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Collapsologie plurielle.

Deux livres sont parus cette année qui entendent donner un accès au grand public aux différentes façon d’envisager la possibilité d’un effondrement (un « collapse ») de notre civilisation dans un délai tel qu’il puisse nous inspire quelque inquiétude légitime.

Le premier, Collapsus. Changer ou disparaître? Le vrai bilan de notre planète (Paris : Albin Michel, [février] 2020) , est paru juste avant le confinement. Il s’agit d’un livre collectif dirigé par Laurent Testot et Laurent Aillet qui entend donner la parole à la fois à des scientifiques, à des experts et à des personnes connues pour leur engagement sur un sujet écologique ou plus spécifiquement sur la question de l’effondrement. Cela se fait, soit sous la forme d’un texte donné par l’auteur sollicité, ou bien sous celle d’un entretien avec les curateurs de l’ouvrage. Le second, L’effondrement de l’empire humain. Regards croisés (Paris: Rue de l’Echiquier, [septembre] 2020), par Manon Commaret et Pierrot Pantel, consiste en une série de dix entretiens sur le thème de l’effondrement, menés sur un modèle commun, avec des personnalités, plus ou moins connues du grand public, dont les noms et les photos apparaissent sur la couverture. Ces entretiens ont été menés très récemment, car ils tiennent compte des événements qu’ont représentés à la fois l’épidémie de Covid-19 et le confinement qui en a suivi.

D’évidence, les deux maisons d’édition concernée poursuivent la même veine d’une attention nouvelle du grand public pour ce thème de l’effondrement, mais les produits finis qu’elles lui livrent n’est exactement de la même nature.

Le livre paru en septembre, L’effondrement de l’empire humain, est visiblement l’œuvre de deux personnes de bonne volonté (exactement le genre de personnes qu’adorent détester Valeurs actuelles ou Causeur) qui veulent aller rencontrer les personnes identifiées comme ayant quelque chose d’important à dire sur le sujet pour clarifier leur propre position. Malheureusement, au delà de l’occasion qu’elles offrent à ces personnes de réitérer leur point de vue sur la question dans une forme simple et accessible, les entretiens prennent souvent une tournure trop personnelle ou très psychologisante. Les intervieweurs demandent en effet à savoir comment, d’un point de vue subjectif, ces personnes connues vivent, perçoivent, anticipent, la perspective de l’effondrement. Ils demandent par exemple quel objet ces personnes emporteraient avec elle en cas d’effondrement ou ce qu’elles font de leur argent. Ce n’est pas fondamentalement passionnant. Le choix des personnes interviewés a toutefois le mérite de brasser très large. Il y a les personnes plutôt très prudentes sur l’usage du terme d’effondrement (Jean Jouzel) et les partisans du terme (Pablo Servigne, Arthur Keller, Yves Cochet, Vincent Mignerot). Il y a trois politiques désenchantés à souhait (Yves Cochet, Nicolas Hulot et Isabelle Attard). Il y a des radicaux de l’écologie profonde (Nicolas Casaux, Derrick Jensen), qui voient les choses du point de vue de la biosphère en espérant l’effondrement de l’empire humain. Et enfin, il y a une psychologue (Carolyn Baker) pour faire passer le tout. Le plus intéressant dans l’ouvrage est sans doute le dialogue qui peut s’instaurer entre les points de vue entre l’aile « humanité » des luttes écologistes (dont la notion d’effondrement ne peut apparaitre que comme une radicalisation) et l’aile « biosphère » des luttes écologistes où la civilisation humaine est quelque peu de trop dans sa forme actuelle (avec eux, enfin Luc Ferry aura trouvé des adversaires crédibles). On y trouvera aussi à travers les questions une critique de la « fable du colibri », qui, à ce stade, semble surtout être devenue un repoussoir pour tout le monde.

Le livre paru en février, Collapsus, est nettement plus construit, ce qui correspond au fait que les deux auteurs disposent d’une bien plus grande expertise sur le sujet : Laurent Testot est un journaliste scientifique polygraphe, et Laurent Aillet, ingénieur de formation, est actuellement à la tête de l’association Adrastia, spécialisée dans la réflexion sur ce sujet de l’effondrement. Du coup, la richesse des pas moins de quarante points de vue proposés l’emporte très nettement sur l’autre ouvrage. Chaque micro-chapitre consacré à un auteur dispose d’une bibliographie, et ce dernier a même été autorisé par l’éditeur à avoir quelques notes en fin d’ouvrage. (Malédiction éternelle sur la tête des éditeurs qui mettent les notes ainsi!) Des universitaires réputés (Jean-Baptiste Fressoz, Dominique Bourg, François Gemmene, etc. ) sont présents, tout comme des politiques (Delphine Batho, Corinne Morel Darleux), des experts (Paolo Servigne, Arthur Keller, etc.) ou des militants. Même si l’ouvrage dispose d’un plan, d’abord l’état des lieux (première partie), et ensuite les perspectives (deuxième et troisième partie), force est de constater que les aspects positifs et normatifs sont toujours étroitement mélangés pour chaque auteur ici convoqué. C’est donc à une sorte de petite encyclopédie des difficultés (euphémisme) présentes et à venir que le lecteur est convié à parcourir, toujours cependant du point de vue d’une personne qui sort de sa neutralité axiologique pour défendre une thèse à valeur morale ou politique. D’évidence, même si tout le monde se veut ancré dans le réel, ici personne n’est neutre, ou ne décrit les choses du point de vue de Sirius. Il est de ce point de vue très significatif que le lecteur soit amené à commencer sa lecture par un entretien avec le philosophe Dominique Bourg (Système Terre, ce que l’on sait, ce que l’on craint, p. 17-24) qui pose les grandes coordonnées des difficultés à venir en s’appuyant sur des synthèses scientifiques institutionnelles disponibles les plus générales (GIEC et IPBES en particulier) et non pas avec un scientifique d’un des domaines particuliers concernés.

Il y a bien sûr dans ce défilé de quarante auteurs parfois des faiblesses de pensée, comme avec le texte du sociologue Alain Caillé (Pour une science sociale générale, p. 174-180), qui répète les mantra bien connus de cet auteur sur le don, ou encore avec le texte de l’expert en sécurité, Alexandre Boisson (Assurer la sécurité dans un État en décomposition, p.128-135), qui ressemble plus à de la (mauvaise) science-fiction (survivaliste) qu’à autre chose . Il y aussi le fait que chaque auteur s’est vu allouer une quantité de pages très limitée, ce qui donne parfois un aspect un peu schématique aux propos. Le texte d’Ugo Bardi (L’effet Sénèque : croître lentement, se disloquer rapidement, p. 192-197), un membre du célèbre « Club de Rome », est ainsi bien trop allusif pour être directement utile au lecteur, sauf à aller lire les références mises en bibliographie. Mais c’est là le jeu de ce genre d’ouvrage. L’on s’étonnera aussi que les auteurs convoqués soient exclusivement français ou belges, à l’exception d’Ugo Bardi déjà cité. Cela témoigne déjà au moins d’un fait : le débat sur l’effondrement se fait en France à partir d’un point de vue contraint par un espace public peu ouvert aux auteurs étrangers (l’absence des Africains francophones pourrait d’ailleurs aussi intriguer). Au total, le lecteur intéressé fera avec ce livre un grand tour des difficultés à venir, certes dans un grand mixte de discours – entre propos appuyées sur les méthodes de validation en vigueur dans la vie académique et paroles motivées par la force d’un engagement dans le sujet – , mais n’est-ce pas là justement ce qui correspond au débat public, par nature hybride?

Au total, dans cette présentation plutôt réussie et qui n’incite certes pas à l’optimisme sur l’avenir proche et rappelle que le présent est déjà celui d’un effondrement par bien des aspects (comme celui de la biodiversité), il m’a cependant semblé que la question de l’État et de la politique au sens habituel du terme restent largement traités en demi-teinte. Le texte de l’expert en sécurité, comme je l’ai déjà dit, est indigent. Le texte du géopolitologue Jean-Michel Valentin (De la guerre au temps du changement climatique, p. 136-143), reste trop factuel et n’est guère théorisé. Je ne parle même pas des propos de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (L’histoire de l’évolution le montre : l’entraide est la seule réponse à l’effondrement, p. 144-152) qui font fi de toute connaissance historique ou politologique. De fait , cela traduit une limite plus générale de toute cette pensée de l’effondrement: elle fait comme s’il n’y avait pas de grandes institutions et des acteurs à leur tête qui n’allaient pas prendre des mesures pour se maintenir, pour persister dans leur être. Parfois, je me demande si cette faiblesse ne tient pas à un imaginaire de la catastrophe apocalyptique à la façon Hollywood qui empêche de penser la continuité dans le bouleversement en cours et à venir. De fait, ce qui est apparu avec l’épidémie de Covid-19, c’est – au moins pour l’instant – l’existence (presque partout sur la planète) d’une institution territoriale appelée État et d’organisations internationales liant ces États, qui agissent, ou tentent d’agir, pour se sortir au mieux – sanitairement, économiquement et politiquement – de cette dernière.

Il est bien sûr facile aux auteurs de me répondre que l’effondrement sera une perturbation mille fois pire qu’une pandémie, finalement assez banale au regard de l’histoire de l’humanité, et que ma comparaison ne vaut donc pas, mais il me semble qu’ils négligent que, dans le monde de l’Anthropocène, les grandes structures établies, comme les États ou les grandes entreprises, chercheront elles aussi à survivre, ce qui n’est pas d’ailleurs indifférent du point de vue du cours prévisible des événements. Paradoxalement, ce sont les deux néophytes de L’effondrement de l’empire humain, qui se posent le mieux cette question à propos des grandes entreprises de l’internet. Que feront-elles? Elles tenteront de persister dans leur être comme il se doit.

Par ailleurs, en lisant ces deux livres, qui présentent les différentes facettes des pensées de l’effondrement, je me suis dit que leur perspective historique était singulièrement myope – même si des historiens de l’environnement sont pourtant présents dans l’ouvrage de L. Testot et L. Aillet..

En effet, il me semble qu’il y a un bon siècle que la pensée occidentale connait des poussées de catastrophisme, de perte de foi dans le progrès, l’avenir, la science, l’humanité. Personne ne semble ici se souvenir que, d’abord la Première guerre mondiale, puis la Seconde guerre mondiale, ont développé au sein même de la pensée occidentale un sentiment de perte, de doute (pour ne pas dire plus) vis-à-vis du lien établi par les Lumières entre progrès matériel et scientifique et progrès humain et moral. Se rappelle-t-on, pour ne citer que quelques noms, les travaux de Karl Jaspers, de Theodor W. Adorno, ou encore de Gunther Anders, sur le sujet? Avant que le changement climatique d’origine anthropique ou la « sixième extinction de masse » soient devenus un sujet de préoccupation pour l’avenir de l’humanité, ne devrait-on pas d’abord se rappeler qu’il y a – et qu’il y aura encore pour tout le temps qui reste à venir – les prodiges que la science et la technologie offrent en matière de destruction directe de l’homme par l’homme, ou de contrôle ou d’asservissement? Pour prendre ici un exemple très personnel, je me suis rendu compte en rangeant de vieilles revues de bande dessinée, des A Suivre des années 1980, à quel point le thème de guerre nucléaire était présente dans les pages de cette revue pourtant à destination de la jeunesse. Le slogan « Plutôt rouge que mort » s’en souvient-on? La pensée de l’auto-destruction de l’humanité du fait des conséquences (inattendues) du développement scientifique et technologique n’est donc pas vraiment récente, et elle a imprégné la vie intellectuelle en Occident depuis au moins les boucheries industrialisées, rationalisées, mécanisées de la Grande Guerre. Les mots d’Auschwitz et de Hiroshima suffisent à résumer cette condition nouvelle de l’humanité occidentale.

Or, si une part de la pensée occidentale, bien au delà des penseurs labellisés comme écologistes, a bien pris en compte cet aspect, force est de constater que cette prise de conscience n’a eu aucun effet sur la suite des événements. Depuis 1945 jusqu’à nos jours, les développements de la science et de la technologie se sont continués avec leurs potentialités de destruction de l’homme par l’homme. Les seules limitations que l’on a pu observer sont dues à l’inefficacité d’une technologie à atteindre les buts militaires ou politiques poursuivis. L’abandon de l’usage des gaz de combat tient ainsi non pas à une limitation humanitaire – certes inscrite désormais dans un traité international -, mais au constat de l’inefficacité de cet arme lors d’un combat entre armées de même niveau technologique. L’usage de l’arme nucléaire n’a été maîtrisé jusqu’ici que grâce à l’invention d’une doctrine de la « destruction mutuelle assurée ». Cette maîtrise semble d’ailleurs en voie d’être déstabilisée par les développements possibles de capacités russes de « première frappe » encore plus rapides que ce qui existait jusqu’il y a peu. Et il me semble bien que l’horloge de l’Apocalypse a encore été avancé vers minuit, entre autre pour cette raison.

Pourquoi la part de la pensée occidentale, pourtant consciente des risques portés par la science et la technologie, n’a eu aucun effet? Ma réponse en tant que politiste n’est autre que le fait que des grands États existent et qu’ils ont la puissance pour objectif. (Il faudrait bien sûr faire une sociologie et une histoire ce qu’il y a dans ce grand État qui le fait tel.) L’économie n’est de ce point de vue qu’un outil en vue de cet objectif. Du coup, c’est plutôt du point de vue de ces acteurs-là que les questions d’effondrement devraient être posées. Ce sont ces grands États qui vont continuer d’amener imperturbablement l’humanité à sa perte (et les non-humains aussi bien sûr), ou bien qui vont la sauver (au moins partiellement) parce qu’ils y auront intérêt pour se sauver eux-mêmes. Il faut bien dire qu’en l’état actuel des relations internationales, cette seconde hypothèse optimiste parait de plus en plus fantaisiste. Chaque grand État semble en fait vouloir augmenter sa puissance pour être le vainqueur de la conflagration à venir autour des ressources. Préparons-nous donc plutôt à un combat entre puissances pour la dernière goutte d’énergie fossile, pour le dernier morceau d’air frais et respirable, pour les derniers plaisirs de ce monde.

Et, de ce point de vue, comme habitants de la France, notre premier intérêt devrait être d’orienter notre propre État vers la prise en compte de cette situation. Donc, aller vers la politisation de cette question d’effondrements probables, et ne surtout pas se replier dans quelque Arcadie, tentation qui effleure dans certains propos de nos collapsologues. Si ces deux livres peuvent donc être utiles au débat public, c’est donc dans la mesure où ils contribueront à politiser ou non le débat autour des difficultés à venir, et à sortir du business as usual de nos gouvernants.

Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques.

Il y a des livres dont la lecture s’inscrit immédiatement dans son histoire personnelle pour le lecteur. J’ai en effet lu l’ouvrage du philosophe Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques (Paris : La Découverte, 2020) dans les semaines mêmes qui ont précédé le « grand confinement » que nous sommes en train de vivre. Je ne trouve cependant que maintenant le temps d’y revenir. Or il se trouve que la question de la temporalité de ce que nous sommes en train de vivre – celle d’une accélération  du temps et des événements – s’inscrivait par avance dans le livre lui-même. Son introduction commence en effet par cette phrase: « Durant le temps nécessaire à l’écriture de ce livre, le site américain de Mauna Lao, à Hawaii, indique que la concentration de CO2 atmosphérique a franchi la barre des 400, puis des 410 ppm. » (p.5) Après avoir listé toute une série de changements récents et profonds (écologiques, politiques, sociaux), il souligne : « Cinq ans suffissent donc à enregistrer des mutations capitales. Cinq ans suffisent à regarder un passé pourtant proche comme un univers totalement différent de celui dans lequel on évolue désormais, et vers lequel on ne reviendra jamais. La rapidité de ces évolutions nous laisse aussi devant une question plus sombre: où en serons-nous lorsque cinq ans de plus se seront écoulés? » (p.7) Au regard des jours que nous vivons, on pourrait presque trouver à ces quelques phrases une tonalité prophétique, qualification qui aura sans doute le don d’agacer le dit philosophe s’il tombe sur mon compte-rendu tant il se veut d’un rationalisme sans failles, mais qui pourrait être aussi un hommage à sa capacité à inscrire son propos dans son temps, dans notre temps de mutations rapides.

Cet exorde sur le temps qui s’accélère et défie la temporalité dont a pourtant besoin une pensée philosophique pour se construire s’explique aisément par l’objectif premier de l’ouvrage. L’auteur se propose en effet de relire l’histoire de la philosophie politique (occidentale) à l’aune de cette nouvelle condition historique, que l’on peut résumer par le terme d' »anthropocène ». Il s’agit largement d’y trouver la source de nos maux présents (réchauffement climatique, écroulement de la biodiversité, etc.), mais aussi, en étant ainsi revenu à la source, de dégager des perspectives pour en sortir, de renouer avec une pensée critique capable d’aider chacun à s’orienter politiquement. P. Charbonnier ne veut en effet  à aucun prix s’inscrire dans une vision de l’avenir où tout serait déjà perdu, et l’on comprend vite qu’il n’apprécie, ni les collapsologues, ni les partisans intéressés du business as usual till the end, ces deux groupes si opposés par ailleurs  formant un étau bien digne de désespérer celui qui croit encore en l’humanité (p. 409).

L’exercice consiste alors à relire toute la philosophie occidentale depuis le XVIIe siècle pour montrer à quel point elle a été aveugle aux conditions mêmes de sa réussite à donner un sens à ce qui arrivait à l’Occident, à savoir le triomphe conjoint de la liberté et de l’abondance. « Le socle écologique des controverses politiques était souvent implicite, comme quelque chose qui obsède la pensée sans pour autant être formulé. » (Conclusion, p. 423) Cette histoire d’une cécité, oserai-je dire, prend de très nombreuses pages (correspondant aux chapitres 1 à 8, p. 15-314). Fort bien écrites parfois, elles témoignent de l’enracinement de l’auteur dans la connaissance des textes et de leurs interprétations. Mais, pour résumer l’idée centrale de ces huit premiers chapitres, l’erreur fondatrice serait la suivante: le libéralisme classique, politique et économique, s’élabore au XVIIe et au XVIIIe siècles dans la visée de rendre à la fois plus libre, plus autonome et plus productive une société particulière, sur un territoire donné, avec des ressources agraires par définition limitées. Les sociétés européennes qui adoptent cette doctrine libérale les premières (Royaume-Uni, Pays-Bas, France) connaissent effectivement le succès économique, mais ce dernier s’explique surtout au départ par l’aventure coloniale qu’elles connaissent au même moment. Elles croient bénéficier  de leur meilleure organisation (« croissance intensive ») qui permet d’allier liberté et abondance, mais profitent surtout de leur prise de possession coloniale de vastes parties du globe (« croissance extensive »).

Puis, rebelote, au XIXe siècle, ces mêmes sociétés connaissent effectivement à la fois la « Révolution industrielle », la libéralisation politique et quelques décennies plus tard un début de solution de la « Question sociale », mais elles sont aveugles au double Deus ex machina, qui permet ce nouveau succès : la poursuite de la colonisation, directe ou indirecte, et l’exploitation d’une énergie fossile, le charbon. Et, re-rebelote, lors de la « Grande Accélération », d’après 1945, où croissance forte, État-providence et consensus social reposent en fait la manne énergétique représentée par le pétrole, manne qui, contrairement au charbon encore perçue par certains auteurs du XIXe siècle comme la source de tous ces bouleversements positifs en terme de liberté et d’abondance, finit par être complètement oubliée par un philosophe critique comme Herbert Marcuse, pris par P. Charbonnier comme exemple de cette cécité, en dépit même de sa critique radicale du capitalisme tardif, au moment même où le pétrole remplace le charbon comme énergie dominante en Occident (p.297-305).

La démonstration de Pierre Charbonnier est sur tous ces points difficilement réfutable: aucun des auteurs, en particulier les classiques (J. Locke ou A. Smith en particulier), n’avait pu imaginer une société et une économie aux succès, justifiés par leurs idées, mais fondés en réalité sur l’exploitation coloniale et sur la divine surprise de l’énergie fossile. Pourtant, ce sont tous ces auteurs qui seront à la source de la légitimité politique de nos sociétés dites développées, ou que  les diverses pensées critiques des deux derniers siècles prendront pour cible sans jamais réussir à dépasser fondamentalement l’erreur de perception qu’ils ont permis.  Pour ce qui concerne le rôle (réel comme peuvent le montrer les historiens, mais dénié ou ignoré par les philosophes d’alors) de la colonisation et des échanges internationaux (inégaux) dans le succès des sociétés libérales et riches de l’Europe de l’ouest, selon P. Charbonnier, seul le philosophe allemand Johann G. Fichte aurait perçu et critiqué le tour de passe-passe libéral dans son livre de 1800, L’Etat commercial fermé. Ce dernier pose en effet que, pour qu’une société soit vraiment autonome et juste sur son territoire, il faut qu’elle ne fasse appel à aucune extériorité pour lui éviter de faire ainsi recours à la violence ou à l’injustice dans l’acquisition de biens qui lui seraient utiles. « Son élaboration théorique met ainsi les États européens face à leur constitution invisible, à leur incapacité à se tenir au régime de la loi, qu’ils affirment pourtant si haut: la question spatiale n’est que la manifestation tangible d’un inachèvement de l’idéal juridique, dont la nécessaire clôture géographique est immédiatement relativisée par l’ouverture commerciale. »(p. 124) P. Charbonnier acclimate dans son propos le concept d’exaptation (p. 131-133) pour  résumer l’une de ses idées essentielles présentée dans son texte sous forme d’une question rhétorique : « (…) la théorie libérale classique n’est-elle pas la théorie d’une pratique devenue obsolète au cours du XIXe siècle? » (p.132)

Le XIXe et le XXe siècle ne vont donc pas arriver à se sortir vraiment de cette illusion première. P. Charbonnier parle à ce sujet de projet d’« autonomie-extraction ». Les sociétés veulent se définir comme autonomes de toute détermination, de toute limite pré-imposée par autre chose que la libre volonté collective, mais, en réalité, cette autonomie suppose d’oublier les interdépendances avec les ressources, les milieux, les espaces, situés de fait en dehors de ces mêmes sociétés.  P. Charbonnier montre ainsi que la pensée socialiste, même si elle intègre des éléments oubliés par les libéraux, comme le travail concret, ne fait guère pas vraiment mieux qu’eux de ce point de vue, si l’on raisonne toujours en terme de cécité vis-à-vis des déterminations dont les sociétés industrielles profitent. Comme P. Charbonnier  se fait un obligation de faire l’histoire de toutes ces cécités, le lecteur finit tout de même par s’ennuyer un peu à voir défiler tous ces grands auteurs qui, certes effectivement, n’ont pas posé les questions telles qu’il aurait peut-être fallu les poser. Le seul penseur un peu clairvoyant, vu de 2020, n’est autre que l’économiste William Stanley Jevons. Dans The Coal Question, livre paru en 1865, il voit bien que le succès du Royaume-Uni tient tout entier dans ses ressources exceptionnelles en charbon, mais que ces dernières ne sont pas infinies et qu’il faut donc se poser la question de la suite (p. 142-150). En fait, dans les trois quarts de son ouvrage, P. Charbonnier produit donc largement l’inverse du travail d’un autre philosophe contemporain Serge Audier. Ce dernier, dans ses deux imposants ouvrages sur les prodromes de la pensée écologique en Occident (La société écologique et ses ennemis, 2017, L’âge productiviste, 2019, tous deux parus à la Découverte, le même éditeur que celui de l’ouvrage de P. Charbonnier), montre à quel point des auteurs, qu’ils soient marginaux ou bien connus mais peu écoutés sur ce point de leur œuvre, ont pensé les difficultés nouvelles crées par la multiplication de la puissance d’agir de l’homme sur son environnement depuis le début du XIXe siècle. Il dément ainsi l’idée que la pensée écologique n’apparaitrait que dans les années 1970. Elle fut présente dès l’exorde de la Révolution industrielle, mais toujours ignorée, récupérée ou minimisée. P. Charbonnier travaille à l’inverse : il prend des auteurs importants en leur temps, soit qu’ils soient des auteurs conservateurs de l’existant d’alors ou qu’ils en soient des critiques acerbes, et il montre qu’ils n’arrivent jamais à toucher complètement cette question, qu’ils restent prisonniers (volontaires?) d’une vision qui ignore toutes les ressources prises à l’extérieur de leur société idéale pour y assurer conjointement la liberté et l’abondance .

Je dois avouer préférer très nettement l’approche de S. Audier. Cette dernière possède l’avantage de montrer que, sur le plan du discours au moins, des possibilités autres que celles qui ont été empruntées par nos sociétés étaient ouvertes. Certes, elles ne l’ont pas été, et, d’ailleurs, S. Audier explique aussi pourquoi l’insuccès fut au rendez-vous, mais, tout de même, si ces minoritaires avaient été pris au mot et s’ils avaient conquis les esprits, nous n’en serions sans doute peut-être pas là où nous en sommes arrivés.

Si le livre de P. Charbonnier se contentait donc de faire une longue histoire des cécités de tous les penseurs occidentaux depuis quatre siècles qui nous ont mené à la situation actuelle de l‘ »anthropocène », il n’aurait finalement guère d’intérêt, sauf à montrer que tout cela ne fut pas à l’honneur de la clairvoyance de la philosophie politique du passé.  Fermez le ban. Heureusement, les trois derniers chapitres (9. Risques et limites, 10. La fin de l’exception moderne et l’écologie politique, et 11 L’autoprotection de la terre)  réveillent le lecteur, assommé jusque là par de trop longues – et il faut bien le dire quoique bien tournées presque pédantesques digressions sur Proudhon, Marx, Guizot, Durkheim, Veblen et tutti quanti. Ces trois chapitres essayent de se mettre en effet dans les pas de Karl Polanyi. Cet auteur est connu pour avoir décrit le mouvement de désencastrement et de réencastrement de l’économie dans la société. La révolution libérale du XVIII-XIXe siècle selon Polanyi, c’est l’économie qui devient autonome de la société, au point de commencer à la détruire, et, inversement, le socialisme du XIX-XXe siècle, c’est le réencastrement de l’économie dans cette dernière, qui préserve toutefois la liberté, contrairement au contre-mouvement fasciste, qui annihile la liberté au passage. Or, comme le montre de manière plutôt convaincante P. Charbonnier, avant de pouvoir mettre en œuvre ce réencastrement, encore faut-il que l’idée même de  société existe – ou pas. Car, comme le répétait comme un mantra de Margaret Thatcher, « There is no such thing as society ». Et bien sûr les socialistes, qu’elle entendait éradiquer jusqu’au dernier,  avaient dit depuis plus d’un siècle qu’au contraire, la société existait bel et bien, et qu’il s’agissait de lui donner des droits contre la prédation capitaliste.

Du coup, ce que P. Charbonnier recherche dans les trois derniers chapitres, c’est ce qui fut l’équivalent de la « société » pour le socialisme du XIXe et du XXe siècle, soit un sujet historique capable de se constituer, de s’opposer à ce qui nous arrive et enfin de se sauver. L’idée s’avère fort séduisante que cette ouverture que le philosophe entrevoit vers un sujet possible, encore à  décrire et à nommer, car elle permet d’y intégrer aussi des êtres non-humains qui ne sont pas aujourd’hui compris dans l’idée de société, et de dépasser complètement le productivisme liée au naturalisme. « L’autonomie politique des peuples se joue, se jouera, dans une réponse aux affordances de la terre susceptibles de contourner le mode de relation productif qui domine le naturalisme depuis au moins la révolution industrielle, dans un abandon du régime de souveraineté fondé sur l’ubiquité et dans la libération d’un sujet collectif critique qui ne répond pas à la définition traditionnelle de la société qui implique son opposition à la nature. » (p.390)   En s’appuyant ainsi  beaucoup sur les pensées post-coloniales, sur toute la mise en question du naturalisme comme mode exclusif de saisie du réel, sur les luttes des subalternes,  il essaye donc de reconstituer toutes les pièces d’un « contre-mouvement » à la Polanyi pour notre temps, qui se situerait dans la filiation du socialisme, tout en dépassant ses impasses. « En voulant freiner la tendance libérale consistant à déléguer au marché la responsabilité d’organiser les rapports aux ressources et au territoire, le socialisme a fait des relations collectives au monde un enjeu politique. Et c’est son legs principal à une époque marquée par les mutations écologiques majeures. Au delà de ses échecs, et en particulier de ses échecs sur le plan environnemental, le socialisme a laissé un héritage qui ne trouve aucun équivalent dans la mémoire de la pensée politique. Et c’est en ce sens que le contre-mouvement suscité aujourd’hui par le changement climatique se situe dans cette tradition: il remet en scène, dans des termes et dans un contexte entièrement nouveau, la capacité collective à identifier une menace, à définir le sujet collectif qui se lève contre elle, et à faire de cette mise à l’épreuve l’occasion d’une reformulation de l’idéal de liberté des égaux. » (p. 395) P. Charbonnier ajoute quelques lignes plus loin : « C’est en ce sens que l’écologie politique reste un avatar de la modernité: elle suppose une autocritique et une correction de la réflexivité politique, une transformation volontaire des moyens par lesquels le collectif se prend en charge – et, pas, surtout pas, une soumission à des normes externes, qu’elles soient « naturelles » ou théologiques. » (p. 396)

Ces quelques lignes aident à comprendre que P. Charbonnier ne se conçoit pas lui-même sans adversaires au sein même du camp des possibles de l’écologie politique. Il réfute en fait toute idée de limitation « réelle » – au double sens d’un réel physico-chimique qui échapperait à toute médiation collective des êtres humains, ou du réel de règles générales de fonctionnement des sociétés humaines . C’est son côté logiquement anti-malthusien, un peu anti-Jevons, voire un peu anti-Club de Rome. Il n’apprécie guère non plus les partisans d’une Mère Nature apte à se venger de nos excès et nous demandant désormais de nous mieux nous tenir au grand banquet de la Nature. Il ne doit guère apprécier l’écologie profonde, ni l’Encyclique « Laudato Si’ « , ni toute forme d’autorité transcendante. Son désintérêt pour l’histoire de tous ceux qui ont dit et pensé l’importance de la Nature en elle-même, qui transparait à quelques reprises dans son ouvrage, se comprend alors aisément. Sa gentille moquerie à l’égard de ceux qui pensent que sortir du « naturalisme » pour retrouver l’« animisme » va nous sortir d’affaire se justifie aussi ainsi (p.372).

Du coup, il me semble percevoir dans tout cet ouvrage une contradiction, ou tout au moins un pari. Il nous démontre d’abord par a+b que toute la pensée occidentale moderne de la liberté depuis le XVIIe siècle, versions socialistes comprises, nous a mené à ce désastre – ou tout au moins ne l’a pas empêché, pensées critiques comprises -, il nous dit ensuite, fort justement, que « la transformation de nos idées politiques doit être d’une magnitude au moins égale à celle de la transformation géo-écologique que constitue le changement climatique » (p. 403, en italique dans l’original), et il conclut pourtant qu’il faut sauver les idées d’égalité, de liberté et d’autonomie de la société  (ou de quelque chose à inventer encore sur un registre similaire). Il veut en effet, dit-il, réinventer « l’ambition démocratique hors du socle de l’abondance » (p. 417) Et, ai-je envie de dire, et si c’était pour le coup impossible! Et, si P. Charbonnier nous présentait sa version, certes aux intentions noblement démocratiques, du « tout changer pour que rien ne change »?

Tout d’abord, je me permettrais de souligner que, rhétoriquement, la formulation du problème posé par la poursuite des idéaux modernes de liberté et d’autonomie dans un monde où l’abondance ne sera peut-être plus au rendez-vous, tout en posant dans un même mouvement les penseurs de ces mêmes idéaux à la source de nos ennuis,  ne risque guère de séduire grand monde. En effet, face à une difficulté inédite liée à notre propre héritage intellectuel, n’est-il pas  plus raisonnable alors de tout repenser, de sortir complètement du monde intellectuel précédent? Ou bien ne vaut-il pas mieux, pour sauver notre glorieux passé, s’empresser de retrouver l’embranchement où l’erreur a été commise pour repartir de là? Je me permettrais d’esquisser une comparaison avec l’Encyclique ‘Laudato Si’ du Pape François (Loué sois-tu, Laudato Si’. Sur la sauvegarde de la maison commune, Paris : Bayard/Cerf/Mame, 2015) . Dans ce texte, le Pape François prend bien soin dans le deuxième chapitre, L’évangile de la création, de récuser l’accusation lancée contre le christianisme d’être la source du mauvais usage du monde que nous constatons. « S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens nous avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. » (p.59) Bien sûr, il est facile d’y voir un artifice pour sauver la doctrine chrétienne de ses responsabilités qui ne convaincra au final que les croyants, mais il reste que, du point de vue de la défense et illustration de sa thèse d’un sauvetage des idéaux de la modernité et du socialisme, P. Charbonnier me parait être un bien piètre stratège au regard de la subtilité du jésuite devenu Pape.

(En passant, je me permets aussi de signaler que P. Charbonnier réduit d’un coup à l’insignifiance toute pensée critique de la modernité libérale qui ne soit pas socialiste [cf. sa formule déjà citée, « le socialisme a laissé un héritage qui ne trouve aucun équivalent dans la mémoire de la pensée politique »]. C’est, pour le moins, rapide, très rapide. Je ne me permettrais pas d’enseigner cela à mes étudiants.)

Ensuite, seconde critique, j’ai été frappé par la tendance de P. Charbonnier à passer sous silence un autre grand épisode où la liberté des égaux eut une base matérielle et où elle eut une traduction philosophique, à savoir la période athénienne classique. La démocratie athénienne des hommes libres reposait in fine sur l’existence des esclaves, des étrangers et des femmes qui leur donnait le loisir de palabrer sur les affaires de la Cité. Que quelqu’un doive apporter les ressources en temps, doive payer l’addition, pour permettre aux autres d’être libres et autonomes n’est donc pas une idée très novatrice, et d’ailleurs à ce compte-là, toute la démonstration de P. Charbonnier sur la base matérialiste déniée des idées politiques depuis le XVIIe siècle me parait par bien des côtés très classique. Les libres citoyens des Cités grecques ne connaissaient certes pas l’autonomie-extraction (charbonnière et pétrolière), mais ils profitaient de ce qu’on pourrait appeler l’autonomie-esclavagisme (et déjà de l’apport de colonies). Cet oubli fait d’ailleurs proférer à P. Charbonnier une énorme bêtise quand il critique H. Marcuse : « Marcuse, lui, fait reposer sa réflexion sur une répartition sévère des activités entre une sphère déterminées par les besoins, dont il s’agit de s’affranchir, et une sphère ouverte aux possibilités esthétiques et ludiques. Soyons clairs : aucune autre société que le capitalisme industriel avancé n’a jamais rendu possible (ou disons, envisageable) une telle définition de la liberté. » (p. 304) P. Charbonnier n’aurait-il donc jamais entendu parler de cette dichotomie entre l’otium et le negotium qui, parait-il, faisait partie de l’idéologie des élites antiques?  Et après tout, qu’est-ce que Marcuse, et un siècle avant lui Marx, réinjectent dans le discours critique philosophique, sinon justement cette idée que l’être humain en général, et pas seulement, la petite élite des possédants ou des élus, a un droit à l’otium? Au libre usage de leurs facultés? A la liberté en ce sens-là? Et  le fameux droit à la paresse de Paul Lafarge, qu’est-il, sinon une vulgarisation de cette idée? Je pourrais presque écrire, comme dans une mauvaise dissertation, « de tous temps », dans toutes les sociétés de grande taille, certains ont pu être libres et autonomes grâce aux ressources des autres (esclaves, étrangers, serfs, femmes, colonies, etc.). Or, effectivement, d’abord grâce au colonialisme, et ensuite grâce à l’abondance énergétique, nos sociétés ont pu depuis le XIXe siècle élargir les possibilités d’action d’individus de plus en plus nombreux, leur liberté au sens subjectif. Sans cette abondance énergétique fossile, qui, par ailleurs, nous tue et nous tuera littéralement par ses effets destructeurs sur le climat, il est vraiment à parier que nous retomberons dans la situation précédente: une minorité, libre et autonome, vivra plutôt bien, les autres bosseront et crèveront, des penseurs justifieront. En même temps,  P. Charbonnier est conscient de cet aspect, car il décrit bien le raidissement des élites néo-libérales (p.397-400), qui traduit bien cette tendance lourde dans le comportement des élites.  De fait, je ne vois à l’horizon aucune espérance d’une refondation néo-socialiste telle que l’envisage P. Charbonnier , car, justement, vu sur le fond colonial, pétrolier et charbonnier qu’il propose, l’histoire du socialisme montre que les élites n’ont cédé du terrain aux classes inférieures que si cela ne leur coûte pas trop en terme de niveau de vie. C’est cela le miracle de l’abondance due aux énergies fossiles et au colonialisme, cela permet aux élites de céder sans trop maugréer aux revendications populaires dans leur propre société, sinon, suivant leur habitude, elles font donner la garde et tirent dans le tas, et jusqu’à récemment, dans l’histoire humaine, cela leur a plutôt en moyenne bien réussi. Déjà Machiavel dans son Discours sur les décades de Tite-Live remarquait que, si la plèbe de Rome avait obtenu sa liberté du Sénat, c’est parce que l’expansion impériale permettait de faire payer à d’autres qu’aux élites sénatoriales l’addition de leurs largesses envers cette dernière.

Enfin, troisième point de critique, les propositions de P. Charbonnier manquent quelque peu paradoxalement de s’affronter à l’exceptionnalité du moment « anthropocène ». Est-ce que justement, comme il le dit lui-même, il ne faudrait pas mettre en avant des idées radicalement nouvelles?

La première, qu’il rejette à travers son mépris affiché pour les collapsologues, est que nous pourrions vivre vraiment le temps de la fin. Personnellement, quand je vois des spécialistes du climat évoquer de plus en plus sérieusement l’hypothèse de la « Hot House Earth », soit un basculement rapide et irréversible vers un climat de la terre radicalement différent où l’on grille tous littéralement, je me dis que la tâche de la philosophie politique devient démesurée: quel devoir-être peut-on encore penser dans une telle situation? La survie de l’espèce? Le retour de la « Liberté des Anciens », comme aurait dit Benjamin Constant, soit le primat du groupe sur l’individu? Et même si nous échappons à cette perspective proprement effrayante, ne devrait-on pas justement admettre que les contraintes et les limites existent? En effet, ce qui parait étonnant dans le projet de P. Charbonnier, c’est cette réaffirmation d’une autonomie de la collectivité humaine, contre des « normes externes », mais n’est-ce pas là justement le problème? La démesure. Et il n’est pas besoin d’être moraliste vieux jeu un peu catho pour la dénoncer, il suffit à ce stade de croire vraiment ce que les scientifiques ont à nous dire.

La deuxième, plus politique que la précédente remarque, sans doute liée à mon pessimisme foncier, est la nature de ce sujet dont P. Charbonnier évoque la naissance. Comme la citation que j’ai fait de lui plus haut, P. Charbonnier pense visiblement à une construction par la base de ce sujet. Il parle ainsi de « peuples », s’appuyant largement ici sur les luttes en cours dans l’ancien Tiers Monde en matière écologique. Or je me demande si l’anthropocène n’appelle pas exactement l’inverse, à savoir un véritable  État mondial. Pour donner un exemple simple, plutôt que d’avoir une multiplication de luttes locales contre l’exploitation des gaz de schistes ou les sables bitumineux, ne vaudrait-il pas mieux, dans l’idéal, un État mondial qui interdit purement et simplement ce genre de forages pour trouver du pétrole, et qui soit capable d’imposer à tous, y compris par la violence contre les récalcitrants, cette interdiction. Je sais bien combien la tradition philosophique libérale se déclare hostile à cette idée d’un véritable État mondial, et combien elle préfère des versions plus souples de l’ordre international qui respectent les peuples, les nations, les communautés. Il est certain que, dans le cadre d’un État mondial, les dissidents n’auraient guère plus le choix que de disparaître, ne pouvant pas émigrer sur une autre planète. Toutefois, si l’on suit la filiation socialiste à la Polanyi que nous propose P. Charbonnier pour la politique à venir, ce n’est pas complètement contradictoire : après tout, les luttes décentralisées du prolétariat du XIXe siècle aboutissent in fine aux États providence du milieu du XXe siècle. Nous sommes peut-être si loin du but que nous ne pouvons mêmes pas envisager pour l’instant cet État mondial écologique et social comme résultat – d’autant plus que les négociations interétatiques dans le cadre de l’ONU ont donné depuis qu’elles existent des résultats totalement piteux et qu’en plus, les acteurs privés les plus mondialisés, les multinationales, constituent justement les acteurs principaux des désordres écologiques mondiaux. Il est vrai aussi qu’un véritable État mondial ne pourrait sans doute s’établir que par le force, et qu’en l’état de nos armements, cela résoudrait effectivement les problèmes posés par l’existence d’une civilisation humaine industrielle sur la planète Terre.

Au total, le livre de P. Charbonnier, qui rebutera sans doute certains lecteurs par son style parfois trop relevé et par ses longueurs, est une lecture qui en vaut tout de même la peine, ne serait-ce par l’hommage rendu à Karl Polanyi. Il n’est certes pas parfait, il est même très irritant par moments, mais il possède le mérite de vouloir vraiment penser la situation contemporaine, d’être de son temps. A le reparcourir en pleine pandémie, on se dit qu’il semble devoir bien vieillir.

 

 

 

F. Gemmene, A. Rankovic, Atlas de l’Anthropocène

Les Presses de Science Po ont publié pour fêter dignement cette rentrée, venant après un bel été caniculaire sur la France, un livre qui devrait rester comme le singulier témoignage d’une époque, la nôtre,  où il devint  des plus légitime de clamer dans les salons, sauf si l’on était lobotomisé d’avoir trop suivi les chroniques d’un quelconque Christophe Barbier & Co, que la situation était grave mais pas désespérée.

Ce livre qui prend acte du moment que nous vivons, c’est Atlas de l’anthropocène, dirigé par François Gemmene et Aleksandar Rankovic. Quoi qu’il soit réalisé avec le soutien de l’Atelier de cartographie de Science Po, et qu’il comporte certes de nombreuses cartes, graphiques et autres infographies, c’est un ouvrage qui usurpe le titre d’atlas, dans la mesure où des cartes ne sont pas présentes à toutes les pages et qu’elles ne forment en réalité qu’un des outils de la démonstration. Ce livre de 160 pages aurait tout aussi bien pu s’appeler « Introduction illustrée à l’anthropocène », « L’anthropocène pour les nuls », « L’anthropocène racontée à Christophe Barbier ma petite fille/mon petit fils », « Mes premiers pas dans l’anthropocène », « Petit bréviaire de l’anthropocène », « Anthropocène, qui suis-je vraiment? ». J’ai l’air de me moquer en multipliant ces titres de pacotille, mais il faut vraiment saluer la qualité de la vulgarisation ici proposée. En parcourant cet Atlas qui n’en est pas un, j’ai retrouvé la plupart des connaissances que j’ai pu accumuler sur le sujet depuis quelques années dans une présentation à la fois simple et attrayante (du moins en ai-je eu l’impression). Pour qui n’en aurait pas encore entendu parler (?), l’anthropocène est le nom possible (mais pas encore acté par les géologues) d’une ère géologique nouvelle marquée par l’action des hommes sur la terre elle-même succédant à l’Holocène (à une date à préciser, cf. Anthropocène, année zéro, p.24-25). Comme concept désormais sorti du seul secteur scientifique de la géologie qui l’a vu naître en 2000-02 grâce au Prix Nobel de chimie, Paul Crutzen, l’anthropocène signifie surtout la prise de conscience, à la fois rationnelle et émotionnelle, que la crise environnementale, certes bien perçue dès les années 1970, a muté dans les dernières années en une situation englobante qui change déjà (ou changera) toutes les données acquises de l’expérience humaine. C’est le réveil douloureux où l’on comprend enfin que rien de ce qui est humain ne peut déjà (ou ne pourra) en effet échapper au choc en retour de l’action humaine sur la nature, par exemple, aux conséquences du réchauffement global que la croissance économique carbonée des deux derniers siècles provoque pour ne citer que l’aspect le plus évident de l’anthropocénisation en cours du monde. Au delà du seul réchauffement climatique (Climat, p. 38-61),  d’autres grandes thématiques sont abordées, comme la perte de biodiversité (Biodiversité, p. 62-81), les différentes formes de pollutions (Pollutions, p. 82-103),  les modes de vie consuméristes (Démographie, p. 104-119) et les (absences de) réactions politiques (Politiques de l’Anthropocène, p. 120-135) . Bien sûr, c’est à chaque fois seulement une synthèse sur quelques pages qui est proposée, et les auteurs ne prétendent pas nous proposer ici une encyclopédie. Les textes sont courts, les illustrations finalement pas si nombreuses que cela, mais, à chaque fois, l’essentiel est dit ou illustré. Un index (p. 152-157) permet une lecture transversale. La bibliographie (p. 146-151) permet d’aller plus loin. Il ne manque, du point de vue pédagogique, qu’une webographie, qui listerait les sites des diverses organisations concernées où l’information fiable sur ce sujet est disponible (et peut-être aussi la liste des sites qui désinforment à dessein sur le sujet?).

L’autre aspect – en dehors de cette synthèse attrayante qu’il faut vraiment saluer que tout étudiant un peu intéressé comprendra et qui peut être mise dans les mains de lycéens – est un message politique. Le moment n’est pas au désespoir. Comme le disent les auteurs dans leur préface, « Il ne s’agit pas d’accabler les lecteurs avec la litanie des crises et des catastrophes à venir – même si cet effet n’est pas totalement évitable [ admirez la formule!] -, mais plutôt, autant que faire se peut, de leur montrer tous les chantiers politiques qui s’ouvrent à eux pour répondre à ce défi. L’époque est angoissante, mais pas désespérante.[admirez là encore la formule!] L’Anthropocène fait ressortir notre immense responsabilité, mais il crée aussi l’opportunité de redéfinir notre rapport à la Terre. » (p. 13) Le livre bénéfice dans cette même perspective  d’une Postface de Bruno Latour (p. 143-145), qui commence par ces mots : « D’abord ne pas se désespérer ». Le livre fait d’ailleurs significativement une place au cas de la couche d’ozone (Ozone, p. 28-37) comme exemple plutôt réussi de maîtrise d’une problème environnemental mondial. Bref, le message politique est largement : « mobilisons-nous, luttons, innovons, expérimentons, et cela n’ira pas si mal que cela ». C’est en somme, en partant des mêmes constats appuyés sur l’état des connaissances scientifiques (celles synthétisées par le GIEC en premier), l’envers exact du discours de la collapsologie. Pour ce dernier, tout est déjà perdu, et il faut se préparer à la fin de ce monde. Pour les auteurs de ce livre optimiste, il faut se mobiliser avec force, et il faut tout changer (« redéfinir notre rapport à la Terre » tout de même… vaste programme… ) pour sauver au moins les meubles de l’humanité et les aspects positifs de ce monde-ci. D’ailleurs le cas Greta Thunberg n’est-elle pas l’une des preuves que la mobilisation en ce sens est déjà  en cours?

Bien sûr, d’un point de vue politique (et aussi du point de vue du pédagogue face à la jeunesse), il vaut mieux militer (au sens le plus large du terme), ou pousser à le faire, que se désespérer ou pousser au désespoir. En même temps, un tel Atlas de l’anthropocène – si  esthétique dans sa composition par ailleurs – n’aurait-il pas dû oser présenter une vue encore plus réaliste de la situation pour mieux faire comprendre les enjeux politiques d’un tel militantisme?

D’une part, il manque un état des lieux des institutions, États, entreprises, groupes humains, idéologies, qui constituent les adversaires de ces mobilisations présentes ou à venir. Il y a certes une double page sur La fabrique du doute au service de l’industrie fossile (p. 130-131), avec une infographie sur les principales entreprises du secteur de l’énergie fossile (p.131), mais c’est un peu le seul endroit du livre où des entreprises capitalistes de grande taille sont nommément mises en cause. Or il suffit de voir ces jours-ci la réaction outragée d’Emmanuel Macron et de ses ministres, nos greenwasheurs à nous, aux propos un peu vifs de Greta Thunberg cette semaine à l’ONU pour se rendre compte qu’il existe de très solides intérêts qui bloquent toute avancée sérieuse vers ce à quoi les auteurs de cet Atlas de l’anthropocène aspirent. Aurait-il été de si mauvaise politique que de les nommer et les lister? Un peu de Carl Schmidt et de sa distinction amis/ennemis n’aurait pas fait de mal – d’autant plus que le camp d’en face ne se gêne pas lui pour établir ses listes de gens à abattre (au propre ou au figuré).

D’autre part, pour parachever le (sombre) tableau que dresse cet Atlas de l’anthropocène , il faudrait aussi signaler au (jeune) lecteur que l’on souhaite informer au mieux que tous les grands États – États-Unis, Chine, Inde, Russie, etc. – sont entrés ces dernières années dans une nouvelle course aux armements, et qu’ils recherchent visiblement tous à se donner les moyens de maîtriser les sources de leur croissance matérielle façon XXème siècle (pétrole, gaz, matières premières, débouchés, etc.). Cette frénésie de puissance est-elle liée chez leurs dirigeants à la prise de conscience de l’anthropocène comme situation? Il y a de bonnes chances que cela soit le cas, comme le montre, quoique par inadvertance, la proposition « loufoque » de Donald Trump d’acheter le Groenland au Danemark. Chacun de ces grands acteurs semble se préparer au cas où (fort probable) tout commencerait à devenir très instable sous nos pieds (pour paraphraser Latour). Cela peut de ce fait faire fort mal tourner pour les mobilisations que les auteurs souhaitent. Atteinte à la sécurité nationale…

En résumé, un grand bravo aux auteurs pour l’effort pédagogique, mais encore un petit effort pour présenter les  bien réelles difficultés de la mobilisation salvatrice qu’ils proposent, à laquelle je souscris par ailleurs pleinement comme citoyen, mais dont je m’effraie et me désole des difficultés comme politiste.

 

 

P. Servigne, R. Stevens, G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible.

Il ne m’arrive pas si souvent de sortir de la lecture d’un ouvrage dans un état de grande exaspération, mais ce fut bel et bien le cas avec l’ouvrage de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) (Paris : Seuil, 2018).

En effet, ce livre, par bien des aspects, m’a paru comme le comble de la naïveté, comme le retour inattendu du bon Docteur Pangloss pour lequel tout va finalement pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Pour qui connait les thèses des auteurs, ma perception pourra paraître étrange. En effet, Pablo Servigne et Raphaël Stevens se sont faits connaître du grand public par un livre précédent, au titre encourageant en diable, Comment tout peut s’effondrer (Paris : Seuil, 2015), paru dans la même collection « Anthropocène » du même éditeur.  Il sont sans doute depuis lors les « collapsologues » les plus connus du grand public français, ou du moins ceux qui font le plus grand effort de vulgarisation des thèses de la « collapsologie ». Cette science, ou ce domaine de la science, étudie les tenants et les aboutissants de l’effondrement des sociétés complexes. Il s’agit à la fois d’une science historique – qui rend compte des effondrements passés (à la manière de Jared Diamond, dans son très célèbre livre  Effondrement) – et d’une science prospective – qui nous prévient que nous (les êtres humains du XXIème siècle) sommes à la veille même d’un effondrement de notre « civilisation thermo-industrielle ».

Le livre grand public précédent synthétisait donc tout ce qu’on peut raisonnablement savoir sur la possibilité, fort probable, d’un effondrement de notre civilisation au cours du XXIème siècle. Il est certain qu’entre 2015 et 2019, aucune des données, études, savoirs rendus publics (par exemple sur l’écroulement rapide de la population d’insectes sur la planète ou sur la fonte bien plus rapide que prévue des glaces antarctiques) ne laisse présager que le diagnostic selon lequel la trajectoire de notre civilisation en direction de difficultés d’une ampleur presque inimaginable soit erroné. Nous sommes à un peu moins d’un degré de réchauffement par rapport à l’ère pré-industrielle et déjà cela tangue sérieusement dans le manche. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le journal Le Monde, le « quotidien vespéral des marchés » pour reprendre à son sujet un quolibet sans doute vieilli, n’est plus du tout  fermé à de telles thèses. Un numéro du Monde2, le magazine hebdomadaire, alias leur aspirateur dominical à publicités, a d’ailleurs fait sa une sur la sortie du déni du changement climatique en 2018, tout en donnant au lecteur-consommateur au fort pouvoir d’achat toutes les occasions de l’accentuer.  Il faut noter aussi que le présent livre bénéficie d’une préface élogieuse (p.11-14) d’un Dominique Bourg, philosophe de l’environnement qu’on a connu bien plus modéré, et d’une postface pacificatrice (p. 283-289) d’un Cyril Dion, toujours aussi allant vers un autre monde.

Bref, le diagnostic d’énormes difficultés (euphémisme!) à venir étant acquis, que fait-on? C’est la question à laquelle entendent répondre les trois auteurs.

Et là, globalement, la réponse donnée m’a paru plus qu’énervante. C’est essentiellement la joie de l’orchestre sur le Titanic de se livrer aux joies de la musique jusqu’au bout dont ils font ici l’éloge. (Ils se doutent d’ailleurs qu’ils vont en énerver quelques uns dans mon genre de pisse-froid, vu les remarques éparses dans le livre à ce sujet.) En résumé, sur le plan individuel et collectif, ils suggèrent de faire son deuil, de profiter pleinement de vie, et de vivre avec une spiritualité (à inventer) toute cette situation. Comme ils le disent, en conclusion, « Il ne s’agit pas de rechercher, ni de cultiver ces émotions dites ‘négatives’ comme la peur, la colère, la tristesse ou le désespoir, et encore moins de se complaire dedans, mais simplement de les accueillir si elles arrivent, de les partager afin de retrouver un peu de paix, de joie et de plaisir d’être ensemble »(p. 269). (On notera au passage la contradiction présente dans cette phrase : quelle différence y a-t-il entre « se complaire » et « accueillir »?).  C’est l’idée de ne pas se refuser de vivre pleinement le temps qu’il reste parce que l’on sait que notre civilisation va s’achever dans un chaos indescriptible à ce stade, et donc d’inventer en commun d’autres fins du monde. Plus généralement, ils appellent à un tournant spirituel qui, au delà des aspects concrets de survie, permettrait de réinscrire l’humain dans le vivant en général, une « collapsosophie » (pour reprendre leur terme qui donne son titre à leur troisième partie).

Tout cela m’a paru, même en le relisant, d’une naïveté confondante. En effet, à mes yeux de politiste, si, véritablement,  la collaposologie devait avoir raison dans sa grande prédiction, les temps à venir seront pour le moins très désagréables, et il n’y a pas lieu de vouloir les vivre.

Le point nodal de tout leur livre tient ainsi selon moi dans leur décision d’avoir des enfants (p. 100-105). Ils parlent à ce propos de « l’élan de vie » (p. 102), de la « pulsion de vie » (p. 103), et ils disent avoir « confiance en la capacité des humains, en tant qu’être vivants, à traverser les tempêtes entre peines et joies, à s’adapter aux situations, et à inventer une culture qui soutient la vie »(p. 103). Plus Bisounours que cela… En effet, si la certitude est que l’humanité va rencontrer au cours du XXIème siècle des tempêtes jamais vues, le minimum à faire sur le plan des choses qui dépendent directement de nous pour diminuer la souffrance à venir se trouve justement le fait de ne pas avoir d’enfants. Ma réflexion apparaîtra sans doute typiquement « utilitariste ». Il faut éviter la douleur à autrui, et cela dépasse  l’élan vital – pour ne pas parler de la satisfaction d’avoir des enfants.

Elle est renforcée par le point suivant : tout enfant est par définition socialisé dans l’état présent d’une certaine société. On peut bien être décroissant ou se préparer à une résilience locale faisant suite à l’effondrement de notre économie nationale/internationale, personne ne peut socialiser ses enfants à ce que sera la société de l’effondrement, sauf à tomber actuellement sous le coup des lois de protection de l’enfance. Or, si les thèses de la collapsologie disent vraies, les adultes que notre génération a déjà enfanté et peut encore enfanter seront confrontés à un monde auquel ils ne seront pas du tout, quoi qu’on fasse, pratiquement préparés. Rien ne peut en effet préparer dans l’enfance de nos pays riches et paisibles à ce que serait vraiment un effondrement – comme les enfants des années 1920-30, malgré les préparatifs à l’école, ne surent vraiment qu’entre 1940 et 1945 ce que c’est vraiment un bombardement aérien ou un mitraillage venu du ciel. De même, pour avoir été élevè au temps de la crainte d’un conflit nucléaire, je ne sais toujours pas – par bonheur – ce que c’est, et j’y suis toujours aussi peu préparé.

De fait, beaucoup des dysfonctionnements présents de nos sociétés peuvent déjà être attribués aux débuts de l’effondrement à venir. Il ne fait guère de doute que notre société post-industrielle est rentrée dans une zone de son histoire où les choses se passent pour le moins médiocrement, ne serait-ce que si on la juge dans ses propres termes d’accroissement de la richesse matérielle. Or que constate-t-on? Une grande poussée de spiritualité et de bienveillance? Une solidarité accrue entre êtres humains et entre nations? Tout le contraire. Tout le monde disserte sur la « montée des populismes », s’interroge sur l’avenir compromis des droits de l’homme dans un monde où les aspirants dictateurs (de droite en général) semblent avoir le vent en poupe. Même dans notre douce France, on n’est pas loin, avec le mouvement des Gilets jaunes et sa répression aveuglante, de réinventer la bonne vieille « lutte des classes » à la façon du XIXème siècle, voire les « émotions populaires » de l’Ancien Régime. Nos intellectuels et journalistes les plus médiatiques ressemblent déjà pour plupart à ces bourgeois apeurés qui demandaient au printemps 1871 qu’on fusillât sans trêve et sans merci les Communards. Cela augure déjà fort bien de la suite. Inutile d’infliger à qui ce soit ce spectacle ou cette expérience, si cela dépend de nous.

Contrairement aux dénégations de nos trois compères, le monde en effondrement sera en effet nécessairement extrêmement violent, cruel, et en proie à toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme, à tous les exclusions racistes ou ethniques. Il aura sans doute, de notre point de vue, tous les défauts possibles et imaginables. Il n’y a pas une autre fin d’un monde que la pire. En effet, face à la raréfaction des ressources disponibles, de l’énergie, de la nourriture, de toutes les commodités actuelles de la vie, les groupes les mieux organisés, les plus forts et les plus décidés à survivre à tout prix, à persister  en somme dans leur être au nom de valeurs qui existent déjà (la Nation, la Race, la Religion), seront les seuls à tirer leur épingle de ce dernier jeu avant extinction. De ce point de vue, les « survivalistes » d’extrême-droite me paraissent plus raisonnables face à la perspective de l’effondrement, ils sentent bien que le plus fort crèvera en dernier, mais doit-on  vouloir des enfants qui survivraient à ce prix-là? Doit-on vouloir vivre soi-même ce temps-là?  En citant le monde à la Mad Max qu’il faut éviter, les auteurs le savent d’ailleurs, mais ils font mine d’avoir à proposer une alternative. Avec son appel à une spiritualité à inventer, celle-ci me parait d’une faiblesse insigne. A part les saints et les exaltés, qui a envie de vivre bien son calvaire?

Sur un plan  plus général, toujours si l’on admet qu’il faille inventer d’autres façons de vivre, pendant et après l’effondrement, ce dont je conviens bien volontiers du point de vue de Sirius de ce qui serait idéalement souhaitable, les auteurs sont exaspérants dans leur refus de poser la question de la violence, de la contrainte, de l’autorité, bref de la politique au sens fort entre la force et le droit. En effet, toute forme de réinvention d’un ordre du vivant qui devrait succéder à terme au « monde thermo-industriel » (p. 281) devrait tout de même réfléchir un instant à tout ce que les représentants de ce monde déchu feront pour le conserver en état, du moins en état pour eux.

C’est ainsi bel et bon de se sentir dans le fond proche des Indiens d’Amazonie, qui disposent sans doute d’un meilleur rapport au monde naturel que le nôtre, mais il est fort naïf de croire que l’on puisse répliquer leur propre rapport au monde, alors même que la phase finale de leur éradication s’annonce avec l’arrivée au pouvoir au Brésil d’un dirigeant bien décidé à raser l’Amazonie manu militari pour relancer l’économie du pays. Autrement dit, pour généraliser, toutes les tentatives d’inventer autre chose que la civilisation thermo-industrielle n’auront aucune chance d’aboutir tant que cette dernière aura la force, la violence, la suprématie techno-scientifique, de son côté. La belle utopie d’une résilience locale aux bouleversements n’aura qu’un temps si des structures prédatrices restent en place et peuvent exercer sur elles une violence extractrice. Comme le montre le cours de l’histoire depuis l’invention de l’agriculture, il est en effet tout à fait possible de vivre confortablement dans un monde pauvre, pourvu d’avoir la force de son côté.

Plus directement, si les auteurs croient que les dominants de cette planète vont les laisser gentiment inventer une autre fin du monde que celles où ces derniers continuent de faire la fête jusqu’au dernier jour, ils sont rien moins que de gentils jeunes parents de notre classe moyenne, un peu dépassés par leur propre savoir et essayant comme ils peuvent de se donner une contenance, tout en vendant à leurs semblables tout aussi dépassés quelques livres bénéficiant pour leur impression du label Imprim’vert.

La fin du monde ne sera pas un dîner de gala…