L’Eurogroupe, la BCE et la Commission européennes sont donc parvenus cette nuit de dimanche à lundi à un accord avec les autorités chypriotes pour que Chypre bénéficie de la « solidarité européenne » (via le « Mécanisme européen de solidarité »).
Les leçons à chaud de cette crise chypriote sont nombreuses et confirment ce que l’on avait déjà vu dans les étapes précédentes de la crise des dettes publiques européennes engagées depuis 2010.
Tout d’abord, quelque soit le niveau de vexation infligé à un État membre par ses partenaires et les institutions chargées de la gouvernance économique internationale et européenne (FMI, BCE, Commission), les autorités nationales du pays concerné finissent toujours par plier – et ne font jamais jouer la clause « révolutionnaire » de sortie de l’Euro. De ce point de vue, il se confirme que l’Euro s’avère bien irréversible, dans la mesure où aucun parti politique en mesure de s’assurer une majorité dans un pays de la zone Euro n’est prêt au grand saut dans l’inconnu que serait la sortie du pays de la zone Euro. Le Président chypriote a menacé de démissionner, mais il ne l’a pas fait, il est allé jusqu’au bout de la négociation. De fait, n’importe quelles mesures peuvent être imposées au pays membre défaillant au nom de la bonne tenue de l’ensemble. Dans le cas présent, les autorités chypriotes ont dû avaler la couleuvre de la fin pure et simple du modèle économique chypriote fondé sur une intermédiation financière internationale laissant un trop grande place à de la fraude fiscale et au blanchiment d’argent mal acquis. Le communiqué de presse de l’Eurogroupe du 25 mars 2013 au matin me semble très clair sur ce point. En dehors d’allusions directes à la lutte contre le « blanchiment d’argent », il y est en particulier explicitement dit que la taille du secteur bancaire chypriote doit rejoindre en proportion du PIB du pays la moyenne européenne d’ici 2018 (« an appropriate downsizing of the financial sector, with the domestic banking sector reaching the EU average by 2018 »). Le choix de réduire en pratique à zéro pour un temps largement indéterminé la valeur des dépôts de plus de 100.000 euros dans les deux grandes banques, la Cyprus Bank et la Laiki, et d’autoriser Chypre à user de toutes les mesures possibles pour retenir les dépôts dans les autres banques sous sa juridiction revient à envoyer le message suivant : le paradis fiscal chypriote, c’est fini. Le Président chypriote, qui voulait la semaine dernière défendre ce statut, sauve à grand peine les meubles. J’attends avec amusement la réaction de l’État russe, des intérêts moins avouables concernés, ou d’autres groupes lésés dans l’affaire.
Deuxièmement, il est probable qu’avec ce genre de décisions immédiates sur le secteur bancaire, plus les décisions en matière de privatisations, austérité budgétaire, et réformes structurelles trop habituelles depuis 2008 en pareil cas, l’économie chypriote s’effondre purement et simplement – au moins dans un premier temps. Certes, comme pour les autres pays d’Europe touchés par une telle crise depuis 2008, la méthode habituelle de la dévaluation interne va être appliquée, et, ici, d’autant plus facilement que le chômage va sans doute exploser rapidement, avec la faillite/restructuration des banques, et plus généralement de tout le secteur lié à la présence des investisseurs étrangers sur l’île, des entreprises privés de leur comptes bancaires, etc. Pour aller plus vite en besogne, peut-être faudrait-il que le plan d’ajustement structurel, visé par le MES, ait la bonne idée de prévoir tout de suite une baisse de 50% de tous le salaires, privés et publics, ou même plus si nécessaire. Pourquoi ne pas licencier aussi d’un coup l’ensemble des salariés chypriotes et redéfinir tout de suite leurs justes conditions de rémunération pour ceux qui voudraient continuer à travailler? Il est en effet grand temps que les Chypriotes ré-apprennent à vivre selon leurs maigres moyens: quelque olives, deux ou trois plages, deux ou trois ruines antiques, beaucoup de soleil, etc. Autant le faire vite et bien, à la Lettone si j’ose dire, pas de longues tergiversations. La Commission européenne est sans doute prête à les aider dans ce dur chemin. Baisse immédiate des salaires et des prix à un niveau soudanais! Pardon pour mon humour saumâtre… Plus sérieusement, la conséquence de la baisse logique du PIB va bien sûr être que le rapport dette publique/PIB ne va pas se maintenir aux alentours de 100% comme le prévoit le plan agréé le 25 mars 2013. Les choses ne vont pas se passer toutes choses égales par ailleurs : vu le poids du secteur financier dans l’économie chypriote, il va de soi que cette dernière va se contracter fortement. Il est donc piquant de constater que la décision de ce matin a été prise en ne tenant pas compte de cet aspect, tout en insistant sur le fait qu’un endettement supplémentaire de Chypre était impossible et que le MES ne pouvait apporter en conséquence que 10 milliards d’euros et non 17 milliards. En plus, Chypre – à ma connaissance – n’a pas d’autre ressource économique à faire valoir à court terme : l’immobilier y est déjà en crise (ce qui explique une partie des difficultés des banques), et son dynamisme était lié au statut de paradis fiscal de l’ile ; il reste le tourisme, mais là il faudra baisser radicalement les salaires pour attirer des clients en masse suffisante pour avoir un rebond économique lié à ce seul secteur (sans compte tous les pays d’Europe du sud qui comptent déjà sur cette manne du tourisme…). Il leur reste le gaz, à terme…
Troisièmement, mais est-il besoin de le souligner, cet épisode chypriote de « solidarité européenne » montre jusqu’à la caricature à quel point la zone Euro et l’Union européenne fonctionnent sur des rapports de force entre Etats, entre créanciers et débiteurs, entre centre et périphérie, entre gros et petits – et, comme ce sont des Etats démocratiques, les courants dominants dans les opinions publiques des grands Etats comptent infiniment plus que ceux des petits Etats. L’opinion publique allemande, dominée par les craintes des contribuables allemands de « payer pour ces fainéants de Chypriotes abritant l’argent des maffieux russes », est largement derrière cette décision de casser purement et simplement l’économie chypriote actuelle. On peut certes s’en féliciter, et y voir d’un point de vue européen les prolégomènes nécessaires à une fiscalité unifiée en Europe sur les bases mobiles de taxation (capital, revenus des entreprises). A quand le tour des autres paradis fiscaux? Monaco, Luxembourg, les îles anglo-normandes, etc? A quand le blocus de la Confédération helvétique? On peut aussi constater que, décidément, le « peuple européen », y compris dans ses éventuelles articulations entre riches, classes moyennes et pauvres, n’existe pas. Les « contribuables allemands » (qu’on supposera tout de même riches ou, tout au moins, appartenant aux classes moyennes) vont en effet par cette décision qu’ils appuient, via leur soutien au gouvernement Merkel, contribuer à ruiner certains riches Chypriotes, et aussi certes à renvoyer dans la pauvreté et la misère les classes moyennes et les pauvres chypriotes. Un peu comme si, en France, les gros contribuables de Neuilly appuyaient un gouvernement français décidant d’en finir avec « Monaco ». Les décisions prises par l’Eurogroupe ne sont donc guère analysables en tant que dialectique au sein d’un « peuple européen » en devenir, mais bientôt en tant qu’articulation difficile entre Etats et peuples européens plus ou moins puissants. L’aspect géopolitique intervient aussi : Chypre paye sans doute aussi l’addition du rejet du « Plan Annan » en 2004, et son rôle ambigu à la lisière d’un Proche-Orient. La Turquie, avec son économie florissante et son rôle indispensable pour les Occidentaux dans la crise syrienne actuelle, apparaît comme l’autre grand gagnant de la situation.
Quatrièmement, cette décision du 25 mars 2013 a le mérite de revenir sur l’erreur de celle du 16 mars avec sa taxation des dépôts de moins de 100.000 euros. Il reste que l’erreur a été faite. Cela ne sera pas oublié.
Cinquièmement, le choix d’aider Chypre tout en en finissant avec son modèle de paradis fiscal va permettre des comparaisons avec l’Islande. On verra dans quelques années ce qu’il en advient… Comment vit un ex-paradis fiscal aux marges de la zone Euro? Mais là de l’eau aura passé sous les ponts…
Toutes ces conclusions reposent bien sûr sur l’idée qu’il ne doive se produire aucun événement qui mette à bas le schéma dessiné par l’Eurogroupe. Mais, à part une révolution à Chypre, je vois mal ce qui pourrait faire sortir de ce scénario finalement assez ordinaire depuis 2008 de « solidarité européenne ».
Ps 1. Après avoir écrit ce post, je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à avoir fait le lien entre la baisse prévisible du PIB de Chypre et l’évolution du rapport dette publique/PIB. C’est tellement évident qu’on peut se demander là encore pourquoi les décideurs de l’Eurogroupe ont été « aveugles » sur ce point.
Ps 2. Le joyeux et jeune Ministre néerlandais des Finances a craché le morceau hier après-midi, avant de se démentir immédiatement après. La solution chypriote est un modèle de résolution des crises bancaires : un les actionnaires perdent tout (ce qu’il a appliqué il me semble sur une banque néerlandaise récemment en la nationalisant), deux les obligataires perdent tout si nécessaire, trois les gros déposants (au dessus de 100.000 euros) participent à la fête. C’est évidemment simple et élégant pour égaliser l’actif et le passif d’une banque en difficulté (sauf si l’actif restant est inférieur à la somme des dépôts de moins de 100.000 euros), il fallait y penser. Comme il a sans doute dit ce qu’il avait vraiment sur le cœur, son secrétariat a été amené à démentir immédiatement après : Chypre est un cas unique. Cependant, avec sa méthode, plus besoin de supervision bancaire nationale ou européenne, il suffit de supposer que les gros déposants, les obligataires et les actionnaires font leur travail de surveillance de la qualité des risques pris par chaque banque. CQFD. Pour l’Europe, plus besoin non plus d’union bancaire, le marché libre et non faussé peut surveiller tout cela. Une vraie révolution, et sans doute un beau casse-tête pour les particuliers ou les trésoriers d’entreprise ayant plus de 100.000 euros à placer. A dire vrai, ce Néerlandais est bien plus drôle que notre Pierre Moscovici qui aurait pu occuper le poste de président de l’Eurogroupe si l’on en croit la rumeur. Deux ou trois sorties dans ce genre, et quelques décisions bien vues encore (comme les deux accords successifs sur Chypre), et le navire Euro va chavirer par inadvertance « à l’insu de son plein gré ».