir propriétaire de son logement? Il rejoint ici les auteurs qui pointent du doigt le risque économique que les bulles immobilières, enclenchés par des financements trop faciles et au fond irresponsables de la part d’un secteur financier aussi créatif qu’euphorique, font courir à l’économie réelle, tout y ajoutant l’aspect politique de ce choix (cf. p.20-23). Bref, l’investissement et l’avenir des sociétés humaines en général sont des choses bien trop sérieuses pour être laissé ainsi aux marchés financiers.

Deuxièmement, l’auteur rappelle au lecteur que c’est bel et bien le secteur financier qui se trouve à la source de la crise économique actuelle et non les Etats (p.37-40), et que c’est ce dernier qu’il est urgent de mieux réguler (cf. chapitre 10, « Les chantiers communs prioritaires », p. 142-164). G. Giraud fait partie de ces économistes qui ne croient pas au « cadrage » de la crise européenne tel qu’il s’est imposé depuis 2010. Il décrit fort bien à quel point Etats, grandes banques et BCE sont désormais solidaires dans le désastre éventuel qui les menace, en raison de la vaste « pyramide de Ponzi » qu’ils ont bâtie ensemble pour se sortir de la crise dite des dettes publiques européennes (p. 40-44). Surtout, il souligne que les banques commerciales ne peuvent pas structurellement dire la vérité sur leur mauvaises affaires éventuelles au risque de périr dans l’instant à la fois par impossibilité d’accéder du coup au marché monétaire et par déclenchement d’un bank run à leurs guichets (p. 87 et suivantes). L’idée de ce « mensonge structurel par omission » qui frappe les grandes banques n’est sans doute pas nouvelle, mais G. Giraud l’étend aux Etats garants en dernier ressort de ces banques et aussi à la Banque centrale européenne. Personne ne peut énoncer la vérité de la situation d’une banque en difficulté, parce que c’est faire advenir le pire sur l’heure. Il faut donc mentir – ou faire semblant de ne pas voir l’évidence -, et profiter du temps gagné pour discrètement résoudre (si possible)  les problèmes rencontrés. (Ce qui bien sûr tend parfois à aggraver les problèmes, comme avec les Caisses d’épargne espagnoles). Ou bien alors, jouer de l’effet de surprise (après avoir menti), c’est à dire dans un même temps, rendre public le problème rencontré et prendre les mesures draconiennes qui s’imposent (cas des banques chypriotes par exemple). Ce que propose G. Giraud, c’est en quelque sorte un raffinement de l’argument désormais bien connu du « too big too fail ». Non seulement les grandes banques universelles qui dominent l’économie européenne contemporaine ne peuvent pas faire faillite et en jouent au détriment des contribuables qui seront chargés de les sauver si nécessaire, mais en plus leurs dirigeants sont condamnés par la structure même de la situation à dire que tout va bien pour eux faute de quoi ils sombrent dans l’instant, et les régulateurs (nationaux  et européens) ont tout intérêt à être le plus prudent possible dans leurs éventuelles remontrances à ces mastodontes et à faire semblant de les croire. En lisant G. Giraud, on se dit que les historiens de cette période auront fort à faire pour découvrir qui savait quoi à quel moment, et on n’est pas trop rassuré pour l’avenir : quels cadavres trainent encore dans les placards des banques? On notera qu’à quelques jours d’intervalle le Monde s’est inquiété en gros titre du sort des banques européennes et que les Echos nous ont rassuré ensuite en première page, bizarre non?

Troisièmement, notre économiste jésuite souligne, logiquement vu ce qui vient d’être dit, que la sortie de crise repose d’abord sur une remise en ordre du secteur financier. D’une part, il faut limiter la source essentielle de la spéculation sur les marchés financiers, à savoir l’appel au crédit bancaire pour la  financer (« effet de levier ») – à en juger des derniers mois, cela paraît bien mal parti… D’autre part, il faut remettre les banques à l’ouvrage dans leur rôle traditionnel de financement des ménages et des entreprises – même remarque… L’auteur se déclare pour une séparation des activités de marché financier des banques et des activités liées au rôle des banques dans  l’économie réelle. La réforme française en la matière lui parait l’une des plus timides du monde occidental (p.153), ce qui correspond tout à fait à la logique d’une capture du régulateur étatique français par la BNP, la SG, le Crédit agricole, etc.

Gaël Giraud s’inscrit donc parmi la (petite) cohorte de ces économistes qui récusent la pleine liberté donnée depuis quelques décennies aux banques et aux marchés financiers. Son ennemi à lui, c’est bel et bien la finance. Il souligne d’ailleurs qu’une partie des dirigeants du monde financier en tient pour un darwinisme social (certes non dit en public), qui ne peut que s’opposer frontalement aux valeurs chrétiennes (cf. p. 60-61, les propos d’un banquier anonyme, pas loin de crier haut et fort, l’éternel « salauds de pauvres! »)

En effet, ce qui distingue l’ouvrage d’autres dans le même genre, c’est que notre jésuite ne met pas son étendard moral dans sa poche, et qu’il ose aussi penser en terme de fins morales des individus. Son dernier chapitre s’intitule « Nous libérer du veau d’or » (chap. 11, p. 165-179), et il y rappelle l’engagement de l’Église catholique contre la finance telle qu’elle est devenue. Le projet qu’il cherche à définir est par ailleurs comme nous l’avons dit clairement écologiste. Il le relie à la source franscicaine de la doctrine de l’Église (p. 174-176), ce qui est évidemment plutôt bien vu… pour un jésuite par les temps qui courent.

La vraie faiblesse de l’ouvrage, comme de la plupart de ceux des économistes critiques qu’il m’a été donné de lire, c’est de proposer des pistes de changement sans (vouloir) se rendre compte des obstacles politiques à ce dernier. G. Giraud ne sous-estime pourtant pas les appuis politiques dont bénéficie le secteur financier, en particulier en France, à la fois par ses menaces, par sa proximité avec les élites administratives et par son lobbying; il ne sous-estime pas non plus le poids de l’idéologie néo-libérale qui pose les marchés financiers comme juge ultime de tout avenir possible. Il appelle dans sa conclusion, en bon chrétien social, à une mobilisation  sur le sujet (p.177-178). Il n’a pas tort bien sûr, mais, en 2013, ne peut-on pas conclure que cette mobilisation n’a pas eu lieu? (et peut-être n’aura pas lieu?).

François Hollande se fait ainsi élire en mai 2012 en déclarant devant le peuple de gauche que « son ennemi, c’est la finance » (discours du Bourget, janvier 2012). Il se fait donc élire sur cette belle promesse, et la majorité de notre brave Président de faire voter en 2013 une loi bancaire qui apparaît à tous les commentateurs (pas seulement à G. Giraud) comme du très honnête et très inutile « pipi de chat » dicté par nos braves banquiers. Qu’en conclure? Peut-être simplement que, pour l’instant, les grandes banques françaises gardent la main, et que leur volonté l’emporte nettement sur toute « volonté citoyenne », du moins telle qu’elle peut être porté par le Parti socialiste au pouvoir. De fait, nous sommes en effet très loin, tout particulièrement en France, d’une indignation populaire à la mesure du coût pour le contribuable des folies de (certains) de nos banquiers. Tout de même, la folie Dexia aurait déjà coûté autour de 6,6 milliards d’euros (selon la Cour des comptes), et l’addition peut encore s’alourdir. Mais il faut bien dire que, dans les médias, de ce cas Dexia, on n’en a pas parlé à la hauteur des sommes englouties, et qu’à ma connaissance, l’opinion publique en est resté sans voix. L’opinion publique française a globalement gobé la fable selon laquelle la crise européenne est due à des méchants Etats dispendieux stipendiant des hordes de fainéants – ou, tout au moins, tout se passe comme si c’était le cas.

Bref, en cet été 2013, la conclusion est facile : les banquiers (qui ont survécu) ont tout gagné, les contribuables ont tout perdu, parce que les uns ont su se mobiliser pour leur peau, et que les autres ont un peu trop dormi (ou été endormis), ou ont confié bien à mal propos la défense de leurs intérêts. Cela peut changer, mais j’ai comme un doute.

Il est certes possible que, au prochain éclatement de bulle spéculative (dont la lecture de G. Giraud nous permet largement  de prédire l’existence en raison de l’abondance des liquidités injectées dans les circuits financiers par les banques centrales, cf. p.95-96, p. 101-102), les banques qui seront prises au piège de leur propre bêtise devront cette fois-ci payer de leur disparition leurs erreurs de gestion. C’est sans doute l’enjeu des réformes autour de l’Union bancaire au niveau européen… mais imagine-t-on vraiment, mettons en 2017 ou 2018, la BNP ou la SG fermée du jour au lendemain pour leurs erreurs de gestion par des « gnomes » européens sous les applaudissements de la foule parisienne enfin réveillée de sa torpeur sans que le pouvoir politique français courre leur aide?  Vedremo.

« Solidarité européenne » pour Chypre.

L’Eurogroupe, la BCE et la Commission européennes sont donc parvenus cette nuit de dimanche à lundi  à un accord avec les autorités chypriotes pour que Chypre bénéficie de la « solidarité européenne » (via le « Mécanisme européen de solidarité »).

Les leçons à chaud de cette crise chypriote sont nombreuses et confirment ce que l’on avait déjà vu dans les étapes précédentes de la crise des dettes publiques européennes engagées depuis 2010.

Tout d’abord, quelque soit le niveau de vexation infligé à un État membre par ses partenaires et les institutions chargées de la gouvernance économique internationale et européenne (FMI, BCE, Commission), les autorités nationales du pays concerné finissent toujours par plier – et ne font jamais jouer la clause « révolutionnaire » de sortie de l’Euro. De ce point de vue, il se confirme que l’Euro s’avère bien irréversible, dans la mesure où aucun parti politique en mesure de s’assurer une majorité dans un pays de la zone Euro n’est prêt au grand saut dans l’inconnu que serait la sortie du pays de la zone Euro. Le Président chypriote a menacé de démissionner, mais il ne l’a pas fait, il est allé jusqu’au bout de la négociation. De fait, n’importe quelles mesures peuvent être imposées au pays membre défaillant au nom de la bonne tenue de l’ensemble. Dans le cas présent, les autorités chypriotes ont dû  avaler la couleuvre de la fin pure et simple du modèle économique chypriote fondé sur une intermédiation financière internationale laissant un trop grande place à de la fraude fiscale et au blanchiment d’argent mal acquis.  Le communiqué de presse de l’Eurogroupe du 25 mars 2013 au matin me semble très clair sur ce point. En dehors d’allusions directes à la lutte contre le « blanchiment d’argent », il y est en particulier explicitement dit que la taille du secteur bancaire chypriote doit rejoindre en proportion du PIB du pays la moyenne européenne d’ici 2018 (« an appropriate downsizing of the financial sector, with the domestic banking sector reaching the EU average by 2018 »). Le choix de réduire en pratique à zéro pour un temps largement indéterminé la valeur des dépôts de plus de 100.000 euros dans les deux grandes banques, la Cyprus Bank et la Laiki, et d’autoriser Chypre à user de toutes les mesures possibles pour retenir les dépôts dans les autres banques sous sa juridiction revient à envoyer le message suivant : le paradis fiscal chypriote, c’est fini. Le Président chypriote, qui voulait la semaine dernière défendre ce statut, sauve à grand peine les meubles. J’attends avec amusement la réaction de l’État russe, des intérêts moins avouables concernés, ou d’autres groupes lésés dans l’affaire.

Deuxièmement, il est probable qu’avec ce genre de décisions immédiates sur le secteur bancaire, plus les décisions en matière de privatisations, austérité budgétaire, et réformes structurelles trop habituelles depuis 2008 en pareil cas, l’économie chypriote s’effondre purement et simplement – au moins dans un premier temps. Certes, comme pour les autres pays d’Europe touchés par une telle crise depuis 2008, la méthode habituelle de la dévaluation interne va être appliquée, et, ici, d’autant plus facilement que le chômage va sans doute exploser rapidement, avec la faillite/restructuration des banques, et plus généralement de tout le secteur lié à la présence des investisseurs étrangers sur l’île, des entreprises privés de leur comptes bancaires, etc.  Pour aller plus vite en besogne, peut-être faudrait-il que le plan d’ajustement structurel, visé par le MES, ait la bonne idée de prévoir tout de suite une baisse de 50% de tous le salaires, privés et publics, ou même plus si nécessaire. Pourquoi ne pas licencier aussi d’un coup l’ensemble des salariés chypriotes et redéfinir tout de suite leurs justes conditions de rémunération pour ceux qui voudraient continuer à travailler? Il est en effet grand temps que les Chypriotes ré-apprennent à vivre selon leurs maigres moyens: quelque olives, deux ou trois plages, deux ou trois ruines antiques, beaucoup de soleil, etc.  Autant le faire vite et bien, à la Lettone si j’ose dire, pas de longues tergiversations.  La Commission européenne est sans doute prête à les aider dans ce dur chemin. Baisse immédiate des salaires et des prix à un niveau soudanais! Pardon pour mon humour saumâtre… Plus sérieusement, la conséquence de la baisse logique du PIB va bien sûr être que le rapport dette publique/PIB ne va pas se maintenir aux alentours de 100% comme le prévoit le plan agréé le 25 mars 2013. Les choses ne vont pas se passer toutes choses égales par ailleurs : vu le poids du secteur financier dans l’économie chypriote, il va de soi que cette dernière va se contracter fortement. Il est donc piquant de constater que la décision de ce matin a été prise en ne tenant pas compte de cet aspect, tout en insistant sur le fait qu’un endettement supplémentaire de Chypre était impossible et que le MES ne pouvait apporter en conséquence que 10 milliards d’euros et non 17 milliards. En plus, Chypre – à ma connaissance – n’a pas d’autre ressource économique à faire valoir à court terme : l’immobilier y est déjà en crise (ce qui explique une partie des difficultés des banques), et son dynamisme était lié au statut de paradis fiscal de l’ile ; il reste le tourisme, mais là il faudra baisser radicalement les salaires pour attirer des clients en masse suffisante pour avoir un rebond économique  lié à ce seul secteur (sans compte tous les pays d’Europe du sud qui comptent déjà sur cette manne du tourisme…). Il leur reste le gaz, à terme…

Troisièmement, mais est-il besoin de le souligner, cet épisode chypriote de « solidarité européenne » montre jusqu’à la caricature à quel point la zone Euro et l’Union européenne fonctionnent sur des rapports de force entre Etats, entre créanciers et débiteurs, entre centre et périphérie, entre gros et petits – et, comme ce sont des Etats démocratiques, les courants dominants dans les opinions publiques des grands Etats comptent infiniment plus que ceux des petits Etats. L’opinion publique allemande, dominée par les craintes des contribuables allemands de « payer pour ces fainéants de Chypriotes abritant l’argent des maffieux russes », est largement derrière cette décision de casser purement et simplement l’économie chypriote actuelle. On peut certes s’en féliciter, et y voir d’un point de vue européen les prolégomènes nécessaires à une fiscalité unifiée en Europe sur les bases mobiles de taxation (capital, revenus des entreprises). A quand le tour des autres paradis fiscaux? Monaco, Luxembourg, les îles anglo-normandes, etc?  A quand le blocus de la Confédération helvétique? On peut aussi constater que, décidément, le « peuple européen », y compris dans ses éventuelles articulations entre riches, classes moyennes et pauvres, n’existe pas. Les « contribuables allemands » (qu’on supposera tout de même riches ou, tout au moins, appartenant aux classes moyennes) vont en effet par cette décision qu’ils appuient, via leur soutien au gouvernement Merkel, contribuer à ruiner certains riches Chypriotes, et aussi certes à renvoyer dans la pauvreté et la misère les classes moyennes et les pauvres chypriotes. Un peu comme si, en France, les gros contribuables de Neuilly appuyaient un gouvernement français décidant d’en finir avec « Monaco ». Les décisions prises par l’Eurogroupe ne sont donc guère analysables en tant que dialectique au sein d’un « peuple européen » en devenir, mais bientôt en tant qu’articulation difficile entre Etats et peuples européens plus ou moins puissants. L’aspect géopolitique intervient aussi : Chypre paye sans doute aussi l’addition du rejet du « Plan Annan » en 2004, et son rôle ambigu  à la lisière d’un Proche-Orient. La Turquie, avec son économie florissante et son rôle indispensable pour les Occidentaux dans la crise syrienne actuelle, apparaît comme  l’autre grand  gagnant de la situation.

Quatrièmement, cette décision du 25 mars 2013 a le mérite de revenir sur l’erreur de celle du 16 mars avec sa taxation des dépôts de moins de 100.000 euros. Il reste que l’erreur a été faite. Cela ne sera pas oublié.

Cinquièmement, le choix d’aider Chypre tout en en finissant avec son modèle de paradis fiscal va permettre des comparaisons avec l’Islande. On verra dans quelques années ce qu’il en advient… Comment vit un ex-paradis fiscal aux marges de la zone Euro? Mais là de l’eau aura passé sous les ponts…

Toutes ces conclusions reposent bien sûr sur l’idée qu’il ne doive se produire aucun événement qui mette à bas le schéma dessiné par l’Eurogroupe. Mais, à part une révolution à Chypre, je vois mal ce qui pourrait faire sortir de ce scénario finalement assez ordinaire depuis 2008 de « solidarité européenne ».

Ps 1. Après avoir écrit ce post, je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à avoir fait le lien entre la baisse prévisible du PIB de Chypre et l’évolution du rapport dette publique/PIB. C’est tellement évident qu’on peut se demander là encore pourquoi les décideurs de l’Eurogroupe ont été « aveugles » sur ce point.

Ps 2. Le joyeux et jeune Ministre néerlandais des Finances a craché le morceau hier après-midi, avant de se démentir immédiatement après. La solution chypriote est un modèle de résolution des crises bancaires : un les actionnaires perdent tout (ce qu’il a appliqué il me semble sur une banque néerlandaise récemment en la nationalisant), deux les obligataires perdent tout si nécessaire, trois les gros déposants (au dessus de 100.000 euros) participent à la fête. C’est évidemment simple et élégant pour égaliser l’actif et le passif d’une banque en difficulté (sauf si l’actif restant est inférieur à la somme des dépôts de moins de 100.000 euros), il fallait y penser. Comme il a sans doute dit ce qu’il avait vraiment sur le cœur, son secrétariat a été amené à démentir immédiatement après : Chypre est un cas unique. Cependant, avec sa méthode, plus besoin de supervision bancaire nationale ou européenne, il suffit de supposer que les gros déposants, les obligataires et les actionnaires font leur travail de surveillance de la qualité des risques pris par chaque banque. CQFD. Pour l’Europe, plus besoin non plus d’union bancaire, le marché libre et non faussé peut surveiller tout cela. Une vraie révolution, et sans doute un beau casse-tête pour les particuliers ou les trésoriers d’entreprise ayant plus de 100.000 euros à placer. A dire vrai, ce Néerlandais est bien plus drôle que notre Pierre Moscovici qui aurait pu occuper le poste de président de l’Eurogroupe si l’on en croit la rumeur. Deux ou trois sorties dans ce genre, et quelques décisions bien vues encore (comme les deux accords successifs sur Chypre), et le navire Euro va chavirer par inadvertance « à l’insu de son plein gré ».

Chypre : petits exercices de blame avoidance.

A mesure qu’une infinité de commentateurs faisait remarquer au cours de la journée d’hier et d’avant-hier que taxer les dépôts bancaires de moins de 100.000 euros dans les banques chypriotes n’était vraiment pas une idée géniale pour établir la confiance des petits épargnants dans la zone Euro, tous les instigateurs de la mesure négociée par l’Eurogroupe dans le cadre du plan de sauvetage de l’économie chypriote, qui taxerait à 6,75% les dépôts de moins de 100.000 euros, accusaient les autres responsables de la décision d’avoir eu cette mauvaise idée.  Monsieur, monsieur, c’est pas moi, c’est pas moi, c’est lui qui a commencé!

Les responsables chypriotes accusent les Allemands, les autres pays de l’austérité et la BCE qui leur auraient forcé la main dans un diktat à la Munich façon 1938 ; les Allemands et les autres accusés rejettent la faute sur le gouvernement chypriote. Les commentateurs les plus pro-européens, comme Jean Quatremer, adoptent clairement l’option d’une responsabilité chypriote : le nouveau Président de ce pays ne voulait pas taxer excessivement les dépôts bancaires des riches déposants de grands pays corrompus à l’humeur chatouilleuse. On pourrait même en faire un polar, avec quelques sbires de princes maffieux sur le point de plonger vivant dans l’acide des membres de la famille du Président chypriote pour lui apprendre la politesse. D’autres journalistes sont aussi sur cette ligne d’une responsabilité chypriote, mais soulignent aussi que les partenaires européens ont cédé à la demande du Président de ce pays et que l’on partait d’une demande de taxation radicale des gros dépôts (jusqu’à 40%) qui aurait fini juste à moins de 10%. D’autres penchent pour le diktat allemand, destiné à en finir avec ce paradis fiscal et traduisant les nécessités internes de l’Allemagne de ne pas sauver la cagnotte des maffieux des steppes (déjà qu’à Stalingrad il y a 60 ans…). Quoi qu’il en soit, l’histoire retiendra que tout l’Eurogroupe a accepté samedi dernier à l’aube de s’assoir de belle façon sur la garantie européenne des dépôts de moins de 100.000 euros, et que le monde entier s’en est aperçu. La responsabilité est donc partagée, et il est alors admirable de voir comment chacun se défile et prétend même avoir été contre cette idée dès le départ (dont notre propre Ministre de l’Économie, P. Moscovici).

Du côté chypriote, on peut comprendre la difficulté à faire passer la mesure. Le nouveau Président a menti pendant sa campagne électorale sur l’intouchabilité des dépôts bancaires. Il a, si l’on en croit la version pro-européenne, menti lors de l’annonce de la décision à son peuple, puisqu’il aurait pu choisir de taxer uniquement les gros requins poissons. Je ne sais pas comment ce double mensonge peut passer auprès des Chypriotes ordinaires, mais cela me parait beaucoup tout de même. On serait tenté de lui dire : « Dégage! »

Du côté européen, j’ai tout de même du mal à croire que Chypre ait pu imposer seul à la collectivité une décision aussi irresponsable; au minimum, il faudrait expliquer pourquoi les autres européens ont oublié de samedi à l’aube (annonce de la décision dans une conférence de presse) à lundi soir (communiqué de l’Eurogroupe) que la garantie européenne des dépôts de moins de 100.000 euros faisait partie  depuis l’automne 2008de la stratégie globale de l’Europe contre la crise financière. Est-ce à dire qu’en réalité Chypre avait plus de poids dans la négociation qu’on ne le dit, en menaçant par exemple de quitter la zone Euro? Ou est-ce à dire que cette solution, finalement, plaisait à tous les européens, bien contents au final de taxer tous les habitants de cette île trop ensolleilé de fainéants, trafiquants et banquiers véreux? Ou encore, que les autres européens ont laissé faire sciemment cette bêtise, sachant bien qu’il s’agissait d’une bêtise, pour prouver au Président chypriote qu’il fallait absolument qu’il accepte de taxer à plus de 10% les déposants des banques chypriotes un peu trop grassouillets pour être honnêtes?

On attend la suite avec impatience.

Patrick Artus, Isabelle Gravet, La crise de l’euro. Comprendre les causes. En sortir par de nouvelles institutions.

Le nouveau livre de l’économiste Patrick Artus (La crise de l’Euro. Comprendre les causes. En sortir par de nouvelles institutions, Paris : Armand Colin,  2012), écrit en collaboration avec Isabelle Gravet,  tranche par sa pédagogie avec les précédents ouvrages de l’économiste en chef de Natixis, notre  « Docteur Doom » à nous, dont les notes de conjoncture agrémentent nos  cauchemars depuis quelques mois. Les dernières en date constituent une propédeutique au suicide – ou, tout au moins, à l’émigration le plus loin possible de l’Europe du sud. Sans doute, faut-il donc féliciter grandement I. Gravet, enseignante dans un grand lycée privé lyonnais (les Chartreux), d’avoir permis ce saut qualitatif. Le texte en devient du coup (presque) abordable par de très nombreux lecteurs. Les encadrés sont nombreux et didactiques.  Le livre dispose même d’un utile glossaire. Les seuls reproches que je me permettrais de faire du point de vue pédagogique, sont, d’une part, des graphiques parfois illisibles, pour avoir été imprimés trop petits en un nombre trop réduit de couleurs par un éditeur sans doute impécunieux, d’autre part, l’absence complète d’une bibliographie pour aller plus loin.

Comme le livre se trouve extrêmement bien fait du point de vue pédagogique,  et comme P. Artus reste un auteur aux obsessions récurrentes, il en devient tout aussi facile à résumer.  Ainsi, selon cet ouvrage (qui n’est pas très original à ce stade), la crise de la zone Euro tient à 99% à un problème de balance des paiements entre pays de cette dernière, lié au départ à celui des balances commerciales, lui-même du à l’évolution des structures productives des pays en cause du fait même de la création d’une monnaie unique. La racine de tout ce chaos (créatif?) n’est autre que la désindustrialisation d’une partie des pays de la zone Euro du fait même de l’existence de cette dernière.

La crise des dettes publiques des Etats périphériques n’apparait donc que comme la résultante de la seule réalité économique qui vaille aux yeux des auteurs : dans une zone monétaire unique, par l’effet même de l’élargissement du marché  qu’elle promeut et de l’hétérogénéité en dotations de facteurs de production (capital et travail) des différents pays, s’opère une spécialisation productive entre pays. Les auteurs soulignent, à juste titre à mon sens, que cette spécialisation, due à l’hétérogénéité de départ des pays entre pays, constitue une source d’augmentation de la productivité des facteurs pour l’ensemble.  Tous  les pays (comme des régions dans un État-nation  lorsqu’on a unifié au XIXème siècle les marchés nationaux) se spécialisent dans les secteurs économiques pour lesquels ils se trouvent les mieux dotés en facteurs de production : il suffit de se rappeler de l’histoire économique de notre propre pays depuis trois siècles pour apprécier l’ampleur du phénomène. Autrement dit, là où se trouve une dotation abondante de travail qualifié, on trouvera une industrie de pointe; là où le travail peu qualifié abonde, là se localisera l’industrie de labeur.  Donc, par définition, dans une zone monétaire unique, tous les pays membres de cette dernière ne font pas la même chose, et c’est bien le but de la monnaie unique. La prophétie européenne de la convergence des Etats de la zone Euro – et, plus généralement, des Etats de l’Union européenne –  se trompe en ce qu’elle suppose que les structures productives deviendront à terme semblables partout. Tout le monde se spécialisera à terme dans l’industrie de pointe…  Ce n’est pourtant pas le cas par exemple aux États-Unis, après plus de deux siècles d’existence : chaque État fédéré tend à se spécialiser dans un type de production.

Un récent article  d’Arnaud Leparmentier dans le Monde sur la politique industrielle et commerciale de l’Union européenne enregistre le même phénomène :

« Le grand marché et l’euro accentuent cette zizanie. Le continent a fini par se spécialiser : la finance au Royaume-Uni, l’automobile en Allemagne, le luxe en France et en Italie, les services Internet au Luxembourg et en Irlande. Résultat, chacun est prêt à défendre des intérêts sectoriels devenus vitaux. La City veut rester libérale pour ne pas se faire doubler par Wall Street ; l’Allemagne ne veut pas heurter la Chine pour vendre ses machines-outils et la France la rejoint dès qu’Airbus est concerné ; les Irlandais défendent une taxation des entreprises dérisoire. »

A cette hétérogénéité inévitable et positive, source de spécialisation productive et de gains de productivité pour l’ensemble des pays, la « bonne hétérogénéité » pour P. Artus et I. Gravet, la zone Euro a cependant ajouté deux autres sources d’hétérogénéité : celle liée aux différences dans les politiques structurelles menées par les différents Etats en matière de marché du travail, de concurrence sur le marché des biens et des services, de fiscalité du capital, de R&D, etc.; celle liée à l’existence d’une politique monétaire unique pour des pays ayant en fait des taux d’inflation différents. Les différences de politiques structurelles (ou encore d’offre) entre les pays impliquent qu’en dehors même de la dotation différentiée de facteurs (capital/travail), certains pays  seront en plus handicapés et/ou aidés dans leur capacité à développer des filières d’avenir ou à profiter de leurs avantages. Pour prendre un exemple, on peut avoir une main d’œuvre peu qualifiée, et, pour ne rien arranger, des règles inadéquates d’organisation du marché du travail (cas grec), ou, inversement, des systèmes productifs locaux particulièrement flexibles, qui compensent ce handicap (cas italien). Par ailleurs, l’imposition d’une seule politique monétaire ne correspond pas au fait que le niveau d’inflation diffère selon les pays en fonction de leur place dans la division du travail continentale ainsi constitué, d’où des taux d’intérêts réels différenciés. Ainsi les taux réels très faibles dans certains pays de la périphérie de la zone Euro au cours de la décennie 2000 y ont encouragé des booms immobiliers comme en Irlande et surtout en Espagne. Ces booms, surtout dans le cas espagnol, ont caché la faible performance globale de ces économies à corriger leurs désavantages structurels et à profiter de leurs dotations en facteurs.

Les trois hétérogénéités cumulent de fait leurs effets pour aboutir à une divergence économique marquée à la fin des années 2000 sous le coup de la crise financière des subprimes, après une apparence de convergence dans la première moitié de la décennie. Les auteurs parcourent ainsi tous les mécanismes, désormais bien connus, qui ont mené à la crise des dettes publiques européennes que nous connaissons. L’apport de l’ouvrage est toutefois de montrer que, si la zone Euro doit persister, il faudra bien prendre en compte le cœur du problème d’États partageant une monnaie unique, à savoir cette « bonne hétérogénéité », qui mène par définition à une obligation de transferts fiscaux entre Etats et au fédéralisme. « La seule organisation institutionnelle capable de maintenir dans la même monnaie des pays hétérogènes est évidemment le fédéralisme, inévitable pour éviter la croissance déprimée et l’explosion de l’euro ». (p. 19) Il ajoutent : « Dans une union monétaire sans fédéralisme, les pays sont soumis à une contrainte d’équilibre extérieur, ce qui est incompatible avec le processus normal de spécialisation ». (p. 142)

Plus concrètement, les auteurs montrent, avec force statistiques, que la monnaie unique a été volens nolens une machine à désindustrialiser les Etats du « sud » de la zone Euro dont la France. Le « nord » (Allemagne, Autriche, Finlande, Belgique, Pays-Bas) s’est spécialisé dans l’industrie, et le « sud » (Espagne, Italie, France, Grèce, Portugal) dans les services. Cette situation implique que le nord a enregistré un fort excédent commercial vis-à-vis du sud. Celui-ci a été financé par  les emprunts massifs du sud au nord, autrement dit par l’allocation de l’épargne du nord vers la sud. La crise des dettes publiques des pays du sud éclate  lorsque l’épargne du nord a refusé de continuer à financer la « gabegie » sudiste.

De ce point de vue, la solution actuelle de court terme, qui repose sur l’austérité et les réformes structurelles imposées au sud, est logique, mais cruelle. Pour éviter de continuer cette accumulation de dettes entre le nord et le sud, la politique de la troïka (Commission européenne, BCE, FMI) a consisté à diminuer radicalement les dépenses publiques du sud, et donc les revenus des habitants de ces pays, de ce fait leur balance commerciale se rétablit et leur besoin d’emprunt diminue, mais leur croissance économique s’affaisse – au point que le mot de croissance y devient fort inadéquat. A moyen terme, il s’agit de faire les fameuses réformes structurelles, par exemple sur le marché du travail, ou d’empêcher de nouvelles bulles spéculatives immobilières à la périphérie. Les auteurs doutent pourtant très fortement que ces remèdes de cheval, avec ce qu’ils entrainent de pertes de revenus pour les ménages, les entreprises et les Etats, de montée du chômage et de perte de croissance, soient suffisants pour remettre ces pays sur le chemin de la croissance: en effet, la baisse des salaires, avec des prix à la consommation plutôt stables voire en augmentation, signifie un écroulement du revenu réel des salariés, et donc de la demande interne avec toutes les difficultés cumulatives sur les entreprises non exportatrices et les comptes publics que cela implique.

Surtout les auteurs soulignent que, même si ces remèdes suffisaient à stabiliser la zone Euro sur un sentier de croissance très faible à la périphérie, il restera encore à traiter des conséquences de la « bonne hétérogénéité ».

Or, dans le livre (et là on voit l’obsession de P. Artus jouer à plein), il n’existe qu’un seul secteur économique essentiel : l’industrie de pointe! Ainsi les pays qui possèdent de l’industrie de pointe sur leur territoire auront systématiquement tendance à se situer dans une situation créditrice par rapport à leurs partenaires commerciaux. De leur point de vue, il est de plus  possible d’établir une classification  de la « sophistication des économies » (fondé sur de multiples critères, comme le niveau de R&D par exemple) pour anticiper la croissance à moyen terme tirée par l’industrie de pointe (p. 62-65) : dans la zone Euro, il y aurait ainsi les winners à la main d’œuvre qualifiée, aux politiques publiques efficaces et aux entrepreneurs innovants (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Belgique, Finlande), il y aurait les losers à la main d’œuvre peu qualifiée, aux politiques publiques aberrantes (non-libérales?) et aux entrepreneurs cherchant la rente plus que le profit (Espagne, Italie, Grèce, Portugal), et enfin les cas intermédiaires (France, Slovaquie, Slovénie, Irlande). On pourrait discuter ad libitum de leur classification (avec le statut de l’Italie en particulier), mais le message est limpide (et déjà lu à plusieurs reprises sous la plume de P. Artus) : seule l’industrie de pointe compte, tout le reste n’est que littérature.

Autrement dit, même si toutes les réformes institutionnelles sont mises en œuvre et si tout l’ajustement demandé au pays du sud s’effectue – ce qui n’ira pas sans un appauvrissement massif des habitants du sud –, il restera que ces pays présentent une spécialisation productive qui les rendra durablement dépendant de transferts de la part des autres pays, parce qu’ils n’ont pas la capacité de développer des industries de pointe. Les auteurs semblent ainsi penser que la Grèce, pour ne citer, qu’elle a déjà dépassé un seuil de désindustrialisation irréversible. C’est d’ailleurs aussi leur argument pour expliquer pourquoi, à ce stade, ce même pays n’a plus aucun intérêt à quitter la zone Euro, puisque sans aucune industrie locale restante pour se substituer aux importations, la dévaluation de la nouvelle drachme n’y aurait pas les effets attendus. Le même raisonnement semble valoir pour les auteurs pour la situation dans laquelle la Grèce reste dans la zone Euro: on aura beau y diminuer radicalement les salaires, il reste que l’industrie n’y renaîtra pas de ses cendres… J’ai quelque doute sur ce point: si les coûts de production dans l’industrie y baissent suffisamment, il n’y a pas de raisons qu’une reprise ne s’observe pas dans ce secteur. L’industrie fondée sur la main d’œuvre non qualifiée peut exister partout dans le monde.

Au total, le livre par sa clarté même m’a paru un peu désespérant.

D’une part, il me semble qu’on se trouve très loin sur le plan politique de l’acceptation par les pays européens créditeurs qu’il leur faudra définitivement subventionner la périphérie, par la logique même de la monnaie unique. L’espoir demeure clairement que chacun s’en sorte à terme seul. Jean-Pisani Ferry dans son récent papier sur le FESF/MES/TSCG résume bien l’esprit des mécanismes mis en place de cette façon, une simple assurance mutuelle et non une vraie approche fédérale. Du côté des pays débiteurs, peut-on envisager par ailleurs sur la longue durée un appauvrissement au nom même de l’unité européenne? Ce type de politique économique a déjà réussi à faire s’écrouler la confiance dans l’Union européenne dans toute l’Europe du sud, tout particulièrement en Italie; pour l’heure, cela reste un mouvement d’humeur de l’opinion, mais, au bout de cinq ou dix ans de ce régime sans grands résultats en terme de croissance, certains vont y redécouvrir les charmes de l’indépendance des « nations prolétaires » – comme disait le Duce –  contre les  » ploutocraties ».

D’autre part, la France dans ce cadre de raisonnement semble particulièrement mal partie. En effet, pour P. Artus et I. Gravet, elle fait partie clairement partie des pays de l’Europe du sud du point de vue de la désindustrialisation liée à l’Euro. Le livre peut aussi se comprendre comme une intervention de plus  dans le débat actuel sur la « compétitivité ». Français, il est urgent d’apprendre à travailler plus pour gagner moins! De fait, l’écroulement du coût du travail dans le reste de l’Europe du sud ne peut que nous entraîner à suivre le mouvement, ou bien à voir périr le reste de notre industrie de labeur. Politiquement, si le gouvernement actuel doit gérer une baisse rapide et générale des salaires et des revenus, il risque de se heurter rapidement au fait que la France, contrairement à l’Espagne ou à la Grèce, possède le souvenir d’une prospérité économique en dehors de l’Union européenne « maastrichtienne »…

Pour finir, si l’on veut positiver, du point de vue économique, il me semble toutefois que P. Artus et I. Gravet, qui veulent sauver l’Euro par de nouvelles institutions fédérales, auraient intérêt à estimer le montant de richesses gagné à l’échelle de la zone Euro du fait même de la spécialisation productive  qu’amène la « bonne hétérogénéité ». Quel est le montant des gains de l’échange? Si l’existence même de la zone Euro apporte effectivement un gain de croissance potentielle, il serait en effet logique qu’une part substantielle de ce gain collectif soit redistribué via un budget fédéral de l’Union europénnne aux pays qui gagnent le moins à cette unification. Ma suggestion paraitra peut-être absurde dans le contexte actuel, où la zone Euro ne semble avoir rien apporté du tout en terme de croissance à l’ensemble de ses pays membres (par comparaison aux pays européens non membres de l’Euro et/ou de l’UE). L’économiste J. Sapir par exemple expliquerait plutôt qu’elle a coûté de la croissance. De fait, si P. Artus et I. Gravet veulent justifier une redistribution fédérale de la richesse européenne, encore faut-il qu’ils prouvent au moins à travers un calcul du gain potentiel que l’existence même de la zone Euro crée plus de richesses que son absence. En effet, problème supplémentaire, on peut imaginer profiter de la « bonne hétérogénéité » entre pays (alias les gains du commerce international) sans monnaie unique: la spécialisation productive des pays ne se fait pas seulement dans une zone monétaire unique, il suffit que l’échange international se fasse sans entraves particulières. L’existence du « Grand Marché » apparait plus important à mon sens de ce point de vue. Du  coup, la conclusion de P. Artus et I. Gravet en faveur d’institutions fédérales sur des bases économiques me paraissent faiblardes. La vraie justification reste politique. Surtout, à ce stade, ils sont comme (presque) tout le monde, ils craignent l’inévitable apocalypse financière lors de la dissolution de la zone Euro.

Or, après tout, cet apocalypse financière n’est-elle pas le seul moyen de dé-financiariser l’économie mondiale?

C’est la rentrée 2012, et la crise continue!

Voilà, nous sommes aux portes de la rentrée 2012, et la crise économique et politique européenne continue as usual. Comme me le disait lundi mon collègue Klaus Kinzler lors d’une conversation de couloir devant l’inévitable photocopieuse, il a l’impression que l’on a désormais fait le tour des arguments possibles, que tout le monde se trouve désormais condamné à se répéter, et que cette crise se traîne au delà de ce qu’un observateur impliqué comme lui peut tolérer.  J’ai moi-même une impression semblable de lassitude et d’exaspération, j’essaye pourtant encore une fois de rassembler mes idées au seuil de cet automne sans doute décisif pour la zone Euro et l’Union européenne.

Ainsi, si l’on s’occupe des interprétations de cette crise, j’ai l’impression que l’on trouve désormais trois lignes d’analyse critique, qui s’entremêlent souvent en pratique, mais qu’on peut distinguer tout de même parce qu’elles ne situent pas la source du blocage de l’économie européenne au même endroit.

La première, c’est celle des auteurs d’inspiration néo-keynésienne qui soulignent les erreurs de jugement des dirigeants européens, et surtout de leurs conseillers économiques. Pour ces derniers, inspirés par une vision  remastérisée de l’économie néo-classique, il suffirait d’une bonne vieille cure d’austérité dans la dépense publique, d’une bonne saignée bien moralisante, pour provoquer un choc de confiance chez les agents économiques privés, et pour faire repartir de ce fait la machine économique. Cette « austérité expansionniste », qui, dans l’idéal, amènerait à zéro les dépenses publiques et à zéro l’endettement public, n’a pourtant pas l’air de bien fonctionner, tout au moins pour l’instant, et tous les néo-keynésiens de se faire un malin plaisir de le souligner, à mesure que des pays comme la Grèce, l’Italie ou l’Espagne semblent s’enfoncer dans le cycle récessif qu’ils avaient fort bien prévu. Il me semble qu’on peut classer, avec les modulations d’usage, Paul Krugman, Joseph Stiglitz, les « économistes atterrés », Patrick Artus, les économistes de l’OFCE sur cette ligne. De manière plus modérée, on voit des économistes souligner que les déficits publics doivent certes être réduits pour rendre la dette publique des Etats européens soutenable, mais qu’il faut le faire à la bonne cadence. Pour un exemple en ce sens, je citerais Anton Brender, Florence Pisani, Emile Gagna dans leur chapitre consacré à l’Europe dans La crise des dettes souveraines (Paris, La Découverte, 2012), sobrement intitulé Le drame européen (sic). Selon cette première ligne d’analyse, il suffirait que les dirigeants changent de vision des mécanismes économiques pour que les choses s’améliorent. Le point fort de cette explication à mon sens, c’est que des pays qui ne sont pas dans la zone Euro, la Grande-Bretagne pour ne pas la citer, suivent cette ligne de conduite dans leur politique économique, avec des résultats pour l’instant conformes à la vision des keynésiens, autrement dit, cela va mal.

La seconde est institutionnaliste. Étant donné la structure des institutions européennes au départ de la crise économique, le résultat ne pouvait être qu’une incapacité à trouver un acteur capable de relancer l’économie européenne  au niveau global. L’Union européenne (en tant que Commission européenne) possède un budget réduit à 1% du PIB européen, et n’a en plus que peu de ressources fiscales propres, pour ne pas dire en pratique aucune. Le pur aspect institutionnel ne suffit cependant pas à épuiser cette ligne d’explication. De fait,  les acteurs politiques nationaux ont largement contourné les règles établies lors du  Traité de Maastricht. La clause de « no bail-out », de non-renflouement d’un État par ses partenaires, a largement été ignorée, en particulier pour la Grèce. Il serait bien évidemment intéressant de construite un contre-factuel, où les règles européennes sont strictement respectées. La Grèce fait défaut sur sa dette publique au printemps 2010, que se passe-t-il ensuite? Les banques grecques sautent, les grandes banques européennes sautent, et ensuite? Comme on sait bien que la Grèce a été aidée à ce moment-là, toute une analyse politologique et économique en découle qui souligne à l’envi le poids de certains acteurs-clés, qui ont justement refusé de « sauter ». Du point de vue des remèdes, contrairement à la vision précédente, il ne s’agit pas alors tant de changer la vision de l’économie des dirigeants européens, que les contraintes institutionnelles des uns et des autres. L’idée d’une vraie fédération se trouve  ici au bout du tunnel. Évidemment, s’il existait une Fédération européenne avec un budget conséquent, on pourrait envisager une politique contra-cyclique à l’échelle continentale. Si les faillites bancaire deviennent l’affaire de la Fédération, c’est le contribuable européen qui les paye. Sans le grand soir fédéral, c’est (presque) chacun pour soi, et l’Euro pour tous, et de belles années de stagnation à venir.

Enfin, j’ai l’impression qu’une troisième ligne d’analyse tend à s’affirmer ces derniers temps. Je l’appellerais pour faire image la thèse de la « strangulation contrôlée ».  C’est un jeu finalement très simple, bien décrit par l’économiste Alexandre Delaigue par exemple. Selon cette vision – qui pourrait paraître complotiste à certains politistes, mais qui correspond à des déclarations publiques de responsables politiques européens – ,  certaines élites économiques et politiques – en particulier les dirigeants de la BCE, ceux de la Commission, les dirigeants allemands actuels – veulent saisir l’occasion de la crise pour restructurer en profondeur les rapports de force au sein des sociétés européennes, en particulier en finir avec les « archaïsmes » sociaux des pays méditerranéens. Certains y voient aussi une sorte de vengeance nordique contre les sudistes s’étant invité par effraction à la table de l’Euro  en 1996-97. Dans ce cadre, il s’agit d’aider les Etats en difficulté, mais en leur imposant des « conditionnalités » et de faire en sorte qu’ils ne puissent plus s’en affranchir une fois qu’ils ont reçu de l’aide. Plutôt que de trouver un mécanisme pérenne d’aide, il faut donc viser à  maintenir ces Etats dans un état d’asphyxie financière. Ainsi la BCE pourrait aider les Etats en difficulté à se financer en achetant directement leur dette publique (comme le font les autres grandes banques centrales pour leurs Etats respectifs), mais elle déclare ne vouloir le faire que si les dits Etats mettent en œuvre des réformes de structure d’orientation libérale, fortement demandées par cette dernière, par les pays dominants, l’OCDE, le FMI, les économistes libéraux, etc.. Il s’agit de faire fortement pression sur les gouvernants nationaux – dont certains non élus ne demandent à vrai dire que cela…- pour qu’ils passent outre toutes les réticences populaires aux dites réformes structurelles, le tout au nom de l’Europe. Celles-ci visent à établir un marché du travail purement libéral, sans syndicats pour augmenter les salaires au delà du niveau de la productivité individuelle de chaque travailleur, sans trop de droits sociaux pour gêner les entreprises, etc. . Le grand avantage de cette troisième façon de voir est de redonner aux acteurs dominants en Europe une intentionnalité moins stupide que dans les deux premières explications, surtout que celle que leur prête  la première explication. En effet, les effets récessifs des politiques d’austérité budgétaire ne gênent en rien ceux qui veulent en profiter pour restructurer à marche forcée les sociétés méditerranéennes, bien au contraire, tout se passe comme prévu. Plus il y a de récession, plus il y a de chômage,  plus le pouvoir de négociation des syndicats diminue, plus les salaires baissent, plus les gouvernements nationaux peuvent mettre en œuvre des mesures littéralement impensables auparavant – qui risquent d’ailleurs de finir par se heurter au droit européen minimal du travail… ce qui n’est pas d’ailleurs le moindre paradoxe de l’affaire. Comme le rappelle A. Delaigue, cette ligne de négociation au bord de l’abîme entre les gouvernements nationaux des pays dominés, ceux des pays dominants (en pratique la seule Allemagne) et la BCE peut déraper à tout moment. En effet, les marchés financiers peuvent prendre peur, un gouvernement national se cabrer, la conjoncture économique d’un pays s’écrouler vraiment. J’ajouterais que les représentants syndicaux du monde du travail peuvent finir par comprendre la manœuvre, que, surtout, les simples citoyens des pays concernés peuvent perdre confiance dans l’Europe – comme c’est le cas en Italie par exemple . Ce jour, A. Merkel a adressé un satisfecit à l’action « réformatrice » de M. Monti, tout en s’inquiétant du futur gouvernement italien issu des urnes…

En tout état de cause, ces trois lignes d’analyse critique indiquent que nous en avons encore pour un moment de cette crise…  Le « chemin de Damas » keynésien est improbable, les institutions se réforment lentement, et l’on n’a pas fini d’éduquer les méridionaux…

Ps. Ce matin sur France-Inter, 4 septembre 2012, Daniel Cohen, invité à la Matinale pour faire la promotion de son dernier opus, affirme que tous les économistes savent bien ce qu’il faudrait faire, en citant P. Krugman et J. Stiglitz, pour résoudre la crise, puisque celle-ci ressemble fortement dans ses mécanismes à celle des années 1930 et que les gouvernements font de l’austérité  à la manière d’un chancelier Bruning en Allemagne en 1932 (sic).  De manière intéressante, pour expliquer le blocage alors qu’intellectuellement,  selon D. Cohen, les économistes seraient unanimes sur la direction de la sortie de crise – ce qui bien sûr est faux! sauf à disqualifier certains économistes de leur titre même d’économiste -, il fait un parallèle entre les deux rives de l’Atlantique. Des deux côtés, il s’agirait au fond d’un refus de solidarité, à travers l’annulation nécessaire des dettes des pauvres (directe ou via l’inflation) : les riches (blancs) américains refuseraient de payer pour les pauvres (noirs surtout) américains; les riches européens nordiques (allemands) refuseraient d’aider les pauvres européens sudistes (grecs). C’est sans doute bien rapide comme raisonnement, mais cela correspond à mon deuxième motif de blocage, en y ajoutant une arrière-plan identitaire de clivage profond des sociétés en cause.  D. Cohen, l’économiste, souligne d’ailleurs qu’en 50 ans d’intégration européenne, le sentiment identitaire entre Européens n’a pas progressé. Les données disponibles lui donnent tort, mais il a raison sur le fait que, pour l’heure, ce n’est pas le grand amour!