Le débat de l’élection présidentielle 2012 se profile décidément à l’horizon. Le livre de l’économiste Philippe Askenazy, Les décennies aveugles. Emploi et croissance 1970-2010 (Paris : Le Seuil, 2011), contribue avec quelques autres à ouvrir le bal des contributions à un « nécessaire renouveau ». L’auteur a décidé d’y aller fort et, comme on dirait au tennis, avec un puissant jeu de fond de cour qui laisse peu de chances à l’adversaire. A l’en croire, pratiquement toutes les politiques économiques menées en France depuis 1970, par la droite ou par la gauche indifféremment, ont complétement échoué, manqué le coche de l’histoire, et, surtout, elles ont empiré les problèmes rencontrés plutôt qu’autre chose faute d’avoir bien compris ce qui se passait, ou pire encore, faute de tenir compte des évaluations disponibles des politiques déjà menées.
Pour établir ce point, P. Askenazy se livre à une relecture – qui constitue une utile présentation, ou révision, selon les lecteurs – des politiques de l’emploi depuis la fin des années 1960. Si je schématise sa pensée, les dirigeants, mal conseillés par des experts aussi peu finauds que pérennes dans leurs belles carrières, ont commis une double erreur :
– d’une part, une trop grande fixation sur les aspects macroéconomiques, autrement dit sur les « grands équilibres » – même si, au fil du temps, l’auteur montre aussi qu’entre le « barrisme », réellement rigoureux de la seconde moitié des années 1970, et les déficits qui se creusent des années 2000, alors que « la France est en faillite », si le discours reste le même, les réalités différent du tout au tout;
– d’autre part, et c’est là sa véritable obsession tout au long de l’ouvrage, une fixation, délétère au final, sur le fonctionnement microéconomique du marché du travail. A travers les gouvernements de couleur variée depuis 1970, on retrouverait au fond toujours les même diagnostics : 1) les jeunes sont massivement au chômage parce que, par nature (indolence et rêverie), peu productifs – donc il faut trouver un « truc » (alias un « plan », un « dispositif », un « contrat », etc.) pour que leur embauche coûte le moins possible aux entreprises qui se donnent le tracas de les embaucher, « trucs » successifs qui commencent avec le « barrisme » dans les années 1970 et qui ne cessent de revenir sous des formulations diverses – la prophétie d’une nature improductive de la jeunesse finissant par segmenter définitivement le marché du travail à son détriment; 2) idem mutatis mutandis pour les plus de 50 ans avec des résultats similaires ; 3) le coût pour les entreprises du travail non qualifié est trop élevé au regard de la productivité d’une bonne part de la main d’œuvre – il faut donc alléger les « charges » de ces dernières pour l’emploi des moins qualifiés – et sur ce point, droite et gauche se situent sur la même ligne, comme l’auteur le montre en détail pour l’adoption des « 35 heures » (p. 169-173); 4) le marché du travail souffre de rigidités et de difficultés d’« appariements » entre offre et demande de travail – sorte de mythe d’un trésor caché d’emplois qu’il suffirait de découvrir au coin de le rue. Pour l’auteur, en 40 ans de politique économique, la France est désormais allée au bout de ces logiques de flexibilité/segmentation du marché du travail, mais, au total, tout cela n’a réussi qu’à développer effet pervers sur effet pervers (particulièrement en matière de statut de la jeunesse, de rapport hommes/femmes sur le marché du travail, ou de difficultés des seniors à rester dans l’emploi), tout en détériorant de plus en plus au fil des décennies les finances publiques.
Que fallait-il faire alors? L’auteur admet, et souligne même, qu’il n’était pas facile de comprendre en 1970 ce qui allait se passer, à savoir une nouvelle « Révolution industrielle » (cf. chap. 1, « Une nouvelle révolution industrielle américaine », p. 17-54). En fait, bien qu’il n’utilise pas le terme, les pays occidentaux, et en premier les Etats-Unis, sont entrés dès le milieu des années 1960 dans une phase de « destruction créatrice » liée à l’invention des technologies de l’information, puis, à leur diffusion à l’ensemble des activités économiques. Les Etats-Unis, pays leader sur ce point, auraient imposé au reste du monde, dans la mesure même où ce sont eux qui ont défini les paramètres de l’usage de ces technologies nouvelles, un certain style d’organisation du travail, le « productivisme réactif », selon le vocabulaire de l’auteur. Ce dernier impose une réinvention permanente des postes de travail et repose sur une forte qualification initiale de la main d’œuvre disponible qui permet ces mutations incessantes.
Du coup, les dirigeants français ont fait une double erreur : ne pas comprendre dans un premier temps jusqu’au milieu des années 1980 qu’une Révolution industrielle était en cours (malgré des signaux faibles dès la fin des années 1960 de la part de certains experts), et quand ils l’ont compris (pour une partie d’entre eux), ne pas voir appuyé à fond et avec constance sur les deux grands leviers disponibles : l’éducation et la R&D, ou de l’avoir fait de bien mauvaise manière. De ce point de vue, l’auteur distingue bien une opposition droite/gauche : le PS et ses alliés quand ils ont été au pouvoir ont eu tendance à en faire plus pour l’éducation que la droite – ainsi, vu les alternances depuis 1986, cela signifie que la politique éducative n’a pas été poursuivie avec la constance nécessaire, puisqu’elle n’a jamais bénéficié d’un consensus droite/gauche – contrairement à la réduction des charges sur les bas salaires… De ce dernier point de vue, on imagine aisément (p. 226-227) ce que pense P. Askenazy de la politique, menée depuis 2007, de suppressions de postes dans la fonction publique, qui revient entre autres à diminuer le nombre d’enseignants. (J’entendais ce matin que même la très gentillette PEEP avait fini par se réveiller… le mouvement populaire s’élargit chaque jour… après les magistrats, les mères de famille… ) Sur la R&D, l’opposition semble moins tranchée : ici, ce que P. Askenazy constate, c’est la passion pour les réformes institutionnelles de la recherche publique qui semble habiter les responsables successifs : Claude Allègre, Valérie Pécresse, même combat! Plus inquiétant encore me semble être sa description/dénonciation (p. 240-244) de l’actuel « Crédit impôt recherche ». A le suivre, loin d’aider à augmenter vraiment l’effort de R&D du secteur privé français, le gouvernement aurait construit (par mégarde? par refus d’écouter les économistes?) une magnifique « béquille du capital » (comme on disait dans les années 1970). Celle-ci aurait permis aux plus grands groupes français de maintenir en 2009 leur profitabilité au plus fort de la crise mondiale…
Le moins que l’on puisse dire, c’est que P. Askenazy dresse un sombre tableau, et il me semble que l’UMP devrait lancer une fatwa à son encontre à la lecture des deux derniers chapitres (chap. 6 « 2002-2007 : la décomposition », p. 189-212, et chap. 7, « 2007-2010 : l’avalanche », p. 213-244), tant la politique économique suivie depuis 2007 apparait dans ces pages comme une suite désespérante d’échecs (défiscalisation des heures supplémentaires ou TVA réduite dans la restauration par exemple), ou, au mieux, de demi-mesures (fusion mal financée et organisée ANPE/ASSEDIC, ou réforme de la représentativité syndicale).
Comme P. Askenazy ne parait pas viser pas le suicide en masse de ses lecteurs, ou leur émigration pour d’autres cieux, que propose-t-il?
Premier point, peu original mais crucial : un grand bond en avant de l’éducation à tous les niveaux de la maternelle à l’enseignement supérieur, afin d’adapter la population active aux nécessités de la révolution industrielle en cours. Il insiste d’ailleurs sur la nécessité de viser le plus haut possible, et, par exemple, d’abandonner la priorité (relative) aux formations qualifiantes courtes (bac+2) dans le supérieur, au profit du master et du doctorat. A court terme, ce grand bond en avant profiterait aux jeunes enseignants à embaucher de la maternelle au supérieur, aux mères/pères de famille trouvant plus facilement un mode de garde, et permettrait d’attirer en France des dizaines de milliers d’étudiants étrangers grâce à un rapport qualité/prix favorable de nos formations.
Deuxième point, toujours peu original à mon sens : de la R&D, de la R&D, toujours et encore de la R&D. Et surtout de la recherche fondamentale guidée par le flair des chercheurs et pas seulement de la recherche appliquée guidée par les nécessités supposées des groupes industriels déjà présents sur le territoire. Évidemment, ce genre de propositions va exactement à l’encontre des esprits animaux des administrateurs de la recherche, qui veulent savoir exactement, bientôt à la minute près, ce que font ces satanés de (fainéants de) chercheurs et aussi quand cela va enfin rapporter! (On voit le brillant résultat d’une telle recherche guidée par les impératifs financiers dans l’univers de la pharmacie, où l’on n’a pas fait de percée majeure en matière de médicaments depuis des décennies. Et je ne parle pas du Mediator! )
Troisième point, qui, à mon avis, ne va pas que lui attirer des amitiés dans l’univers des experts économistes : arrêter de bricoler le marché du travail, et abandonner la théologie de l’incitation fiscale (alias « dépenses fiscales » qui, après évaluations, s’écroulent en général dans l’insignifiance ou dans l’effet d’aubaine) pour revenir à des interventions directes de l’État dans les domaines clés pour le bonheur public par des créations – Horresco referens! Ouvrez-vous bien grandes, ô portes de l’Enfer, pour ce suppôt attardé du « socialisme qui ne marche pas », de la « gréviculture », de la « planification » et du « fonctionnariat » – de postes de fonctionnaires. P. Askenazy fait en effet remarquer que, vu le coût pour les finances publiques de certaines mesures destinées à créer de l’emploi (comme la TVA réduite dans la restauration), il serait peut-être à tout prendre moins cher et plus avisé de créer des emplois publics. Ceux-ci, en plus, répondraient à des besoins sociaux (éducation, sécurité, santé, dépendance, etc.) – et auraient de surcroît l’avantage de permettre à une partie des jeunes de trouver des emplois stables. Par contrecoup, ces recrutements publics remettraient un peu de rapport de force du côté de l’ensemble des jeunes sur le marché du travail.
(Incidemment sur ce point, j’ai cru comprendre en écoutant France-Inter que l’économiste Thomas Piketty, qui lui propose une grande réforme fiscale, écartait totalement l’idée que l’on puisse rayer d’un trait de plume les allégements pour les entreprises sur les bas salaires… sans citer P. Askenazy d’ailleurs, mais la flèche du Parthe semble avoir été lancée. A suivre.)
Quatrième point, où là P. Askenazy fait preuve d’imagination et d’audace. Les autorités françaises doivent comprendre que, pour profiter de la révolution industrielle en cours, il faut choisir des créneaux porteurs. Pour sa part, il propose l’éducation supérieure et surtout la santé (p. 292-303). Il propose de fait un renversement complet de logique de la discussion publique : tout le débat visible sur la santé porte en effet en France sur son coût exorbitant (le « trou de la Sécurité sociale », le « déficit de l’hôpital public », etc.) ; même les 35 heures ont été introduites à l’hôpital dans ce registre, en refusant par principe toute création correspondante d’emplois statutaires générant un chaos du plus bel effet (qui n’a pas été sans effets sur l’échec de Lionel Jospin en 2002). P. Askenazy propose d’aller en sens inverse : la performance en matière de santé , déjà comparativement bonne en France selon les comparaisons internationales, deviendrait d’une part une source de longévité en bonne santé. Celle-ci procurerait à l’avenir des masses de travailleurs productifs, d’autant plus longtemps que leur formation initiale a été longue. La santé (publique) offrirait d’autre part un service à vendre à nos voisins européens qui suivraient la pente inverse. La France deviendrait « l’hôpital du continent » (p. 303) – formule malheureuse dont un militant UMP devrait immédiatement s’emparer pour se gausser à bon compte.
Quels sont les perspectives politiques du « programme Askenazy »? Plutôt faibles, en raison même de ce qu’il explique dans son ouvrage. Il y dénonce un certain court-termisme des décisions prises par les différents gouvernements. Ceux-ci cherchent par toutes les ficelles accumulées depuis 1970 à juguler la montée du chômage. Chaque gouvernement réinvente la roue, et plus amusant à suivre tout au long du texte, voit les mêmes hommes / femmes depuis 1970 poursuivre le (lourd) héritage de Raymond Barre. Or, de ce point de vue, les deux grands présidentiables socialistes (selon les sondages), Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn, apparaissent comme des habitués des mêmes recettes médiocres aussi pratiquées par le camp d’en face. Si l’un ou l’autre accède à la Présidence en 2012, sauront-ils se renier? penser vraiment différemment les choix économiques à faire? Manuel Valls semble encore pire de ce point de vue, lui qui pense que les 35 heures constituent encore un problème. Que reste-t-il? Ségolène Royal, François Hollande et Arnaud Montebourg… Mouais… Au delà des personnes, est-ce qu’un président socialiste osera une fois élu en 2012 dire qu’il faut créer massivement de l’emploi public pour préparer l’avenir, et ne va pas s’arrêter de le faire au premier coup de sifflet bruxellois? Comment face au chômage de masse ne pas essayer encore une fois les vieilles recettes? En effet, si je comprends bien les idées de P. Askenazy, une vraie reprise de la croissance dans les pays développés – la France ne fait pas exception – ne peut être durable que si elle repose sur une percée technologique majeure dans un domaine qui correspond à un besoin mondial (l’auteur semble beaucoup admirer la capacité de Londres à avoir réussi à monopoliser à son profit les nouveautés de la finance permises par la révolution de l’informatique). Or une telle perspective prend du temps, beaucoup de temps, dix ans, voire plus, une bonne vieille mesure pour l’emploi des jeunes, des vieux, des femmes, des handicapés, peut avoir un effet rapide, que l’électeur peut percevoir.
Au total, un livre excellent, critiquable sans doute parce qu’il veut trop étreindre, comme avec son traitement un peu léger de la financiarisation du capitalisme (p. 214-219), mais qui devrait nourrir – comme on dit! – le débat public.
Ps. L’ironie veut que le soir même où j’avais écrit ce post et m’était imprégné de ce fait des propos de P. Askznazy, le Président de la République se livrait à un exercice de propagande communication sur TF1. Et ce dernier a abordé – tout de même il n’y a pas comme problème dans ce « vieux pays » que des saintes que des monstres égorgent aux coins des bois! – la question du chômage… Or les annonces faites ont été exactement dans le droit fil de ce que P. Askenazy décrit et décrie dans son livre. Le demi-milliard d’euros supplémentaires annoncé va servir à faire de l’emploi aidé pour les jeunes et les chômeurs de longue durée, de la formation plus ou moins raté hors entreprise dont on sait qu’en France (et ailleurs) elle n’a aucun effet sur l’emploi (d’après P. Askenazy). Seul l’accent mis sur l’apprentissage (donc sur une formation en entreprise) est sympathique et raisonnable (encore qu’on vient de le supprimer de fait pour les enseignants débutants…), mais va encore une fois reposer sur les seules finances publiques (puisqu’il y aura un « bonus/malus » pour les entreprises en fonction de leur taux d’apprentis, « bonus/malus » dont on devine aisément qu’il va finir en pratique exclusivement en « bonus »… j’entends en effet déjà Madame Parisot gémir à propos du « malus »… « Ma cassette, ma cassette, on a volé ma cassette »…). P. Askenazy n’aura donc pas de mal à mettre à jour son ouvrage pour la (souhaitable et nécessaire) édition de poche de son ouvrage. C’est reparti comme en 1974-1980 en somme, et cela traduit un vrai manque d’imagination. (En même temps, du point de vue électoral, on sait désormais comment finit le show si on part sur ce genre de « traitement social du chômage » version 2010.)