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Quelques remarques rapides sur les « intellectuels » dans la France socialiste de 2015

Manuel Valls s’est demandé il y a quelques jours où étaient les « intellectuels », pourquoi diable ne venaient-ils pas au secours du Parti socialiste affrontant des élections départementales en position pour le moins difficile face à la droite et au FN. Le journal Libération reprend le thème aujourd’hui vendredi 20 mars 2015 en titrant sur « L’éclipse des intellectuels ».

Face à cet appel de Manuel Valls, qui m’a passablement exaspéré, trois remarques me viennent à l’esprit.

Premièrement, Manuel Valls fait mine de croire que sa propre politique économique, sociale et culturelle vient de Sirius, qu’elle n’est pas elle-même inspirée par des idées créées par des « intellectuels », c’est-à-dire par des gens qui manient des théories, descriptives ou prescriptives, explicites sur le réel auquel nous avons affaire, et qui suggèrent fortement d’agir en en tenant compte. Le journaliste de Libération, Robert Maggiori, brode sur le thème de politiciens qui ne liraient plus rien d’intellectuel et qui ne consulteraient pas les intellectuels. Or la politique du gouvernement Valls, et plus généralement celle de ce quinquennat Hollande, possèdent à la fois des inspirations: le néo-libéralisme, et l’européisme, et un nom officiel : le « socialisme de l’offre ». Les bibliothèques sont de fait pleines de travaux qui démontent la généalogie intellectuelle des politiques publiques mises en œuvre depuis bien des lustres désormais dans notre pays (c’est, entre autre, le cas de la célèbre « approche cognitive des politiques publiques »), et le gouvernement Valls n’innove nullement en la matière. J. M. Keynes avait bien raison de souligner que les politiciens vivants ne sont que les esclaves de théoriciens morts. Toute la politique menée depuis mai 2012, ce n’est jamais dans le fond que du Hayek, du Friedman et du Schumpeter pour les nuls, mâtinée d’européisme au rabais. Bien sûr, tout n’est pas parfait de ce point de vue, comme dirait un Attali ou un Tirole, mais on progresse, on progresse. Emmanuel Macron, notre actuel Ministre de l’Économie, qu’est-ce d’autre qu’un « intellectuel » en ce sens-là? Les « réformes structurelles » qu’il entend mettre en œuvre, avec la bénédiction et l’encouragement des autorités européennes, ne sont rien d’autre que la mise en application, plus ou moins réussie par ailleurs, de théories économiques qui prévoient que certaines modifications du droit produiront certains effets économiques souhaitables. Ne prenons qu’un exemple : la libéralisation du travail du dimanche est censée créer de l’emploi et de l’activité – et ce lien est d’abord une construction intellectuelle.  Bref, cher Manuel Valls, ne vous plaignez pas. Certains intellectuels néo-libéraux sont avec vous, même s’ils vous trouvent bien tiède tout de même. Et certes le Dieu Marché vomit les tièdes!

Deuxièmement, Manuel Valls fait comme si les « intellectuels » devaient nécessairement être « de gauche », « démocrates », « républicains ». Bien sûr, les grandes heures de l’histoire de France telle qu’on la raconte aujourd’hui aux enfants des écoles ou aux retraités en mal d’activités culturelles mettent en valeur les « intellectuels » en ce sens-là. D’Émile Zola à Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou François Mauriac, les « intellectuels » les plus en vue depuis l’apparition du terme à la fin du XIXe siècle furent du bon côté de l’Histoire. Cependant, c’est là une profonde erreur de perspective : depuis au moins la Révolution française, il existe des « intellectuels » au sens de penseurs, polémistes, pamphlétaires, théoriciens, etc. qui inspirent (ou qui servent) tous les partis de la droite à la gauche en passant par le centre. Un Drumont ou un Maurras n’étaient pas moins des « intellectuels » qu’un Zola ou un Péguy. Le combat des idées, des conceptions, des visions du monde, etc. n’a jamais cessé depuis 1789 – et encore est-ce là une simplification que de se limiter à cette période d’après la Révolution. La période la plus contemporaine voit simplement se terminer le rééquilibrage des forces intellectuelles entre les droites et les gauches entamé dès les années 1970. En effet, les polémistes, théoriciens, pamphlétaires de droite, surtout les plus conservateurs (maurrassiens par exemple), avaient été décimés  et déconsidérés par leur participation plutôt enthousiaste à la Collaboration (1940-44), souvent ancrée dans leur antisémitisme (comme un Céline par exemple). Désormais, le temps ayant passé, leurs héritiers, plus ou moins lointains, plus ou moins conscients d’ailleurs de l’être, peuvent s’exprimer, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne s’en privent pas sous un gouvernement de gauche.  Je ne vois pas en quoi un Premier Ministre d’un pays qui se veut pluraliste et respecteux de la liberté d’expression devrait cependant s’en plaindre particulièrement. Comme François Hollande est censé être le second Président de la République socialiste de la Ve République, il est en effet assez logique que cela soient les « intellectuels d'(extrême) droite » à la Eric Zemmour qui s’en donnent depuis 2012 à cœur joie. Ils auraient tort de se priver. Il s’agit de la logique de la situation : un intellectuel quand il s’exprime publiquement est largement là pour critiquer ce qui existe ou ce que fait le pouvoir en place, or, actuellement, le pouvoir politique national est censément  « socialiste ». Il est donc  tout à fait normal que Causeur, Valeurs actuelles, et le dernier Zemmour se vendent comme des petits pains.

Troisièmement, l’extraordinaire capacité de la gauche au pouvoir lors de l’actuel quinquennat à se plier à toutes contraintes du réel sans rien laisser finalement à l’idéal ne donne sans doute pas envie à beaucoup d’« intellectuels de gauche » de livrer leur petit mot tendre en faveur du pouvoir actuel. Que se soit individuellement (comme dans le présent blog) ou collectivement (par exemple les « Économistes atterrés » ou pour les intervenants du « Festival Raisons d’agir »), les critiques de la part des « intellectuels de gauche » se sont multipliées depuis mai 2012 sans qu’aucun effet ne soit observable sur l’orientation des politiques publiques suivies. Des ministres ont démissionné pour protester contre la tiédeur des mesures prises, des députés socialistes sont devenus « frondeurs ». De fait, la majorité actuelle a semblé parfaitement sourde à toute réflexion un peu « gauchisante » en matière économique et sociale – au sens de recherche d’un chemin vers l’idéal propre au socialisme historique. Il n’a pas donné non plus beaucoup d’espoirs aux tenants de l’écologie comme nouvel idéal. Le récent coup de massue sur la tête des agriculteurs bio, allié au sauvetage d’Areva, constitue aussi une belle illustration de cette surdité-là.  Il faut aussi dire que le très mauvais sort fait à l’Université et à la Recherche depuis mai 2012 par Madame Fioraso – sauf à quelques Présidents d’Université zélés – en aura refroidi plus d’un parmi ces  « intellectuels de gauche », qui se trouvent par ailleurs être de profession  universitaire ou chercheur. Il leur a en effet été (trop) facile  de constater (trop) directement dans leur vie professionnelle que le changement n’était pas pour maintenant, et que la différence Pécresse/Fioraso demandait de ce fait une étude approfondie du problème. ε est-il une différence? Oui, au sens mathématique, mais au sens phénoménologique? En dehors des intellectuels d’obédience néo-libérale, qui y trouvent sans doute au moins partiellement leur compte, les choix faits sous la Présidence Hollande dans la plupart des domaines de l’action publique paraissent donc tellement éloignés de ce que peut penser, écrire, lire, espérer la gauche sociale, économique, écologique ou humaniste, qu’il ne faut pas s’étonner qu’elle réagisse finalement comme une bonne part des électeurs de gauche en général, par l’abstention ou par l’opposition à l’encontre du pouvoir. Pour ma part, je n’aurais vraiment aucun regret si la droite ou le FN emportaient tous les départements sans exception lors de ces élections départementales. Je sais bien pourtant qu’en raison de l’inertie de l’électorat, cette disparition du PS dans les départements, seule à même de faire (un peu) réfléchir F. Hollande & Cie, n’arrivera pas. Je soupçonne aussi que l’annihilation progressive du PS dans les collectivités locales n’est pas ressentie au sommet de son appareil, parce qu’aussi lourdes soient-elle, ces défaites laissent espérer un retour de balancier par la suite en faveur de ce parti, vu la nature des nos mécanismes institutionnels et des rapports de force à gauche. Le PS s’achemine donc vers une déroute qui, comme l’a dit d’avance François Hollande dans le magazine Challenges, ne changera rien à sa politique. Et ne comptez pas sur les « intellectuels de gauche » pour s’en plaindre. Que cela soit donc. La droite et le FN vont donc se gaver. Bon appétit, messieurs! Que la fête commence!

Wallerstein, Collins, Mann, Derlugian, Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir?

wallerstein&cieEn cette fin d’année 2014, l’après-crise a vraiment commencé. La poussière commence  en effet à retomber. On peut compter les morts, les blessés, et les survivants que tout cela a rendu plus fort. De plus en plus de gens commencent à publier des synthèses, à la fois sur la crise elle-même, et surtout sur le fait qu’elle marque vraiment un changement d’époque. Bienvenu au XXIème siècle! Un quarteron de (vieux) sociologues et économistes d’inspiration post-marxiste, Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derlugian, et Craig Calhouna, a décidé dans ce cadre de proposer ses propres analyses. Il les a publiées en 2013 en anglais chez la très sérieuse Oxford University Press. Cette confrontation vient d’être traduite en français sous le titre Le capitalisme a-t-il un avenir? ( Paris : La Découverte, 2013, coll. L’Horizon des possibles, 329 p.). Le titre en dit assez bien le contenu.  Il nous rappelle a contrario que, s’il y a bien une chose qui a survécu à la crise économique commencée en 2007 aux États-Unis, c’est bien le capitalisme, qui en ressort plus dominant que jamais. (Cuba elle-même est en train de signer sa reddition).  Que les lecteurs des beaux quartiers probablement gavés de dividendes se rassurent, ce livre ne devrait pas non plus leur ôter le sommeil. Face à la désormais évidente capacité du capitalisme à surmonter la crise ouverte en 2007-08, nos auteurs se donnent un horizon long et supputent que le capitalisme devrait s’effondrer dans une trentaine ou une cinquantaine d’années (sic), voire éventuellement pas du tout. Cela laisse donc le temps de voir venir. Je sens que quelques uns de mes étudiants un peu impatients sur ce point vont encore trouver qu’il s’agit bien là du cynisme de vieux (censuré) qui n’ont plus grand chose à perdre ayant déjà beaucoup eu de la vie. Certes.

En effet, ce qui est le plus fascinant et le plus exaspérant dans cet ouvrage, c’est que les auteurs prétendent parler du temps long du capitalisme.  Ils le font à travers des modèles présentés sous des formes littéraires.  Ils résument plus ou moins habilement ce qu’on peut savoir sur les évolution contemporaines du capitalisme mondialisé (financiarisation, difficulté de l’hégémonie américaine, émergence de concurrents, crise écologique, etc.), mais le format de l’ouvrage, plutôt destiné au grand public, interdit d’entrer dans une modélisation un peu articulée. Le premier chapitre, celui écrit par Immanuel Wallerstein (« La crise structurelle du capitalisme : pourquoi les capitalistes risquent de ne plus y trouver leur compte », p. 19-60), constitue une fresque plutôt brillante des évolutions du capitalisme depuis 1945. Ce dernier serait désormais voué à l’autodestruction, non seulement en raison des problèmes qu’il provoque (endettement croissant, incertitude de l’avenir, difficulté à trouver un nouveau centre régulateur après les États-Unis), mais aussi  à cause de coûts de production croissants (fin du réservoir illimité de main d’œuvre liée au monde rural pré-capitaliste, coûts de la pollution, demande de protection sociale) qui finiront par bloquer l’accumulation faute de profits.  Les hypothèses sur la manière dont l’humanité sortira de ce bourbier restent cependant des plus vagues. Les autres chapitres ne sont guère plus convaincants à vrai dire, les fresques sont vastes et parfois inquiétantes, mais les issues sont tellement hypothétiques qu’on en rirait presque, jaune bien sûr : le livre manque en effet désespéramment de statistiques, d’illustrations empiriques, de rigueur théorique, et de perspectives politiques bien élaborées. Bref, c’est largement le café du commerce en version améliorée. On pourrait le jeter au feu sans grand remords en méditant sur la vanité de l’exercice, et en regrettant ses 20 euros du prix d’achat.

Le seul chapitre qui mériterait pourtant d’être sauvé est celui écrit par le sociologue Randall Collins (« Emploi et classes moyennes : la fin des échappatoires », p. 61-115). La thèse de R. Collins est en effet la suivante : l’automatisation et la robotisation vont prendre dans le proche avenir un tour tel que la plupart des emplois actuels occupés par les classes moyennes vont disparaitre, sans être remplacés par rien, et sans que la hausse du niveau d’éducation puisse rien y faire. De fait, le capitalisme serait menacé par son propre succès à remplacer du travail par du capital, et l’on serait confronté à une hausse non maîtrisable du « chômage technologique ». Bien sûr cette thèse est exactement l’inverse de ce que pensent 99,99% des économistes orthodoxes sur le sujet. Pour ces derniers, il est sûr qu’on trouvera bien une reconversion pour ces nouveaux chômeurs technologiques pourvu de libérer le marché du travail – ce qui n’est pas faux en un sens, si l’on accepte des salaires bien en dessous du niveau de subsistance et si l’on supprime toutes les allocations chômage, cela devrait être facile comme tout.

R. Collins pense qu’au contraire le rythme de ces transformations inédites par leur rapidité et par leur nature rendront la reconversion impossible (p. 61-64) : nous ne pouvons pas tous être à terme des programmeurs informatiques, et, si, en plus, dans l’avenir pas si éloigné, les programmes se programment eux-mêmes, la difficulté sera encore plus sans solution. On ne s’en sortira pas non plus par la découverte de nouveaux consommateurs compensant la disparition des classes moyennes occidentales, ou par la financiarisation, qui ferait de tous les anciens travailleurs occidentaux des rentiers du capital. La création d’emplois par le secteur public pour couvrir les besoins non couverts par le marché sera limitée par la révolte fiscale fort probable des derniers salariés et des capitalistes. La hausse du niveau d’éducation est elle-même à ses yeux seulement une façon légitime d’occuper les gens (éducateurs et éduqués) faute de leur trouver un emploi vraiment productif. Pour R. Collins, la fin du capitalisme risque donc d’être douloureuse :

« Ma propre estimation du seuil critique engendré par le chômage structurel de la classe moyenne dépend du taux d’augmentation du chômage structurel. (…) D’après les normes américaines, un taux de chômage de 10% est douloureux : un taux de 25% (tel qu’on le constate dans les sociétés en crise) est très alarmant, mais plusieurs sociétés y ont survécu. Mais lorsque le chômage affecte 50 ou 70% de la population en âge de travailler, la pression exercée sur le système capitaliste tant par la sous-consommation que par l’agitation politique rend sa survie impossible. Ceux qui croient que de tels taux de chômage sont inimaginables n’ont qu’à faire un effort d’imagination supplémentaire en extrapolant à toutes les catégories d’emploi les effets du chômage technologique dû à l’informatisation généralisée. » (p. 96-97)

Selon R. Collins, cette situation sera donc intenable. Que ce soit par la violence ou par les urnes, une solution devra y être trouvée, soit pour maintenir par la force un capitalisme sans travailleurs et consommateurs face à un océan de chômeurs, soit en acceptant d’aller vers un dépassement de ce dernier qui séparerait en somme le revenu du travail faute de travail à faire faire aux ex-salariés.

Les hypothèses de R. Collins feront hurler de rire les économistes standards. Il se met d’ailleurs dans une bien mauvaise position argumentative en négligeant de soutenir de manière plus empirique sa thèse principale du « chômage technologique ». Il est vrai qu’il peut arguer que les économistes raisonnent sur le passé, qu’ils ne comprennent pas le caractère inédit de ce qui est en cours, et que les rythmes ne sont pas les mêmes. D’ailleurs, si l’on admet simplement l’idée d’une transformation radicale du travail dans les services via l’informatisation, l’histoire montre que les travailleurs déjà adultes dans le secteur en déclin (agriculture, artisanat, puis industrie) ont connu de très grandes difficultés morales, pratiques, cognitives d’adaptation aux nouveaux travaux qui leur sont éventuellement offerts. La temporalité de la vie humaine joue ici énormément.

Quoi qu’il en soit, ce texte de R. Collins reste de loin le plus heuristique de l’ouvrage. Sa thèse du « chômage technologique » me parait promise à un bel avenir. Elle ne fait que surenchérir sur le constat déjà fait de longue date que les personnes qui n’ont que leur force physique à vendre sur le marché du travail y valent de moins en moins en terme monétaire et sont les plus susceptibles d’ailleurs d’être chômeurs. Il risque donc, selon R. Collins, d’en être de même pour les personnes n’ayant à offrir à leur possible employeur qu’une intelligence moyenne dans tous les domaines où l’automatisation et bientôt l’intelligence artificielle font mieux et moins cher. C’est déjà le cas dans bien des domaines (réservations pour des transports par exemple), mais ce que R. Collins prévoit correspond à un bond technologique à venir. Il aurait pu ajouter que ce bond s’avère d’autant plus probable qu’à la fois le secteur privé et les gouvernements occidentaux orientent toute leur politique économique dans ce sens. Tout le monde voit la survie de son entreprise ou la compétitivité de son pays dans l’innovation technologique. Or celle-ci signifie largement développer des moyens techniques ou organisationnels d’économiser le travail humain. Malheureusement, peu d’énergie intellectuelle est employée à réfléchir de manière un tant soit peu réaliste à l’emploi futur des travailleurs libérés par la dite innovation. La doctrine la plus partagée, c’est de supposer qu’ils trouveront bien en somme quelque chose à faire. C’est là clairement une conséquence de l’idéologie néo-libérale du marché auto-régulateur. Or le philosophe utilitariste Jérémy Bentham parlait déjà dans les années 1820 de l’obligation morale de l’innovateur de créer aussi les moyens de la reconversion pour ceux qui perdent leur gagne-pain en raison d’une nouvelle technologie qu’il met à disposition. Malheureusement, il faut bien constater depuis lors que cette reconversion ne fut presque jamais pensée comme un axe majeur des stratégies économiques des gouvernements, et ce dans toutes ses conséquences. On se contente de colmater les brèches sociales les plus visibles ou bruyantes. Il me semble que des thèses comme celle de R. Collins devrait surtout inciter à réfléchir sérieusement à une planification de la transformation des structures d’emploi. Et, au delà des emplois qui ne sont au fond qu’un moyen, il faudrait aussi se demander quels sont les objectifs que nous nous fixons comme société. De ce dernier point de vue, le livre de notre quarteron de sociologues et d’économistes est étonnamment peu inventif ou utopique pour la suite après le capitalisme. Cela ne fait guère rêver.

En tout cas, l’achat et surtout la lecture  de ce livre sont fortement déconseillés aux jeunes gens en recherche d’espoir pour un avenir proche.  ‘No future!’, yeah!

Ps 1. Pour un commentaire plus positif de l’ouvrage, cf. le compte-rendu par Christel Lane sur le site LSE-EUROPP. Il est même considéré comme l’un des quatre livres possibles à offrir pour Noël à un économiste selon la « Review of books » de la LSE. Je reste perplexe sur ce choix.

Ps 2. Un autre compte-rendu plus favorable que le mien vient de paraitre sur Mediapart sous la plume de Joseph Confavreux (accès pour les abonnés seulement). Le contenu de chaque contribution est bien rendue, en particulier le fait que certains parlent pour ne rien dire (celui qui rappelle que l’avenir n’est pas prévisible parce que résultant de causalités fort complexes devrait être mis au pilori de suite, pour crime de banalité extrémisée), mais il me semble que J. Confavreux a perdu de vue la perspective temporelle des auteurs qui fait tout le sel de leurs augustes propos: dans 20, 30, 40, 50, 100 ans, something new might happen, merci les gars, on s’en doutait un peu, mais encore? Je me rends compte par ailleurs que l’un des auteurs du livre est le directeur de la LSE, ce qui peut effectivement aider à avoir une bonne réception sur le site de la LSE… (voir Ps. 1).

Ps 3. Un autre compte-rendu, bien plus favorable  que le mien de l’ouvrage, sous la plume de Guillaume Arnould, pour la revue en ligne Lectures.  Je suis tout  à fait d’accord sur la présentation de l’ouvrage, bien résumé par G. Arnould, mais je suis entièrement opposé à sa conclusion. Ce livre ne prouve aucunement que les sciences sociales peuvent aborder le temps long. Au contraire, cela prouve que des progrès restent à faire dans ce domaine. En effet, tout cela reste à la fois trop abstrait et trop peu modélisé au total. C’est un peu l’inverse du livre de T. Piketty (Le capital au XXIème siècle), avec sa loi des temps ordinaires du capitalisme « r(taux de rendement du capital) supérieur à g (taux de croissance) de l’économie » , qui, si elle est vraie, implique à terme la dictature de la ploutocratie ou la révolution (nationale ou socialiste)!

Ps 4. J’espère que mes étudiants profiteront de cette multiplication de compte-rendu pour bien percevoir la diversité des pratiques qui se dissimulent sous ce terme neutre.

De la « Loi Macron » ou de la paralysie montante du pouvoir « socialiste ».

Hier matin, mercredi 9 décembre 2014, le contenu de la « Loi Macron » a été finalement détaillée d’abord au Conseil des Ministres, puis devant les médias. Les mesures annoncées, correspondant largement à ce qui avait filtré dans la presse depuis quelques jours, s’inscrivent parfaitement dans le grand référentiel « néo-libéral » des politiques publiques en vigueur depuis au moins les années 1980. Faites en sorte qu’il y ait plus de concurrence entre offreurs de biens et de services, et vous aurez plus de croissance économique par le simple fait que les prix des biens et services concernés baisseront et que les consommateurs dégageront ainsi du pouvoir d’achat pour acheter d’autres biens et services, entrainant ainsi de la croissance. Par exemple, la « Loi Macron » veut libéraliser le transport par autocar en France. Cela accroitra la concurrence avec les autres moyens de transport individuels et collectifs, le prix baissera et/ou la qualité augmentera, les consommateurs de transport seront plus satisfaits qu’avant, ils garderont leur bel argent pour faire d’autres achats. Ils achèteront par exemple sur un cybermarchand une console de jeu fabriquée en Chine par exemple…

Au delà de son inspiration 100% néo-libérale – qui aurait aussi bien pu être présentée par une majorité de droite -, cette « Loi Macron » frappe en fait surtout par sa tiédeur. Nos partenaires européens (c’est-à-dire en pratique la Commission européenne de Mr. Juncker, la Banque centrale européenne de Mr. Draghi, et l’Allemagne de Madame Merkel) attendent en effet des « réformes structurelles » pour prix de leur magnanimité en matière de dépassement par la France des critères de déficit public et de dette publique. Le « paiement » dans cette monnaie bien particulière qu’est devenue entre pays européens de la zone Euro la « réforme structurelle » est attendu en mars 2015. Or cette « Loi Macron » d’évidence ne fera pas le poids. Ce n’est pas en autorisant un peu plus largement le travail le dimanche que l’on satisfera les Dieux voraces de la zone Euro. Pour l’instant, il n’est question que de quelques dimanches de plus et d’extension de l’ouverture des commerces le dimanche dans certaines zones … or, en bonne logique néo-libérale, le travail du dimanche devrait être autorisé encouragé toujours – tous les dimanches du premier au dernier – et son extension spatiale, conçue comme une nécessité historique d’envergure mondiale (le temps est argent en tout temps et en tout lieu!), ne doit pas s’encombrer en plus d’archaïques discussions avec les syndicats représentatifs (de quoi d’ailleurs? un syndicat est une association de délinquants prédateurs du bien public pour un néo-libéral cohérent). D’évidence, du point de vue néolibéral, il faudrait des sacrifices bien plus consistants pour que le compte y soit (les « 35 heures », les seuils sociaux, les jours fériés, les congés payés, le « contrat unique » à la Tirole, le statut de fonctionnaire, etc.), or, de fait, dans le projet Macron, il n’y a vraiment rien  à ce stade de bien révolutionnaire sur le marché du travail.

Ce texte proposé pourtant par un jeune Ministre qu’il serait fort malséant de soupçonner de quelque « conservatisme » que ce soit montre donc que la Présidence Hollande considère qu’elle ne peut plus aller plus loin. D’une part, elle se méfie sans doute de la « fronde » dans les rangs des parlementaires socialistes, et, d’autre part, elle sait bien qu’elle se trouve à un minimum de popularité qui la rendrait très fragile devant tout mouvement social de grande ampleur. On semble donc entendre déjà en haut lieu les cris « Hollande dégage! » hurlés par les masses en furie.  Comme pour l’Ecotaxe et ses possibles camionneurs Chilean style, il est donc urgent de reculer – ou tout au moins de ne pas avancer trop imprudemment.

L’annonce faite ce matin même par l’Élysée que, finalement, le budget des Universités serait moins amputé que prévu, s’inscrit dans la même logique. Il ne faudrait pas que, poussés par des universitaires évidemment manipulateurs,  mécontents de tant de coupes déguisées en mirobolantes augmentations de crédits, qui protestent aujourd’hui, « la jeunesse soit dans la rue ».

Personnellement, je doute que la France s’en tire à si bon compte auprès de nos partenaires européens. Il faudra bien leur donner quelque chose de plus dès le printemps 2015. Cela sera sans doute la tâche d’un autre gouvernement, peut-être d’une autre majorité, voire d’un autre Président. Les « socialistes » ont donné tout ce qu’ils pouvaient – électeurs, élus, cohérence (cf. leur charte de valeurs à peine adoptée…), honneur (cf. les reniements dans leurs rangs sur le travail du dimanche )- à la très noble cause du néolibéralisme, d’autres acteurs devront entrer en scène, sans doute après les élections départementales. Elles mettront sans doute fin à toutes les illusions des socialistes sur leur  degré de popularité dans le pays. La messe sera dite, si j’ose dire.

Y’a Bon l’austérité! Y’a Bon la crise!

Toutes mes excuses à mes lecteurs pour le titre un peu vulgaire de ce post, mais j’ai  vraiment de plus en plus de mal à contenir mon exaspération face aux errements de la Présidence de François Hollande. En ce début d’automne 2014, nous semblons en effet nous acheminer vers une phase ultérieure de la longue crise européenne commencée en 2008, celle où la France va occuper le centre de la scène. Les indicateurs économiques sont médiocres en France pour 2014, et les prévisions de croissance de l’INSEE pour 2015 sont désormais inquiétantes. Se situant à bien moins de 1,5% de croissance, elles signifient à coup sûr l’augmentation du chômage.

De fait, il est clair que le piège européen se trouve en train de se refermer sur la France. Le budget 2015, proposé par le gouvernement de Manuel Valls, essaye de combiner une acceptation de la logique de l’ajustement structurel (le « consensus de Bruxelles »), typique des règles européennes, avec une prise en compte de la détérioration de la conjoncture macroéconomique en France et en Europe. On ferait donc comme prévu en janvier 2014 des économies à hauteur de 21 milliards d’euros l’an prochain, mais pas plus que prévu, pour ne pas que le « multiplicateur » ne joue trop négativement sur la conjoncture. On repousserait le retour au 3% (en part de PIB) de déficit budgétaire de deux ans encore à 2017, alors qu’on avait déjà négocié un report à 2015.  Or des bruits courent déjà dans les médias que ce budget 2015 sera refusé par la Commission européenne. Il ne correspondrait pas à ce à quoi la France s’est engagé, en particulier dans le plus récent traité (TSCG) ratifié sous la Présidence de F. Hollande.  L’accueil plutôt désagréable fait par les Eurodéputés de droite lors de son audition à Pierre Moscovici, candidat au poste de Commissaire européen aux Affaires économiques, témoigne s’il en était encore besoin de l’écart des visions présentes en Europe sur les moyens de sortir de la crise économique : Moscovici, pourtant vu  par une bonne partie de la gauche française comme un néo-libéral sans nuances, a été en somme accusé de ne pas avoir su imposer de « la vrai austérité qui saigne » en France quand il était Ministre de l’économie, comment saurait-il alors garantir que les règles imposant l’austérité à tous les pays soient respectées, en particulier par la France? Moscovici semble avoir été déçu de tant d’ingratitude…

Bref, malgré les preuves empiriques accumulées depuis 2010 que réduire les budgets publics ou augmenter les impôts en période de récession nuit à la croissance économique, la majorité relative de droite en Europe et la majorité de son aile française tiennent exactement pour le contraire : l’austérité ne peut pas nuire à la croissance, tout au moins à terme. Une bonne saignée rétablit le malade. Il est, par ailleurs, à ce stade de la crise (nous sommes en 2014, pas en 2010) probable que les « austéritaires » savent en fait parfaitement que l’austérité nuit fortement à la croissance et à l’emploi, mais que leurs objectifs se trouvent ailleurs que dans la croissance et l’emploi. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit en fait d’en finir à l’occasion de cette crise avec les formes de démarchandisation de la vie qu’instituait l’État social : la France « socialiste » constitue du coup une cible d’autant plus importante dans la mesure où beaucoup croient en Europe que nous aurions encore en 2014 un État social particulièrement généreux et un marché du travail particulièrement rigide et protecteur.  Un stage de terrain auprès des bénéficiaires du RSA-socle ou du Minimum-vieillesse, ou bien dans une agence d’Intérim, d’un certain nombre de commentateurs européens, en particulier de l’Europe du nord, changerait peut-être ces fausses perceptions, mais il faut tenir compte de ces croyances en une « douce France » où, sans être un rentier ou un gagnant à l’Euromillion, l’on pourrait vivre comme un nabab sans travailler.

Plus généralement, nous en restons toujours au dilemme apparu dès les années 1970 (sic) : doit-on et peut-on gérer l’économie européenne comme un tout où l’on pourrait penser à faire une politique macroéconomique pour l’ensemble européen, ou doit-on se contenter simplement de rendre compatible les politiques macroéconomiques nationales avec l’existence d’une intégration économique et monétaire poussée?  De fait, la situation n’est pas si différente avec ces années-là, certes fort lointaines, où les partenaires de l’Europe des 9, puis des 12, n’arrivaient à coordonner leurs efforts de relance économique, et où ils ont fini avec le Traité de Maastricht pour opter pour la non-relance partagée, associée à la création d’une monnaie unique. C’est toujours en somme la question du partage des coûts et des bénéfices d’une relance économique qui fait achopper l’Europe depuis plus de 40 ans. Nous ne sommes décidément pas aux États-Unis, où c’est le budget fédéral, fondé sur une taxation directe des individus et des entreprises, qui peut relancer l’économie au cas où sans qu’il y ait au départ une discussion entre Etats fédérés sur qui finance la relance et sur qui en bénéficiera vraiment. Quoiqu’il en soit de ces considérations institutionnelles,  F. Hollande va du coup peut-être être amené à aller où il ne voulait pas du tout aller.

En effet, si la Commission européenne rejette effectivement le budget 2015 de la France, il faudra en effet choisir : soit le gouvernement de Manuel Valls modifie son budget pour s’ajuster aux règles européennes, donc augmente les impôts et/ou diminue les dépenses encore plus par rapport à la première version, et, là, il sera clair aux yeux de tous les citoyens un peu informés que la France a vraiment perdu sa souveraineté budgétaire sous la Présidence Hollande, il sera clair aussi pour beaucoup que la France s’engagera alors dans une spirale dépressive pour quelques années. Nous allons tous visiter la Grèce, voire la Lettonie, sans bouger de notre place. Soit le gouvernement de Manuel Valls refuse de revoir son budget, et, là, il faudra assumer un conflit avec les partenaires européens sur le sens même de la politique économique européenne.  Paradoxalement, le très prudent et pusillanime François Hollande a déjà un allié dans ce combat éventuel : l’actuel Président du Conseil italien, Matteo Renzi. Ce dernier a en effet récemment déclaré que personne en Europe ne devait être traité comme un élève par un instituteur. En effet, vu l’état de l’économie italienne (en récession depuis 2011), M. Renzi se rend bien compte que la dernière chose dont l’Italie aurait besoin, c’est d’une France qui se mettrait à ressembler à la Grèce et qui, en voulant rétablir ses comptes publics, emporterait toute l’économie européenne vers le fond, l’Italie la première.

Au vu de ses choix depuis son arrivée au pouvoir en 2012, il est fort probable que F. Hollande accepte un compromis, il lui en coûtera encore quelques points de popularité, et l’on pourra prendre les paris sur le jour où le chiffre de sa popularité sera égal à celui du taux de chômage en France. Je me demande par contre comment les députés socialistes « frondeurs » et assimilés vont pouvoir accepter l’éventuelle seconde version du budget 2015, revue et approuvée par la Commission européenne. Je suivrais avec joie les contorsions d’un Pierre-Alain Muet, ci-devant (macro)économiste, allant répéter partout ces temps-ci que le choix de l’austérité à marche forcée n’est pas le bon: jusqu’où ira sa loyauté partisane? Right or wrong, my party! La nemesis socialiste approche de plus en plus, et je ne m’en réjouis guère.

David Stuckler, Sanjay Basu, Quand l’austérité tue. Epidémies, dépressions, suicides : l’économie inhumaine

stucklerbasuVoilà un livre qu’il faudrait faire d’urgence lire à nos gouvernants « socialistes » de l’heure,  ils y trouveraient sans doute de salutaires inspirations en matière de politiques publiques à suivre pour sortir la France de l’ornière de la crise économique, mais il est pourtant presque certain qu’ils ne le liront pas, ou du moins pas sérieusement : les pistes qui y sont indiquées sont bien trop opposées à celles qu’ils entendent suivre actuellement. David Stuckler et Sanjay Basu proposent en effet dans Quand l’austérité tue. Épidémies, dépressions, suicides (Paris : Autrement, 2014, préface des Économistes atterrés) de mettre à disposition d’un lectorat grand public les résultats de leurs recherches à la croisée de l’épidémiologie, de l’économie politique et de la sociologie. Celles-ci ont été le plus souvent publiées dans des revues spécialisées du monde médical, comme The Lancet par exemple. Elles  montrent que, lors d’une crise économique, il ne faut surtout pas économiser sur la protection sociale, la santé, l’aide au logement, le conseil au chômeurs, mais qu’il faut au contraire augmenter les dépenses dans ces secteurs de politiques publiques pour assurer l’avenir démographique et économique du pays concerné. Ce surcroit de dépenses publiques se justifie en effet à leurs yeux pour trois raisons : éviter un pic de mortalité évitable due à la crise économique; bénéficier des effets multiplicateurs de telles dépenses financées sur fonds publics sur l’activité économique en général; maintenir ou même augmenter le capital humain disponible à terme qui permettra de produire plus dans le futur. Eh oui, les travailleurs malades ou morts sont peu ou pas productifs, ne payent guère d’impôts, voire restent à la charge de la société, et ne permettent même pas du coup de rembourser la dette publique…

Pour résumer à l’extrême leur propos, les auteurs pensent en effet avoir réuni, à travers leurs propres travaux et ceux d’autrui (voir entre autres, la bibliographie, p. 251-256) de nombreuses preuves que : a) une période de récession économique, avec en particulier le chômage qu’elle implique pour une grande partie de la population,  détériore l’état de santé de la population, et provoque un surcroît de mortalité (par exemple, sous forme de crises cardiaques dues au stress ou de suicides liés à la détresse économique) ; b) ce surcroit de mortalité peut cependant ne pas apparaître du tout si les autorités publiques prennent des mesures adéquates en renforçant l’aide au retour à l’emploi et/ou en augmentant les dépenses sociales, en particulier en matière de santé et de logement. Dans ce cas, la mortalité peut même diminuer lors des récessions : en effet,  comme les gens  sont tout de même privés d’argent lors d’une récession, ils prendront moins leur voiture ou rouleront moins vite pour économiser du carburant. Cette restriction de dépense en matière d’usage de l’automobile fera baisser la mortalité routière, et donc la mortalité générale. Cette considération peut paraître déplacée, mais c’est là un effet qui s’avéra non négligeable lors de la Grande dépression aux États-Unis dans les années 1930 avec une mortalité routière alors à un niveau effrayant par kilomètre parcouru. Cet effet de moindre mortalité automobile a pu faire penser à certains que la récession économique constituait en général une bonne chose pour la santé des populations, idée que les auteurs démontent consciencieusement en distinguant les types de mortalité dans les années 1920-30 aux États-Unis (cf.Dompter la Grande Dépression, p.35-60). Cet effet de la mortalité routière doit donc bien être distingué des autres causes de mortalité évitable pour voir statistiquement les effets délétères de la récession sur la santé. (En passant, on rappellera d’ailleurs qu’en France à l’été 2014, la mortalité routière n’a jamais été aussi faible, sans doute largement en lien avec le fait que moins de Français ont pu partir en vacances à cause de la crise économique.)

Pour prouver les affirmations selon lesquelles « l’austérité tue », ils font appel à deux instruments principaux : les comparaisons entre pays et les études épidémiologiques proprement dites.

D’une part, ils comparent les réactions de pays similaires face à un choc économique exogène identique. En fonction de la réaction du gouvernement de chaque pays face à ce choc, les destins démographiques des populations s’avèrent en effet très différents. Ils prennent ainsi l’exemple des anciens pays du Bloc soviétique face à la transition du « socialisme réel » au « capitalisme réel » (La crise de mortalité post-communiste, p.61-91), ils constatent que les pays qui ont choisi une « thérapie de choc » (avec des privatisations aussi massives  que maffieuses au profit des apparatchiks locaux) proposée par les conseillers occidentaux sans tenir aucun compte de ce que cette dernière impliquait pour le niveau de chômage et surtout pour la protection sociale des individus, ont connu un pic de mortalité dans les années 1990. Ainsi en comparant la Russie (thérapie de choc) avec la Pologne ou la Biélorussie (changements graduels), ils pensent avoir trouvé une « expérience naturelle » pour souligner cet effet morbide d’une incertitude massive sur l’avenir économique des individus accompagné d’une absence concomitante de protection sociale. En Russie, le phénomène a été particulièrement massif parce que le travail dans une entreprise d’État donnait droit à la santé, au logement, aux vacances, etc., la perte d’emploi signifiait donc la fin de toute protection sociale. A cela s’ajoute l’existence de nombreuses villes de mono-industries qui ont sombré économiquement avec la fin de leur industrie, et enfin la large disponibilité d’alcools forts, souvent frelatés en plus …  Ils retrouvent la même chose en comparant les pays lors de la crise asiatique de 1997-98 (Du miracle au mirage, p.92-112), et, malheureusement, dans l’Europe d’après 2008 (Tragédie grecque, p. 146-175), avec les cas très opposés face aux difficultés de leurs finances publiques de l’Islande (pas de mortalité supplémentaire, augmentation de la protection sociale, des dépenses de santé, et des aides au logement) et de la Grèce (mortalité supplémentaire, réveil ou développement d’épidémies dont le VIH, diminution drastique de la protection sociale, des dépenses de santé et des aides au logement). Ces différences entre pays sont selon les auteurs fortement liées à la capacité des populations concernées à exercer leur pouvoir de veto démocratique contre des mesures  de démantèlement de la protection sociale (si elle existe déjà) et/ou à la capacité de mobilisation sociale pour demander des protections sociales (si elles n’existent pas) ou leur renforcement. On retrouve là la vieille conclusion d’Armartya Sen selon laquelle, en démocratie, une famine est impossible, parce qu’on ne laisse pas mourir de faim ses électeurs, et on peut en quelque sorte ici l’inverser : lorsque la mortalité évitable augmente lors d’une crise économique dans un pays, cela tendrait à prouver qu’il ne s’agit pas vraiment d’une démocratie au sens fort du terme, c’est-à-dire  où le peuple s’avère souverain. L’opposition, désormais presque canonique, entre la réaction islandaise, occasion d’un sursaut démocratique, et la réaction grecque, contrainte par l’appartenance du pays à la zone Euro et marquée par une suspension au moins temporaire de la démocratie (référendum promis puis annulé), ne cessera d’interroger sur le sens même qu’a pris l’Union européenne pour les populations concernées dans ces années 2010-2014 tant que cette dernière n’aura pas connu des épisodes plus heureux.

D’autre part, ils s’appuient sur des études épidémiologiques qui font le lien entre le contexte économique et social d’un individu et sa probabilité de développer telle ou telle pathologie. On ne sera pas très étonné par exemple d’apprendre que beaucoup d’études font un lien entre chômage et dépression, crise économique et augmentation de l’alcoolisme ou de l’usage d’autres drogues, absence de logement fixe et détérioration de l’état de santé. Ils rappellent aussi qu’aider les gens à retrouver un emploi (Retour au travail, p. 197-216), en particulier en leur assurant un suivi en face à face par un être humain à leur écoute, s’avère une dépense très rentable au total : les chômeurs retrouvent plus vite un travail (Mon Dieu, quelle surprise!), et ils ont tendance à moins déprimer et/ou à boire et/ou à se droguer (surtout s’ils avaient des tendances préexistantes à agir en ce sens face aux difficultés de leur vie).  Les auteurs, dans la lignée classique des études de santé publique, font ainsi remarquer que plus on traite tôt un problème d’emploi, de santé, de logement, etc., moins les conséquences seront fâcheuses pour l’individu concerné, et moins cela coutera finalement à la protection sociale et à l’État.

Le livre a aussi l’intérêt de montrer qu’en tant que chercheurs qui insistent sur le fait que la diminution des ressources consacrées par l’État à la santé, à la protection sociale et au logement, comporte des effets mesurables sur l’augmentation de la mortalité à quelques mois ou années des coupes budgétaires envisagées, ils ont été ces dernières années confrontés à des opérations négationnistes de ce lien. Les organisations internationales comme, en particulier, le FMI qui proposent ces « cures d’austérité », tendent à nier ou à minimiser cet effet de hausse de la mortalité, les journaux comme The Economist qui soutiennent cette doctrine de la purge d’austérité manipulent les chiffres disponibles pour effacer les effets sur la mortalité, des économistes bien placés dans les sphères politiques ou administratives empêchent la diffusion des chiffres pertinents de certains pays (comme ceux de la Grèce) pour comprendre ce qui est en train de se passer ou bien vont à la recherche d’explications alternatives plus ou moins crédibles qui n’impliquent pas les choix économiques du gouvernement (du genre, la plupart des chômeurs sont au chômage, parce qu‘ils sont dépressifs). Les auteurs montrent ainsi que la réception de leurs travaux est influencé par un fort filtre idéologique. Ceux qui croient à la seule force des marchés et à la nécessité de diminuer à tout prix l’emprise de l’État sur la société pour assurer une croissance économique forte tendent à nier ces effets sur la mortalité, et, inversement, ceux qui ne sont pas dans cette optique les acceptent comme des évidences. Ils citent pour illustrer leur propos les réactions contrastées lors de la présentation en 2009 de leurs études devant une commission du Parlement suédois et devant une autre du Parlement britannique (p. 213). Et ils montrent bien (p. 213-216) que, lorsque les Conservateurs et les Libéraux-démocrates arrivent au pouvoir en 2010, ils ne pouvaient pas ignorer les conséquences de la politique d’austérité qu’ils ont adoptée sur les populations britanniques les plus fragiles. Ils ont donc choisi de tuer, certes indirectement par le changement du contexte, certains de leurs concitoyens pour rétablir l’équilibre des comptes publics et relancer l’économie. Il faut faire des sacrifices (humains) aux Dieux courroucés pour revenir à la croissance.

Les conclusions en terme de politiques publiques qu’ils en tirent (cf. Conclusion. Soigner le ‘Corps économique’, p.240-250) sont une condamnation sans appel de toutes les mesures qui reviennent à diminuer la protection sociale, c’est-à-dire les dépenses de santé, d’aide au logement et de retour à l’emploi pendant une récession économique. Selon eux, ces dépenses sociales au sens large ont en plus à la fois un fort effet multiplicateur sur l’état général de l’économie (contrairement aux dépenses militaires par exemple), probablement parce que le gros de ces dépenses vont à des agents économiques installés par définition sur le territoire national. Elles ont en plus la particularité de préserver le « capital humain » de la nation considérée, ce qui permet de produire plus ensuite. Dans le cas de la France, cela voudrait dire arrêter de faire des diminutions du budget « maladie » de la Sécurité sociale  et aussi réduire le rôle des mutuelles et assurances privées pour revenir à un modèle de protection plus universel. Cela voudrait dire avoir une politique du logement social et du logement pour les sans-abris cent fois plus efficace et ambitieuse qu’aujourd’hui. Cela voudrait surtout dire mettre enfin autant d’argent que nécessaire pour faire fonctionner Pôle Emploi et la formation continue des chômeurs. (Voilà donc un beau programme pour le candidat de gauche en 2017 …2022? 2027?)

Au total, ce livre constitue une contribution au débat sur l’austérité en Europe et montre bien qu’il existe une autre voie que celle actuellement suivie. Les auteurs impliquent essentiellement l’idéologie du marché et les intérêts particuliers qui vont avec (tous ceux qui profitent de la privatisation de la santé par exemple) dans le refus de considérer ces aspects délétères sur la santé des populations des politiques d’austérité. Ils comparent en particulier les choix de la Présidence Obama quand elle avait une majorité au Congrès pour faire passer ses idées après 2008 et les décisions des Conservateurs et Libéraux-démocrates britanniques depuis 2010. Il me semble toutefois que se limiter à une mise en cause du néo-libéralisme de certains politiciens qui nieraient les faits établis par les chercheurs (p. 241-242) ne va pas complètement au fond des choses. En effet, les auteurs font  dans leur conclusion comme s’il allait de soi que tous les politiciens voulaient protéger toute leur population, qu’ils partageaient a priori cette valeur cardinale de l’égale humanité des assujettis. Les auteurs font mine de penser que, si les politiciens prennent conscience par une démonstration factuelle des effets délétères de leurs choix en faveur de l’austérité, ils reviendront dessus. Or est-ce qu’en fait, certains au moins de ces politiciens néo-libéraux ne savent pas très bien ce qu’ils font? Par exemple quand le gouvernement libéral-conservateur britannique essaye de réduire le nombre de handicapés aidés à travers des tests pour le moins orientés ou qu’il réduit les aides publiques au logement, il peut difficilement ignorer qu’il va mettre des tas de gens dans la misère ou à la rue, il n’est sans doute pas dupe de son propre discours de légitimation sur la lutte contre la fraude aux allocations handicapés ou aux allocations logement. En choisissant des politiques d’austérité, ces politiciens savent bien que des pauvres, des malades, des handicapés, des enfants, etc. vont souffrir, et peut-être mourir, mais cela leur importe-t-il en quoi ce soit? Peut-être même, cela les arrange-t-il au fond que ces groupes sociaux qu’ils méprisent profondément disparaissent. Plutôt que de néo-libéralisme, ne faudrait-il pas parler d’un  « darwinisme social »  qui ne peut certes plus s’assumer aussi publiquement qu’en 1890, mais dont l’existence donnerait de la cohérence à l’action suivie qui ne se trouve pas nécessairement du côté des résultats économiques de l’austérité proprement dits? Un surcroit de suicides des perdants de l’économie est-ce vraiment un problème pour tout le monde, comme semblent le croire les auteurs, et pas plutôt une solution élégante pour se débarrasser de gens dont on ne sait trop que faire?  Et ne faudrait-il pas faire remarquer que, partout où l’austérité tue ou a tué selon les auteurs, les divisions sociales, politiques, ethniques, semblent au départ importantes. Que les Conservateurs et Libéraux-démocrates adoptent une telle politique d’austérité après 2010, dont une bonne part du corps médical britannique annonce pourtant publiquement qu’elle va nécessairement tuer, en dit peut-être moins long sur leur ignorance supposée des mécanismes ici décrits que sur leur volonté d’en finir en passant avec tout resterait encore de la « working class » et de ses ridicules prétentions à mener une vie décente? Idem pour les Républicains aux États-Unis qui verraient bien leur grand et beau pays sans ces très pénibles descendants des esclaves noirs supposés uniques bénéficiaires du « welfare »? Idem sans doute en Russie où les élites post-soviétiques se verraient bien se passer en 1990 de ces répugnants moujiks devenus par la force de l’industrialisation stalinienne de répugnants ouvriers ?  Idem en Grèce où ce qui s’est passé et se passe encore n’est sans doute pas sans lien avec les divisions de la société grecque liées à la Guerre civile des années 1940 et avec ses suites des années 1960-70? Et, fort inversement, pour le « peuple-famille » des Islandais, parce qu’ils se sentent de fait tous cousins!

En somme, l’erreur des auteurs – ou la stratégie rhétorique si l’on veut – est de croire que tout le monde partage les mêmes valeurs humanistes de fond, et que les faits en eux-mêmes pourraient persuader certains d’agir autrement qu’ils ne le font. Ces faits ou mécanismes démontrés comme arguments contre l’austérité ne valent que si l’on partage ces valeurs de fond, en somme que si tel ou tel autrui nous importe – pour des raisons qui émanent sans doute largement d’un parcours historique précis. Leurs trois principes, « Ne pas nuire » (par une austérité sur les soins et le logement), « Aider la population à retourner au travail », « Investir dans la santé publique », ne valent en fait que pour ceux qui se soucieraient de toute leur population. Et force est de constater qu’il existe aussi des préférences révélées des gouvernants.

Hollande (un peu) impopulaire, non pas possible?

Apparemment, selon un sondage d’opinion de la société BVA, François Hollande serait en train de crever le plancher d’impopularité : moins de 30% de popularité, ce qui dans cette mesure-là ne serait jamais arrivé à un Président depuis les 32 ans qu’elle existe. Il me semble pourtant qu’il ne s’agit guère d’un scoop dans la mesure où d’autres instituts de sondage aboutissaient depuis le printemps au même résultat d’une popularité présidentielle historiquement basse. Les données compilées par le site Délits d’opinion sur la popularité de l’exécutif actuel selon les divers instituts  confirment mon souvenir. C’est en fait depuis le printemps 2013 que la popularité de l’exécutif passe en dessous des 30% dans certains sondages. Je m’interroge du coup sur la dignité particulière que la presse (hormis celle qui a commandité le dit sondage qui est en droit de le faire pour l’avoir payé) a entendu conférer à ce sondage de la société BVA. A ma connaissance, dans l’univers du sondage politique, cette dernière entreprise n’est ni  meilleure, ni  pire d’ailleurs, qu’une autre. J’en suis réduit à supposer que c’est le moment de publication du sondage, juste après l’affaire Leonarda, qui a été saisi par BVA pour faire parler de son produit, mais il resterait à savoir pourquoi l’ensemble de la presse lui a accordé tant de crédit sans trop se poser de questions.

Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute en tout cas que la popularité présidentielle telle que mesurée par les sondages les plus courants est en berne, et chute à grande vitesse depuis mai 2012. Les paris semblent désormais ouverts : où se situe le taquet? 20%? 15%, 10%%? Selon la compilation de Délits d’opinion, certains sondages sont déjà d’ailleurs vers 20%.

Doit-on s’en étonner? Pas vraiment. C’est le contraire qui serait étonnant. En effet, quand, en mai 2012, une majorité de Français élit ce nouveau Président, ils sont déjà très préoccupés, par le chômage en particulier. Or ce dernier n’a cessé d’augmenter depuis lors – sans d’ailleurs que les médias n’en fassent grand cas à vrai dire à la mesure de ce que cela représente pour les personnes concernées et leurs proches. Ce n’est que lorsqu’une chômeuse crève l’écran en s’adressant au Président ou à un leader de parti d’opposition que les médias semblent se rendre compte de l’importance du problème. Ah le côté humain au delà des chiffres… Misère de la société émotionnelle. Donc, sur la mission principale qu’ils se sont eux-mêmes assignés ce Président et cette majorité sont donc pour l’instant en échec : toutes les mesures de politiques publiques prises depuis juin 2012 préparent peut-être à une reprise de l’emploi dans les années à venir, mais, en octobre 2013, la population ne voit rien venir, et, en plus, vu à travers les grands médias, les restructurations de l’économie français continuent de plus belle avec leur lot de licenciements collectifs et font évidemment grand bruit.

F. Hollande savait sans nul doute que sa popularité allait pâtir de son choix d’un « socialisme de l’offre ». De fait, comme le rappelle l’économiste Philippe Askenazy dans sa chronique (« François Hollande est-il de gauche? », Le Monde, 28/10/2013), ce dernier n’est pas vraiment dans ses différentes composantes une nouveauté conceptuelle, tout au moins au centre-droit. Ce « socialisme de l’offre » suppose de faire à peu près comme le camarade Schröder avec les lois Hartz, en tenant compte toutefois des contraintes politiques françaises (cf. la très prudente réforme des retraites de cet automne). Il semble constituer la seule option possible pour un gouvernement socialiste français voulant rester dans les clous européens, à la fois du point de vue financier et du point de vue de la vision de l’économie (plutôt néo-libérale) en vigueur à Bruxelles. Dès que la fenêtre d’opportunité du tout début du mandat (qui aurait consisté à contester à la base le policy mix européen en refusant de ratifier le TSCG en lui opposant « la volonté souveraine du peuple français » incarnée dans l’élection présidentielle) s’est refermée, il ne restait plus qu’à faire ce qui est en train de se faire, c’est-à-dire une bonne vieille politique « barriste » si j’ose dire. Un doctorant de vingt-cinq ans me disait qu’il avait une impression de déjà vu face à cette politique économique, et à sa performance médiocre, que devrais-je dire moi-même à près de cinquante ans? Aucun problème évoqué depuis que je suis en âge de comprendre quelque chose à la vie publique ne semble avoir été résolu à ce jour … (ce qui est d’ailleurs une remarque plus générale : de plus en plus de gens n’ont comme moi connu que « la crise », cf. V. Tiberj, « Un nouveau citoyen? », in V. Tiberj (dir.), Des votes et des voix. De Mitterrand à Hollande, Nîmes, Champ social, 2013, p. 58-65, en particulier p. 64).

Probablement, F. Hollande n’avait pas bien compris que son propre slogan de campagne, « Le changement c’est maintenant », cernait très bien l’impatiente d’une bonne part de la société française face au problème du chômage, du pouvoir d’achat, de la justice fiscale, etc.. Selon Adrien Degeorges (« Les Français et le rôle de l’État dans la mondialisation », in V. Tiberj (dir), idem, p. 32-40),  les sondages de l’équipe Triélec tendaient à indiquer, comme rarement depuis un quart de siècle qu’une majorité d’électeurs était plutôt favorable à l’intervention de l’État (cf. p.33).  Dans son récent entretien pour Médiapart, Vincent Tiberj le dit aussi très explicitement (dans ses premières phrases) : début 2012, les Français n’avaient jamais eu des idées sur l’économie aussi à gauche depuis 1981 (sic). Si F. Hollande fait un tabac lors du meeting du Bourget en janvier 2012, en proclamant que « son ennemi, c’est la finance« , ce n’est pas totalement un hasard; s’il propose de taxer les « riches » à 75% sur leurs revenus au delà de 1 million d’euros – sans bien préciser vraiment la mesure -, cela fait donc fortement sens remis dans son contexte.  Il est alors peu étonnant qu’au bout d’un an et demi de pouvoir socialiste, les Français, qui avaient il y a près de deux ans de telles opinions, n’ayant pas vu venir grand chose de positif de ce point de vue dans leur vie quotidienne, expriment comme une légère déception (euphémisme). Pour une bonne part d’entre eux, ils attendaient un Mitterrand version mai 1981 (en dépit d’ailleurs que, dans le programme présidentiel, rien de bien révolutionnaire ne leur avait été  promis), ils se sont trouvés encore une fois devant un Delors. Comme le remarquait avec raison le journaliste du Monde, Thomas Wieder, dans son article du mardi 23 octobre 2013 (« François Hollande, chantre d’un idéal qu’il savait illusoire », p. 11), il suffisait de lire les ouvrages de M. Valls, P. Moscovici et F. Hollande pour savoir à quoi s’en tenir sur les options fondamentales de la future Présidence socialiste: « Là encore seuls ceux qui avaient la mémoire courte [n.b. utilisation plutôt malheureuse par  T. W. d’un syntagme miné] avaient des raisons de tiquer. Dans son livre Le Rêve français (Privat, 2011), celui qui n’était alors que candidat à la primaire socialiste [Hollande] se posait déjà en promoteur de l »esprit d’entreprise’, expliquant que celle-ci devait être ‘respectée, comprise et encouragée’ « . T. Wieder en concluait d’ailleurs : « Que ceux-ci [les électeurs de F. Hollande] se sentent trompés est naturel. Mais qu’ils aient été naïfs est indéniable. » Il resterait bien sûr à expliquer les mécanismes de cette « naïveté » : il avait fallu près d’une décennie de travail politique pour transformer le très modéré F. Mitterrand des années 1960 en héraut du « changement » en 1981. (Et, encore, à l’extrême-droite, on savait  à l’époque qu’il avait eu en son temps « la Francisque » le bougre…) Dans le cas de F. Hollande & Cie, personne qui avait suivi la politique française depuis 20 ans ne pouvait ignorer leurs biographies. Si une bonne partie des électeurs, et d’abord ceux des primaires socialistes, s’y sont laissés prendre, n’est-ce pas que les médias et les autres politiciens n’ont pas bien fait leur travail d’information à ce sujet? Est-ce F. Hollande aurait pu se faire élire si les médias et ses adversaires politiques avaient rappelé en détail son passé de la même manière que pour tout candidat à la Présidence aux États-Unis?  En tout cas, à en croire les sondages, ce sont désormais les Français qui ont cru F. Hollande de gauche au sens interventionniste du terme (de la bonne vieille « politique de classe ») qui désertent désormais le camp majoritaire. Comme dès le départ l’électeur de N. Sarkozy de mai 2012 n’était guère disposé à faire crédit au « socialiste » F. Hollande et que cela ne s’est vraiment pas arrangé depuis lors (les électeurs proches de l’UMP seraient en octobre 2013 97%[!?!] à avoir une mauvaise opinion de F. Hollande selon BVA), il ne devrait bientôt plus rester comme soutien à la majorité présidentielle que le noyau dur de gens qui se reconnaissent dans ce « socialisme de l’offre ». Au final ça va sans doute pas faire bézef.

De fait, je soupçonne fort que n’importe quel Président de gauche élu en 2012 – un DSK ou une Martine Aubry pour citer deux possibilités -, qui aurait mené une telle politique de reconstitution de l’offre, aurait subi une telle érosion de sa popularité. Par définition, cette politique de l’offre, sans cesse remise sur le métier depuis les années 1970, en usant de slogans différents selon les époques, constitue une politique de moyen/long terme. Elle tend à court terme à déprimer l’activité et à accepter, comme disait notre bon docteur R. Barre, la disparition des canards boiteux.  Cette politique de l’offre repose par exemple sur l’élévation du niveau général de formation de la population, une politique qui, par définition, n’aura des effets que dans un futur plus ou moins lointain. Certes, le gouvernement actuel pourrait être accusé en prenant le point de vue de ce « socialisme de l’offre » de ne pas en faire assez et surtout pas assez vite : la réforme de la formation professionnelle par exemple traine en longueur, alors même qu’en bonne logique d' »offre », elle aurait dû faire partie des priorités absolues de l’été 2012. Il y a donc sans doute une très mauvaise gestion du temps par cette majorité, mais il reste que le « socialisme de l’offre » ne pouvait que déprimer la popularité présidentielle. Il n’est pas d’évidence ce qu’attendait une bonne part du « peuple de gauche » en 2012.

Y avait-il alors dans le cadre européen un autre choix que cet éternel retour du chabanisme (cf. la citation, un brin perfide, du discours d’investiture de Chaban, Premier Ministre, par P. Askenazy dans l’article cité)/barrisme/delorisme? On aurait pu imaginer théoriquement deux options.

Première option : le  big bang néo-libéral (si on croit que cela peut fonctionner pour en finir avec la chômage …), en faisant ce que la droite s’est (prudemment) refusé à faire depuis 2002: augmentation de la durée du travail au maximum possible européen (c’est-à-dire bien au delà des 35 heures légales actuelles), suppression de deux ou trois semaines de congés payés (pour en venir à la norme américaine en la matière) et de la plupart des jours fériés, baisse drastique du « coin socio-fiscal » à tous les niveaux de salaire avec en contrepartie fin de tout paritarisme dans la gestion de la « Sécu » afin de faire de « vraies » économies, etc. (Je connais mes gammes néo-libérales.)  Difficile évidemment… à envisager pour une majorité et un gouvernement de gauche, sauf à innover complètement en créant un revenu minimum significatif pour tout le monde. Cette option aurait supposée de faire la campagne présidentielle dessus, et sans doute de la faire approuver par référendum ensuite. Je doute qu’elle ait eu beaucoup d’écho auprès de l’électorat…  Cette option d’une thérapie de choc aurait eu l’avantage de faire baisser drastiquement le coût du travail en France, et, si j’ose dire, de rendre à l’Allemagne la monnaie de sa pièce…  Vous voulez jouer aux cons, chers camarades allemands, jouons aux cons… et maintenant discutons franchement de l’avenir de l’Europe.

Deuxième option: le  retour à une vision de plus long terme du temps de travail et de la croissance potentielle attendue par un pays comme la France, c’est-à-dire tenir compte par exemple des propositions du « collectif Roosevelt », en particulier de leur point 13 sur le temps de travail. On remarquera toutefois que pas une fois au cours de la campagne des « primaires » du PS, puis du candidat Hollande, il n’a été question de réduction générale du temps de travail. D’évidence, les dirigeants actuels du PS considèrent avoir fait une erreur avec les 35 heures en 1997-2002, et ils n’entendent pas, eux vivants, la répéter.

Comme ces options qui supposeraient une autre histoire lors de l’élection de 2012 sont exclues, que va-t-il se passer désormais?

Une remarque inspirée par l’histoire : toutes les expériences de la gauche française au pouvoir (Cartel des gauches, Front populaire, « 1944-1947 », « 1956 », « 1981 », « 1997 ») ont commencé par annoncer beaucoup de changements dans l’ordre capitaliste en vigueur, à les faire parfois, pour ensuite se dé-radicaliser au fil du temps et finir parfois dans la capitulation totale au regard des glorieux objectifs affichés au départ. Dans le cas présent, on observe le même phénomène en partant d’options au départ bien moins radicales que pour les expériences précédentes. L’éco-taxe, qui vient, semble-t-il, de tomber au champ d’honneur hier (qu’elle repose en paix!), n’est pas vraiment une mesure de socialisation de l’économie telle qu’on pouvait l’envisager en 1980, cela correspond plutôt à du libéralisme écologiquement correct – et, bien même cela, le gouvernement Ayrault n’a pas été capable de le vendre! Il me parait donc vraiment très peu probable qu’au cours du quinquennat, le Président Hollande mette tout d’un coup la barre à gauche toute, cela serait d’ailleurs d’autant plus difficile désormais que l’électorat de droite et d’extrême droite se sent déjà fort maltraité par ces « socialistes » et qu’il réagirait sans doute très vivement. Plus généralement, l’opinion publique n’est d’ailleurs plus autant prête à entendre parler d’intervention de l’État qu’au début de l’année 2012. Elle se déclare, surtout à droite certes, affolée par les impôts et taxes. Le balancier est reparti dans l’autre sens. En somme, c’est trop tard pour une option de gauche.

Par ailleurs, pour aller plus à droite (comme les expériences précédentes de la gauche au pouvoir le laisseraient deviner), un nouveau gouvernement après celui de J. M. Ayrault aurait peut-être du mal à trouver une majorité, sauf à supposer que les centristes UDI veuillent bien réitérer l’opération Rocard 1988 – mais je ne vois pas ce qui les pousserait à venir au secours d’une Présidence Hollande en perdition qui aurait perdu sa majorité parlementaire.

Bref, je sens qu’on va se trainer quelque temps encore dans cet état… et que d’autres records seront battus.

Italie, fevrier 2013, Allemagne, septembre 2013.

Tout se passe donc prévu. Les élections fédérales allemandes du 22 septembre 2013 ont donc confirmé et au delà toutes les attentes de la veille. Angela Merkel triomphe. Son heure de gloire est arrivé.

Comme spécialiste de l’Italie, je ne peux qu’apprécier l’exploit à sa juste mesure. Le jour et la nuit en somme.

En effet, la comparaison entre le résultat des élections italiennes de fin février 2013 et celui des élections allemandes de septembre 2013 est cruelle, même si, au final, le résultat en terme de gouvernements nationaux sera probablement le même, une grande coalition entre les partis du PPE et du PSE – comme au niveau européen depuis toujours.

En résumé,

Italie     (février    2013) Allemagne (septembre 2013)
Participation électorale En forte baisse (-5%) En légère hausse (+0,7%)
Résultats des partis au pouvoir. Écroulement en % et en voix du PDL, PD, UDC, FLI.Résultat médiocre de SC (Monti). Progression de la CDU-CSU (+7,7%), mais écroulement du FDP (-9,8%).
Résultats des oppositions traditionnelles de droite et de gauche. Médiocre ou en forte baisse (LN, SEL, cartel « RC »). Progression limitée du SPD (+2,7%)En baisse (die Linke, die Grünen).
Résultat des extrémistes de droite et de gauche façon XXe siècle. Anecdotique (néo-fascistes, communistes ultra-orthodoxes). Anecdotique (néo-nazis).
Résultats des émergents. Extraordinaire : M5S (B. Grillo), 24% des voix.Thématique : « les partis et l’Euro m’a tuer ». Décevant : PP, 2,2%Remarquable : AfD, 4,7%

Thématique : « les partis et l’Euro nous coûtent trop cher. »

Résultat gouvernemental. Grande coalition (gouvernement E. Letta)(PD, PDL, SC). Grande coalition?(gouverment Merkel III?)(CDU/CSU, SPD)

Il sera difficile de nier que ces situations pour le moins contrastées résultent de la place respective de l’Allemagne et de l’Italie dans la crise de zone Euro. Il y a décidément en Europe des pays des « winners » et il y a des pays des « losers », mais, au total,  pour cette fois, les électeurs du pays des gagnants n’ont pas voté pour se débarrasser des perdants (l’AfD ne fait que 4,7% des voix), et ceux du pays des perdants avaient malgré tout encore voté majoritairement cet hiver pour des partis leur promettant de rester dans le jeu européen.

Dans les deux pays, les forces anciennes ou émergentes qui contestent radicalement les choix actuels des élites dirigeantes de l’Europe se trouvent donc encore fort loin de pouvoir espérer gouverner leur pays avant que la crise européenne actuelle n’ait trouvée sa solution dans la droite ligne de ce qui a été fait jusqu’ici.

Donc, n’en déplaise à certains économistes, l’Euro va continuer à exister dans son périmètre actuel, les maux sociaux de toute nature continuer à s’accumuler dans certaines régions de la zone Euro, et les réussites économiques dans d’autres. Vae victis.

Donc, tout va vraiment très bien.

Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe.

durandJ’avais manqué ce printemps le livre dirigé par Cédric Durand, En finir avec l’Europe (Paris : La Fabrique, 2013, 150 p.), largement parce qu’il ne s’est presque pas trouvé dans les librairies lyonnaises où je m’entête à m’approvisionner. Fabien Escalona (un ancien de Science Po Grenoble) en a donné une fort bonne recension pour Non Fiction. Comme il le signale, le livre a donné lieu à une polémique entre Cédric Durand et Jacques Sapir. Ce dernier dans sa recension du livre sur son blog Russeurope reproche en effet à C. Durand dans sa conclusion (« Epilogue: face à la crise, face à l’Europe », p. 133-149) de vouloir se situer dans une approche qui ignorerait tout simplement l’Europe pour aller de l’avant dans les luttes sociales et politiques au niveau national en se donnant des objectifs forts et mobilisateurs (genre plein emploi assuré par l’État comme employeur de dernier ressort). Pour J. Sapir, il n’est pas possible de faire ainsi l’impasse sur la lutte pour la souveraineté nationale, qui ne doit pas être laissé aux forces réactionnaires si j’ose dire et surtout qui « commande » désormais au sens stratégique du terme toute possibilité d’une refonte des équilibres économiques et sociaux en vigueur. Cédric Durand lui a répondu, et J. Sapir a repris cette réponse dans son blog, en y ajoutant évidemment son commentaire.

Dans cette polémique, je pencherais plutôt pour la position de J. Sapir. En effet, toutes les contributions de l’ouvrage dirigé par Cédric Durand tendent à démontrer que l’Union européenne est par sa genèse, par ses institutions, par l’intention de ceux qui la dominent aujourd’hui, un organisme tout entier orienté en faveur des élites économiques, politiques et sociales,  au détriment de toute influence et participation de l’ordinaire des populations qu’elle assujettit. Cédric Durand et Razmig Keucheyan intitulent même leur propre contribution, « Un césarisme bureaucratique » (p. 89-113). Ils s’y inspirent de Gramsci pour affirmer que, dans la crise actuelle, « L’émergence d’un césarisme bureaucratique est la seule stratégie dont disposent les élites du continent  pour maintenir leur domination » (p.99). Comme les élites sont un peu dépassées tout de même par les événements en cours, qu’elles n’arrivent plus à justifier leurs choix face aux populations, et ne sont plus capables de leur apporter le bien-être promis, elles tendent de plus en plus à s’appuyer  sur les seules institutions imperméables aux protestations populaires, en particulier sur la Banque centrale européenne, pour préserver le statu quo, ou éventuellement forcer leur avantage. « Depuis son origine, le projet européen s’inscrit dans ce mouvement de mise à distance des peuples. Mais l’accélération brutale opérée depuis 2009 a radicalisé le processus : l’Union économique et monétaire est devenue un instrument de gestion autoritaire des contradictions économiques et sociales générées par la crise. » (p.111). Les deux auteurs pointent par ailleurs du doigt, non sans se contredire ainsi puisqu’ils soulignent le rôle des « pays créditeurs » (qui sont des démocraties), quelques lignes plus loin, le rôle du nouvel hégémon (national), l’Allemagne, au sein de cette crise. Avec de telles considérations, qui se retrouvent avec certes des variantes dans l’ensemble des contributions de l’ouvrage, on ne peut que s’étonner que le cri de ralliement proposé ne soit pas : « Indépendance, indépendance, liberté, liberté! », puisque c’est là un véritable esclavage bureaucratique qu’on nous décrit. On remarquera en passant que, dans ce même texte, Jurgen Habermas est exécuté (p.105) comme un zélote de l’Europe du grand capital et des puissants, alors même que le concept de « fédéralisme exécutif » que ce dernier a développé (cf. ses derniers textes parus en français) pour décrire l’évolution récente de l’Union européenne vont en substance dans le même sens que ce que dénoncent les deux auteurs, à savoir un éloignement à la faveur de la  crise de la décision européenne  des processus démocratiques ordinaires. (Idée qui est d’ailleurs généralement admise, voire parfois revendiquée par les acteurs concernés au nom de l’urgence à sauver le soldat Euro.)

Bref, on ne voit vraiment pas pourquoi un citoyen français qui lirait ce livre et qui croirait à ses analyses ne devrait pas en conclure que la première urgence  politique est de sortir de cet enfer anti-démocratique au plus vite. Si on m’explique qu’une structure auquel j’appartiens tend à négliger totalement mon avis, j’aurais tendance à vouloir en sortir au plus vite, mais bon… je dois être un peu un mauvais coucheur.

D’un point de vue plus immédiat, la critique de gauche que porte ce livre me semble désormais caduque dans ses perspectives. En effet, pour les prochaines années, dans la mesure où c’est « la Gauche » (tout au moins aux yeux de la majorité de l’opinion) avec le PS et ses alliés qui se trouve au pouvoir en France (depuis mai 2012), toute opposition radicale à l’Union européenne telle qu’elle est (ou plus généralement à la situation courante du pays) ne pourra sans doute avoir du succès (électoral) que sur le flanc droit de l’échiquier politique. Jacques Sapir a entièrement raison de ne pas vouloir laisser le souverainisme à la droite de la droite, mais, malheureusement, avec F. Hollande Président de la République et son plein engagement dans les logiques européennes depuis le lendemain de son élection (non-renégociation du TSCG), la critique ne peut désormais réussir (éventuellement) qu’à droite. Si la situation économique européenne devait finalement aboutir avant 2017 à la fin de la zone Euro, je prends le pari que la France redevenue ainsi « souveraine » se donnera dans la foulée à des forces de droite et d’extrême-droite qui auront su se rassembler autour de la Nation en danger (en faisant oublier tout engagement européiste précédent bien sûr…). Qui se souvient des derniers meetings de la campagne présidentielle de N. Sarkozy en 2012 avec leur mer de drapeaux tricolores peut avoir un avant-goût de ce qui nous attendrait dans cette éventualité : l’union de toutes les droites sur le dos de l’Europe serait du plus bel effet, avec la gauche « apatride » toute entière dans le rôle de bouc-émissaire. J’en ris jaune d’avance.

Pour en revenir à l’ouvrage dirigé par C. Durand, signalons comme F. Escalona, et surtout J. Sapir, qu’il a le mérite de donner accès en français à des analyses critiques de l’Union européenne publiées dans d’autres langues européennes. Les contributions de Stathis Kouvelakis, « La fin de l’européisme » (p. 49-58), et Costas Lapavitsas, « L’euro en crise ou la logique perverse de la monnaie unique » (p. 71-87) reprennent des analyses parues en anglais dans le livre collectif, Costas Lapavitsas et al., Crisis in the Eurozone (Londres : Verso, 2012). On trouvera aussi ici traduit un texte de Wolgang Streeck, « Les marchés et les peuples : capitalisme démocratique et intégration européenne » (p. 59-70), déjà paru lui aussi en anglais. Ce dernier se trouve en train de développer une théorie générale du capitalisme tardif (ou de la phase actuelle du capitalisme), dont il me parait intéressant que le lecteur français prenne connaissance. En effet, ce qui me parait le grand mérite de ce livre en général, en dehors même de son contenu et des ambitions politiques, c’est la volonté qui porte tous ces auteurs à vouloir penser les choses en grand, de se donner une image générale de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de ne pas reculer devant l’idée d’une théorisation un peu générale de la situation. En ce sens, il faut grandement féliciter C. Durand, un économiste, de son initiative.

Michel Aglietta, Thomas Brand, Un New Deal pour l’Europe.

agliettabrandMichel Aglietta s’est associé avec Thomas Brand pour produire un nouveau livre sur la crise européenne (Un New Deal pour l’Europe. Croissance, euro, compétitivité, Paris : Odile Jacob, 2013). Comme son titre l’indique, il s’agit pour les auteurs de présenter (encore une fois) une solution à la crise de la zone Euro. Bien sûr, ce n’est pas celle qui se trouve mise en œuvre actuellement. En effet, les auteurs appellent à une vaste reconversion de toute l’Union européenne vers le high tech, « le durable », « l’environnemental », ce qui représenterait une phase ultérieure de la croissance séculaire de l’Occident (cf. chapitre 6, « Quelle croissance sur l’Europe? », p. 233-289, cf. tableau 6.1, « Innovation séculaire »). A dire vrai, ce blabla mi-écolo/mi-schumpétérien m’a paru d’une insigne banalité. Oui, oui, il faut innover, oui, oui, il faut tenir compte du changement climatique qui vient, oui, oui, il faudrait peut-être penser en terme d’épuisement des ressources naturelles, oui, oui, chers docteurs Pangloss, il faudrait faire mieux qu’actuellement en terme de satisfaction des besoins humains. En effet, le moins que l’on puisse dire, c’est que les conditions politiques (minimales) d’une telle conversion « écolo-scientiste » de tous les pays de l’Union européenne ne semblent pas prêtes d’être réunies. Malgré toutes les dénégations du présent gouvernement, le récent limogeage de Delphine Batho est là pour rappeler à tout le monde que « l’écologie, cela commence (décidément) à bien faire », et qu’il vaudrait mieux revenir aux dures réalités de la compétition internationale comme dirait le nouveau président du MEDEF. Drill, drill, baby, drill! Mais aussi qu’en dehors de l’austérité (qui bien sûr ne concerne toujours pas la France), point de salut pour les braves!

En revanche, le livre est digne d’intérêt en ce qu’il présente un essai d’explication de la crise européenne en insistant fortement sur les interactions entre la sphère réelle et la sphère financière lié à l’existence même de l’Euro.

En effet, pour M. Aglietta et T. Brand, c’est bel et bien l’Euro tel qu’il a été conçu et géré de ses origines jusqu’à nos jours qui se trouve la cause unique (ou presque) de tous nos malheurs actuels – ce qui ne les empêche pas bien sûr de vouloir que l’aventure de l’Euro continue, et donc d’être publié en conséquence chez Odile Jacob.

Premièrement, la dérive des compétitivités entre pays de la zone Euro possède une cause au départ financière (cf. p. 54-59, p. 72-75, p. 83-93). En effet, ce sont les transferts mal avisés de capitaux du centre vers la périphérie (via les banques et les marchés financiers) qui vont y entraîner une explosion de l’endettement des acteurs économiques privés et/ou publics, avec au choix des bulles immobilières et/ou des augmentations de la consommation des ménages ou de l’État. Au lieu de financer  des investissements productifs qui auraient augmenté la productivité du travail dans la périphérie (et donc sa richesse par habitant) (cf. graphique 2.4, p.74), les investisseurs sont en effet allés y placer leur argent dans l’immobilier, ou dans les banques locales qui ont permis l’augmentation du niveau de vie des ménages et de l’État par le biais de l’endettement devenu d’un coup (trop) facile (cf. graphique 2.5, p. 75). De fait, les auteurs font remarquer après bien d’autres qu’un seul taux d’intérêt directeur dans une zone économique qui comprend des pays à inflation différente implique des taux d’intérêts réels différents selon les pays (p. 175) – avec, dans certains cas, une incitation irrésistible à s’endetter. « Le coût du capital a été le plus bas lors des années 1999-2008 dans les pays où l’endettement a été le plus élevé et où la crise financière a été la plus forte » (p. 84-85) Cet afflux d’argent prêté à la périphérie implique par suite des déficits de la balance commerciale de ces pays, une inflation qui s’y accélère, et enfin une augmentation des coûts salariaux. Ces derniers, qui augmentent à la périphérie depuis 2002 alors qu’en Allemagne, Autriche et Finlande ils stagnent, finissent par mettre en danger l’existence même de l’industrie dans les pays périphériques (France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce) de la zone Euro. On retrouve là les considérations sur le coût du travail dans la périphérie de la zone Euro (qui y justifient la « dévaluation interne » en cours), mais la raison de cette augmentation du coût du travail à la périphérie est ici explicitée par une mauvaise orientation des flux financiers au départ de la séquence. Bien que les auteurs n’évoquent pas le cas des pays en dehors de la zone Euro, situé dans l’ex-Europe soviétisée, ils pourraient l’ajouter à leur tableau sans changer le sens de leur récit.

Deuxièmement, toute la difficulté à sortir de la crise en Europe tient justement au fait que les dirigeants européens, surtout à partir de 2010, ont défini la crise comme une crise de la dette publique des Etats (en prenant la Grèce comme cas standard), et non comme une crise du système financier européen dans son ensemble. LÉtat follement dépensier a été déclaré coupable, forcément coupable, et l’échec massif de certaines banques à orienter leurs attributions de crédit de façon à générer de la croissance durable a été minimisé, voire oublié. De fait, pour sortir vraiment de la crise, il aurait fallu d’abord apurer les énormes erreurs d’investissement faites par les banques européennes au cours des années 2000 (cf. p.133-152, p.199-216). Le projet d’« Union bancaire » a bien sûr les faveurs des auteurs, justement en ce qu’il permettrait d’apurer vraiment les erreurs du passé et d’éventuellement éviter la répétition du même scénario à l’avenir. Pour les auteurs, il ne fait guère de doute que c’est à la fois le poids politique (ou relationnel) des banquiers privés  et la complexité institutionnelle d’un système bancaire transfrontalier sans superviseur unique et sans mécanismes juridiques unifiés qui ont empêché une salutaire « euthanasie des banquiers » (c’est ma propre expression). A en juger par la nouvelle loi bancaire française, on peut craindre que le poids politique du lobby bancaire reste suffisant pour empêcher des évolutions défavorables aux banques actuelles et à leurs dirigeants. De fait,  puisque nous sommes en 2013 et que tout cela a commencé à être révélé en 2007 (lorsque la BNP déclare que deux de ses filiales aux États-Unis ont des difficultés), il n’est pas très difficile d’affirmer que les pays européens ont quelque peu traîné à faire le ménage  dans leurs banques – même s’il ne faut pas oublier tout de même que quelques banques européennes, particulièrement imprudentes dans leurs choix, ont été restructurées à la hache au début de la crise (ce qui est la solution préconisée par les auteurs au vu de l’expérience de crises bancaires antérieures).

Troisièmement – mais là, il ne s’agit pas principalement d’aspects financiers -, la construction intellectuelle qui fonde la zone Euro ignore superbement les acquis de la « nouvelle géographie économique » (Krugman, début des années 1990) (p. 94-101). Dans un espace monétaire unifié, l’industrie tend à se renforcer et à se concentrer là où elle était déjà la plus forte, et là où les conditions institutionnelles se trouvent réunies pour avoir des rendements croissants et de l’innovation. Pour lutter contre cette polarisation, les auteurs rêvent du coup, comme je l’ai dit d’entrée, d’une Union européenne qui se mettrait à investir partout sur son vaste territoire dans le high tech, la R&D, etc., au nom d’un nouveau capitalisme verdi, en particulier dans sa périphérie.  Cet argument de la polarisation industrielle de longue période sur certaines zones se trouve ici renforcé par l’idée très « régulationniste » d’arrangements « capital/travail  » plus ou moins favorable à l’industrie (en particulier en Allemagne) qui parcourt tout l’ouvrage. Cette façon de raisonner insiste  donc sur la « dépendance au sentier ». Elle devrait plutôt inciter les pays les plus faibles à chercher à dissoudre la zone Euro, puisque, sous de telles conditions où le passé détermine largement l’avenir, ils ne rattraperont probablement pas plus à moyen terme le centre industrialisé de l’Union que l’Italie du sud n’a rattrapé l’Italie du nord en 150 ans. Ou alors, il faudrait un miracle économique et politique… Après tout, on peut certes imaginer que, après avoir assimilé les  « réformes  structurelles » façon « Troïka », la Grèce devienne à grands coups de politique industrielle européenne façon Aglietta/Brand le premier État développé à zéro émission carbone, la « Silicon Valley » du XXIème siècle, le nouveau phare des Nations, mais bon… j’ai le vague sentiment que cela va être compliqué…

Comme on l’aura compris, l’Euro pour les auteurs est une monnaie mal construite (ce n’est pas un scoop!) (cf. chapitre 1, « Les antécédents de l’euro », p. 15-49, chapitre 5, « Quelle union politique pour la zone Euro? », p. 171-232), et, dans le fond, les ingénieurs du Traité de Maastricht ont conçu quelque chose d’encore plus dysfonctionnel que ce que le rapport Werner de 1970 envisageait (p.40-41). En effet, ce dernier avait bien vu qu’il fallait pour assurer durablement la stabilité des changes entre monnaies européennes aligner les politiques budgétaires des Etats, harmoniser la fiscalité du capital  entre ces derniers, ainsi que les coûts et prestations des différents Etats-Providence, bref qu’il fallait beaucoup de transferts de souveraineté dans des domaines essentiels pour réussir le challenge de la stabilité des changes.  Néanmoins, même si décidément, on est parti du mauvais pied (pour des raisons idéologiques selon les auteurs), rassurez-vous, bonnes gens, tout n’est pas perdu, un peu de volonté politique et de technique institutionnelle va nous sauver. Il suffit de créer un « Trésor européen », de coordonner les politiques économiques nationales en sortant de l’austérité budgétaire à marche forcée, de donner tout son rôle à une politique industrielle ragaillardie et verdie, et nous serons sauvés. Amen.

Face à tant de candeur de la part d’économistes distingués, je ne peux qu’exprimer mon désarroi. En effet, les auteurs semblent sincèrement croire que les choix politiques européens et nationaux résultent d’une fonction de « choix social ». Ils parlent pompeusement de  nouveau « contrat social » européen à instaurer (cf. Conclusion, p. 291-294) : « Il ne saurait y avoir d’avancée institutionnelle capable de sauver la zone Euro sans un nouveau contrat social. (…) Il s’agit de refonder un contrat social qui ne peut être le retour à  un contrat de redistribution. C’est un contrat de participation des citoyens à une transformation des modes de vie qui fait reculer l’inégalité en unissant étroitement l’emploi à la conservation de l’environnement dans les territoires » (p. 293). Ils font comme si la situation des années 1945-1975, d’équilibre capital/travail (« compromis fordiste »), si bien décrite par les « régulationnistes », devait se reproduire sous une forme nouvelle et participative à l’échelle continentale. Or, aujourd’hui, il n’existe plus une Union soviétique aux portes de l’Occident pour obliger à des compromis ceux qui mènent actuellement si visiblement le jeu. Pour l’instant, ce qu’on observe à la mi-2013, c’est plutôt un approfondissement des gains des gagnants de la période antérieure: le dernier Traité européen en date, les « réformes structurelles », les « dévaluations internes », le sauvetage des grandes banques systémiques par les Etats, etc., tout s’oriente vers une solution simple et élégante à la crise : les gagnants (Etats créditeurs, banques, consommateurs, épargnants, habitants du centre industriel, etc.) continueront à gagner, les perdants (Etats débiteurs, contribuables, salariés, habitants de la périphérie désindustrialisée) continueront à perdre. Et pour l’heure, les perdants ont la politesse de souffrir le plus souvent en silence, ou de ne pas trouver les moyens d’un renversement politique de la situation. That’s all folks. Circulez il n’y a rien à voir. La victoire probable d’Angela Merkel aux élections allemandes de septembre 2013 devrait constituer comme le dernier sceau de cette simple et élégante solution.

En effet, si l’approche d’Aglietta et Brand est sans doute correcte du point de vue économique, elle me parait particulièrement limitée du point de vue politique. Les auteurs se plaignent par exemple de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande qui a mis de fait dans les mains du Bundestag de nombreuses décisions d’envergure européenne (p. 185-188). Il faut rappeler que la Cour ne fait que défendre dans ses décisions l’idée que le peuple allemand par ses représentants n’a pas signé pour une « union de transferts » (qu’Aglietta et Brand appellent de leurs vœux, cf. p. 173), qu’il reste maître, via ses représentants, de son budget national, et qu’en pratique, la Cour constitutionnelle allemande n’a en fait rien bloqué du tout depuis 2010. (Cela m’étonnerait ainsi qu’elle donne entièrement raison dans son prochain jugement à la Bundesbank contre la BCE, là on rirait cinq minutes, mais bon ce sont des gentils garçons à Karlsruhe.) La Cour n’interdit pas d’aller au delà en terme d’intégration européenne, mais elle souligne qu’il faudra demander l’avis du peuple allemand si l’on veut aller vraiment plus loin. C’est tout. Cela me parait une attitude éminemment respectueuse du « contrat social » allemand, et dans le fond d’un sain réalisme.

Plus généralement, il me semble que le lecteur pourrait se demander quel sens peut avoir un tel livre, tout au moins dans ses propositions, qui cherche à proposer rien moins qu’un « New Deal pour l’Europe« , alors même qu’il n’est visiblement pas le fruit d’une concertation européenne.  Par exemple, vu les difficultés à établir une politique européenne de l’énergie (pourtant déjà prévue dans le Traité de Rome et dans le Traité Euratom), je me demande si partir sur la piste environnementale n’est déjà pas en soi une erreur. L’Allemagne a fait le choix d’abandonner le nucléaire, et son partenaire principal dans l’Eurozone, la France, n’est même pas capable de fermer une vieille centrale nucléaire comme Fessenheim. Si l’on devait se lancer dans une forte politique industrielle européenne d’appui à l’investissement et à l’innovation, il faudrait peut-être déjà choisir de partir dans une ou plusieurs  directions  unanimement partagées.

Jean-Pierre Veseperini, L’Euro.

vesperiniAvec son titre sobre et sa taille réduite à celle d’un bréviaire de l’ancien temps, l’Euro, le livre de Jean-Pierre Vesperini, paru chez Dalloz en ce début d’année 2013, risque bien de passer inaperçu. Ce serait un tort : sous les dehors d’un ouvrage à la pédagogie impeccable, c’est un réquisitoire implacable contre la monnaie unique.

Pour quelqu’un qui n’aurait pas suivi les mésaventures de la monnaie unique depuis 2009, J.-P. Vesperini résume avec brio les épisodes précédents. En 229 pages d’un format de 8 cm sur 11,7 cm, on ne peut évidemment pas tout dire, mais il me semble que l’essentiel s’y trouve pour 3,5o euros. C’est brillant, clair, carré.

L’auteur explique que la crise de l’Euro est fondamentalement une crise des différentiels de compétitivité entre pays européens. D’une part, l’Allemagne est le seul grand pays de la zone Euro qui ait réussi depuis le début des années 2000 à contenir l’évolution de ses coûts salariaux à proportion de la hausse de la productivité du travail – tous les autres, dont la France, ont connu une dérive. Selon les calculs de J. P. Vesperini, le coût salarial unitaire sur la période 1999-2008 augmente de 19,4% en France, de 27,9% en Italie, et de 35,3% en Espagne, mais reste étonnamment stable en Allemagne avec seulement 0,9% de hausse (p. 29). Il ne faut pas s’étonner ensuite des mouvements synchrones et opposés des soldes commerciaux des uns et des autres. D’autre part, seule l’Allemagne profite d’un taux de change dollar/euro élevé pour maintenir ses exportations, alors que le reste de la zone Euro (en fait, France, Italie, Espagne pour l’auteur) aurait besoin d’un taux de change bien plus faible en raison d’une moindre compétitivité hors-prix et d’une organisation différente de leurs cycles productifs (pas d' »économie de bazar » à l’allemande). A cette dérive des compétitivités, il faut ajouter les différentiels de taux d’intérêt réels entre pays de la zone Euro en raison de taux d’inflation différents. Or ces taux d’intérêts réels faibles ou négatifs en Espagne ou en Irlande au milieu de la décennie 2000 ont été, sinon la cause, du moins le carburant des booms immobiliers dans ces deux pays – avec les conséquences qui s’en sont suivies.

Pour Jean-Pierre Vesperini, contrairement à ce qu’attend la doctrine implicite de la Commission européenne et de la BCE, il n’est pas envisageable que les écarts de compétitivité qui se sont créés depuis l’introduction de l’Euro puissent être résorbés par la politique actuelle de dévaluation interne des pays du Sud. L’écart avec l’Allemagne est en effet devenu trop important. Il ne faut pas non plus compter, selon lui, sur une Allemagne qui abandonnerait d’un coup cette politique de lien entre hausse des rémunérations du travail et hausse de la productivité du travail, qui lui a si bien réussi et qu’elle entend en plus proposer aux autres pays de la zone Euro comme modèle à suivre. Il indique aussi – ce que je n’ai pas lu souvent par ailleurs – que, comme les entreprises allemandes ont pu bénéficier de taux de marge importants depuis des années, elles ont donc pu investir et innover, et donc développer (encore) leur compétitivité hors-coût. Cet élément complique sans doute encore l’équation à résoudre, mais les propres données de l’auteur (sur la période avant et après  l’introduction de l’Euro) tendraient plutôt à prouver que les grands mouvements des soldes commerciaux sont essentiellement dus à des éléments basiques de coûts unitaires du travail.

Face à cette situation, qui correspond fondamentalement à la réalité d’économies nationales fonctionnant différemment, Jean-Pierre Vesperini fait le pari qu’à terme l’Euro va exploser en deux morceaux, correspondant à l’Allemagne d’une part, les pays latins d’autre part. Pour lui, il serait préférable que l’Allemagne prenne l’initiative de quitter la zone Euro, au motif qu’elle refusera à terme de continuer la politique de transferts qui est pourtant d’ores et déjà engagé entre pays membres de la zone Euro. Une sortie de l’Allemagne serait moins traumatisante en ce qu’elle permettrait aux membres restants de garder leur dette publique libellée en euros, et de ne pas devoir faire défaut sur cette dernière.

Comme pour tous ces scénarios élaborés par des économistes de « fin de la zone Euro », je reste pourtant extrêmement dubitatif. En effet, bien que J. P. Vesperini le signale à quelques reprises dans son ouvrage, l’existence de la zone Euro est un choix politique plus qu’économique. Or l’investissement politique dans l’Euro de la part des élites politiques européennes (celles au pouvoir et celles dans l’opposition ayant déjà été au pouvoir depuis 1989) est tel que le renoncement à l’Euro constitue une hypothèse qui ne sera explorée qu’au cas où la situation serait devenue intenable, dans le dernier quart d’heure de la dernière heure avant l’explosion finale. Or comme le montrent à l’envi les situations grecque, espagnole, portugaise, etc., ce qui est considéré comme « intenable » recule à chaque pas. Quel est le taux de chômage dans un pays susceptible de renverser la table? Combien d’années de récession, pour ne pas dire de dépression, faut-il? Combien de centaines de milliards de transferts du centre vers la périphérie, faut-il pour désespérer le contribuable du centre? Combien de créanciers et bientôt déposants spoliés de leurs avoirs faut-il pour déstabiliser toute une société? Si j’ose dire, « l’expérience Euro » ira jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Je le crois d’autant plus qu’un certain assouplissement des discours sur l’austérité est en train de se produire ces temps-ci. Les pays périphériques ne devraient pas être condamnés au suicide économique. La vérification de l’inanité d’une politique d’austérité en pleine récession semble désormais (presque) acquise. La situation de stagnation va simplement s’installer durablement…

Il restera alors à prendre en compte tout ce que souligne à juste titre Jean-Pierre Vesperini. Les différentes sociétés européennes incluses dans la zone Euro génèrent clairement des taux d’inflation différents. Il faut du coup mener une réflexion d’une part du côté des entreprises : pourquoi les employeurs des pays « latins » tendent-ils à accorder des hausses de salaires disproportionnées par rapport à la hausse de la productivité du travail? Est-ce la faute des syndicats « irresponsables » ? de l’État ? ou d’un management défaillant qui compense en argent une conduite déplorable au quotidien?  Il faut aussi mener l’enquête du côté des marchés des biens et des services : le coût du logement en Allemagne a été désormais repéré comme l’une des sources de la possibilité pour les salariés allemands de ne pas exiger des hausses salariales (au moment même où, d’ailleurs, les loyers augmentent fortement en Allemagne…), mais il faut aussi regarder du côté du coût de la vie en général. Il suffit d’aller à intervalles réguliers et cependant espacés faire ses courses en Allemagne, pour se rendre compte de la faible augmentation des prix de nombreux produits. Comment font-ils? Comme il se trouve à mon sens fort improbable que les classes politiques aient le courage de mettre fin à l’expérience Euro, plutôt que faire des plans sur la comète,  il faut s’atteler à une réflexion sur les moyens de contenir durablement le coût du travail dans les pays de la « zone Euro » peu compétitifs. Cela ne passe pas seulement par la « modération salariale » – que garantit un taux de chômage durablement élevé! merci! – , mais aussi par une modération du coût de la vie. En effet, pour que cela ne soit pas invivable, il faut trouver des moyens d’alléger les dépenses des consommateurs ordinaires. Il faut bien dire qu’en France, on n’en prend pas vraiment le chemin. Ainsi, apparemment, les prix de l’immobilier et ceux des loyers sont bien loin de s’écrouler (en particulier en région parisienne). Une bonne mesure choc pour commencer à engager le mouvement en ce sens serait de supprimer toute aide au logement… tout au moins pour les nouveaux locataires ou accédants à la propriété.

Quoiqu’il en soit, le livre de J. P. Vesperini reste une utile pièce au dossier déjà chargé de l’Euro, et un bon viatique pour l’honnête homme.