Voilà, nous sommes aux portes de la rentrée 2012, et la crise économique et politique européenne continue as usual. Comme me le disait lundi mon collègue Klaus Kinzler lors d’une conversation de couloir devant l’inévitable photocopieuse, il a l’impression que l’on a désormais fait le tour des arguments possibles, que tout le monde se trouve désormais condamné à se répéter, et que cette crise se traîne au delà de ce qu’un observateur impliqué comme lui peut tolérer. J’ai moi-même une impression semblable de lassitude et d’exaspération, j’essaye pourtant encore une fois de rassembler mes idées au seuil de cet automne sans doute décisif pour la zone Euro et l’Union européenne.
Ainsi, si l’on s’occupe des interprétations de cette crise, j’ai l’impression que l’on trouve désormais trois lignes d’analyse critique, qui s’entremêlent souvent en pratique, mais qu’on peut distinguer tout de même parce qu’elles ne situent pas la source du blocage de l’économie européenne au même endroit.
La première, c’est celle des auteurs d’inspiration néo-keynésienne qui soulignent les erreurs de jugement des dirigeants européens, et surtout de leurs conseillers économiques. Pour ces derniers, inspirés par une vision remastérisée de l’économie néo-classique, il suffirait d’une bonne vieille cure d’austérité dans la dépense publique, d’une bonne saignée bien moralisante, pour provoquer un choc de confiance chez les agents économiques privés, et pour faire repartir de ce fait la machine économique. Cette « austérité expansionniste », qui, dans l’idéal, amènerait à zéro les dépenses publiques et à zéro l’endettement public, n’a pourtant pas l’air de bien fonctionner, tout au moins pour l’instant, et tous les néo-keynésiens de se faire un malin plaisir de le souligner, à mesure que des pays comme la Grèce, l’Italie ou l’Espagne semblent s’enfoncer dans le cycle récessif qu’ils avaient fort bien prévu. Il me semble qu’on peut classer, avec les modulations d’usage, Paul Krugman, Joseph Stiglitz, les « économistes atterrés », Patrick Artus, les économistes de l’OFCE sur cette ligne. De manière plus modérée, on voit des économistes souligner que les déficits publics doivent certes être réduits pour rendre la dette publique des Etats européens soutenable, mais qu’il faut le faire à la bonne cadence. Pour un exemple en ce sens, je citerais Anton Brender, Florence Pisani, Emile Gagna dans leur chapitre consacré à l’Europe dans La crise des dettes souveraines (Paris, La Découverte, 2012), sobrement intitulé Le drame européen (sic). Selon cette première ligne d’analyse, il suffirait que les dirigeants changent de vision des mécanismes économiques pour que les choses s’améliorent. Le point fort de cette explication à mon sens, c’est que des pays qui ne sont pas dans la zone Euro, la Grande-Bretagne pour ne pas la citer, suivent cette ligne de conduite dans leur politique économique, avec des résultats pour l’instant conformes à la vision des keynésiens, autrement dit, cela va mal.
La seconde est institutionnaliste. Étant donné la structure des institutions européennes au départ de la crise économique, le résultat ne pouvait être qu’une incapacité à trouver un acteur capable de relancer l’économie européenne au niveau global. L’Union européenne (en tant que Commission européenne) possède un budget réduit à 1% du PIB européen, et n’a en plus que peu de ressources fiscales propres, pour ne pas dire en pratique aucune. Le pur aspect institutionnel ne suffit cependant pas à épuiser cette ligne d’explication. De fait, les acteurs politiques nationaux ont largement contourné les règles établies lors du Traité de Maastricht. La clause de « no bail-out », de non-renflouement d’un État par ses partenaires, a largement été ignorée, en particulier pour la Grèce. Il serait bien évidemment intéressant de construite un contre-factuel, où les règles européennes sont strictement respectées. La Grèce fait défaut sur sa dette publique au printemps 2010, que se passe-t-il ensuite? Les banques grecques sautent, les grandes banques européennes sautent, et ensuite? Comme on sait bien que la Grèce a été aidée à ce moment-là, toute une analyse politologique et économique en découle qui souligne à l’envi le poids de certains acteurs-clés, qui ont justement refusé de « sauter ». Du point de vue des remèdes, contrairement à la vision précédente, il ne s’agit pas alors tant de changer la vision de l’économie des dirigeants européens, que les contraintes institutionnelles des uns et des autres. L’idée d’une vraie fédération se trouve ici au bout du tunnel. Évidemment, s’il existait une Fédération européenne avec un budget conséquent, on pourrait envisager une politique contra-cyclique à l’échelle continentale. Si les faillites bancaire deviennent l’affaire de la Fédération, c’est le contribuable européen qui les paye. Sans le grand soir fédéral, c’est (presque) chacun pour soi, et l’Euro pour tous, et de belles années de stagnation à venir.
Enfin, j’ai l’impression qu’une troisième ligne d’analyse tend à s’affirmer ces derniers temps. Je l’appellerais pour faire image la thèse de la « strangulation contrôlée ». C’est un jeu finalement très simple, bien décrit par l’économiste Alexandre Delaigue par exemple. Selon cette vision – qui pourrait paraître complotiste à certains politistes, mais qui correspond à des déclarations publiques de responsables politiques européens – , certaines élites économiques et politiques – en particulier les dirigeants de la BCE, ceux de la Commission, les dirigeants allemands actuels – veulent saisir l’occasion de la crise pour restructurer en profondeur les rapports de force au sein des sociétés européennes, en particulier en finir avec les « archaïsmes » sociaux des pays méditerranéens. Certains y voient aussi une sorte de vengeance nordique contre les sudistes s’étant invité par effraction à la table de l’Euro en 1996-97. Dans ce cadre, il s’agit d’aider les Etats en difficulté, mais en leur imposant des « conditionnalités » et de faire en sorte qu’ils ne puissent plus s’en affranchir une fois qu’ils ont reçu de l’aide. Plutôt que de trouver un mécanisme pérenne d’aide, il faut donc viser à maintenir ces Etats dans un état d’asphyxie financière. Ainsi la BCE pourrait aider les Etats en difficulté à se financer en achetant directement leur dette publique (comme le font les autres grandes banques centrales pour leurs Etats respectifs), mais elle déclare ne vouloir le faire que si les dits Etats mettent en œuvre des réformes de structure d’orientation libérale, fortement demandées par cette dernière, par les pays dominants, l’OCDE, le FMI, les économistes libéraux, etc.. Il s’agit de faire fortement pression sur les gouvernants nationaux – dont certains non élus ne demandent à vrai dire que cela…- pour qu’ils passent outre toutes les réticences populaires aux dites réformes structurelles, le tout au nom de l’Europe. Celles-ci visent à établir un marché du travail purement libéral, sans syndicats pour augmenter les salaires au delà du niveau de la productivité individuelle de chaque travailleur, sans trop de droits sociaux pour gêner les entreprises, etc. . Le grand avantage de cette troisième façon de voir est de redonner aux acteurs dominants en Europe une intentionnalité moins stupide que dans les deux premières explications, surtout que celle que leur prête la première explication. En effet, les effets récessifs des politiques d’austérité budgétaire ne gênent en rien ceux qui veulent en profiter pour restructurer à marche forcée les sociétés méditerranéennes, bien au contraire, tout se passe comme prévu. Plus il y a de récession, plus il y a de chômage, plus le pouvoir de négociation des syndicats diminue, plus les salaires baissent, plus les gouvernements nationaux peuvent mettre en œuvre des mesures littéralement impensables auparavant – qui risquent d’ailleurs de finir par se heurter au droit européen minimal du travail… ce qui n’est pas d’ailleurs le moindre paradoxe de l’affaire. Comme le rappelle A. Delaigue, cette ligne de négociation au bord de l’abîme entre les gouvernements nationaux des pays dominés, ceux des pays dominants (en pratique la seule Allemagne) et la BCE peut déraper à tout moment. En effet, les marchés financiers peuvent prendre peur, un gouvernement national se cabrer, la conjoncture économique d’un pays s’écrouler vraiment. J’ajouterais que les représentants syndicaux du monde du travail peuvent finir par comprendre la manœuvre, que, surtout, les simples citoyens des pays concernés peuvent perdre confiance dans l’Europe – comme c’est le cas en Italie par exemple . Ce jour, A. Merkel a adressé un satisfecit à l’action « réformatrice » de M. Monti, tout en s’inquiétant du futur gouvernement italien issu des urnes…
En tout état de cause, ces trois lignes d’analyse critique indiquent que nous en avons encore pour un moment de cette crise… Le « chemin de Damas » keynésien est improbable, les institutions se réforment lentement, et l’on n’a pas fini d’éduquer les méridionaux…
Ps. Ce matin sur France-Inter, 4 septembre 2012, Daniel Cohen, invité à la Matinale pour faire la promotion de son dernier opus, affirme que tous les économistes savent bien ce qu’il faudrait faire, en citant P. Krugman et J. Stiglitz, pour résoudre la crise, puisque celle-ci ressemble fortement dans ses mécanismes à celle des années 1930 et que les gouvernements font de l’austérité à la manière d’un chancelier Bruning en Allemagne en 1932 (sic). De manière intéressante, pour expliquer le blocage alors qu’intellectuellement, selon D. Cohen, les économistes seraient unanimes sur la direction de la sortie de crise – ce qui bien sûr est faux! sauf à disqualifier certains économistes de leur titre même d’économiste -, il fait un parallèle entre les deux rives de l’Atlantique. Des deux côtés, il s’agirait au fond d’un refus de solidarité, à travers l’annulation nécessaire des dettes des pauvres (directe ou via l’inflation) : les riches (blancs) américains refuseraient de payer pour les pauvres (noirs surtout) américains; les riches européens nordiques (allemands) refuseraient d’aider les pauvres européens sudistes (grecs). C’est sans doute bien rapide comme raisonnement, mais cela correspond à mon deuxième motif de blocage, en y ajoutant une arrière-plan identitaire de clivage profond des sociétés en cause. D. Cohen, l’économiste, souligne d’ailleurs qu’en 50 ans d’intégration européenne, le sentiment identitaire entre Européens n’a pas progressé. Les données disponibles lui donnent tort, mais il a raison sur le fait que, pour l’heure, ce n’est pas le grand amour!