Dans la vague(lette) des livres qui vont revenir sur l’état de l’Union européenne (UE) à la veille des élections européennes de ce printemps, le livre du journaliste Ludovic Lamant, ancien correspondant de Mediapart à Bruxelles de 2012 à 2017, Bruxelles Chantiers. Une critique architecturale de l’Europe (Lux éditeur, Montréal, 2018) sera sans doute le plus original, et l’un des plus agréables à lire.
Le point de vue proposé au lecteur est plutôt étonnant. Comme le titre l’indique, l’auteur se propose de réfléchir sur l’état de l’UE à travers l’architecture des bâtiments et la configuration des quartiers où se déroule en pratique la vie bureaucratique et politique de cette dernière. Il retrouve ainsi un constat assez classique et évident, même pour qui n’est allé qu’une fois ou deux à Bruxelles : le quartier où se situent les institutions européennes et les bâtiments qui les abritent ne se démarquent en rien d’un quartier d’affaires très ordinaire, construit dans les années 1960-1990 ailleurs dans le monde. De fait, si l’on ne sait pas grâce à un plan de ville que les institutions européennes et tout ce qui gravite autour sont là, s’il n’y avait pas (parfois) des indications écrites à l’entrée des bâtiments, il n’y aurait aucun moyen de le deviner. C’est nul esthétiquement, froid comme une comptabilité en partie double, minéral comme une pierre tombale d’aujourd’hui, sans aucun intérêt pour l’œil, et en plus sans aucune vraie place publique. Il vaut mieux ne pas y avoir peur des vents glaciaux en hiver et des chaleurs étouffantes en été. Et, à l’intérieur, ce sont des bureaux et des salles de réunion des plus ordinaires. C’est de cette absence d’inscription symbolique, spatiale et architecturale à la fois, de l’UE dans l’espace bruxellois, dont L. Lamant souhaite rendre compte, tout en faisant le bilan des connaissances qu’il a accumulées sur l’Europe comme correspondant. Il faut ajouter aux propos de l’auteur que cette considération de nullité esthétique/symbolique saute d’autant plus aux yeux du visiteur qu’à la fois la ville de Bruxelles proprement dite avec sa « Grand Place » du temps des Pays-Bas espagnol et l’État belge d’après 1830 avec tous ses monuments (dont le très décrié Palais de Justice) dans le centre-ville ne sont pas avares de symbolismes lisibles.
Au fil des pages, L. Lamant essaye donc d’expliquer pourquoi les institutions européennes en sont arrivés là, à cet état de (presque) parfaite aboulie symbolique. Il rappelle que toute cette installation fut officiellement provisoire des années 1950 à 1992 (moment où la question du siège de la Commission est en effet fixée par les traités) et que la question du siège du Parlement européen (entre Bruxelles de fait et Strasbourg en droit) a amené à des contorsions légales et pratiques qui se ressentent dans l’architecture choisie. Il rappelle que toute cette installation ne fut jamais pensée au départ, mais laissée aux bons soins de promoteurs privés trop heureux de loger la Commission, le Parlement et tout ce qui gravite autour en y voyant l’occasion de magnifiques spéculations immobilières – à grand peine combattues par quelques (Gallo-)Bruxellois récalcitrants. Il interroge les architectes ou urbanistes qui ont essayé de corriger sans grand succès le laissez-aller des débuts ou de construire des bâtiments un peu plus porteurs de sens. Il décrit avec justesse et avec un grand sens du détail le post-modernisme à deux centimes d’Euro qui préside à la conception de la plupart des bâtiments construits ces dernières années. Il s’amuse aussi de ces artistes qui se moquent de l’Europe dans ses propres murs, comme ces sculptures d’autruches la tête dans le sable installées à deux pas du siège bruxellois du Parlement européen (p. 225). Pour qui connait les lieux, cela confirme bien des choses, et, pour ceux qui ne les connaîtraient pas, il me semble que l’ambiance de « Bruxelles l’européenne » se trouve très bien rendue. L. Lamant ne dit peut-être cependant pas assez à quel point pour un flâneur, amoureux des ambiances urbaines, le reste de Bruxelles, malgré la « bruxellisation » qui a détruit des merveilles d’architecture « Art Nouveau » dans les années 1960, reste une des villes les plus agréables d’Europe. Le contraste avec le « Quartier européen » n’en est alors que plus radical.
Le plus intéressant dans l’ouvrage est sans doute la comparaison avec la situation architecturale à Francfort (p. 187) et à Luxembourg (p. 106). La BCE s’est dotée d’un nouveau siège avec une architecture remarquable, la Cour de justice aussi. C’est la puissance exaltée dans les formes choisies dans les deux cas. L. Lamant y voit la trace dans le bâti de la plus grande détermination de ces deux institutions à exister, et aussi sans doute de leurs procédures décisionnelles plus claires que celles des institutions qui siègent à Bruxelles : le Conseil de l’Union européenne/Conseil européen et la Commission.
Pour le reste, L. Lamant entremêle son enquête sur les dessous du ratage architectural et urbanistique bruxellois avec des considérations sur le fonctionnement tout aussi raté de l’UE ces dernières années. Qui a suivi les affaires européennes n’y apprendra pas grand chose qu’il ne connaisse déjà (entre autres par les articles de l’auteur dans Médiapart), mais il est réjouissant de voir un journaliste s’appuyer sur toute une série de travaux d’européanistes pour éclairer son propos. Au total, il donne une image mélancolique de l’UE actuelle. Tout semble certes perdu, tout le monde attend la fin, surtout les artistes/créateurs à vrai dire, mais c’est tout de même « une gigantesque occasion manquée, alors même que le chaos au dehors rend son existence plus nécessaire que jamais » (p. 227, dernière phrase de l’ouvrage, de l’Épilogue Clôture de Bruxelles). Il rend compte dans les dernières pages d’un entretien avec le socialiste belge, Paul Magnette, et il semble largement se rallier à sa vision d’une gauche radicalisant son action à l’intérieur même des institutions européennes. C’est sans doute là un moyen de ne pas désespérer le lecteur de gauche. Quoi qu’il en soit, la lecture du livre rend bien compte du Bruxelles de ces années-là, avant la fin ou avant le renouveau. Who ever knows?