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Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques.

Le livre de Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques (Paris, Editions Zones, 2010) constitue une très bonne introduction aux « nouvelles pensées critiques », soit les tentatives de renouvellement de la théorie politique se situant au delà du socialisme  classique sans en renier cependant les intuitions originelles de combat dans l’histoire pour l’égalité réelle entre les individus.  Bien sûr, le sujet s’avère tellement vaste qu’il ne s’agit en fait que d’une sélection par l’auteur des écrits les plus pertinents à ses yeux pour une réflexion  contemporaine sur l’avenir du socialisme (voir la conclusion, p. 303-310).  Ainsi, ni  certains développements de la pensée écologique (en particulier sur la « décroissance »), ni la réflexion d’origine féministe sur le « care », ni le « socialisme du XXIème siècle » du Président Chavez, ni (bien sûr) les théories d’Anthony Giddens et de tout autre forme de révisionnisme droitier social-démocrate, ne sont abordés ici. Comme l’annonce le titre, il s’agit de voir ce qui se passe à gauche toute. On trouvera ce livre en texte intégral sur le site de son éditeur – ce qui constitue un choix plutôt audacieux du point de vue éditorial. Pour ma part, en amoureux du livre imprimé, j’ai acheté la version tangible du livre. J’espère ne pas être le seul.

L’intérêt du livre constitue d’abord en une reconstitution de la généalogie qui mène à ces « nouvelles pensées critiques ». « Tout commence par une défaite » (p. 13), dit l’auteur, à dire vrai et  à le suivre précisément, tout commence par deux défaites à cinquante ans d’intervalle : une première défaite, celle de la « Révolution socialiste mondiale » dans les années 1920 (tout particulièrement en Allemagne); une seconde défaite, celle dont part plus directement l’auteur, à compter des années 1970, celle des mouvements sociaux qui avaient rendu pour un temps  le monde occidental « ingouvernable » (comme disait le rapport de la Commission Trilatérale en 1974). La première défaite donne l’occasion à un « marxisme occidental » (non lié à la doctrine marxiste-léniniste professée dans le camp socialiste depuis Moscou) de se développer : suivant ici  les écrits de Perry Anderson sur le sujet, l’auteur note que ce « marxisme occidental » devient d’autant plus  abstrait (c’est-à-dire  loin des sciences sociales ordinaires) que ses défenseurs ne se trouvent plus être eux-mêmes les dirigeants de branches importantes du mouvement ouvrier et/ou socialiste; de ce fait, les questions de stratégie politique, économique, sociale leur échappent de plus en plus, tout comme le rapport avec le mouvement social qu’ils prétendent guider (de loin). La seconde défaite laisse, si j’ose dire le prolétariat au tapis, tout en faisant émerger d’autres sujets possibles de l’émancipation. L’auteur fait remarquer  que, de ce point de vue, il n’existe pas vraiment de rupture de thématiques entre les années 1960 qui voient s’affirmer les nouveaux mouvements sociaux en concurrence avec le mouvement ouvrier, leur défaite commune dans les années 1970-80, et la résurgence, des premiers surtout, dans les années 1990-2000 (souvent sous le label commun d’altermondialisme).

La première partie de l’ouvrage (« Contextes ») tente donc une mise en perspective historique de ces pensées critiques. Face à ces défaites, les réactions vont s’avérer  différentes, et cela aboutit à une typologie (« convertis », « pessimistes », « résistants », « novateurs », « experts », « dirigeants ») des auteurs pris en compte. Malgré des éléments d’explication proposés des parcours différents des uns et des autres (p. 63-65), cette typologie reste plus descriptive qu’explicative. Par le  vaste tour d’horizon auquel le lecteur est convié ainsi, elle souligne toutefois  l’âge élevé des protagonistes actuels les plus connus (à dire vrai, certaines des personnes citées sont déjà mortes, P. Bourdieu par exemple, quoiqu’elles appartiennent à la même génération aujourd’hui dominante dans ce cadre).   Elle souligne aussi la prééminence des universitaires et des chercheurs, souvent liés de quelque façon à la vie académique d’outre-atlantique .

La seconde (« Système ») et la troisième (« Sujets) parties abordent les auteurs selon qu’ils visent plutôt à la constitution d’une explication critique du monde, ou qu’ils essayent de trouver un sujet nouveau (ou ancien) de l’émancipation (qui ne soit pas, tout au moins directement sous ce nom-là, le bon vieux prolétariat mondial un peu malmené par la réalité ces derniers temps tout de même).

Le lecteur (qui pourrait être un étudiant en mal de préparation d’exposé) trouvera ainsi en seconde partie (« Systèmes ») des présentations fort bien tournées de Michael Hardt et Toni Negri, de Léo Panitch, de Robert Cox, de David Harvey, de Benedict Anderson, de Jürgen Habermas, de Giorgio Agamben, de Robert Brenner, de Giovanni Arrighi, et de Emar Altvater. Tous ces auteurs, à la réputation plus ou moins bien établie, dont le statut critique peut  d’ailleurs poser problème (l’Habermas  actuel, un penseur critique?) possèdent en commun de (re)définir les traits marquants de la situation présente à un très grand niveau de généralité : le(s) capitalisme(s), l’État, l’espace mondial. En gros, ils se posent la question : que dirait le Marx (scientiste) du Capital s’il écrivait de nos jours? On se trouve ici à naviguer entre  des théories qui sont susceptibles d’une discussion  serrée sur leur validité empirique (comme avec R. Cox, R. Brenner ou G. Arrighi par exemple) et des fresques des plus expressionnistes dont on se demande toujours après avoir lu R. Keucheyan pourquoi elles impressionnent tant le chaland. Je pense en particulier à la vision de Michael Hardt et Toni Negri, proposé dans Empire en 2000 et Multitude en 2004, dont l’auteur montre bien qu’elle prend racine dans l’opéraïsme italien des années 1950-60, doctrine pour le moins aussi vague que son successeur actuel sur le sujet réel de l’émancipation.

La troisième partie (« Sujets ») (toujours aussi pertinente pour de futurs exposés), qui réunit dans l’ordre d’apparition Jacques Rancière, Alain Badiou, Donna Haraway, Judith Butler, Gayatri Spivak, E. P. Thompson, David Harvey, Erik Olin Wright, Alvaro Garcia Linera, Nancy Fraser, Alex Honneth, Seyla Benhabib, Ernesto Laclau, Frederic Jameson, multiplie les instances (plutôt que les sujets au sens ancien) qui peuvent faire advenir quelque chose qui pourrait être nommé émancipation. (J’ai choisi cette formule peu élégante pour sortir de l’humanisme eurocentriste et phallocentrique que recèle le mot Sujet…) On oscille ici entre de la sociologie politique, susceptible là encore de discussions factuelles (avec E. P. Thompson ou E. Laclau par exemple), et du prophétisme sur l’Instance à venir,  quelquefois revendiqué à l’état pur, avec en particulier A. Badiou. Sur ce dernier (p. 211-218),  le parallélisme de sa pensée avec certaines versions du christianisme est bien souligné par l’auteur. L’évènement à la mode Badiou ressemble ici furieusement à la parousie christique. (Puisque le Royaume de Dieu/le communisme  n’est pas pour tout de suite, attendons toutefois son avènement dans un temps encore à venir…, et, d’ici là, organisons le culte via quelque grand prêtre.)

La présentation de tous ces auteurs par Razmig Keucheyan  s’avère toujours claire et  éminemment lisible, plus sans doute que bien  des œuvres originales. J’ai ainsi eu l’impression d’avoir compris quelque chose à Slavoj Zijek, ce qui me parait un peu suspect tout de même.  Serait-ce donc si simple? Surtout, au delà  de ce travail de compilation, l’auteur tire des conclusions non dénués d’intérêt (p. 303-310). Il s’interroge sur l’avenir du socialisme à l’aune de ces auteurs, en soulignant si j’ose dire que, si tout n’est pas perdu, « on n’est pas rendu ». Plus intéressant encore que ce constat qui inscrit la lutte pour l’égalité réelle dans la longue durée, il souligne de manière bienvenue quelques écueils de cette pensée critique. D’une part, à quelques rares exceptions prés (essentiellement latino-américaines), ces auteurs n’assument, ou n’ont assumé, aucun rôle de direction dans des organisations de masse : la coupure entre la théorie qu’ils énoncent et la pratique stratégique d’un groupe mobilisé s’avère complète, surtout par comparaison avec l’état du mouvement ouvrier dans les années 1840-1920, d’où, comme le note l’auteur dans sa conclusion, une absence de réflexion proprement stratégique  sur la façon de vaincre (dans la vie politique, sociale et économique telle qu’elle est), et aussi – argument fort – une absence de feed-back à partir des groupes qu’on voudrait mobiliser.   D’autre part, la majorité de ces penseurs sont plutôt âgés (c’est-à-dire qu’ils se sont formés intellectuellement dans les années 1950-1960), et surtout sont des universitaires ou des chercheurs à plein temps. De ce point de vue, l’ouvrage est fort caustique quand il fait remarquer que beaucoup de ces penseurs critiques  se font connaitre et reconnaitre via l’université nord-américaine (même s’ils ne sont pas  américains d’origine). Comme les universités des Etats-Unis dominent le champ académique mondial, elles attirent beaucoup de ces penseurs critiques  qui y trouvent moyens, consécration, audience (et pourquoi pas revenus corrects).  Cette situation, qui résulte aussi sans doute de la liberté de parole aux Etats-Unis par rapport à bien des pays de la périphérie, favorise  l’émergence de personnalités venues des anciens pays du Tiers Monde, et donc une mondialisation de la pensée critique. Mais cette monopolisation de la réputation critique par l’université nord-américaine enferme aussi de fait ces pensées critiques dans la bulle académique dorée des Etats-Unis.  On retrouve la conclusion de François Cusset sur la French Theory (Paris : La Découverte, 2003), aussi radicale sur les campus que coupée de la société américaine englobante. C’est un peu ce qu’on pourrait appeler l’effet Noam Chomsky – mais, après tout, Karl Marx n’a-t-il pas écrit le Capital grâce à l’accès à la  British Library?

Selon l’auteur,  ces pensées critiques (en dehors peut-être de l’aile sud-américaine) refusent avec une ténacité –  presque perverse à mes yeux de politiste –  de se poser même la question de la démocratie représentative telle qu’elle existe, ou du pouvoir tel qu’il est. Dans le panorama des pensées actuellement disponibles sur le marché mondial des idées, il s’agit d’une faiblesse dirimante. Pour triompher dans notre monde tel qu’il est, un mouvement , surtout s’il se veut critique de l’ordre en vigueur, doit mobiliser de vastes masses d’individus, et cela passe souvent, sinon toujours, par l’arène électorale et représentative. Il est vrai que, vu des Etats-Unis, les chances d’une percée électorale un peu significative sous ses propres couleurs  de quelque représentant que ce soit d’une pensée critique ici mise en valeur, sont nulles…

Ensuite, je suis frappé de constater que toutes ces pensées critiques, du moins celles présentées ici, veulent « émanciper », mais qu’elles ne disent jamais au fond « pour quoi faire » après l’émancipation. L’instance libérée des chaines qu’on lui impose fera ce qu’elle voudra de sa liberté. Dans le fond, les diverses formes de  ce post-socialisme-là, comme son ancêtre le socialisme classique, trouvent leurs racines lointaines dans le libéralisme (au sens philosophique des Lumières) en voulant universaliser  en pratique la promesse d’autonomie à tous les êtres humains. Mais on se retrouve là devant la même faiblesse que dans le marxisme classique de Marx, une certaine vacuité de l’homme communiste, ou plus généralement, dans le socialisme à la Jaurès ou à la Blum, qui insistait sur l’individu à libérer. Or cette vacuité ne demande qu’à être remplie par des propositions de vie bien peu porteuses d’une vie  radicalement nouvelle : le prolétaire exploité devient ainsi  au bout du compte le salarié petit-bourgeois, la femme dépendante de son mari se transforme en  femme  libérée qui fait carrière en entreprise, les personnes de couleur discriminées peuvent s’affirmer comme des petits bourgeois comme les autres, le peuple indigène  colonisé ou exploité  se transforme (avec un peu de chance) en rentier de ses ressources naturelles, l’homosexuel jadis martyrisé veut désormais se marier et devenir un parent comme les autres, etc. Dans toutes ces situations, l’égalité réelle entre individus ou groupes y gagne sans aucun doute, et la souffrance diminue  certainement pour l’instance qui se trouve désormais émancipée, mais toutes ces modifications ne changent pas vraiment les rapports des êtres humains entre eux, ni entre ces derniers et la nature.  Le mode de vie petit bourgeois triomphe – et c’est quelqu’un qui mène une vie tout ce qu’il y a de plus petit-bourgeois qui écrit ceci! Imaginons même que les instances les plus apparemment radicales, par exemple celles représentées par Judith Butler qui propose rien moins que la fin des identités sexuelles ou de Donna Haraway qui nous invite à reconnaitre le caractère d’ores et déjà cyborg de l’humanité, atteignent leurs objectifs en termes de redéfinition de la culture : il n’y a plus d’identité sexuelle et nous sommes des machines – quels magnifiques marchés s’ouvrent là aux capitalistes de toute nature! (Et ils sont  d’ailleurs déjà ouverts… il suffit d’ouvrir les yeux!)

Enfin, avec la sélection proposée par R. Keucheyan, on peut se demander si nous ne nous trouvons pas en face, tout au moins pour une bonne part, d’une sélection des œuvres qui offrent le plus de gains dans la distinction qu’elles offrent à ceux qui s’en réclament. Dans certains cas, comme avec M. Hardt et T. Negri, Slavoj Zizek, ou A. Badiou, les  propositions qu’ils énoncent le seraient-elles dans un langage plus simple et partagé qu’elles n’auraient aucun succès! Trop flou ou trop banal. Une des difficultés de la pensée critique réside peut-être d’être prise elle aussi dans l’obligation de faire nouveauté, d’être un produit éditorial comme les autres à renouveler. Or, peut-être, il ne peut exister tant de nouveauté que cela en cette matière. La très roborative lecture de l’ouvrage R. Keucheyan permet en tout case de commencer un utile défrichement, qui peut aussi être un salutaire déniaisement  .