« Cette dame n’a pas une culture très ancienne des traditions françaises, des valeurs françaises, de l’histoire française », a déclaré le Premier Ministre François Fillon pour renvoyer à son néant, non sans une visible délectation, la candidate à la Présidence de la République d’Europe Ecologie – les Verts. Cette dernière, à peine désignée candidate par le vote des militants écologistes, avait eu en effet l’outrecuidance de déclarer publiquement qu’elle souhaiterait, si elle était élue Présidente de la République, remplacer le défilé militaire du 14 juillet par un défilé civil. Cette déclaration du Premier Ministre n’est alors que la plus réussie d’un florilège de propos peu amènes tenus à droite, à l’extrême-droite, et même en partie à gauche, en réaction à la proposition d’Eva Joly. De plus, F. Fillon, en visite officielle à Abidjan, a ajouté prendre plaisir à la polémique entraînée par ses propos.
Cependant, ne peut-on pas féliciter les auteurs de toutes ces déclarations de leur propre ignorance de l’histoire de France, ou, tout au moins, de leur capacité à n’en retenir à dessein qu’une partie? En effet, dans les traditions françaises, l’anti-militarisme existe tout aussi bien (anti-militarisme que ne revendique d’ailleurs pas du tout E. Joly dans son entretien avec Libération du 16-17 juillet 2011), tout comme d’ailleurs une méfiance (essentiellement à gauche il est vrai) envers les capacités répressives, réactionnaires, voire putschistes, de l’armée. « Garde nationale », cela leur dit-il quelque chose? Plus tard, « Versaillais », est-ce que ce mot ne rappelle pas aux responsables actuels de la droite quelque évènement bien peu glorieux pour l’armée française ? « Dreyfus », ne connaissent-ils pas non plus? Et, plus récemment, « 1961 », qu’est-ce que cela leur évoque? Rien? Une sainte méfiance à l’encontre des tendances réactionnaires, anti-républicaines, qui ont longtemps marqué l’histoire des forces armées françaises, me semble faire aussi partie de l’héritage républicain. Ce n’est qu’avec force oublis et raccourcis que l’on peut tendre à une vision univoque d’une armée qui aurait toujours et en tout lieu été au service exclusif du pouvoir civil républicain. La droite n’aurait raison dans ses propos que si elle voulait souligner ainsi qu’il ne faut surtout pas, en remettant en cause le défilé militaire du 14 juillet, revenir sur ce compromis qui considère l’armée comme d’essence républicaine en dépit même de ce que l’histoire, y compris récente, a parfois montré. La question se pose d’ailleurs dans la société : cette année, des étudiants s’étonnaient auprès de moi qu’on célébrât dans les lycées militaires les victoires napoléoniennes, et qu’il subsiste chez certains élèves de ces lycées d’élite tout un culte napoléonien qui n’avait à tout prendre rien de républicain. Je me souviens avoir défendu ces traditions napoléoniennes au nom de l’histoire propre de nos armées, qui trouvent sans doute dans ce mythe de la « Grande Armée » des ressources symboliques d’affirmation de soi dans un monde qui, par ailleurs, tend à ne plus raisonner du tout en terme de gloire, grandeur et servitude. En somme, que l’armée française puisse s’enorgueillir de quelques traditions pré-républicaines ne peut guère être mis en doute, et que cela gêne certains de nos concitoyens non plus.
Par ailleurs, les déclarations des dirigeants de la droite à l’encontre d’Eva Joly démontrent que ces derniers ne sont décidément pas racistes, mais qu’ils sont sans doute xénophobes sans le savoir eux-mêmes et qu’ils ne croient pas une seconde à leur propre discours sur l’intégration des immigrés. Eva Joly, comme on le sait, est d’origine norvégienne, on ne peut guère donc voir dans les propos tenus à son égard insistant sur son origine une quelconque preuve de racisme (sauf à supposer que l’on oppose ici la race celte à la race scandinave). Par contre, les propos tenus semblent pencher vers la xénophobie : c’est parce qu’elle est au fond demeurée une étrangère qu’elle ne comprend rien à la France – sans compter les remarques qui affleurent chez certains sur son accent. Il est vrai qu’Eva Joly a souhaité garder sa nationalité norvégienne, elle est donc de fait aussi étrangère, mais, après tout, un étranger a aussi la possibilité de comprendre quelque chose à ce pays (pensons à tous ces historiens étrangers qui ont joué un rôle éminent dans notre historiographie). Surtout, ces attaques à l’encontre d’Eva Joly soulignent que, finalement, même si on réside en France depuis 50 ans, qu’on a acquis la nationalité française depuis des lustres, qu’on y ancré sa vie privée, qu’on y a exercé une profession, magistrat, qu’on peut considérer comme participant des fonctions régaliennes de l’Etat français, on reste une étrangère qui n’a rien compris et ne comprendra jamais rien à la France. Eva Joly prouverait par cette déclaration qu’elle n’est pas « intégrée » ou « assimilée ». Seuls les Français par leurs ancêtres depuis… les Croisades? les Guerres de Religion? la Révolution? comprennent pour les auteurs de ces déclarations quelque chose à ce pays. On devrait du coup méditer ce fait qui concerne pour le coup tous les étrangers voulant devenir français (ou croyant l’être devenu par acquisition) : même dans une telle configuration extrêmement favorable (Eva Joly étant du point de vue de la sociologie exactement le contraire de l’immigré difficile à intégrer), vous resterez toujours un étranger, dès que vous ne penserez pas comme nous…
Ce procès en légitimité fait à brûle-pourpoint à la ci-devant norvégienne Eva Joly, qui ,pourtant, comme elle l’a dit avec un sens de la répartie qu’on ne lui soupçonnait pas, n’est pas descendue la semaine dernière de son drakkar, augure aussi mal des sentiments européens des dirigeants de la droite. Même si la Norvège n’est certes pas membre de l’Union européenne (pour avoir refusé d’y entrer par référendum), c’est aussi l’idéal européen qui souffre dans ce procès en légitimité fait à Eva Joly.
Enfin, la campagne présidentielle de 2012 a commencé, et à droite, d’évidence, c’est la phase « back to basics ».