Manuel Valls s’est demandé il y a quelques jours où étaient les « intellectuels », pourquoi diable ne venaient-ils pas au secours du Parti socialiste affrontant des élections départementales en position pour le moins difficile face à la droite et au FN. Le journal Libération reprend le thème aujourd’hui vendredi 20 mars 2015 en titrant sur « L’éclipse des intellectuels ».
Face à cet appel de Manuel Valls, qui m’a passablement exaspéré, trois remarques me viennent à l’esprit.
Premièrement, Manuel Valls fait mine de croire que sa propre politique économique, sociale et culturelle vient de Sirius, qu’elle n’est pas elle-même inspirée par des idées créées par des « intellectuels », c’est-à-dire par des gens qui manient des théories, descriptives ou prescriptives, explicites sur le réel auquel nous avons affaire, et qui suggèrent fortement d’agir en en tenant compte. Le journaliste de Libération, Robert Maggiori, brode sur le thème de politiciens qui ne liraient plus rien d’intellectuel et qui ne consulteraient pas les intellectuels. Or la politique du gouvernement Valls, et plus généralement celle de ce quinquennat Hollande, possèdent à la fois des inspirations: le néo-libéralisme, et l’européisme, et un nom officiel : le « socialisme de l’offre ». Les bibliothèques sont de fait pleines de travaux qui démontent la généalogie intellectuelle des politiques publiques mises en œuvre depuis bien des lustres désormais dans notre pays (c’est, entre autre, le cas de la célèbre « approche cognitive des politiques publiques »), et le gouvernement Valls n’innove nullement en la matière. J. M. Keynes avait bien raison de souligner que les politiciens vivants ne sont que les esclaves de théoriciens morts. Toute la politique menée depuis mai 2012, ce n’est jamais dans le fond que du Hayek, du Friedman et du Schumpeter pour les nuls, mâtinée d’européisme au rabais. Bien sûr, tout n’est pas parfait de ce point de vue, comme dirait un Attali ou un Tirole, mais on progresse, on progresse. Emmanuel Macron, notre actuel Ministre de l’Économie, qu’est-ce d’autre qu’un « intellectuel » en ce sens-là? Les « réformes structurelles » qu’il entend mettre en œuvre, avec la bénédiction et l’encouragement des autorités européennes, ne sont rien d’autre que la mise en application, plus ou moins réussie par ailleurs, de théories économiques qui prévoient que certaines modifications du droit produiront certains effets économiques souhaitables. Ne prenons qu’un exemple : la libéralisation du travail du dimanche est censée créer de l’emploi et de l’activité – et ce lien est d’abord une construction intellectuelle. Bref, cher Manuel Valls, ne vous plaignez pas. Certains intellectuels néo-libéraux sont avec vous, même s’ils vous trouvent bien tiède tout de même. Et certes le Dieu Marché vomit les tièdes!
Deuxièmement, Manuel Valls fait comme si les « intellectuels » devaient nécessairement être « de gauche », « démocrates », « républicains ». Bien sûr, les grandes heures de l’histoire de France telle qu’on la raconte aujourd’hui aux enfants des écoles ou aux retraités en mal d’activités culturelles mettent en valeur les « intellectuels » en ce sens-là. D’Émile Zola à Jean-Paul Sartre, Albert Camus ou François Mauriac, les « intellectuels » les plus en vue depuis l’apparition du terme à la fin du XIXe siècle furent du bon côté de l’Histoire. Cependant, c’est là une profonde erreur de perspective : depuis au moins la Révolution française, il existe des « intellectuels » au sens de penseurs, polémistes, pamphlétaires, théoriciens, etc. qui inspirent (ou qui servent) tous les partis de la droite à la gauche en passant par le centre. Un Drumont ou un Maurras n’étaient pas moins des « intellectuels » qu’un Zola ou un Péguy. Le combat des idées, des conceptions, des visions du monde, etc. n’a jamais cessé depuis 1789 – et encore est-ce là une simplification que de se limiter à cette période d’après la Révolution. La période la plus contemporaine voit simplement se terminer le rééquilibrage des forces intellectuelles entre les droites et les gauches entamé dès les années 1970. En effet, les polémistes, théoriciens, pamphlétaires de droite, surtout les plus conservateurs (maurrassiens par exemple), avaient été décimés et déconsidérés par leur participation plutôt enthousiaste à la Collaboration (1940-44), souvent ancrée dans leur antisémitisme (comme un Céline par exemple). Désormais, le temps ayant passé, leurs héritiers, plus ou moins lointains, plus ou moins conscients d’ailleurs de l’être, peuvent s’exprimer, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne s’en privent pas sous un gouvernement de gauche. Je ne vois pas en quoi un Premier Ministre d’un pays qui se veut pluraliste et respecteux de la liberté d’expression devrait cependant s’en plaindre particulièrement. Comme François Hollande est censé être le second Président de la République socialiste de la Ve République, il est en effet assez logique que cela soient les « intellectuels d'(extrême) droite » à la Eric Zemmour qui s’en donnent depuis 2012 à cœur joie. Ils auraient tort de se priver. Il s’agit de la logique de la situation : un intellectuel quand il s’exprime publiquement est largement là pour critiquer ce qui existe ou ce que fait le pouvoir en place, or, actuellement, le pouvoir politique national est censément « socialiste ». Il est donc tout à fait normal que Causeur, Valeurs actuelles, et le dernier Zemmour se vendent comme des petits pains.
Troisièmement, l’extraordinaire capacité de la gauche au pouvoir lors de l’actuel quinquennat à se plier à toutes contraintes du réel sans rien laisser finalement à l’idéal ne donne sans doute pas envie à beaucoup d’« intellectuels de gauche » de livrer leur petit mot tendre en faveur du pouvoir actuel. Que se soit individuellement (comme dans le présent blog) ou collectivement (par exemple les « Économistes atterrés » ou pour les intervenants du « Festival Raisons d’agir »), les critiques de la part des « intellectuels de gauche » se sont multipliées depuis mai 2012 sans qu’aucun effet ne soit observable sur l’orientation des politiques publiques suivies. Des ministres ont démissionné pour protester contre la tiédeur des mesures prises, des députés socialistes sont devenus « frondeurs ». De fait, la majorité actuelle a semblé parfaitement sourde à toute réflexion un peu « gauchisante » en matière économique et sociale – au sens de recherche d’un chemin vers l’idéal propre au socialisme historique. Il n’a pas donné non plus beaucoup d’espoirs aux tenants de l’écologie comme nouvel idéal. Le récent coup de massue sur la tête des agriculteurs bio, allié au sauvetage d’Areva, constitue aussi une belle illustration de cette surdité-là. Il faut aussi dire que le très mauvais sort fait à l’Université et à la Recherche depuis mai 2012 par Madame Fioraso – sauf à quelques Présidents d’Université zélés – en aura refroidi plus d’un parmi ces « intellectuels de gauche », qui se trouvent par ailleurs être de profession universitaire ou chercheur. Il leur a en effet été (trop) facile de constater (trop) directement dans leur vie professionnelle que le changement n’était pas pour maintenant, et que la différence Pécresse/Fioraso demandait de ce fait une étude approfondie du problème. ε est-il une différence? Oui, au sens mathématique, mais au sens phénoménologique? En dehors des intellectuels d’obédience néo-libérale, qui y trouvent sans doute au moins partiellement leur compte, les choix faits sous la Présidence Hollande dans la plupart des domaines de l’action publique paraissent donc tellement éloignés de ce que peut penser, écrire, lire, espérer la gauche sociale, économique, écologique ou humaniste, qu’il ne faut pas s’étonner qu’elle réagisse finalement comme une bonne part des électeurs de gauche en général, par l’abstention ou par l’opposition à l’encontre du pouvoir. Pour ma part, je n’aurais vraiment aucun regret si la droite ou le FN emportaient tous les départements sans exception lors de ces élections départementales. Je sais bien pourtant qu’en raison de l’inertie de l’électorat, cette disparition du PS dans les départements, seule à même de faire (un peu) réfléchir F. Hollande & Cie, n’arrivera pas. Je soupçonne aussi que l’annihilation progressive du PS dans les collectivités locales n’est pas ressentie au sommet de son appareil, parce qu’aussi lourdes soient-elle, ces défaites laissent espérer un retour de balancier par la suite en faveur de ce parti, vu la nature des nos mécanismes institutionnels et des rapports de force à gauche. Le PS s’achemine donc vers une déroute qui, comme l’a dit d’avance François Hollande dans le magazine Challenges, ne changera rien à sa politique. Et ne comptez pas sur les « intellectuels de gauche » pour s’en plaindre. Que cela soit donc. La droite et le FN vont donc se gaver. Bon appétit, messieurs! Que la fête commence!