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Corine Pelluchon, Les Lumières à l’âge du vivant.

Les Lumières à l’âge du vivant, voilà bien un titre énigmatique, pour le dernier ouvrage en date de la philosophe Corine Pelluchon (Paris: Seuil, 2021). En effet, qu’est-ce donc que « l’âge du vivant »? Parler des Lumières avec un grand L constitue en effet une référence philosophique, littéraire, historique, sans grande ambiguïté. Il s’agit bien sûr de ce grand mouvement intellectuel du XVIIIe siècle européen, qui fonde notre modernité occidentale et qui reste inscrit à l’horizon de notre droit positif (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, « principes garantis par les lois de la République », etc.) et qui irrigue encore notre ordre symbolique (Révolution française, « Liberté, égalité, fraternité », etc.).

Mais l’âge du vivant? Voilà un terme qui pourrait surprendre. Peut-on imaginer un temps de l’humanité qui ne soit pas aussi un âge du vivant? Puisque pour exister, il faut vivre – sauf à supposer toute une humanité de spectres, mais laissons cela à la théologie ou à la mystique. De fait, le choix de ce terme désigne chez l’auteure la présence de deux considérations. D’une part, il s’agit d’un équivalent du terme fort à la mode ces temps-ci d’anthropocène. Ce terme désigne le fait que l’action humaine est devenue d’une ampleur telle que les équilibres de la Nature eux-mêmes, supposés immuables par les générations qui nous ont précédées, tout au moins à leur propre échelle de temps, en sont fortement modifiés. D’autre part, au delà de cet aspect descriptif de notre condition présente en tant qu’humanité, l’auteure choisit cette expression pour faire place à toutes les revendications de tout ce qui veut vivre à l’encontre d’une attitude de mépris, négligence, oubli, instrumentalisation, domination, de la part de ceux qui incarnent une Raison qui n’en a rien à faire de tout ce qui n’est pour eux que ressources, matière, chair, chère, à leur libre disposition, à leur bon plaisir en somme.

Ce choix du terme âge du vivant s’explique ainsi fort bien de la part d’une philosophe qui s’est fait surtout connaître par ses travaux sur ce qu’on a coutume d’appeler la « cause animale ». L’enjeu de l’ouvrage est alors de concilier l’héritage rationaliste et émancipateur des Lumières et toute une série de critiques dites post-modernes de ces mêmes Lumières comme étant la cause même de bien des maux contemporains, et de proposer une redéfinition des Lumières qui n’en trahisse cependant pas ni les acquis en terme de liberté et d’autonomie ni la prétention à établir des valeurs universelles (telles que l’on peut les trouver par exemple dans les grands textes normatifs de droit international).

De fait, c’est à un parcours assez classique, très scolaire si l’on veut, voire scolastique aurait dit un Pierre Bourdieu, auquel nous invite l’auteure. Elle multiplie en effet les références philosophiques à la légitimité désormais bien assise (Theodor Adorno, Günther Anders, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Jan Patocka, Maurice Merleau-Ponty, Edmund Husserl, Leo Strauss, etc.). Le lecteur aura ainsi parfois l’impression de parcourir un manuel ou un cours, avec des morceaux de bravoure qui attestent plus de la compétence professorale de l’auteure qu’ils ne servent à nourrir le propos.

Tout commence ainsi par un rappel des travaux de l’École de Francfort (chapitre 1, Raison et domination, p. 37-67) et des apports de la phénoménologie et du darwinisme de Darwin (chap. 2, Les Lumières et le vivant, p. 69-116), avant de proposer dans le reste de l’ouvrage une vaste reconstruction autour d’une opposition entre ce qu’elle appelle le « Schème de la domination » et le « Schème de la considération ». Le terme de schème désigne ici un principe qui organiserait tout le monde social à un moment du temps historique. « De même, la dénonciation du Schème qui régit notre monde et qui est fondé sur la domination des autres et de la nature en soi et à l’extérieur de soi conduit à s’opposer à l’impératif de rendement maximal et au règne de la compétition et à faire de l’écologie le chapitre central d’un projet alternatif de société. Une organisation sociale et politique structurée par le Schème de la considération repose sur l’autonomie des sujets. C’est leur capacité à instituer de nouvelles significations et à nouer des rapports avec les autres, humains et non-humains, qui ne soient pas des rapports de domination qui est la clef des nouvelles Lumières. » (p. 120)

Pour l’auteure, le rationalisme des Lumières, comme l’avaient bien vu la « Théorie critique » et la phénoménologie husserlienne, a dérivé vers le seul rationalisme instrumental. Il a ouvert la voie à une vision totalement individualiste de chaque être humain, maximisant son seul propre bonheur, obtenu au détriment des autres êtres, humains et non-humains. Il a occulté la faiblesse corporelle de chacun, la vulnérabilité qui appelle nécessairement à un moment de l’existence de chacun le soin d’autrui. Il a négligé tous les non-humains rabaissés à l’état de ressources dont on peut disposer. Il a même laissé la technique s’autonomiser et les moyens qu’elle offre à l’humanité devenir des fins qui s’imposent à elle. Cependant, il n’est pas question pour l’auteure de donner raison aux « Anti-Lumières » qui critiquent la prétention de l’homme à s’autonomiser de la tradition ou de la transcendance, et ne voient dans tout cela qu’un juste retour des choses face à l’hubris des Lumières. Il n’est pas question non plus d’abandonner toute prétention à une pensée universaliste fondée sur une raison qui serait partageable par toute l’humanité en cédant au relativisme.

Comme l’auteure l’explique fort bien en conclusion, elle propose alors en effet rien moins qu’une conversion des consciences. Il faut pour sauver le projet des Lumières changer de Schème. « Autrement dit, un changement de régime peut être violent et passer par une révolution, mais la destitution d’un Schème ne s’opère pas par les armes ni par une effusion de sang. Elle repose sur la substitution d’un ethos à un autre et sur un changement d’imaginaire et s’enracine dans une transformation des sujets qui affecte leurs représentations, leurs évaluations, leurs émotions, ainsi que les couches inconscientes et archaïques de leur psychisme. » (Conclusion, p. 295)

Comme spécialiste du Schème de la domination (puisque politiste de métier), c’est peu dire que je n’ai pas été très convaincu par cette approche, même si je sympathise en pratique avec la conversion qu’elle propose à l’humanité. I am a good guy.

Cette approche ressemble en effet fort à celle que proposent les « religions de salut » depuis fort longtemps, ou plus généralement toute approche morale. Tenir compte d’autrui (quelque soit la manière dont est défini cet autrui) dans toute décision libre, dont on se trouve responsable, fait partie du bagage de la plupart des religions ou sagesses disponibles. Plus encore, cet élargissement du sens même d’autrui qu’elle préconise ne laisse pas de faire penser à la compassion telle que la préconisent les bouddhistes ou à l’amour du prochain des chrétiens. Je conçois bien qu’une philosophe française contemporaine, bien inscrite dans l’Université laïque et républicaine, ait quelque difficulté à reconnaître ces dangereuses proximités, mais cela confine parfois au déni de réalité, voire à la falsification historique. J’ai été ainsi très étonné de ne pas voir apparaitre dans ce livre si chargé de références pourtant le concept de « personne » qui fut dans les années 1930-1960 la manière usuelle de critiquer ce même individualisme solipsiste et dominateur qu’elle attaque ici à longueur de pages. Il est vrai que le « personnalisme » avait quelque source dans le catholicisme. Je souligne d’autant plus ce point que Corine Pelluchon semble faire de son « Schème de la considération » une nouveauté qui va tout résoudre. Or il faut bien admettre que notre monde tient déjà à peu prés debout, parce que, en pratique, la plupart d’entre nous, simples mortels, se comportent plutôt bien avec autrui, tout au moins les autrui dont nous avons conscience, souvent parce que notre socialisation nous y a prédisposé. Certes, la définition d’autrui qu’elle propose est très large (en incluant les êtres non-humains), mais que la philosophe se rassure, nous devons déjà tenir compte d’autrui, parce que ces aspects sont déjà bel et bien inscrits dans le droit, les mœurs et la morale, ou dans des mondes professionnels (comme l’enseignement). Autrement dit, le « Schème de la domination », entendu comme une pulsion à faire fi d’autrui, ne contrôle pas toutes les consciences individuelles, et surtout ne les contrôle pas tout le temps. Il n’est pas le principe organisateur de tout l’ordre social. Ce monisme parait tellement réducteur que personne ne pourra le prendre vraiment au sérieux parmi les pratiquants contemporains des sciences sociales. De plus, le recours à un humanisme qui serait souci de soi et de ses propres fragilités physiques ne me parait pas complètement en décalage avec la réalité d’une société comme la société française, surtout par mauvais temps de pandémie.

Ainsi, comme le disent mutatis mutandis toutes les religions de salut et la plupart des morales en circulation, il vaut mieux être bon que mauvais. Et être bon ou mauvais, cela a très souvent trait à notre comportement vis-à-vis d’un autrui. Or le résultat de ce message moralisateur, plutôt fort répandu, a été, disons, mitigé : sa présence n’a pas empêché de très grands crimes d’avoir lieu, comme l’esclavage par exemple (re)mis en place par des (bons?) Chrétiens ou perpétué par des (bons?) Musulmans. S’il suffisait de prêcher la morale pour rectifier le monde, cela se saurait. L’auteure s’inquiète aussi beaucoup de la montée en puissance des nationalismes et des populismes, sans se rendre compte que les nationalistes ou les populistes sont pleins de considération pour les membres de leur propre nation ou peuple. C’est bien cela l’une de leurs caractéristiques principales (« Les Français d’abord. ») Même les libéraux les plus extrémistes dans leur égoïsme revendiqué à la Ayn Rand prêchent la considération. Ils la réservent certes à leurs seuls semblables, mais même eux n’ignorent pas ce fondement de la morale, parce qu’ils ont sans doute besoin de reconnaissance eux aussi.

Le problème n’est donc pas le manque d’individus moraux dans ce monde en proie à la rationalité instrumentale, à des Lumières qui auraient mal tourné. Cela peut certes aider d’avoir plus d’individus moraux et avec une vision morale plus inclusive, mais la vision du changement historique que porte Corine Pelluchon me parait d’un irénisme confondant. Si vraiment, il faut changer le monde pour aller vers une plus grande prise en compte de la Nature, de notre propre fragilité et des autres êtres vivants, cela se fera aussi avec des rapports de force. Il y a des intérêts en somme à vaincre, pas seulement une passion de la domination pour la domination à convertir par de belles paroles en espérant que les pêcheurs se convertissent. Ces rapports de force passent nécessairement à un moment par de la contrainte ou par de la violence. Cet aspect-là aussi peut se penser, se contrôler, se maîtriser, et non pas être écarté d’un revers de la main au nom d’une vision selon laquelle l’usage de moyens violents corromprait nécessairement la juste cause défendue. Pour donner un exemple (facile), les Résistants qui décidaient de tuer au péril de leur propre vie des occupants dans la France entre 1940 et 1944 n’ont pas corrompu la très juste cause qui était la leur. Bien au contraire.

Par ailleurs, tout en marginalisant toute morale hétéronome (religieuse), Corine Pelluchon laisse entrevoir par moment des pointes d’irrationalisme assez déroutants. Comme le montre la citation plus haut, elle semble bien croire à l’existence de « couches inconscientes et archaïques » du psychisme. Elle traite ce point (p. 133) rapidement en citant l’hypothèse d’inconscient collectif de Jung qui « est prise très au sérieux par les écopsychologues » (p. 133, sic) dans un passage visant à expliquer « l’écart entre la prise de conscience écologique et les difficultés éprouvées par les individus et les gouvernements à opérer les changements qu’ils jugent pourtant nécessaires. » (p. 133). Malheureusement, les explications à donner à ce hiatus bien réel sont bien plus simples et plus concrètes, ne serait-ce que des problèmes fort banaux de niveau de vie et de confort à préserver. Qui a vraiment envie de prendre des douches froides quand il a eu le bonheur de prendre des douches chaudes?

Enfin, Corine Pelluchon devrait se méfier d’elle-même. Elle est en effet en bonne voie avec cet ouvrage, faisant suite à toute une série d’autres plus spécifiques dans leur objet, de finir « toutologue », spécialiste de tout en somme. Cette maladie de l’intellectuel, qui prend tellement confiance en son jugement à force de l’exprimer qu’il finit par parler de tout avec autorité, y compris de ce qu’il ne connait que trop peu, frappe très souvent les philosophes. Elle a été identifiée à ma connaissance d’abord en Italie, où le terme de « tuttologo » est bien attesté depuis une quarantaine d’années au moins (1976, selon mon dictionnaire Zingarelli). Je me permets cette pique, certes quelque peu désobligeante, car ses propos sur l’Europe (chap. VI, L’Europe comme héritage et comme promesse, p. 249-285) sont par moments pour le moins stratosphériques. Ainsi, pour donner un exemple, selon elle, « Dès le début des années 1990, la construction européenne a été fragilisée par la mondialisation [jusque là tout va à peu bien, le spécialiste du sujet peut à la limite admettre ce raccourci ] et par l’échec de l’intégration des populations issues de l’immigration [là j’ai calé, quoi? ai-je bien lu?]. « (p. 270). Elle réitère cette même idée un peu plus loin en affirmant : « Or l’acquisition de traits moraux indispensables à la délibération et à la participation démocratiques, au niveau national comme au niveau européen, se heurte à l’échec de l’intégration d’une partie de la population issue de l’immigration et à montée des partis d’extrême droite qui exploitent cet échec. » (p. 271). D’une part, selon le récit le plus habituel, les difficultés liées à la construction européenne au début des années 1990 correspondent avant tout à la découverte par le grand public des enjeux de souveraineté liées à une intégration accrue, en particulier autour de l’établissement d’une monnaie unique. Ce n’est pas pour rien qu’on parle à ce moment de « souverainisme ». S’il y a débat, lors du référendum français de 1992, qui porte sur la citoyenneté, c’est celui du droit de vote des citoyens des autres pays européens lors des élections municipales, et ce débat aurait plutôt d’ailleurs tendance à opposer un « nous européen » à un autre non-européen présent sur le sol européen et qui sera donc privé de ce droit. Cet aspect fait donc plutôt progresser l’intégration entre les peuples européens. Ensuite, si l’on se rapproche du présent, le principal moment négatif de désintégration européenne n’est autre que le Brexit. Mais, dans ce cadre, le vote des Britanniques s’est révélé xénophobe contre tous les étrangers, y compris les Polonais, les Français, etc. Ce n’est pas là une question de « manque d’intégration de population issue de l’immigration », telle que l’entend sans doute C. Pelluchon dans le contexte français des années 2020. En somme, s’il n’y avait eu aucun immigré extra-européen sur le sol de l’Union européenne, les Européens auraient déjà eu assez de désaccords entre eux pour s’empêcher mutuellement d’avancer, et je doute que cela soit la présence d’immigrés turcs mal intégrés en Allemagne et d’immigrés algériens mal intégrés en France qui soit la source principale des difficultés rencontrés dans les années 1990. Par ailleurs, elle néglige complètement que, si les partis d’extrême-droite sont tous hostiles à l’immigration et aussi désormais à l’Union européenne telle qu’elle fonctionne, ils finissent aussi par défendre tous une certaine idée de l’identité européenne (chrétienne). Cette identité-là de l’Europe existe aussi, et elle est plutôt favorisée par cette absence d’intégration de certains immigrés extra-européens que C. Pellluchon prend pour acquise.

Au total, notre lecture de cet ouvrage, pourtant si riche de références, nous a laissé désabusé. La montée en généralité que propose ici Corine Pelluchon nous apparait comme un échec complet. L’absence, voire même l’évitement, de toute réflexion réellement politique, au profit d’une fuite dans l’appel à une conversion des consciences, me parait d’autant plus tragique que l’heure est grave. La société politique française se situe en pleine dérive à l’extrême-droite toute, et notre brave philosophe de tendre son rameau d’olivier et de prêcher la considération universelle. Il lui faudrait plutôt commencer à argumenter de manière plus réaliste si elle veut sauver les Lumières. En particulier, je ne crois pas que replier l’extrême-droite contemporaine sur un simple revival des Anti-Lumières soit particulièrement éclairant pour la combattre.

Manifeste. La connaissance libère

manifesteC’est sous le titre de « Manifeste. La connaissance libère » qu’une soixantaine de collègues, sociologues, historiens, anthropologues, politistes, ont décidé de crier leur colère, à la fois résolue et joyeuse disent-ils, face à l’état actuel des sciences sociales dans la France contemporaine. Ce court opuscule (63 pages) vient de paraître (mai 2013) aux « Éditions du Croquant/La Dispute », et ne vous coûtera en librairie que 5 euros. Je connais de fait pas mal de monde parmi les signataires, soit parce qu’ils ont été mes propres enseignants fut un temps désormais fort lointain, soit parce qu’ils sont des collègues, des connaissances ou encore des amis, soit parce qu’ils ont été mes étudiants et sont désormais devenus des chercheurs confirmés.  (Bon, déjà, tout cela ne me rajeunit pas.)

Le texte se veut un appel à la « contre-attaque » collective contre la situation faite dans le France contemporaine aux sciences sociales. Celles-ci, selon les auteurs du Manifeste, ne sont plus soutenues ni prises en compte par les pouvoirs publics, leurs résultats ne sont plus diffusées par les éditeurs ni repris dans les médias, et elles ne peuvent donc plus jouer leur rôle libérateur auprès des « dominés » qui devrait être le leur. En effet, le credo partagé par les auteurs de ce Manifeste est que les sciences sociales, en déconstruisant les raisons objectives et subjectives de la domination de certains êtres humains sur d’autres, permettent aux dominés d’engager le travail politique qui leur permettra de se dégager à terme de la dite domination. De fait, les auteurs ont beau jeu de rappeler qu’effectivement les pouvoirs établis, les groupes dominants dans la société, n’ont guère envie de voir diffuser par le biais d’une  institution comme l’école ou l’Université des savoirs qui pourraient rappeler que leur domination ne va pas de soi, qu’elle n’est ni « naturelle » ni « immuable ». Ils citent par exemple (p.42) le long combat du patronat français pour avoir de l’influence sur les programmes de sciences économiques et sociales dans les lycées, et la réaction des professeurs de sciences économiques et sociales pour conserver (si possible) un enseignement équilibré et objectif. Ainsi, il existe une croyance partagée à la fois de la part des auteurs du Manifeste et de leurs « ennemis de classe » (si j’ose dire) que ce que l’on enseigne à la jeunesse importe, et, plus généralement, que ce qui se dit dans l’espace public déterminera à terme le sort, encore incertain à ce stade, de la « lutte des classes ». Idem pour l’enseignement du « genre » (p. 42). C’est très gramscien au total: camarades, il faut conquérir l’hégémonie avant toute chose. Cependant. Loin de moi l’idée de nier que cela importe : le MEDEF, Patrick Buisson, les évêques de France et autres suppôts de la Réaction, et les auteurs du Manifeste ne peuvent pas se tromper ensemble au même moment! Les auteurs sous-estiment pourtant la capacité des dominés à se faire une opinion sur leur propre situation, alors même qu’ils indiquent par ailleurs dans leur propre texte que  la parole de ces derniers constitue l’appui nécessaire de leurs recherches (p.53). En effet, même en imaginant que l’ensemble des discours publiquement disponibles dans un pays comme la France deviennent entièrement congruents avec les intérêts des dominants de l’heure (pour résumer que seuls Alain Minc, Patrick Buisson et Mgr Barbarin aient le droit de parler au peuple de France de la société française – un parfait cauchemar! ), je doute que tous les divers dominés soient alors entièrement dupes. Dans les régimes autoritaires ou dictatoriaux où le pouvoir n’autorise la diffusion que d’un seul message, le sien, il se trouve qu’une bonne part de la population (qui ne soutient pas le régime) n’en pense pas moins. L’Iran contemporain me parait un bel exemple contemporain de cette situation. L’Union soviétique ou la RDA peuvent l’être pour le passé proche.

De mon point de vue de politiste, je ne crois aucunement à la force pour ainsi autonome et en soi libératrice qu’attribuent les auteurs de ce Manifeste à la connaissance des ressorts de la domination par les dominés. L’héritage intellectuel de Pierre Bourdieu est manifeste (si j’ose dire) en ce sens que tous les auteurs ici réunis croient à cette force libératrice de la révélation aux dominés des ressorts exacts de leur domination, d’où évidemment le titre de leur ouvrage. Mon expérience personnelle d’enseignant du secondaire dans un lycée populaire de banlieue parisienne me ferait plutôt penser le contraire. Je me rappelle avoir fait en 1996-1997 un cours en seconde sur la mobilité sociale à la fin duquel une lycéenne m’a dit : « Monsieur, vous nous tuez l’espoir! » J’en étais un peu piteux, j’en reste fort piteux des années après en me reprochant toujours ma cruauté involontaire à leur égard, et j’ai fait ensuite un laïus sur le fait que « du moment que l’on connait les pesanteurs sociales, on peut s’en extraire plus facilement. «  Cette expérience m’a fait m’interroger sur le fait que, peut-être, pour  les individus dans une situation objective défavorable, il faut au départ avoir une vision  erronée de ses chances pour réussir à surmonter les obstacles. Un peu comme les médecins qui peuvent s’autoriser à mentir pour encourager leurs patients à surmonter leur maladie. Plus généralement, dans la France contemporaine, ce n’est pas la prise de conscience par les dominés de leur état de dominés et des raisons de leur domination qui manque à ceux qui se vivent le plus souvent à juste titre comme étant les sacrifiés de la société, mais ce sont les capacités pratiques à établir un rapport de force avec les dominants de l’heure. Les auteurs soulignent, non sans raison  sans doute, que les sciences sociales font partie des acquis des luttes populaires du XIX/XXe siècles, tout comme l’Etat-Providence (voir plus loin cependant). Ils oublient cependant que ces acquis résultèrent de rapports de force bien concrets qui vont au delà des idées qu’ont pu avoir  les dominés sur leur sort et l’injustice qui leur était faite. Pour être bien clair, il me semble qu’une bonne partie des esclaves savent qu’ils sont esclaves et que leur sort n’est pas une condition humainement souhaitable quoique leur serinent par ailleurs les porte-parole des dominants, mais ils ont bien du mal à trouver les moyens concrets, matériels, efficaces, de la révolte réussie contre leurs maîtres, qui disposent eux le plus souvent de la bonne vieille force physique à l’appui de leurs prétentions à rester les dominants (rappelons que, sauf exceptions, du genre Haïti, les révoltes d’esclaves finirent par une  sévère répression qui éduque les survivants à obéir). De fait, comme le montrent les historiens, les révoltes populaires existent depuis des temps qui précèdent de très loin l’invention des sciences sociales contemporaines (cela existe déjà dans l’Antiquité romaine ou chinoise); les dominés ont  trouvé des ressources intellectuelles pour justifier leur combat avant que les sciences sociales n’existent; simplement, il se trouve que la plupart de ces révoltes (au moins pour ce que j’en sais) ont échoué à terme face à la force armée répressive au service du maintien de l’ordre social inégalitaire précédent. J’invite fortement les auteurs du Manifeste à lire l’ouvrage de Georges Bishoff, La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Strasbourg : La Nuée bleue, 2010) pour avoir un exemple de ce que j’essaye (peut-être maladroitement) d’expliquer ici.

Dans la France contemporaine, ce n’est sans doute pas que la plupart des dominé(e)s ne savent pas qu’ils/elles le sont et comment ils/elles le sont, mais ils/elles n’ont le plus souvent pas trouvé les moyens concrets d’établir un rapport de force durable en leur faveur. Pour prendre un exemple directement dans le monde universitaire qui préoccupe à très juste titre les auteurs du Manifeste, probablement l’immense majorité des « précaires » de l’enseignement et de la recherche (en tout cas tous ceux/celles que je peux connaître) sait qu’ils/elles se font exploiter, et que cette exploitation ne tombe pas du ciel, résulte en fait de politiques de restriction budgétaire et d’organisation du travail d’enseignement et de recherche bien précises, mais comment peuvent-ils/elles changer le rapport de force en leur faveur, cela, ils/elles l’ignorent. La plupart des groupes sociaux qui se sentent dominés aujourd’hui sont ainsi moins confrontés à un problème de prise de conscience de leur sort et des raisons objectives de ce dernier, qu’à un problème d’efficacité des moyens à utiliser pour le changer en mieux. Les salariés qui se font licencier par des groupes internationalisés qui restructurent leurs activités n’ignorent sans doute pas grand chose des logiques financières et économiques à l’œuvre dans le capitalisme contemporain (il suffit d’ouvrir la presse pour le savoir), mais ils n’ont pas trouvé pour l’instant les moyens de s’y opposer efficacement. Pour prendre un autre exemple, les auteurs du Manifeste incriminent l’évolution actuelle défavorable à leur combat au poids du néo-libéralisme comme idéologie des dominants (p. 28-31). J’aurais vraiment du mal à leur donner tort, mais je leur ferais remarquer qu’il existe déjà, pour le coup, un immense déploiement dans l’espace public international de critiques du néo-libéralisme, avec par exemple les prédications d’un J. Stiglitz ou d’un P. Krugman pour ne citer que ces deux économistes américains bien connus. Il n’empêche que cela ne semble pas changer grand chose; en tout cas, en ce qui concerne, l’évolution de la politique économique européenne qui a fait le choix de l’austérité et du chômage de masse à titre éducatif (« dévaluation interne »), ils ont beau s’époumoner, cela ne semble pas avoir beaucoup d’effet, parce que, pour l’heure, les rapports de force n’évoluent guère.

Après cette première critique, qui sans doute me disqualifiera aux yeux des auteurs du Manifeste, qui ont déjà prévenu que toute critique envers leur texte sera jugée comme faisant le jeu de la réaction (cf. p. 60),  je voudrais souligner quelques points encore.

Points positifs d’abord. En quelques pages, les auteurs du Manifeste expédient ad patres la notion de « neutralité axiologique » (p. 50-55). Sur ce point, je partage entièrement leur prise de position : à mon sens, en sciences sociales, toutes les recherches importantes qui ont marqué leur époque sont inscrites dans la biographie d’un chercheur qui avait effectivement une idée politique, morale, théologique, métaphysique, pour l’inspirer. Un bémol cependant. Les auteurs du Manifeste citent Max Weber à l’appui de leur propos. Comme chacun devrait le savoir, en son temps, ce dernier n’était pas sans être un nationaliste allemand, une partie de son inspiration comme chercheur vient aussi de là. Plus généralement, les auteurs du Manifeste semblent laisser penser que les (bons) chercheurs en sciences sociales et les (braves) dominé(e)s se trouvent toujours du même côté de la barrière. Historiquement, c’est faux : en tout cas, en ce qui concerne la science politique, toute une partie des inventeurs de la discipline sont en leur temps de fieffés réactionnaires qui parlent aux réactionnaires (V. Pareto, G. Mosca, C. Schmidt) ou le sont devenus au fil de leurs recherches (R. Michels). De même les auteurs indiquent à juste titre que la science politique a découvert depuis longtemps que la compétence politique des individus ne correspond en rien au modèle de l’individu citoyen des manuels d’instruction civique (p. 23-28). Ce constat, effectivement bien établi depuis au moins un demi-siècle dans tous les pays où existe une science politique, peut être lu en fait de deux façons : comme une invitation à trouver les moyens d’augmenter la compétence des citoyens ordinaires (ce qui est sans doute l’option des auteurs du Manifeste) pour que leur voix porte mieux, ou comme une heureuse conjoncture qui permet de se rassurer en constatant que les « couillons » ne participent pas fort heureusement au processus politique avec leurs demandes irrationnelles  (vision réactionnaire s’il en est, mais qui n’est pas si rare chez certains économistes ou politistes  néo-libéraux).

Sur un plan plus pratique, les auteurs du Manifeste dénoncent la diminution des moyens et la bureaucratisation de la recherche (p. 34-40). Ils ont entièrement raison. En même temps, pour faire un peu d’humour, je ferais remarquer qu’au moins à la base, tous ces postes de bureaucrates, mal payés, qu’on crée dans l’Université française (y compris là où je travaille) sont le plus souvent occupés par des femmes et qu’en tant que féministes, les auteurs du Manifeste devraient se féliciter du rythme de création d’emploi féminin dans le tertiaire public ainsi maintenu… Plutôt que d’ouvrir des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs dans une logique de parité hommes/femmes, on crée sans s’en rendre compte des postes de bureaucrates essentiellement féminines.

Points négatifs. Tout au long de leur Manifeste, les auteurs se livrent à une attaque en règle contre les sondages d’opinion comme moyen de recherche empirique. On reconnait ici les idées en la matière de Daniel Gaxie et d’Alain Garrigou. Je suis loin d’être un partisan inconditionnel des sondages comme moyen d’enquête (mon voisin de bureau en sait quelque chose), mais les critiques faites dans le présent opuscule sont à mon sens rapides et injustes, et ne valent que pour la part la plus commerciale des sondages. Les grands dispositifs de sondages à fin scientifique (genre EVS, ISSP, ou même Eurobaromètres) sont bien plus porteurs de connaissance que les auteurs du Manifeste ne le prétendent, y compris d’ailleurs sur les sujets qui les préoccupent (perception de l’inégalité par exemple). Plus généralement, on comprend que les auteurs du Manifeste veulent surtout amener leur lecteur dans le monde académique à faire des recherches de type ethnographique ou sociologique en lien toujours dialectique avec des groupes sociaux mobilisés ou à mobiliser (p. 55-58). Il y a là un éloge du « basisme » au total un peu gênant. C’est un peu dire, « Camarades, il faut retourner à l’école des masses ». Je ne doute pas qu’il soit important de comprendre le vécu des groupes sociaux dominés et que les militants de ces groupes puissent apporter beaucoup aux chercheurs (l’exemple des féministes est en effet pertinent, on pourrait penser aussi aux porteurs du VIH). Par contre, la recherche « critique » ne doit pas s’enfermer dans une telle direction, bien au contraire. D’une part, il faut profiter de tous les moyens permettant de saisir la globalité d’une situation : d’énormes progrès scientifiques sont possibles grâce aux études de données, à la cartographie, aux études de réseaux, etc.  D’autre part, il est peut-être beaucoup plus critique en fait d’aller mettre au jour (si possible) les pratiques des dominants. Ainsi, quand la presse irlandaise donne  accès ces derniers jours aux enregistrements des conversations des banquiers pendant la crise financière, elle fait  à mon sens un travail mille fois plus critique que la millième description de la condition féminine, immigrée, jeune, salariale, etc. Bien sûr, ce chemin-là est plus difficile, moins familier dans l’histoire des sciences sociales qui, indéniablement, aiment bien se mêler aux sans voix, mais il devrait être privilégié à ce stade (d’ailleurs des travaux existent dans cette direction). Enfin et surtout, le « basisme » et l’appel à l’empirisme évacuent la nécessité d’un renouvellement théorique. C’est un peu paradoxal en effet que des chercheurs qui s’inspirent de Pierre Bourdieu, grand théoricien s’il en fut, ne mettent pas l’accent sur ce point. Il faut sans doute rétablir le lien avec une « philosophie sociale », une vision large du monde. C’est bien beau de dire que notre monde social n’est pas naturel, qu’il est arbitraire, encore faudrait-il proposer une vision autre, cohérente, voire attirante, des autres possibilités. Il est vrai que les études de genre ne sont pas loin de ce genre d’approche globale, mais, de fait, cela reste là aussi partiel et mal intégré au reste des problèmes. Il est aussi possible qu’il n’existe pas de solution élégante à certaines situations : les auteurs font remarquer que le problème de la délinquance des jeunes est avant tout un problème d’absence de travail des jeunes non qualifiés (p. 13-17). Pas faux. Mais comment penser la place dans une société fondée sur la complexité comme la nôtre d’une part de gens qui n’ont que leur force physique et leur habilité manuelle à apporter au pot commun? Personne n’a en fait la réponse. Ou peut-être se trouve-t-elle simplement dans le retour au plein emploi de la main d’œuvre qualifiée dans des tâches qualifiées…

Encore un point de critique mineure,  les auteurs du Manifeste se plaignent de la timidité intellectuelle des éditeurs commerciaux… C’est un peu se plaindre de ne pas trouver sa place dans les pages de VSD ou de Paris-Match, c’est faire là erreur complète sur la personne. C’est aussi un peu paradoxal de se plaindre de l’incapacité à publier alors même que les Éditions du Croquant par exemple ont fait un travail remarquable depuis quelques années. Il existe tout de même en France des éditeurs qui veulent défendre la liberté de penser autrement. Il faut simplement s’adresser à eux, et faire effectivement son deuil des vieilles maisons d’éditions. Celles-ci sont effectivement désormais pour la plupart aux mains d’intérêts plus financiers qu’éditoriaux. En plus, cette plainte semble d’autant plus paradoxale que  les participants au Manifeste ont tous (pour le moins pour ceux que je connais) de nombreuses publications à faire valoir. Ce n’est pas les publications qui manquent, camarades, c’est que simplement vos publications ne correspondent pas à la demande d’un mouvement social. En effet, là encore, les auteurs du Manifeste semblent croire qu’ils peuvent impulser quelque chose dans la société française, alors qu’à mon sens, c’est parce qu’il y aurait quelque chose qui fermenterait dans cette dernière qu’on pourrait avoir besoin de leurs écrits. Il est vrai qu’actuellement les éditeurs vendent surtout du Loran Deutsch… que le peuple français semble bien réclamer dans ses sombres tréfonds.

En tout cas, ce Manifeste est un signe heureux qu’une part des Universitaires semblent enfin décidés à réagir à leur condition. C’est déjà une bonne chose. Ouf!