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François Fourquet, Penser la longue durée.

img20180611_20502686Il y a de ces livres dont on se demande comment un éditeur sérieux (en l’occurrence, François Gèze. cf. p.4) a pu le travailler sans se rendre compte qu’il offrait ainsi aux lecteurs un produit (presque) sans intérêt. Le livre (posthume) attribué à François Fourquet, Penser la longue durée. Contribution à une histoire de la mondialisation (Paris : La Découverte, 2018) fait partie de ceux-là.

Ce livre partait pourtant d’une bonne intention. Il s’agissait de rendre hommage à un économiste hétérodoxe trop tôt disparu.  Né en 1940, auteur d’un classique souvent cité (Les comptes de la puissance, 1980), F. Fourquet est mort en effet en  2016 – à 76 ans donc. Il avait mis en chantier un livre qui aurait été une histoire de la mondialisation. Un collègue du  disparu, Alain de Toledo,  a voulu au moins publier l’introduction théorique de cet opus à jamais inachevé (« Avertissement », p. 5-6). Fort bien.  Cela constitue à peu près les deux tiers de l’ouvrage (p. 17-172). Comme tout de même l’éditeur a dû penser que ce texte n’était pas des plus passionnant, il a eu l’idée de republier un article de F. Fourquet, paru en 2004 dans l’Année de la Régulation (n°8), « Le rapport international est toujours dominant » (p. 183-236). Et, comme les thèses exprimées dans cet article constituaient une critique en règle de l’approche de l’international par « l’École française de la Régulation », l’éditeur a proposé à Robert Boyer, son plus éminent représentant, un droit de réponse dans une longue postface, « Vertus et limites  d’une histoire globale de la mondialisation: un dialogue entre François Fourquet et la théorie de la régulation », en date du 31 janvier 2018 (p. 237-306). Pour donner quelque légitimité à cet ensemble un peu brinquebalant, Christian Chavagneux livre une Préface, « La méthode Fourquet » (p. 7-15), à moitié convaincue, qui ne cache pas qu’il n’est pas d’accord avec tout ce que F. Fourquet peut dire dans l’ouvrage.

Comme chacun sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions. (Enfin, bon d’accord, c’est une fake news…). Le texte laissé par F. Fourquet (et mis en forme par A. De Toledo) constitue en effet plus un  document pour les historiens des sciences sociales qu’un apport vraiment novateur. En effet, comme fort honnêtement, F. Fourquet cite ses références intellectuelles à plusieurs reprises (dont dans ses « Remerciements », p. 17-21, qui ouvre son propos), on se rend compte avec quelque effroi qu’il semble avoir arrêté la plupart de ses opinions dans les années 1960 et n’en avoir guère bougé ensuite. J’ai eu l’impression en le lisant de parcourir les rayonnages des librairies d’occasion que j’affectionne tant par ailleurs.  Quelqu’un qui, au cœur des années 2010, cite sérieusement (dès la page 19, et p. 57-58) Sartre, Critique de la raison dialectique (1960), comme une œuvre qui lui a inspiré des concepts (dont ceux de « pratico-inerte » et  de « quasi-sujet », deux des points les plus contestables de toute la démonstration par ailleurs) fait preuve d’un beau courage – ou d’une absence totale de sens de l’à propos par rapport à l’état des sciences sociales de son temps. Idem pour l’hommage à A. Toynbee (p. 17), lui aussi utilisé ensuite. A ces références pour le moins vieillies (pas toutes heureusement), il faut ajouter que le lecteur comprendra rapidement que F. Fourquet étale pour le moins complaisamment une vieille rancœur contre le mouvement communiste si typique  d’un ancien croyant de la foi communiste de sa génération. C’est peu dire que ce genre de ratiocinations n’intéressera guère en 2018 le lecteur de moins de 70 ans – dont je suis tout de même! Sans doute pour bien se démarquer de ses anciens camarades de parti, F. Fourquet en vient ainsi à prétendre que, d’un certain point de vue, « le capitalisme » ne peut pas exister puisque c’était le nom de l’adversaire que le communisme et le socialisme s’étaient construits, et, comme ces derniers n’existent plus comme perspectives historiques et bien le capitalisme non plus (p. 113-115). Ce genre de truisme  est certes fort plaisant à enregistrer pour l’historien des idées, ou plus exactement pour celui des générations intellectuelles en France, mais fort rebutant pour le lecteur contemporain.

Pour ce qui est de la thèse centrale de F. Fourquet – rassurons tout de même les mânes de l’auteur : elle existe -, le problème qui apparait tout de suite au lecteur un peu informé est qu’elle n’est pas si nouvelle que cela. Il le dit d’ailleurs lui-même: il s’inspire largement des travaux de François Braudel sur l’économie-monde, les généralise et les amène jusqu’à l’époque la plus contemporaine. On pourrait ainsi  résumer sa thèse en disant qu’il propose une version économique de l’hypothèse Gaïa. Pour F. Fourquet, le tout de l’économie-monde (une fois devenu économie mondiale au XIXème siècle par absorption de toutes les économies-mondes dans l’économie-monde dominée par Londres) détermine en dernière instance tout le reste. Le tout (de l’économie mondiale capitaliste) l’emporte sur les parties (nationales/régionales/locales). Le tout permet en réalité la création des parties qui n’existent que comme parasitage ou hèlage (national/régional/local) du capital.  Les États sont  en effet des organisations territoriales qui tendent, soit à taxer le capital, soit à essayer de le séduire pour qu’il s’installe sur leur territoire (ce que F. Fourquet appelle le hèlage). Et, concrètement, si on le suit, ce sont les grandes familles marchandes/financières/capitalistes qui dominent le centre de l’économie-monde et qui forment le cœur de l’économie mondiale. Les États ne représentent eux qu’un parasitage de ce mécanisme fondamental d’une vie économique, sociale et culturelle du monde, organisée par cette super-élite marchande centrale. Cette dernière vit de la richesse créée par la coopération, par l’intelligence collective, de toute l’humanité. En dehors des auteurs que cite F. Fourquet, cette thèse ressemble beaucoup pour le passé à celles de K. Polanyi sur la naissance du capitalisme (années 1950), et, pour le présent, aux thèses de T. Negri et M. Hardt sur la « multitude » et l' »empire » (début des années 2000) – ou dans un autre registre, à celle de Yuval Noah Hariri dans Homo Deus (2015) insistant sur la « collaboration » comme source ultime du pouvoir d’Homo sapiens sapiens sur la planète .

Cette thèse centrale – respectable en elle-même- se trouve malheureusement encombrée de considérations annexes (sur la religion, sur les civilisations, sur le changement social par effervescence [sic] à la Durkheim, etc.) qui rendent le propos des plus énervants. Par moments, j’aurais eu envie de renvoyer une version corrigée de son ouvrage à F. Fourquet s’il avait encore été de ce monde, et je détesterais que certains propos de ce livre soient repris par des étudiants naïfs. (Désolé, j’ai vraiment les défauts de mon métier). Le pire est que l’article de 2004, ici reproduit, dit finalement les choses plus clairement, et il pose d’ailleurs une objection à la théorie de la régulation: y aurait-il pu avoir le « compromis fordiste » au niveau des nations occidentales s’il n’y avait pas eu la Guerre froide, et le changement, observé dès les années 1970, n’est-il pas lié à ces aspects géopolitiques? C’est là à dire vrai une très bonne question. Et j’aurais tendance à répondre avec les historiens de la Guerre froide que les compromis nationaux n’auraient décidément pas été les mêmes si la menace communiste n’avait pas existé.

Malheureusement, pour ajouter de la confusion, R. Boyer dans sa réponse ne se saisit pas vraiment ce point d’histoire – qui, il est vrai, n’est pas de son domaine de compétence. Il explique encore une fois la théorie de la régulation dans son dernier état – avec force schémas plus ou moins clairs-, et il montre comment celle-ci peut rendre compte du changement de régulation du compromis fordiste vers le néo-libéralisme financiarisé. Revenant sur l’idée de compromis socio-politique, R. Boyer insiste sur l’importance du niveau national, sans vouloir se confronter à cet argument (juste à mon sens) de la Guerre froide.  En outre, même s’il prend en compte l’ensemble du propos de F. Fourquet, R. Boyer répond surtout à l’article de 2004, qui portait plutôt sur la période contemporaine, mais pas à l’argument ultra-mondialiste de F. Fourquet sur la longue période. Trompé peut-être par les formulations vraiment un peu mystiques par moment de F. Fourquet (Hegel sort de ce corps!), R. Boyer croit seulement y voir une idée philosophique – facile à réfuter, ou à ne pas prendre en compte-, mais il manque la question tout à fait historique. L’économie est-elle d’abord mondiale, avant d’être nationale?

En même temps, à vouloir répondre à F. Fourquet, on retomberait sans doute sur la réponse de Braudel: il y le proche et il y a le lointain. La période contemporaine est peut-être celle où tout le proche (l’économie de subsistance) se trouve pris dans le lointain (l’économie de marché). F. Fourquet aurait pu d’ailleurs argumenter qu’avec les effets multiformes de l’économie mondiale sur l’écologie de la planète terre, toute activité (y compris celle de groupes de chasseurs-cueilleurs au fin fond de l’Amazonie) est prise dans ce tout et en subit les conséquences (externalités). Bizarrement, il n’évoque pas ces aspects écologiques. Il voit l’économie mondiale comme le résultat productif de toutes les intelligences humaines et les économies nationales comme la résultante de la répartition politique de ce résultat, mais il ne voit pas que son raisonnement pourrait être facilement étendu aux pollutions. Par exemple, si les riches électeurs de D. Trump encaissent les profits de leurs capitaux investis à Wall Street, c’est aussi grâce au fait que les Inuits par exemple sont forcés de subir des température élevées qui détruisent ce qui restait de leur mode de vie et qu’ils ne disposent pas des moyens de coercition pour contrer cette destruction. Leur mode de vie est négociable.

Par ailleurs, la seule intuition de F. Fourquet qui m’a semblé vraiment originale est celle selon laquelle le centre de l’économie-monde, une ville ou une conurbation entre plusieurs villes (actuellement New York – Washington), doit être un lieu de tolérance religieuse, culturelle et politique. L’intolérance nuit aux (bonnes) affaires qui forment le cœur de  l’économie monde. Cela semble bien être le cas pour les cas du passé (Venise, Anvers, Amsterdam, Londres), et il serait logique que cela soit le cas dans l’avenir. C’est là un argument qui laisse à penser à F. Fourquet que la Chine (communiste) ne peut pas devenir à terme le centre de l’économie mondiale (en particulier p. 169-170, et p. 173-175, reproduisant un point de vue donné au journal le Monde en 2010). (Ou est-ce que cela veut dire que Singapour sera le centre du monde du XXIème siècle?) Pour le coup, c’est là une prédiction que les historiens de l’avenir auront le loisir de falsifier ou de confirmer. Si elle est vraie, l’idée que le centre de l’économie-monde est par nécessité tolérant me parait aussi un message d’espoir pour la liberté intellectuelle de l’humanité.

Au final, la publication de cet ouvrage, dont je déconseillerai la lecture aux étudiants même avancés, dessert la cause que F. Fourquet entendait sans doute servir. L’idée est bonne, mais la réalisation terrible. Il aurait donc mieux valu s’abstenir de proposer au lecteur de 2018, d’une part, des preuves si éclatantes d’une pensée vieillie à bien des sens du terme, et, d’autre part, des démonstrations si bancales. Faire les fonds de tiroir n’est jamais très raisonnable, même par amitié. A chacun son époque.

 

 

 

 

Sylvain Piron, L’occupation du monde.

img20180606_09451897Voici un livre intriguant que j’ai découvert au hasard de mes flâneries (devenues bien trop rares à mon goût) dans les librairies : Sylvain Piron, L’occupation du monde (Bruxelles : Zones sensibles, 2018). C’est en effet l’œuvre d’un médiéviste qui se pique d’apporter quelque chose au débat contemporain sur l’anthropocène.

La thèse de cet ouvrage – car il y en a une – est d’une simplicité pour ainsi dire biblique : la manière d’agir dans le monde qui constitue le fondement ultime du capitalisme – et donc de l’anthropocène – est issue d’une modulation de la pensée chrétienne occidentale qui s’exprime dès le XIIIème siècle de notre ère dans la première scolastique. Pour user d’une métaphore (dont n’use certes pas l’auteur), les esprits de notre humanité présente sont en proie à un virus (au sens d’un virus informatique) – le rapport capitaliste au monde humain et non-humain, dont les économistes néo-classiques constituent les principaux propagateurs – dont l’origine première est à rechercher dans cette réflexion intellectuelle du début du présent millénaire. Dans les mots de l’auteur, « La principale thèse que défend ce livre peut donc s’énoncer très simplement. Il reste un impensé théologique au cœur de la raison économique. (…). Le noyau initial en a été formulé, dans le seconde moitié du XIIIème siècle, par des théologiens éclairés qui n’y voyaient qu’un secteur particulier des relations sociales, requérant des règles spécifiques. »

Cette thèse, énoncée dès l’introduction, se trouve surtout discutée dans le chapitre VII de l’ouvrage, L’économie des scolastiques (p. 157-180), mais elle informe le parcours en crabe de tout l’ouvrage. En effet, comme le reconnaît l’auteur dans ses lignes de conclusion (p. 190), en comparant en raison de son caractère hybride son ouvrage à un ornithorynque (sic), ce livre se  situe en dehors des clous d’une publication scientifique classique. Quoique d’évidence informé par des connaissances et recherches précises sur le sujet (et doté en conséquence d’un appareil de notes des plus conséquent), il ne se présente pas en effet un travail historiographique abouti. Il ne plaira sans doute pas du tout aux évaluateurs bureaucratiques de la recherche. De fait, à plusieurs reprises, Sylvain Piron annonce la publication d’un second volume, plus érudit sans doute, qui fera la démonstration détaillée de ce qu’il annonce ici comme conclusion : c’est dans la première scolastique que l’on trouve le tout début du virus capitaliste qui s’est emparé de l’Occident chrétien d’abord, et du monde ensuite.

Mais alors, en dehors de l’annonce d’une thèse et de sa démonstration simplifiée, qu’y a-t-il dans les près de 200 pages déjà livrées à l’éditeur,  à l’imprimeur et donc au lecteur ? Il m’a semblé que L’occupation du monde se trouve de fait consacré à présenter à la fois  l’amont de la recherche qui mène à la thèse et à l’aval de cette dernière. L’amont de la recherche (ou de la découverte si l’on veut) correspond à toutes les pages consacrées  à ceux qui, avant Sylvain Piron,  ont eu l’intuition que c’est du sein même du christianisme médiéval occidental qu’est sortie la Bête de l’Apocalypse capitaliste. L’aval de la recherche, c’est faire comprendre en quoi cette thèse conforte des analyses déjà disponibles de notre présent.

Ainsi, du côté amont, l’auteur traite longuement de l’intuition de l’historien américain Lynn White. Ce médiéviste, historien des techniques, aurait eu, dès 1967,  l’intuition de ce lien entre christianisme occidental, essor de la technique et capitalisme qui serait à la source de la crise écologique qu’on commençait alors à bien percevoir. Il l’aurait mis en lumière dans une conférence, devenue un article à succès de Science (cf. chap. I, Les conséquences historiques de l’anthropocène, p. 25-50, en part. p. 33 et suivantes). Sylvain Piron rappelle plus généralement la montée en puissance dès les années 1960 d’une conscience chez certains chercheurs que le moment de la Nemesis allait arriver pour l’humanité à force d’user et d’abuser de la nature et  l’étouffement ensuite de ce même discours. Plus largement, il revisite à grandes enjambées toute une série d’auteurs (Max Weber ou Norbert Élias par ex.) qui ne sont pas loin d’avoir été proche de ce qu’il considère comme le fin mot de notre histoire longue, qui mène au triomphe actuel du capitalisme et sa conséquence, l’anthropocène.

Et, du côté aval, il s’attarde sur les auteurs qui ont fait le lien entre le devenir capitaliste de notre monde vécu et l’écroulement du christianisme. Il rapproche ainsi (cf. chapitre III, L’âge du plastique, p. 73-96): l’historien Marcel Gauchet, l’écrivain Michel Houellebecq et le philosophe Ivan Illich. Il conclut la comparaison, pour le moins surprenante a priori, des trois auteurs par cette interrogation toute rhétorique : « (…) n’y aurait-il pas, malgré tout, de bonnes raisons de reconnaître un certain caractère religieux à l’hégémonie actuelle des préoccupations économiques, un religieux d’une texture particulière, dépourvu de toute spiritualité? » (p.95) La liste des auteurs ayant travaillé sur les conséquences de l’effondrement du christianisme sur le destin spirituel (ou moral?) de l’Occident aurait d’ailleurs pu être rallongé à l’envie, et il n’y a rien là de très neuf.

Au total, en effet, malgré une écriture claire et incisive, c’est peu dire que ce livre m’a laissé fort perplexe.

Sur le plan du simple plaisir de lecture, je ne peux pourtant que le conseiller. Je l’ai d’ailleurs lu presque d’une traite. Le profane y apprendra bien des choses, sur l’histoire longue du christianisme (cf. chap. VI, Les bifurcations de l’histoire chrétienne, p. 127-156) ou sur cette circonstance que des auteurs des années 1960-70 furent décidément bien conscients qu’un mauvais tournant avait été pris, et que tout fut bien oublié ensuite (cf. chap. I, déjà cité), et chap. II, La grande asphyxie, p. 51-96). C’est là un fait historique qui ne peut effectivement manquer de fasciner et qui illustre à quel point la contre-révolution néo-libérale fut puissante ensuite. Le TINA fut d’autant plus fortement affirmé qu’il y eut justement une réflexion préalable sur les alternatives. De plus, ce livre qui inculpe en quelque sorte le christianisme occidental d’avoir enfanté le virus capitaliste ne peut manquer de toucher quelqu’un qui, comme moi, a été élevé dans un milieu catholique. On n’est pas si loin ici de l’esprit d’un Bernanos.

Par contre, sur le plan de la recherche et des conséquences pratiques à en tirer, je me permettrais de me montrer plus que dubitatif. Si vraiment le christianisme médiéval occidental était à la source de l’esprit du capitalisme (pour paraphraser Max Weber – d’ailleurs commenté par Sylvain Piron, dans le chap. VI), il resterait à expliquer pourquoi aucune autre grande religion (Islam, judaïsme, bouddhisme, hindouisme, etc.) ou simple conception du monde (confucianisme, stoïcisme, etc.), liée aux sociétés disposant de l’écriture, n’a opposé une résistance forte et définitive à sa fusion avec l’esprit du capitalisme. A ma connaissance, en effet, toutes ces grandes options, religieuses ou civilisationnelles, ont été impuissantes à empêcher le saccage des relations sociales traditionnelles et de la nature au nom du profit capitaliste – une fois certes qu’ils l’ont découvert par eux-mêmes ou importé -, et tout le monde a trouvé des accommodements intellectuels et pratiques avec la logique du profit pour le profit, de la puissance pour la puissance, sans trop se soucier de la nature. Le cas japonais me parait exemplaire en ce sens: le shintoïsme, le bouddhisme, voire l’arrière-fond animiste encore présent sur l’archipel, n’ont empêché en rien la conversion capitaliste du pays et l’adoption d’un rapport de prédation vis-à-vis de l’environnement.  Plus généralement, avait-on vraiment besoin du christianisme occidental pour inventer le capitalisme? L’auteur soutient que oui. Géographiquement, il n’a pas tort. C’est bien dans l’ouest de l’Europe que tout commence.  Mais s’agissant d’une histoire qui ne s’est produite qu’une fois, sa thèse est largement indécidable. (Max Weber était déjà bien plus avancé que la présente recherche avec son approche comparative, dont, bien sûr, je m’inspire moi-même dans ma présente critique.) Ensuite, je me demande si Sylvain Piron ne confond pas une justification avec une cause. Il explique en effet bien lui-même que le discours scolastique arrive au terme d’un processus engagé dès le début du second millénaire, revenant à occuper le monde (d’où le titre de l’ouvrage), à relancer ce qu’on appellerait dans notre vocabulaire économique anachronique, la productivité et la croissance. Lorsque le scolastique Pierre Jean de Olivi invente selon Sylvain Piron dans des cours donnés à Narbonne les prodromes de ce qui sera ensuite la pensée économique, ne propose-t-il pas simplement une justification à un processus déjà bien engagé? Avoir une justification apparait certes important, parce qu’elle facilite l’action capitaliste aux yeux des censures d’autrui et de soi-même, mais est-ce en soi la cause d’un développement historique tel que le capitalisme? (De même, est-ce que c’est le racisme qui explique l’esclavagisme? Ou est-ce que l’esclavagisme a besoin d’inventer le racisme pour justifier sa pratique de prédation à l’encontre de certains humains ainsi déshumanisés?)  Et là encore, force est de constater que toute religion ou grande pensée a fini – hélas, trois fois hélas! –  par trouver en son sein des intellectuels qui l’ont adapté aux nécessités de l’accumulation capitaliste ou de l’impérialisme (cf. par exemple toutes les recherches menées actuellement sur « l’Islam de marché », ou le lien entre des sectes bouddhistes zen et l’impérialisme japonais en Chine dans les années 1930-40, que j’ai découvert au hasard d’un séminaire franco-japonais).

Ensuite, sur le plan pratique, à quoi cette thèse d’une source chrétienne occidentale du capitalisme nous avance-t-elle?  A la lecture, j’ai eu l’impression que l’auteur voulait nous offrir un remède au capitalisme, producteur de l’anthropocène, en en décrivant le virus premier. Une fois le virus identifié, on pourra le détruire. Or il s’inscrit là dans toute cette tradition , renouvelée ces temps-ci, qui fait du capitalisme un enjeu spirituel. Pour que l’humanité se sorte du très mauvais pas dans laquelle elle s’est elle-même fourrée – l’anthropocène -, qu’elle atterrisse, il serait bon qu’elle fasse un retour sur ses conceptions du monde les plus fondamentales, à la fois sur sa manière d’appréhender le monde et de donner un sens à notre présence dans ce monde. C’est du Latour ou du Descola en somme, version médiéviste. Rompre avec l’anthropocentrisme par exemple, ou avec notre culte de la technoscience, du matérialisme, etc. L’auteur rêve ainsi d’un nouveau Nietzsche pour devenir l’imprécateur de notre époque (p.188): « L’époque a besoin de trouver son Nietzsche, d’un véritable imprécateur capable de secouer les consciences par un verbe irréfragable. S’il m’entend, qu’il se lève et prenne la parole. » Il ne l’est donc pas lui-même, il n’est donc qu’un Saint-Jean Baptiste.

Or, en termes pratiques, je ne crois guère à cette hypothèse de l’effet salvateur d’une conversion spirituelle, même d’une part limitée de l’humanité. Tout cela me parait en effet bien hypothétique : l’ère des grands messages spirituels de salut est finie. Ou alors sous une forme marchandisée… Et je crois encore moins à l’impact sur le réel de quelque imprécation que ce soit! Tous les avertissements possibles et imaginables, dans tous les styles d’expression connus par l’humanité contemporaine (rapports, science pure, essais, romans, bandes dessinées, poésie, films, etc.),  ont été émis sur la crise écologique, et cela n’a eu (presque) aucun effet. Au pire, un choc en retour climatosceptique, au mieux, un greenwashing universel…  A mon sens, la sortie de ce capitalisme destructeur des conditions de  vie pérenne des humains et des non-humains peut être envisagée en termes plus simples, universels, mais aussi plus inquiétants, dans une simple nécessité de survie. Ainsi, si les autorités chinoises ont fait diminuer à marche forcée la pollution de l’air à Pékin, c’est parce qu’au delà d’un certain seuil les inconvénients devenaient vraiment trop grands. La recherche de profit et de puissance n’a d’autre limite que la mise en danger imminente de ceux-là mêmes qui la mènent.

En même temps, pour conclure, je préférerais que la voie spirituelle de sortie du capitalisme prédateur soit la bonne, car je sais bien que la voie matérialiste sera semée de tant de tribulations qu’il n’est pas très réjouissant de l’imaginer et encore moins de devoir la vivre.

 

 

 

Jézabel Couppey-Soubeyran, Blablabanque. Le discours de l’inaction

img20151008_17543977   Par les temps qui courent, c’est toujours réjouissant de voir un économiste utiliser un modèle intellectuel venu d’une autre science sociale. C’est en effet ce que fait Jézabel Couppey-Soubeyran dans son récent Blablabanque. Le discours de l’inaction (Paris : Michalon, 2015). En effet, cette maître de conférences en économie à l’Université Paris-I y reprend les thèses exposées dans le célèbre livre d’Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire (Paris : Fayard, 1991) et les applique au discours des représentants les plus officiels du secteur bancaire français contemporain.

Elle montre ainsi, citations à l’appui (cf. 2ème Partie, Une capture par le discours et par les mots : Décryptage d’une rhétorique réactionnaire, p. 63-184) , que les grandes banques universelles,  leur porte-parole institutionnel (la « Fédération bancaire française », FBF),  les économistes qui  en dépendent directement (salariés) ou indirectement (fournisseurs d’études), et même le Gouverneur sortant de la Banque de France, le très « capturé » Christian Noyer, utilisent trois figures de rhétorique pour contrer toutes les réformes qui ont été proposées depuis 2008 pour réguler leurs activités: l’argument de l’effet pervers (« si vous réformez, cela aura des conséquences pires que que l’existant »), celui de l’inanité (« réformez donc, cela ne sert à rien, on se jouera de vos réformes »), et enfin celui de la mise en danger (« mon Dieu, si vous réformez ainsi, cela sera la fin du monde! »).  Nos banquiers n’hésitent d’ailleurs pas à se contredire entre les différentes tropes utilisées : la même réforme peut être en effet présentée selon le cas comme porteuse d’effets pervers, sans effets ou menant au désastre. Bien sûr, c’est toujours l’intérêt national de la France (avec un grand « F ») qui se trouve en jeu, et si, par malheur, on s’avise de trop ou mal réguler à Paris, à Bruxelles ou à Bâle, les concurrents britanniques, américains, allemands, etc. vont en profiter, et, là, mon cher Monsieur, ma chère Dame, adieu emploi, investissement, croissance! L’objectif de cet arsenal rhétorique est, comme pour tout conservatisme, de préserver le statu quo favorable aux intérêts économiques des dirigeants de ces grandes banques en refusant des réformes pourtant logiques au vu des risques que ces banques universelles font peser sur la stabilité économique de la France et de l’Europe. Fait qui n’est plus à démontrer après 2008, mais qui demeure constamment minimisé par les banquiers pour l’époque présente où rien de tout cela ne saurait bien sûr se reproduire. (On risque de rire jaune sous peu à leurs lénifiants propos, mais bon…)

Au delà du démontage de la rhétorique déployée par les grandes banques universelles et leurs affidés,  démontage appuyée sur une solide connaissance des tenants et aboutissants de l’activité bancaire contemporaine, le but de l’ouvrage est de livrer au grand public un plaidoyer en faveur d’une réglementation renouvelée du monde bancaire. En effet, pour  J. Couppey-Soubeyran, ce n’est pas tant en effet qu’il  existerait un manque d’idées et de débats sur la manière d’améliorer la réglementation bancaire parmi les spécialistes du domaine, mais bien qu’on se heurte en la matière à une capacité des banques à mener des combats de retardement face à ces innovations. Les banques, fait-elle remarquer perfidement, adorent les innovations financières et n’y voient jamais malice, mais elles détestent avec une belle constante toutes les innovations réglementaires… sauf bien sûr celles qu’elles ont directement inspirées aux régulateurs ou aux législateurs pour améliorer leurs profits. Elle liste  bien dans  le chapitre 3, Ne pas rester au milieu du gué, de sa troisième partie  (p. 227-258), les nombreuses réformes  qui ont été entreprises depuis 2008 (« Bâle III », « Union bancaire », etc.), mais elle souligne à chaque fois qu’elles n’ont pas été menées assez loin et que d’autres chantiers de réformes devraient être ouverts (comme par exemple la mise au jour de l’activité réelle des banques à travers des outils statistiques renouvelées).

Malgré l’indéniable qualité de l’ouvrage, j’ai toutefois envie de faire un peu de rhétorique réactionnaire à son propos. En effet, l’auteure a conçu son ouvrage comme une manière d’initier le grand public à ces problématiques afin qu’il ne s’en laisse pas compter par les banquiers (cf. Conclusion. Ne manquent plus que le courage politique et l’élan citoyen, p. 259-261) – d’où le titre évoquant le « blabla » des banques. En même temps, certains éléments présents dans son ouvrage laissent à penser que là n’est vraiment la question.

Tout d’abord, elle explique fort bien en 1er partie, Omniprésence, omnipotence : l’organisation tentaculaire du lobby bancaire français (p. 13-61) la présence au cœur même du pouvoir économique et politique français des grandes banques universelles. On pourrait parler à ce propos de « complexe financiaro-politique », sur le modèle du « complexe militaro-industriel » conceptualisé pour les Etats-Unis par C. W. Mills dans les années 1950. A des éléments bien connus (rôle de l’Inspection des finances, dépenses de lobbying du secteur bancaire que ce soit en France ou au niveau européen par exemple), elle ajoute d’ailleurs sa touche féministe, en soulignant que les quelques régulateurs qui ont été pugnaces face aux banquiers ces dernières années dans différents pays occidentaux ont été des femmes. Sans doute parce que celles-ci ont réussi à rompre « l’entre-soi de ce secteur » (p. 60). Elle ne cache pas non plus que le niveau des rémunérations offertes par la finance et la banque permettent de convaincre bien des gens de la grande justesse de la cause bancaire. (Moi-même, si on double mon salaire, je croirais aux vertus immanentes et permanentes de la banque universelle à la française, je l’avoue d’avance!) J. Couppey-Soubeyran pense toutefois que cet indéniable aspect proprement économique (ou matérialiste) reste moins important que la capacité de ce secteur à produire des discours de défense et illustration bien calibrés (p. 61) – thème central de son ouvrage de démystification.

Or, en lisant son démontage en règle des arguments des banquiers, on peut avoir  tendance à l’inverse à se dire que leur faiblesse même témoigne de l’importance de la simple domination qu’ils exercent ou des liens privilégiés qu’ils entretiennent avec le pouvoir politique. Puisque les banquiers racontent des bêtises, se contredisent même en fonction de la ligne argumentative privilégiée, ceux qui les croient, soit sont subjugués par le simple fait que ce sont des winners dont la parole est d’or, soit parce que ce sont de bons amis (ou de bons amis d’amis). La facilité avec laquelle les députés ont donné leur accord à la nomination comme Gouverneur de la Banque de France par le Président de la République actuel d’un ancien haut responsable de la BNP, malgré le tintouin sur le sujet de quelques 150 économistes effrayés par le conflit d’intérêt que cela représente, tendrait plutôt à souligner cet aspect primordial de la domination de certains et de la connivence d’autres.

Ensuite, Jézabel Couppey-Soubeyran, comme tous les auteurs parlant de ce sujet, parle « des banquiers » en leur attribuant de fait une large identité de vue, tant cela va désormais de soi que le secteur bancaire français se trouve totalement dominé (et représenté) par les grandes banques universelles. Il n’y a pas (ou plus?) d’alternative au sein même du secteur bancaire. Elle a beau souligner l’existence (récente) d’un contre-lobby, Finance Watch, elle ne peut ignorer qu’il n’existe pas  en France « une autre banque » et que ce contre-lobby ne repose ici sur rien de tangible en matière d’activités bancaires. Le secteur mutualiste, dont sont d’ailleurs issues deux des quatre banques universelles, s’est en effet rallié au modèle dominant, et il n’est pas en reste d’ailleurs pour participer à la fête et aux lendemains pâteux de soulographie (cf. les aventures grecques du Crédit agricole par exemple).  Elle appelle de ses vœux un retour du secteur bancaire à ses fondamentaux (d’un autre temps?) (chapitre 2 de la 3ème partie, La nécessité d’un secteur bancaire remis au service de l’économe réelle, p. 207-226) : prêter aux particuliers et surtout aux entreprises non financières, mais elle s’avère bien incapable de citer ne serait-ce qu’une seule banque française ayant pris ce tournant! Au contraire, elle montre bien que cette activité de prêt à l’économie est marginalisée au sein des banques actuelles. (Elle en oublie même la BPI, mais est-ce une banque stricto sensu?) Autrement dit, il n’existe aucun pluralisme de stratégie dans le secteur bancaire, et il faut aller vers les plate-forme internet de prêts entre particuliers (crowdfunding) pour trouver des innovations en ce sens (p. 217-226). De fait, j’ai quelque doute qu’un simple dévoilement des arguments fallacieux des « banquiers » actuels les détourne de leur manière privilégiée de s’enrichir. On ne transforme pas ainsi des joueurs de casino, avides et sûrs de leur bon droit, en « bons pères de famille ».

De fait, une des forces et des faiblesses de l’ouvrage est de souligner à quel point les banques françaises semblent au vu de leur comportement complètement dépendantes de leurs activités sur les marchés financiers pour gonfler leurs profits. C’est en effet pour préserver leur accès privilégié au grand casino financier mondial qu’elles font tous les efforts du monde pour bloquer les tentatives de régulation. (La loi bancaire de 2013 est de ce point de vue un modèle de réussite pour eux, mais cet aspect est désormais trop connu pour y revenir.) Elles y sont de l’avis général des joueurs privilégiés. En effet, elles peuvent se financer à court terme à bas coût en utilisant la garantie implicite de l’État de venir à leur secours pour leur éviter la faillite, puisqu’elles gèrent les comptes courants des particuliers et des entreprises non financières. Elles peuvent donc prendre des risques rémunérateurs sans rien risquer au fond. Jézabel Couppey-Soubeyran explique d’ailleurs que leurs comptes sont rendus assez opaques dans leur version publique pour qu’il soit difficile de comprendre d’où viennent exactement leurs gains sur ces marchés financiers. Je crois qu’une des premières réponses serait tout bonnement de la triche! comme l’ont montré les scandales sur le Libor, l’Euribor, etc.  Il est possible aussi qu’elles profitent des intervenants financiers « naïfs » comme l’ont montré quelques exemples en ce sens au moment de la crise des subprimes.  Bref, je me demande si l’auteure ne sous-estime l’enracinement dans la délinquance en col blanc, ou, du moins pour rester poli et prudent, dans le jeu avec les règles, qui est devenu typique de ce monde bancaire-là. Du coup, est-ce qu’il faut seulement une meilleure réglementation? est-ce qu’il ne faut pas aussi d‘autres banquiers et d’autres banques? Mais est-ce seulement possible?

En tout cas, avec un ex-haut dirigeant de la BNP à la tête de la Banque de France, à la carrière parfaite pour illustrer le concept de revolving doors devant des étudiants, ce n’est sans doute pas demain qu’en France une telle révolution dans la manière d’être banquier aura lieu. Mais en attendant allez donc lire et faire lire Blablabanque

Wallerstein, Collins, Mann, Derlugian, Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir?

wallerstein&cieEn cette fin d’année 2014, l’après-crise a vraiment commencé. La poussière commence  en effet à retomber. On peut compter les morts, les blessés, et les survivants que tout cela a rendu plus fort. De plus en plus de gens commencent à publier des synthèses, à la fois sur la crise elle-même, et surtout sur le fait qu’elle marque vraiment un changement d’époque. Bienvenu au XXIème siècle! Un quarteron de (vieux) sociologues et économistes d’inspiration post-marxiste, Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derlugian, et Craig Calhouna, a décidé dans ce cadre de proposer ses propres analyses. Il les a publiées en 2013 en anglais chez la très sérieuse Oxford University Press. Cette confrontation vient d’être traduite en français sous le titre Le capitalisme a-t-il un avenir? ( Paris : La Découverte, 2013, coll. L’Horizon des possibles, 329 p.). Le titre en dit assez bien le contenu.  Il nous rappelle a contrario que, s’il y a bien une chose qui a survécu à la crise économique commencée en 2007 aux États-Unis, c’est bien le capitalisme, qui en ressort plus dominant que jamais. (Cuba elle-même est en train de signer sa reddition).  Que les lecteurs des beaux quartiers probablement gavés de dividendes se rassurent, ce livre ne devrait pas non plus leur ôter le sommeil. Face à la désormais évidente capacité du capitalisme à surmonter la crise ouverte en 2007-08, nos auteurs se donnent un horizon long et supputent que le capitalisme devrait s’effondrer dans une trentaine ou une cinquantaine d’années (sic), voire éventuellement pas du tout. Cela laisse donc le temps de voir venir. Je sens que quelques uns de mes étudiants un peu impatients sur ce point vont encore trouver qu’il s’agit bien là du cynisme de vieux (censuré) qui n’ont plus grand chose à perdre ayant déjà beaucoup eu de la vie. Certes.

En effet, ce qui est le plus fascinant et le plus exaspérant dans cet ouvrage, c’est que les auteurs prétendent parler du temps long du capitalisme.  Ils le font à travers des modèles présentés sous des formes littéraires.  Ils résument plus ou moins habilement ce qu’on peut savoir sur les évolution contemporaines du capitalisme mondialisé (financiarisation, difficulté de l’hégémonie américaine, émergence de concurrents, crise écologique, etc.), mais le format de l’ouvrage, plutôt destiné au grand public, interdit d’entrer dans une modélisation un peu articulée. Le premier chapitre, celui écrit par Immanuel Wallerstein (« La crise structurelle du capitalisme : pourquoi les capitalistes risquent de ne plus y trouver leur compte », p. 19-60), constitue une fresque plutôt brillante des évolutions du capitalisme depuis 1945. Ce dernier serait désormais voué à l’autodestruction, non seulement en raison des problèmes qu’il provoque (endettement croissant, incertitude de l’avenir, difficulté à trouver un nouveau centre régulateur après les États-Unis), mais aussi  à cause de coûts de production croissants (fin du réservoir illimité de main d’œuvre liée au monde rural pré-capitaliste, coûts de la pollution, demande de protection sociale) qui finiront par bloquer l’accumulation faute de profits.  Les hypothèses sur la manière dont l’humanité sortira de ce bourbier restent cependant des plus vagues. Les autres chapitres ne sont guère plus convaincants à vrai dire, les fresques sont vastes et parfois inquiétantes, mais les issues sont tellement hypothétiques qu’on en rirait presque, jaune bien sûr : le livre manque en effet désespéramment de statistiques, d’illustrations empiriques, de rigueur théorique, et de perspectives politiques bien élaborées. Bref, c’est largement le café du commerce en version améliorée. On pourrait le jeter au feu sans grand remords en méditant sur la vanité de l’exercice, et en regrettant ses 20 euros du prix d’achat.

Le seul chapitre qui mériterait pourtant d’être sauvé est celui écrit par le sociologue Randall Collins (« Emploi et classes moyennes : la fin des échappatoires », p. 61-115). La thèse de R. Collins est en effet la suivante : l’automatisation et la robotisation vont prendre dans le proche avenir un tour tel que la plupart des emplois actuels occupés par les classes moyennes vont disparaitre, sans être remplacés par rien, et sans que la hausse du niveau d’éducation puisse rien y faire. De fait, le capitalisme serait menacé par son propre succès à remplacer du travail par du capital, et l’on serait confronté à une hausse non maîtrisable du « chômage technologique ». Bien sûr cette thèse est exactement l’inverse de ce que pensent 99,99% des économistes orthodoxes sur le sujet. Pour ces derniers, il est sûr qu’on trouvera bien une reconversion pour ces nouveaux chômeurs technologiques pourvu de libérer le marché du travail – ce qui n’est pas faux en un sens, si l’on accepte des salaires bien en dessous du niveau de subsistance et si l’on supprime toutes les allocations chômage, cela devrait être facile comme tout.

R. Collins pense qu’au contraire le rythme de ces transformations inédites par leur rapidité et par leur nature rendront la reconversion impossible (p. 61-64) : nous ne pouvons pas tous être à terme des programmeurs informatiques, et, si, en plus, dans l’avenir pas si éloigné, les programmes se programment eux-mêmes, la difficulté sera encore plus sans solution. On ne s’en sortira pas non plus par la découverte de nouveaux consommateurs compensant la disparition des classes moyennes occidentales, ou par la financiarisation, qui ferait de tous les anciens travailleurs occidentaux des rentiers du capital. La création d’emplois par le secteur public pour couvrir les besoins non couverts par le marché sera limitée par la révolte fiscale fort probable des derniers salariés et des capitalistes. La hausse du niveau d’éducation est elle-même à ses yeux seulement une façon légitime d’occuper les gens (éducateurs et éduqués) faute de leur trouver un emploi vraiment productif. Pour R. Collins, la fin du capitalisme risque donc d’être douloureuse :

« Ma propre estimation du seuil critique engendré par le chômage structurel de la classe moyenne dépend du taux d’augmentation du chômage structurel. (…) D’après les normes américaines, un taux de chômage de 10% est douloureux : un taux de 25% (tel qu’on le constate dans les sociétés en crise) est très alarmant, mais plusieurs sociétés y ont survécu. Mais lorsque le chômage affecte 50 ou 70% de la population en âge de travailler, la pression exercée sur le système capitaliste tant par la sous-consommation que par l’agitation politique rend sa survie impossible. Ceux qui croient que de tels taux de chômage sont inimaginables n’ont qu’à faire un effort d’imagination supplémentaire en extrapolant à toutes les catégories d’emploi les effets du chômage technologique dû à l’informatisation généralisée. » (p. 96-97)

Selon R. Collins, cette situation sera donc intenable. Que ce soit par la violence ou par les urnes, une solution devra y être trouvée, soit pour maintenir par la force un capitalisme sans travailleurs et consommateurs face à un océan de chômeurs, soit en acceptant d’aller vers un dépassement de ce dernier qui séparerait en somme le revenu du travail faute de travail à faire faire aux ex-salariés.

Les hypothèses de R. Collins feront hurler de rire les économistes standards. Il se met d’ailleurs dans une bien mauvaise position argumentative en négligeant de soutenir de manière plus empirique sa thèse principale du « chômage technologique ». Il est vrai qu’il peut arguer que les économistes raisonnent sur le passé, qu’ils ne comprennent pas le caractère inédit de ce qui est en cours, et que les rythmes ne sont pas les mêmes. D’ailleurs, si l’on admet simplement l’idée d’une transformation radicale du travail dans les services via l’informatisation, l’histoire montre que les travailleurs déjà adultes dans le secteur en déclin (agriculture, artisanat, puis industrie) ont connu de très grandes difficultés morales, pratiques, cognitives d’adaptation aux nouveaux travaux qui leur sont éventuellement offerts. La temporalité de la vie humaine joue ici énormément.

Quoi qu’il en soit, ce texte de R. Collins reste de loin le plus heuristique de l’ouvrage. Sa thèse du « chômage technologique » me parait promise à un bel avenir. Elle ne fait que surenchérir sur le constat déjà fait de longue date que les personnes qui n’ont que leur force physique à vendre sur le marché du travail y valent de moins en moins en terme monétaire et sont les plus susceptibles d’ailleurs d’être chômeurs. Il risque donc, selon R. Collins, d’en être de même pour les personnes n’ayant à offrir à leur possible employeur qu’une intelligence moyenne dans tous les domaines où l’automatisation et bientôt l’intelligence artificielle font mieux et moins cher. C’est déjà le cas dans bien des domaines (réservations pour des transports par exemple), mais ce que R. Collins prévoit correspond à un bond technologique à venir. Il aurait pu ajouter que ce bond s’avère d’autant plus probable qu’à la fois le secteur privé et les gouvernements occidentaux orientent toute leur politique économique dans ce sens. Tout le monde voit la survie de son entreprise ou la compétitivité de son pays dans l’innovation technologique. Or celle-ci signifie largement développer des moyens techniques ou organisationnels d’économiser le travail humain. Malheureusement, peu d’énergie intellectuelle est employée à réfléchir de manière un tant soit peu réaliste à l’emploi futur des travailleurs libérés par la dite innovation. La doctrine la plus partagée, c’est de supposer qu’ils trouveront bien en somme quelque chose à faire. C’est là clairement une conséquence de l’idéologie néo-libérale du marché auto-régulateur. Or le philosophe utilitariste Jérémy Bentham parlait déjà dans les années 1820 de l’obligation morale de l’innovateur de créer aussi les moyens de la reconversion pour ceux qui perdent leur gagne-pain en raison d’une nouvelle technologie qu’il met à disposition. Malheureusement, il faut bien constater depuis lors que cette reconversion ne fut presque jamais pensée comme un axe majeur des stratégies économiques des gouvernements, et ce dans toutes ses conséquences. On se contente de colmater les brèches sociales les plus visibles ou bruyantes. Il me semble que des thèses comme celle de R. Collins devrait surtout inciter à réfléchir sérieusement à une planification de la transformation des structures d’emploi. Et, au delà des emplois qui ne sont au fond qu’un moyen, il faudrait aussi se demander quels sont les objectifs que nous nous fixons comme société. De ce dernier point de vue, le livre de notre quarteron de sociologues et d’économistes est étonnamment peu inventif ou utopique pour la suite après le capitalisme. Cela ne fait guère rêver.

En tout cas, l’achat et surtout la lecture  de ce livre sont fortement déconseillés aux jeunes gens en recherche d’espoir pour un avenir proche.  ‘No future!’, yeah!

Ps 1. Pour un commentaire plus positif de l’ouvrage, cf. le compte-rendu par Christel Lane sur le site LSE-EUROPP. Il est même considéré comme l’un des quatre livres possibles à offrir pour Noël à un économiste selon la « Review of books » de la LSE. Je reste perplexe sur ce choix.

Ps 2. Un autre compte-rendu plus favorable que le mien vient de paraitre sur Mediapart sous la plume de Joseph Confavreux (accès pour les abonnés seulement). Le contenu de chaque contribution est bien rendue, en particulier le fait que certains parlent pour ne rien dire (celui qui rappelle que l’avenir n’est pas prévisible parce que résultant de causalités fort complexes devrait être mis au pilori de suite, pour crime de banalité extrémisée), mais il me semble que J. Confavreux a perdu de vue la perspective temporelle des auteurs qui fait tout le sel de leurs augustes propos: dans 20, 30, 40, 50, 100 ans, something new might happen, merci les gars, on s’en doutait un peu, mais encore? Je me rends compte par ailleurs que l’un des auteurs du livre est le directeur de la LSE, ce qui peut effectivement aider à avoir une bonne réception sur le site de la LSE… (voir Ps. 1).

Ps 3. Un autre compte-rendu, bien plus favorable  que le mien de l’ouvrage, sous la plume de Guillaume Arnould, pour la revue en ligne Lectures.  Je suis tout  à fait d’accord sur la présentation de l’ouvrage, bien résumé par G. Arnould, mais je suis entièrement opposé à sa conclusion. Ce livre ne prouve aucunement que les sciences sociales peuvent aborder le temps long. Au contraire, cela prouve que des progrès restent à faire dans ce domaine. En effet, tout cela reste à la fois trop abstrait et trop peu modélisé au total. C’est un peu l’inverse du livre de T. Piketty (Le capital au XXIème siècle), avec sa loi des temps ordinaires du capitalisme « r(taux de rendement du capital) supérieur à g (taux de croissance) de l’économie » , qui, si elle est vraie, implique à terme la dictature de la ploutocratie ou la révolution (nationale ou socialiste)!

Ps 4. J’espère que mes étudiants profiteront de cette multiplication de compte-rendu pour bien percevoir la diversité des pratiques qui se dissimulent sous ce terme neutre.

Robert Reich, « Supercapitalism ».

Le dernier livre de Robert Reich (Supercapitalism. The Transformation of Business, Democracy and Everyday Life, Alfred A. Knopf : New York, 2008) pourrait constituer une éloquente introduction à notre époque.

Bien qu’il s’intéresse essentiellement aux évolutions présentes de l’économie et de la société des Etats-Unis, le diagnostic proposé par R. Reich peut facilement s’étendre de ce côté-ci de l’Atlantique ainsi qu’au Japon. Pour l’auteur, nous aurions quitté au cours des années 1970 un « Not Quite Golden Age » d’un capitalisme politiquement organisé et tendanciellement égalitariste pour entrer dans une ère du « Supercapitalism » dérégulé et inégalitaire. Cette rupture aurait pour cause essentielle une modification des possibilités technologiques dans la sphère productive, qui aurait changé les conditions de la concurrence entre firmes aussi bien pour conquérir et garder des consommateurs que pour attirer et fidéliser les investisseurs. Les technologies issues de la Guerre Froide et de la Course à l’Espace auraient ainsi trouvé des applications « civiles » dès le début des années 1970. Ce bouleversement technologique appliqué à la production, au commerce ou à la finance aurait progressivement déstabilisé les grandes firmes oligopolistiques/ monopolistiques qui dominaient et figaient les marchés à l’époque du « Not Quite Golden Age ». Ni la globalisation (entendue comme libéralisation du commerce international), ni une quelconque « révolution conservatrice », ni une modification des repères moraux des entrepreneurs ne seraient en cause dans la modification profonde de l’économie et de la société américaines depuis 1970. La technologie aurait en quelque sorte réouvert le jeu de l’économie dans un sens typiquement à la Schumpeter, et l’idéologie néolibérale et la politique des Administrations successives, Républicaines comme Démocrates, n’auraient fait qu’accompagner tardivement ce mouvement de fond commencé dès les premières années 1970. Cette modification d’origine technologique des régles du jeu économiques au profit des consommateurs et des investisseurs expliquerait l’explosion des inégalités de revenu et encore plus de patrimoine entre Américains.

R. Reich propose donc son explication de l’effondrement progressif du compromis social d’après-guerre. Il n’est pas à vrai dire le premier – l’Ecole française de la Régulation s’intéresse à ce sujet depuis au moins vingt ans (cf. les travaux de Robert Boyer et de Michel Aglietta par exemple). Son explication exclusive par des mutations technologiques me paraît limitée : ce choix de la technologie comme ultima ratio me semble surtout destinée à éviter au lecteur de s’égarer dans l’attribution du phénomène en cours à un camp politique particulier; il cherche aussi sans doute à dérouter venant de la part d’un auteur considéré comme « liberal » aux Etats-Unis dont on attendrait qu’il accable le camp conservateur pour la catastrophe sociale en cours : un pays de plus en plus riche, mais aux habitants majoritairement accablés par des évolutions défavorables dans leur vie quotidienne.

La partie la plus intéressante de l’ouvrage s’avère être son idée que cette augmentation de la concurrence entre firmes les a conduites collectivement à augmenter leurs interventions dans le processus politique. Les firmes auraient augmenté leurs budgets de lobbying depuis les années 1970 (comme R. Reich le montre), non pas tant pour contrecarrer la pression montante des mouvements sociaux (par exemple celui des consommateurs ou des environnementalistes) – ce qui serait sans doute la version privilégiée des politistes  pensant à un backlash conservateur -, que pour s’assurer un avantage compétitif sur d’autres firmes. La présentation par R. Reich du processus politique nord-américain correspond en fait à celle proposée dès les années 1960 par les tenants du « Public Choice » (M. Olson, G. Tullock, J. Buchanan), à savoir que les entités les plus riches ou les groupes les mieux organisés finissent par dicter entièrement la loi à leur profit sous couvert de défense de l’intérêt général. Le lobbying est à la fois un investissement dont le retour monétaire devient de plus en plus important à la mesure des bouleversements apportés par les technologies et une nécessité défensive contre les concurrents. R. Reich montre en effet que ce dernier ne sert désormais que de paravent à des activités de « rent-seeking » (recherche de rente) comme diraient les tenants du « Public Choice ». Il cite ainsi toute une série de lois américaines adoptées en 2004-06 (p. 148-163) en montrant à chaque fois les coalitions de lobbys en cause et aussi les tactiques de communication utilisées pour donner l’impression au grand public que l’intérêt général était en cause. Pour lui, un lobby formé d’entreprises (comme pour les tenants du Public Choice d’ailleurs) ne saurait par définition défendre l’intérêt général : la défense de celui-ci (dont contrairement à certains tenants du Public Choice il suppose qu’il existe bel et bien) ne peut reposer que sur des organisations civiques de masse (comme le furent jadis par exemple l’American Legion). Sa vision me paraît trés économiciste : on (une entreprise éventuellement bien intentionné par exemple) ne peut pas représenter l’intérêt d’autrui (celui d’une masse de citoyens), mais aussi sans doute trés juste si l’on regarde les choses globalement. En effet, la description de R. Reich dans la mesure où elle remet tous les lobbys civiques et même localistes à la place que leur confère leurs seuls moyens économiques désolerait sans doute bien des politistes qui insisteraient au contraire sur le dynamisme  et la multiplicité de la société civile organisée américaine en dehors des seuls lobbys des entreprises. R. Reich balaye pourtant tous ces groupes d’Act Up au Sierra Club en les ramenant aux seuls chiffres de leur budget. L’argent en effet permet, d’une part, de payer des lobbyistes qui,, de fait sont pour R. Reich efficaces à mesure de l’argent qu’ils recoivent, et, d’autre part, de financer la vie publique américaine, où vaut le principe: qui paye si ce n’est ordonne, au moins dispose. Je me rangerais volontiers dans le camp de R. Reich, même si, au niveau de l’une ou l’autre politique publique, les choses peuvent se compliquer à un moment ou à un autre. Si l’on désire s’élever au niveau philosophique, on pourrait dire qu’une somme importante d’argent permet de fait de (faire) défendre n’importe quel argument, aussi fallacieux soit-il, dans une discussion supposée « habermassienne » (le débat sur les « doutes » sur le changement climatique me paraît une illustration parfaite de ce point). Bref, la vision simpliste de R. Reich me parait globalement pertinente :  l’inégalité de ressources économiques pour intervenir dans le débat public finit par tuer tout espoir de définir un intérêt général « réel » (correspondant au « plus grand bonheur du plus grand nombre ») via le processus politique habituel.

R. Reich tient par ailleurs dans ce livre une ligne étonnante à première vue : il refuse d’incriminer les chefs d’entreprise et leur recherche effrenée du profit, et souligne avec force que cette attitude – qu’il ne nie aucunement – n’est que le résultat de la montée en puissance parallèle du pouvoir des investisseurs d’une part et des consommateurs de l’autre. Si la direction d’une entreprise côtée en bourse ne propose pas des rémunérations (très) attrayantes aux investisseurs, elle est de fait condamnée à terme, et sera remplacée par des nouveaux dirigeants prêts à « faire ce qu’il faut »; si une firme n’offre pas un rapport qualité/prix excellent aux consommateurs, ceux-ci voteront avec leurs pieds en allant se fournir ailleurs. De même, l’explosion des rémunérations des dirigeants des entreprises côtées n’est pour lui en fait que l’exact reflet de l’augmentation concomitante des gains des investisseurs en bourse : les dirigeants reçoivent en fait une part constante (ou presque) d’une plus value boursière qui elle explose, d’où des revenus désormais « indécents » comparés à ceux des simples employés (en 2001, un dirigeant d’une entreprise cotée est payé 350 fois le gain moyen d’un employé). R. Reich incrimine ainsi tout un chacun (« us » dans la version originale) : tout un chacun comme consommateur cherche le meilleur « deal » possible, même chose comme investisseur (via son petit investissement dans un fonds mutualisé quelconque). On remarquera d’ailleurs, en suivant l’auteur, qu’une personne qui ne serait que consommateur et investisseur vivrait le « supercapitalisme » comme un nouvel âge d’or. Par contre, les mécanismes du « supercapitalisme » sont incapables de prendre en compte toutes les nécessités de la vie en société qui dépassent les préoccupations d’un consommateur et d’un investisseur (par exemple pour R. Reich la qualité des programmes de télévision, le changement climatique, l’organisation de l’espace urbain).

De ce fait le livre constitue un appel à la régénération de l’aspect « citoyen » de tout un chacun. Pour R. Reich, il ne faut en effet rien attendre de l’idée de « responsabilité sociale des entreprises » : celles-ci peuvent bien faire illusion par des actions visibles du grand public qui donneront l’impression qu’elles sont « morales », mais rien n’est possible à long terme dans un univers économique où il faut avant tout offrir à la fois le prix le plus bas au consommateur et le rendement le plus élevé aux investisseurs. Il ne faut rien attendre non plus des campagnes « moralisatrices » ciblées sur une firme en particulier : les activisites anti – Wal Mart ou anti – Nike par exemple perdent leur temps et leur énergie à faire modifier la stratégie et les pratiques d’une firme qu’impliquent nécessairement les structures de la compétition. Le seul espoir réside dans une régulation légale des pratiques économiques allant contre ce qui est à définir comme l’intérêt général, imposée par les citoyens.

L’idée de R. Reich est donc que, pour sauver la société américaine des maux que lui inflige le supercapitalisme (en particulier une distribution de plus en plus inégalitaire des revenus et de la richesse), il faut un renouveau du civisme sur des questions d’intérêt général (ce qui n’est pourtant pas ce que la science politique américaine observe, c’est le moins que l’on puisse dire, et R. Reich le sait vu les références qu’il cite). Dans une de ses interviews données à l’occasion de la sortie du livre, R. Reich indique qu’il s’agirait d’un mouvement de fond semblable à celui des droits civiques des années 1960. En effet, seul un tel mouvement – absolument invisible pour l’instant à ma connaissance sauf à s’illusionner sur l’Obamania – pourrait contrecarrer ce qu’il décrit par ailleurs comme le poids déterminant des lobbys des entreprises sur la législation.

En fait, ce livre n’inspire absolument pas l’optimisme : les solutions suggérées par R. Reich ne m’ont pas frappé par leur extraordinaire pertinence. La disparition de la « personnalité morale » des entreprises et même de leur unité fiscale qu’il suggère pour clarifier les responsabilités et les gains en revenant au seul niveau individuel des dirigeants et des investisseurs individuels me paraît aller à contre-courant des acquis de la sociologie des organisations et de la sociologie du « crime en col blanc » (E. Sullivan), qui soulignent qu’une entreprise comme institution qui survit aux individus qui l’animent à un moment donné peut être « criminelle » (ou « déviante ») sur la longue durée de son existence.

Par ailleurs, je suis frappé par l’aspect (presque) marxiste du livre: en effet, d’une part, le premier moteur de tout ce bouleversement se trouve être les « forces productives » – les idées (ici néolibérales) et la moralité (ou non) des acteurs principaux se trouvant reléguées au rang d' »idéologie » au sens marxiste; et d’autre part, comment ne pas voir que l’insistance sur les gains des consommateurs et des investisseurs dans le « supercapitalisme » ne sont qu’une façon – certes encore individualisante – de souligner qu’il y des gagnants et des perdants, des groupes sociaux en jeu plus que des individus. Certes un professeur d’Université peut bien s’auto-dénoncer comme consommateur satisfait et investisseur comblé via son fonds de pension, et sa situation de classe est certes ambigüe. Mais un gardien d’immeuble qui va chercher la bonne affaire chez Wal-Mart n’est-il pas à cent lieux du multi-millionnaire en dollards, investis en equity fort rentable, dont il garde la propriété? Parler comme R. Reich le fait d’une division interne aux individus ordinaires entre leur aspect consommateur, leur aspect investisseur, leur aspect travailleur (peu cité dans le livre), et leur aspect citoyen vaut sans doute pour certains groupes où il existe un équilibre entre ces rôles sociaux, mais pas du tout pour d’autres.

Je suppose que R. Reich, étant déjà considéré comme un abominable « liberal » dans son pays, ne peut aller jusqu’à revendiquer une filiation marxiste à son travail. Elle me semble pourtant évidente, y compris dans la vision qu’il professe de l’entreprise qui n’est là que pour faire du profit et dans sa réflexion sur la moralité. Les structures de la compétition économique capitaliste pour les consommateurs et les investisseurs déterminent les comportements des dirigeants, et non l’inverse: la morale n’est ici qu’un leurre. Les dirigeants ne sont pas tant des êtres immoraux prêts à exploiter leur prochain (et plus encore leur lointain) que des vecteurs de forces collectives et anonymes qui font notre Histoire. On pourrait sans doute rétorquer à R. Reich qu’il existe des conditions sociales de possibilité de l’immoralité ou de l’esprit de lucre. Reich n’est d’ailleurs pas loin d’une telle considération quand il souligne que les prétentions éthiques des entreprises satisfont aussi les cadres dirigeants de ces dernières, qui ont ainsi accès au meilleur des deux mondes : ils sont grassement rémunérés et ils font le bien en même temps. Peu de gens finalement sont sans doute prêts à admettre, y compris vis-à-vis d’eux mêmes, que leur activité est uniquement destinée à augmenter le profit des investisseurs et le sien propre via l’intéressement aux résultats de l’entreprise.

Je signale un dernier aspect qui m’a paru à retenir de l’ouvrage : la corruption de l’académie par les lobbys. R. Reich, parlant d’abord de ses pairs économistes, souligne que, de plus en plus, les lobbys ont été capables de les enrôler dans leur luttes pour des régulations qui leur soient favorables. Plus généralement, les entreprises et les lobbys qui défendent leurs intérêts face aux politiques semblent avoir compris que la parole scientifique ou académique fait partie de l’arsenal nécessaire à toute cause, et, malheureusement, le monde académique se prête à ce jeu fort lucratif pour les personnes ou les institutitions qui s’y prêtent.

Au total, il faut donc lire ce livre si typique d’une époque et de ses apories.

Quelques remarques bibliographiques et webographiques :

A noter, il existe une version française : R. Reich, Supercapitalisme, le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Paris : Vuibert, 2008. (Le titre en est plutôt raté d’ailleurs).

Pour une interview de R. Reich dans les Echos, lors du lancement de la traduction française, qui ne trahit pas le contenu de l’ouvrage, http://www.lesechos.fr/info/inter/300235688.htm

Une version moins riche dans Libération, http://www.liberation.fr/actualite/economie_terre/289092.FR.php,

reprise par le site du socialiste Benoît Hamon, http://benoithamon.fr/2007/11/07/interview-de-robert-reich-dans-liberation/

Pour un autre résumé-commentaire de l’ouvrage, par un lecteur enthousiaste, commentaire d’ailleurs repris sans être cité directement par d’autres sites indélicats…

cf. http://tto45.blog.lemonde.fr/category/auteurs/robert-reich/

Le commentaire de Jean-Paul Maréchal, un économiste, « Paul Krugman, Robert Reich et les inégalités aux Etats-Unis », L’Economie politique, n°39, juillet 2008, m’a paru fort pertinent. Il n’est cependant pas directement accessible en ligne, sauf pour ceux pouvant entrer sur le site de l’Economie politique, cf.

http://www.leconomiepolitique.fr/paul-krugman–robert-reich-et-les-inegalites-aux-etats-unis_fr_art_741_38147.html

A lire en anglais le dialogue fort vivant sous forme de lettres entre Robert Kuttner et Robert Reich, deux « liberals » liés par leur participation à la même revue The American Prospect, sur la causalité de la situation actuelle,

http://www.prospect.org/cs/articles?article=whos_to_blame_for_the_brave_new_economy

Deux petites remarques finales : grâce à mon accès professionnel à Factiva, base de presse en ligne, j’ai d’ailleurs constaté que presque aucun compte-rendu en français ou en anglais ne remettait en cause la qualité de l’ouvrage, les auteurs d’articles lui reprochant d’être trop complaisants avec le capitalisme (américain) l’emportant en fait sur ceux l’accusant de catastrophisme; il va de soi que l’écho de l’ouvrage est clairement biaisé vers une audience de centre-gauche.