Il y a des auteurs qui ne cherchent visiblement pas à se faire des amis ou des alliés. Thierry Ribault avec son livre Contre la Résilience. A Fukushima et ailleurs (Paris : Éditions L’Echappée, 2021) est de ceux-là. C’est en effet à une radicale et savante imprécation contre la résilience, ce concept tellement à la mode en temps de pandémie, auquel le lecteur est convié. Il nous invite à pester et tempêter avec lui contre cette injonction faite aux victimes d’un accident nucléaire comme celui de Fukushima en 2011 de surmonter sans trop maugréer l’épreuve que leur envoie le destin – et plus généralement à nous révolter contre cette omniprésente obligation qui nous est faite de nous adapter à tous ces malheurs qui nous touchent. En l’espèce, tous en prennent ici pour leur grade: les gouvernements (japonais, américain, etc.), les scientifiques partisans du nucléaire civil, les spécialistes en résilience appliquée, un corps médical bien content de laisser faire les psychologues, grands maîtres en matière d’acceptation joyeuse du malheur, là où il faudrait bien plutôt convoquer des cancérologues ou des épidémiologiste, mais aussi des associations de victimes trop contentes de pouvoir positiver le malheur qui les touche dans un héroïsme de survivants volontaristes, et même presque tous les autres chercheurs ayant fait la sociologie de cette acceptation du risque nucléaire dans nos sociétés. Cette imprécation, portant sur le cas précis de l’accident du Fukushima, s’élargit de plus à l’encontre de tous ceux, partisans du progrès technologique, ou même « collapsologues » à la Pablo Servigne, qui veulent de fait préparer nos corps et surtout nos âmes à vivre avec les conséquences négatives de ce dernier.
Cette radicalité autorise parfois des raccourcis qui rebuteront plus d’un lecteur attentif, et qui peut-être en séduiront d’autres sensibles à la charge d’indignation que met l’auteur dans son propos. Cette difficulté est produite par le mélange des genres ici proposé par T. Ribault, entre le compte-rendu d’une recherche de terrain, la défense d’une thèse sur la sociologie générale de notre temps, et enfin, il faut bien s’autoriser à le dire, un pamphlet.
D’abord, ce livre est d’évidence le résultat d’une longue recherche de terrain sur l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 de la part d’un chercheur en sciences sociales du CNRS. Cela semble comme sous-entendu pour le lecteur, dans la mesure où T. Ribault ne s’attarde guère à expliciter sa démarche, pourtant bien présente. Comme le montrent à la fois la volonté d’éclairer dans les premières pages le lecteur sur les tenants et les aboutissants de la situation décrite, des citations de personnes interrogées tout au long de l’ouvrage, et tout l’appareil critique des notes, il s’agit bien là d’une enquête de terrain sur la manière dont les autorités japonaises et internationales ont de fait encouragé une doctrine du vivre avec les conséquences de l’accident. Elles ont ainsi refusé l’évacuation de toute la partie du Japon qu’il aurait fallu évacuer pour prendre en compte le risque accru pour les personnes touchées de développer un cancer, ceci en changeant ex post la norme de risque acceptable, elles ont limité cette dernière aux zones les plus touchées, et encouragent depuis dix ans un retour dans la joie et la bonne humeur retrouvées dans ces dernières. A cette action résolue des autorités, politiques, économiques, scientifiques, médicales, pour revenir à la vie d’avant l’accident, la résilience apporte un supplément d’âme en quelque sorte. Elle prétend transformer en effet des personnes objectivement victimes du nucléaire en acteurs subjectivement maitres de leur propre sort face à ce dernier. Chacun est donc encouragé à maîtriser son risque en se faisant lui-même spécialiste de sa possible irradiation ou de celle de ses proches, et surtout à le maîtriser dans sa propre psyché. T. Ribault insiste en effet sur le fait que ces autorités pro-nucléaires japonaises et internationales cherchent à faire de la peur des conséquences de l’accident sur la santé une peur largement irrationnelle, surestimée, qu’il faut ramener à sa juste valeur par le calcul par chacun de son risque propre d’irradiation. Il faut pour elles avoir « peur de la peur » (du nucléaire). L’auteur rappelle fort à propos les ramifications internationales de toute cette affaire de manipulation des consciences, qui dépasse de loin un effet supposé de la culture japonaise, prête selon un préjugé trop répandu à tous les accommodements avec un réel difficile marqué par les tremblements de terre. Des experts français apparaissent ici dans la boucle, et T. Ribault ne se prive pas de citer aussi bien leurs noms que les polémiques auxquelles il s’est livré auparavant à leur encontre (cf. par exemple, note 85, p. 357-358). Il indique aussi que la méconnaissance des effets à moyen et long terme des irradiations sur les populations ressort d’une longue histoire d’une science qui n’a jamais vraiment été faite, tout en l’étant officiellement, mais d’une manière si parcellaire qu’il s’agit plus là d’une vaste opération de « non-science » qu’autre chose. Surtout, pour ce dernier, le traitement de l’accident de Fukushima en 2011 n’est jamais que la suite d’une longue histoire de minimisation des effets du nucléaire sur les populations depuis la fin des années 1940. L’accident de Tchernobyl en 1986 fait partie bien sûr de cette trame internationale, où toutes les autorités intéressées à la poursuite de l’aventure du nucléaire (civil et militaire) tendent à en minimiser le risque pour les populations, à le présenter justement comme un « risque » (calculable) et non pas comme une « menace » (incalculable et existentielle).
A cette trame d’une manipulation de la science et des consciences par des élites chaudes partisanes du nucléaire, T. Ribault ajoute dans le cas de Fukushima la montée en puissance d’associations citoyennes locales, qui, créées de manière indépendante des autorités japonaises, finissent par ajouter au moulin de la résilience. En effet, la critique que portent ces associations sur le manque de transparence des autorités japonaises et sur leur difficulté à s’adapter aux réalités du terrain, aboutit en fait à valider l’approche qui consiste à ne pas évacuer complètement les lieux contaminés. T. Ribault s’aperçoit ainsi que ces associations citoyennes locales, souvent très vite reconnues et valorisées par les autorités japonaises et internationales, portent une vision héroïque de la situation, qui revient à vivre (ou plutôt à mourir) avec les conséquences du nucléaire, et à ne pas le combattre en tant que tel. Autrement dit, tout ce qui consiste à cogérer avec les représentants autoproclamés des victimes un tel accident finit par s’inscrire dans la méthode générale à l’œuvre qui permet de concentrer l’attention sur les conséquences de la catastrophe, sur l’éventuel évitement de la prochaine de même nature, et jamais sur ses causes.
Ensuite, à cette enquête de terrain, dont il est vrai que T. Ribault ne s’attarde guère à en justifier la correction méthodologique, s’ajoute de fait une considération bien plus générale qui s’articule autour du rôle de la résilience dans la tenue même de nos sociétés. En effet, le succès de cette approche auprès des autorités tiendrait donc avant tout au fait qu’elle ne traite que de la manière de s’accommoder des conséquences des méfaits du nucléaire, et plus généralement de ceux du progrès technique, sans jamais de traiter les causes mêmes de ces derniers. En somme, la résilience permet de ne jamais revenir en arrière et de toujours aller de l’avant. On ne cherche plus à combattre ou abolir les causes, on est invité à s’adapter à la nouvelle réalité technique. Tout au long de l’ouvrage, la filiation avec les travaux de l’École de Francfort sur les déboires de la rationalité instrumentale, et plus encore avec la pensée de Günther Anders sur la technique, apparait comme le fil directeur de la conceptualisation proposée. La technique domine désormais l’humanité, et cette dernière est sommée de s’adapter, d’être résiliente, c’est à dire d’accepter cette nouvelle condition où il n’est pas possible de vivre sans la technique telle qu’elle est et les risques qu’elle implique. La fuite n’est pas possible, la révolte non plus, la révolution encore moins, il faut simplement trouver en soi-même les ressources mentales pour se plier à ce que la technique nous impose. L’auteur multiplie du fait de cet héritage philosophique les concepts quelque peu grandiloquents, comme « la falsification du monde », tout en nous proposant de faire preuve de non-résilience, c’est-à-dire en l’espèce a minima de fuir le plus loin possible du danger nucléaire. Sur un plan plus général, T. Ribault analyse et dénonce cette tendance montante dans nos sociétés à nous adapter psychologiquement aux catastrophes présentes et à venir, et à ne plus même se proposer d’en combattre les causes. Il faut malheureusement lui donner fortement raison sur ce point : la réaction à l’épidémie de Covid-19, qu’il évoque d’ailleurs, constitue une illustration de sa thèse. On doit s’adapter, on doit trouver des remèdes, revenir à la normalité, mais il n’y a guère pour l’instant d’action véritable sur les causes, rappelons que l’OMS propose simplement de prévoir un traité international pour lutter contre les prochaines pandémies, mais qu’elle ne s’interroge pas trop sur les causes de la présente pandémie. Il est vrai que, parmi les causes possibles (passage de l’animal à l’homme via l’élevage industriel, déstabilisation des milieux naturels, voire même recherches scientifiques ayant mal tournées, pour ne citer que celles que j’ai le plus entendues évoquer), aucune, si elle était validée, ne supposerait de laisser notre monde revenir à la normale. Sans compter bien sur les causes de la diffusion de la pandémie, comme l’interconnexion presque instantanée de toute l’humanité par les voyages aériens.
Le propos, quoique chargé d’un vocabulaire philosophique parfois abscons, rejoint en fait les conclusions de toute cette école d’historiens de l’environnement, de la pollution, de la science et de la technique appliquées à la production capitaliste (François Jarrigue, Thomas Le Roux, Jean-Baptiste Fressoz, etc.) qui ont montré que la grande opération qui a permis le déploiement de cette dernière au moment de la Révolution industrielle a consisté en une désinhibition par rapport à la prise de risque. T. Ribault retrouve ainsi l’idée que la notion même de « risque »(calculable) fait partie intrinsèque des conditions mêmes de possibilité de ce déploiement de la technique. Il retrouve aussi l’idée que la « non-science » (ce qu’on s’efforce de ne pas investiguer pour ne pas paniquer les citoyens) est bien l’autre aspect de la « science » (ce qu’on prétend savoir pour rassurer les citoyens). Cette convergence entre les travaux des historiens et ceux de ce sociologue, même s’ils n’utilisent pas exactement le même vocabulaire conceptuel, est frappante, et permet sans doute d’inscrire la résilience dans une histoire longue des dispositifs favorisant l’acceptation des effets négatifs de la technique.
Enfin, il faut bien le dire à nouveau, le livre est aussi un pamphlet, ou, pour rester neutre à son propos un essai. Sous une belle couverture, dans un livre qui constitue en soi un bel objet grâce à un éditeur attentif à ces aspects matériels et iconographiques, T. Ribault, dans une langue parfois fort enlevée, flingue à tout va tous ceux qui font leur petit ou gros business sur la résilience, en particulier toutes ces personnalités qui se sont exprimées dans l’espace public dans ce style-là au moment du début de la pandémie de Covid-19, tous ceux qui vendent aux individus ou aux entreprises des conseils en résilience. Il distingue bien aussi le fond très droitier, très cruel, de ces discours, qui sont dans le fond, une version savante, du « Marche ou crève! » bien connu, une autre manière de tenir un discours de « darwinisme social », de faire du Nietzsche de bazar (« Tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort ») .
Ce mélange un peu déroutant d’une recherche de terrain, d’une approche de sociologie générale et d’un pamphlet rend la critique difficile. On se doute bien que l’auteur du pamphlet prendra très mal toute remarque un peu négative à l’égard de son brulot et qu’on sera soupçonné de parti pris en faveur de la résilience et de collaboration avec l’ennemi nucléariste. Essayons cependant.
La première, la plus classique, c’est sur le rôle qu’il assigne à la technique en elle-même. On pourrait écrire exactement le même récit en se contentant de noter que ce sont les considérations économiques et stratégiques des autorités japonaises et autres puissances nucléaires qui expliquent tout le déroulement de l’affaire. Simplement, vu ses ressources énergétiques naturelles, et sa situation géopolitique face à la Chine et à la Russie, il n’est pas question que le Japon se dénucléarise. Je doute toujours de ces grands appels dans un récit historique à un rôle autonome de la technique, alors que le fond de l’affaire se voit pourtant nettement dans le cas précis : la puissance. T. Ribault rappelle d’ailleurs lui-même que le Japon se tient au seuil de l’arme nucléaire, grâce à une installation de retraitement construite par une firme française bien connue (p. 188). Ce simple fait de raison d’État suffit à expliquer l’acharnement des autorités japonaises à conserver leur industrie nucléaire, et à nier la gravité des dommages subis par la population de Fukushima.
Par ailleurs, il me semble que l’auteur oublie toujours les Japonais non touchés par l’accident. Que se serait-il passé si le Japon s’était dénucléarisé pour la production de son énergie électrique? Peut-être que tout simplement le « mode de vie » des Japonais aurait dû radicalement changer. L’auteur semble parfois négliger le fait qu’une majorité d’une population donnée soit prête à « sacrifier » les perdants d’un tel jeu avec le feu (nucléaire), parce que, pour la plupart des gens, rien n’importe plus que le confort. C’est là à mon sens une considération plus générale: les grands accidents technologiques, aussi spectaculaires soient-ils, n’aboutissent pas vraiment à des mises en cause radicales des techniques en cause, parce que, au final, les gagnants du jeu restent majoritaires dans la société considérée. Finalement, un accident nucléaire, même majeur, ce n’est pas si différent d’un accident dans une mine de charbon ou de l’explosion d’une quelconque usine chimique : seule une minorité de la population du pays est touchée. Elle est certes bien plus large pour un accident nucléaire que pour celui dans une mine de charbon ou dans un site chimique, plus interclassiste et plus durable aussi, mais cela reste un dommage limité. Le jour où un accident technologique toucherait 100% d’une population, la réaction serait sans doute différente, mais, de fait, il n’existe pas à ma connaissance d’exemple de ce type, sauf à considérer que la civilisation technique en elle-même frappe tous les hommes d’obsolescence à terme. C’est peut-être vrai in absracto, mais, pour l’instant, certains sont toujours plus égaux que d’autres face aux conséquences négatives de la technique, il existe toujours des gens (une majorité de citoyens, une minorité de dominants ou une élite restreinte de décideurs?) pour ne pas y voir quelque mal que ce soit parce qu’ils échappent à ces conséquences et ne bénéficient que des bons aspects de cette dernière. Il y a donc toujours des Elon Musk en action, bien trop persuadés de l’innocuité de leurs actions pour que quelque chose change sur ce point. Et surtout, comme l’ont bien montré les sociologues, les historiens et les géographes, il existe une très forte disparité d’exposition aux risques liés à la civilisation industrielle.
La seconde critique que je me permets de porter est sur les solutions, sur la suite à donner à une telle imprécation. Je ne peux d’une part qu’approuver l’idée de l’auteur que « Le malheur n’est pas un mérite », et j’ai apprécié toutes les dénonciations des spécialistes de la résilience (B. Cyrulnik par exemple), de tous ces charlatans prêts à vous vendre le kit complet du « vivre son malheur dans la joie et la bonne humeur, sans ennuyer autrui par ses plaintes de surcroit ». T. Ribault nous invite à nous attaquer aux causes des accidents nucléaires, et plus généralement de l’emprise mortifère des technologies sur nos vies. Certes. En pratique, dans le cas précis de Fukushima, il encourage surtout les habitants des zones contaminées à avoir peur, à fuir vite et loin, et à surtout ne pas revenir sur leurs pas. Il s’agit avant tout de sauver sa peau, et de ne pas accepter de devenir les cobayes satisfaits et héroïques du « Des radiations, même pas mal! » . Il semble d’ailleurs que pas mal de Japonais concernés aient suivi cette ligne de conduite, malgré les injonctions inverses des autorités. Pour le reste, l’auteur nous laisse un peu seul avec le sentiment d’indignation qu’il fait lever. Bien sûr l’action politique contre le nucléaire parait une réponse.
Cependant, au niveau de critique de la civilisation fondée sur la technique auquel il se situe, la proposition de radicalité qu’il fait ici parait très abstraite. Sa réponse sur ce point dans l’entretien qu’il a accordé au Monde montre cette même limite. Surtout, il semble négliger que, du point de vue politique, il n’y a parfois rien à faire. Concrètement, si les habitants de Fukushima ou simplement une part d’entre eux avaient voulu forcer le gouvernement japonais à abandonner le nucléaire, ils auraient sans doute très mal fini, la justice japonaise n’étant pas connu pour être très libérale avec les fauteurs de trouble. Il y a des circonstances dans lesquelles les rapports de force politiques s’avèrent tellement défavorables que la lutte politique devient elle-même sacrificielle. C’est là dans le fond une autre version de la résilience, si, certes, elle fait des martyrs de la cause, n’est pas non plus tellement recommandable si l’on veut sauver la peau des individus victimes d’une catastrophe technologique. Par ailleurs, au delà de ces usages instrumentaux par les autorités de tout ce qui peut être qualifié de résilience, T. Ribault néglige la réalité humaine des arts de la résistance au malheur, de l’humour, de la dérision, du sarcasme, de ce dont il fait pourtant lui-même usage dans son ouvrage pour affronter le malheur qu’il analyse.
Au final, on peut toutefois espérer que ce livre contribuera à la délégitimation de ce concept cache-misère de résilience. Malheureusement, il y a fort à parier qu’un autre terme aux usages similaires le remplacera. En effet, les dominants n’ont pas fini d’avoir besoin du consentement à leur malheur des dominés. Les paris sont donc désormais ouverts pour deviner quel terme remplacera une déjà presque obsolète résilience.