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Jean-Luc Debry, Le cauchemar pavillonnaire.

L’été amène parfois à des erreurs d’aiguillage.

J’ai acheté  samedi le petit livre d’un certain Jean-Luc Debry, Le cauchemar pavillonnaire (Montreuil : Editions L’Echappée, 2012).  La couverture en est plutôt réussie. C’est bien la seule chose qui le soit d’ailleurs. Sa lecture fut  un cauchemar.

Cet ouvrage constitue en effet un exemple fascinant de mauvais usage de l’héritage des diverses formes  de  « théorie critique » (au sens très large) disponibles sur le marché des idées (École de Francfort, psychanalyse, G. Deleuze, G. Debord, G. Anders, H. Arendt, etc.). Avec ces armes empruntées à des géants, l’auteur croit visiblement faire œuvre salutaire en s’attaquant à un mode de vie, une idéologie, totalement intégrés à la phase actuelle du capitalisme : la vie en pavillon. Le pavillonnaire serait par excellence l’homme aliéné de notre époque; il se croit absous de la domination du capital, membre de la classe moyenne, alors qu’il n’en est que l’esclave le plus parfait; sa psyché égotiste, son mode de vie individualiste, ses non-lieux de non-vie (le pavillon, l’autoroute, l’aire de repos de la dite autoroute, le centre commercial, la rue piétonne) seraient les résumés de notre temps. On reconnaitra d’autant plus facilement  tous les topos des théories critiques – autour du thème de l’aliénation de l’Homme par le Capital – que l’auteur ne se prive pas d’étaler ses connaissances livresques à ce sujet au fil des pages. Il a beaucoup lu, le bougre. Sans doute, des collègues sociologue, urbaniste, historien, etc. de profession, qui tomberaient par malheur sur ces pages, crèveraient sans doute d’indignation, devant tant de légèreté empirique, mais là n’est même pas la question. Le registre choisi est celui de la critique de notre ère capitaliste, et c’est à cette aune qu’il faut le juger. (Un empiriste pourrait par contre utiliser ce texte pour bien faire comprendre à des étudiants ce qu’est par contraste une réflexion fondée dans le réel.)

Si l’on accepte au rang où il prétend se situer, le problème majeur de ce petit livre de 157 (petites) pages est qu’il semble écrit au fil de la plume, et ne suivre dans son déroulé que le fil des indignations de l’auteur. En dépit d’une structuration en chapitre dédié à des thèmes particuliers, ce dernier mélange tout dans ses paragraphes qui illustrent ce que peut être un café du commerce imbu de théorie critique. Ainsi on trouve sur le fil d’une allusion à Sartre (p. 149) Alain  Finkielkraut associé à Maurice Barrès. Et une référence  à Maître Eckart signe quelques pages plus loin l’intellectuel de haute volée (p.151).

Je suppose qu’on appelle cela dans la langue classique un « trissotin ». Il y a longtemps que je n’avais pas lu pareille prose.

Du point de vue de la censure des mœurs des petits bourgeois – car c’est dans cette veine qu’on se situe -, ce livre m’a fait penser à d’autres lectures d’été. Celle de mes quinze ans, quand je lisais dans la bibliothèque de mes parents  ou empruntés à la bibliothèque municipale les écrits de Pierre Daninos. Cet auteur satirique, aujourd’hui sans doute bien oublié, plutôt marqué à droite, censurait les mœurs des Français moyens de l’après-guerre. Jean-Luc Debry croit s’élever dans l’empyrée de la théorie critique, il ne fait que reproduire sous des formes nouvelles la vieil esprit de satire à l’encontre des masses, qui mènent certes une vie bien ordinaire, mon bon Monsieur. Au moins, chez Daninos, l’humour était plus présent, et dans le fond, il y avait de la compassion pour les personnages dont il se faisait le satiriste. Ici, ce n’est pas le cas, le pavillonnaire est à la fois aliéné et haïssable de l’être.

Enfin, puisse ce post épargner à d’autres cette pénible lecture! Amen!

Ps. Caroline Bougourd propose une lecture critique de ce même ouvrage pour le site Non-fiction. Malgré les formes mises dans sa recension, elle n’est guère plus amène que je ne le suis. Je suis toutefois en désaccord avec l’idée que l’auteur proposerait une « démonstration marxiste ». Comme le montre l’univers des références de l’auteur, c’est bien plutôt la « théorie critique » au sens large qui l’inspire, ou, si l’on veut, la tradition d’un Marx, critique de l’aliénation, mais presque pas d’un Marx critique de l’exploitation. Surtout, l’aspect proprement empirique du marxisme (comme celui qu’on trouve dans certains passages du Capital) se trouve ici totalement absent.

Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs.

Comme un collègue me l’a gentiment fait remarquer à la consultation de mon blog, je suis un grand lecteur. Pas autant que j’aurais envie de l’être, mais c’est plutôt vrai. La lecture de livres tient une place centrale dans mon existence. Cela explique mon intérêt pour le livre de Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs (Marseille : Agone, 2011). Je croyais tenir une pépite, mais j’ai été plutôt déçu.

La thèse de cet ouvrage est extrêmement simple – et logique venant d’un membre de la maison d’édition indépendante Agone : les auteurs, surtout ceux qui entendent porter un regard critique sur le monde social tel qu’il va (mal), devraient être extrêmement attentifs aux conditions de production et de diffusion de leurs propres ouvrages. T. Discopolo souligne (p. 147- 150) qu’il existe une contradiction dans les faits les plus concrets entre tenir des positions pour simplifier critiques ou anti-capitalistes et participer  au business plan de firmes d’édition qui ne sont rien moins que des entreprises capitalistes ordinaires, où compte, à juste titre du point de vue de ces firmes, la seule ligne du résultat brut d’exploitation au delà de tout le verbiage autour des vertus civiques de l’éditeur.

Pour soutenir cette thèse, il brosse un portrait, à vrai dire fort intéressant pour qui n’y a pas déjà été initié,  des évolutions de l’édition française depuis une vingtaine d’années. Un jeune aspirant aux métiers du livre y apprendra des tas de choses, en particulier sur la concentration (inexorable?) des maisons d’édition, sur l’exploitation de la petite librairie (y compris sous le régime du « prix unique du livre »), sur les faux semblants des « éditeurs indépendants » comme le groupe Actes Sud, qui, à tout prendre, ne sont pas moins capitalistes que les grands groupes. Pris du point de vue d’un étudiant en école de commerce, le livre aurait aussi son intérêt, même s’il ne fait que survoler les détails de ce qu’il faut bien appeler le marketing contemporain du livre. En résumé, c’est une belle démonstration que tous (les éditeurs) sont « vendus » au grand capital – en dehors de quelques éditeurs vraiment  indépendants comme Agone, of course. (La polémique contre Actes Sud, p. 78-83, a d’ailleurs je ne sais quoi de rancunier qui sent le derby méridional.)

On aurait du mal à le démentir. Les éditeurs du secteur privé sont des entreprises à but lucratif, ou sont possédés par des groupes économiques dont le but premier est de « créer de la valeur pour l’actionnaire ». Rien de très nouveau sous le soleil. J’ai bien peur d’avoir déjà lu cela dans des histoires classiques de l’édition ou dans les récits des démêlés de tel ou tel grand auteur et de son éditeur.

Pour T. Discopolo, l’argument classique de l’auteur critique, en particulier l’universitaire, qui cherche de l’audience auprès du grand public et accepte pour atteindre ce but (louable?) de  se faire éditer  par une  maison d’édition capitaliste avec tout ce que cela implique en pratique (dont un profit pour l’actionnaire) ne vaut pas. Diffuser une idée juste par des mauvais moyens que dénonce justement cette dernière est, selon lui, contradictoire, puisqu’on renforce tout de suite la mauvaise situation en espérant seulement à terme un changement. A dire vrai, les grands groupes d’édition classique acceptent eux-mêmes ce raisonnement, puisqu’ils comprennent en leur sein une « marque » (comme la Découverte par exemple, ou même une sous-marque comme Zones)(cf. 104-115) pour occulter quelque peu aux yeux du lecteur attentif à cette logique le problème. A suivre l’auteur, les auteurs se voulant critiques ne devraient diffuser leurs idées que via des maisons d’édition réellement indépendantes, non-profit, qui s’appliqueraient déjà à elles-mêmes la sortie du capitalisme.

Il se trouve qu’en Italie, un débat a lieu justement sur la pertinence pour des auteurs critiques de la situation italienne actuelle de rester publié chez Mondadori, première firme éditoriale italienne, propriété de … Silvio Berlusconi. Le débat, plus moral que politique d’ailleurs, n’est pas tranché bien sûr, parce que l’argument de la diffusion a bien plus de poids que ne lui en donne T. Discepolo.

Dans un monde idéal, quelque soient d’ailleurs les convictions politiques des auteurs (imaginez un auteur d’extrême droite qui dénonce la mondialisation voleuse d’emplois français… dans un livre, composé en Inde, et imprimé en Chine), il vaudrait mieux pouvoir répondre à une éthique de la conviction telle que la propose l’auteur. Chacun publierait dans une maison d’édition conforme dans ses procédés concrets à ses convictions. Dans notre monde fort imparfait, il s’agit d’un calcul relevant de l’éthique de la responsabilité. Pour prendre un exemple concret, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont publié en 2010 le livre Le président des riches, justement dans la marque Zones, ici éreinté par T. Discepolo. Le succès a été tel qu’ils le rééditent aujourd’hui à la Découverte, avec un bandeau marketing, choisi par l’éditeur bien sûr, « Nouvelle édition revue et augmentée. Déjà 100000 exemplaires vendus. «  C’est clairement du marketing qui joue en plus, à la manière d’un Houellebecq, sur l’effet best seller. Achetez-le, bonnes gens, puisque d’autres l’ont déjà acheté!  Il est effectivement extrêmement probable que le contrôleur de gestion de Zones et de la Découverte félicite chaudement celui qui a choisi d’éditer un tel livre de notre vieux couple de « bourdivins » (disciples du sociologue Pierre Bourdieu), et que les actionnaires des dites maisons d’édition en profitent à due proportion.  Il est possible que les droits d’auteur permettent à nos deux collègues, retraités du CNRS, de voir leur avenir avec sérénité – mais, sur ce point, je les vois plus soutenir quelque projet de recherche personnel leur tenant à cœur. Par contre, est-ce que le fait que ce livre soit diffusé partout, y compris peut-être dans les très capitalistes FNAC, Espace Cultura, etc., fait vraiment plaisir à… Nicolas Sarkozy? Je suppose que quelqu’un à l’UMP ou à la Présidence de la République est chargé d’éplucher la dernière version de ce pamphlet, et de faire des fiches avec les contre-arguments à servir éventuellement aux contradicteurs. Ce livre constitue d’évidence une (petite) contribution à la défaite (possible) de N. Sarkozy l’année prochaine. Certes, pour un T. Discepolo, l’issue de la prochaine présidentielle constitue sans doute un épiphénomène sans aucune importance. Une victoire de la « gauche de gouvernement » ne changerait rien aux réalités de l’exploitation capitaliste.  Il est par ailleurs fort probable que la lecture de ce livre ne fasse que renforcer des convictions déjà là chez le lecteur, et qu’il ne s’agisse de donner plus de profondeur argumentative à des intuitions déjà présentes ou de rafraîchir des mémoires un peu défaillantes. Mais est-ce totalement sans importance que des milliers de gens aient les mêmes exemples en tête? que certaines choses soient soulignées, rappelées, mises en perspective? L’effet sociétal de la diffusion de telles idées critiques est certes très difficilement mesurable, contrairement à  l’aspect économique des ventes du dit livre pour son éditeur, mais, quoi qu’on ne sache pas grand chose sur l’effet des livres sur la formation de l’opinion publique (contrairement à d’autres médias comme la télévision), il est raisonnable de soupçonner qu’une vente à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires aura plus d’impact (instantané) qu’une vente à plusieurs dizaines d’exemplaires. A moyen terme ou à long terme, voire à très long terme (siècles), le raisonnement peut être inverse. En tout cas, pour la lutte politique de court terme, une bonne diffusion vaut mieux que pas de diffusion, ou presque pas de diffusion. Si des firmes capitalistes veulent bien s’en charger, pourquoi pas? Comme dirait Lénine, « les capitalistes nous vendront la corde pour les pendre ».

Pour reprendre l’exemple italien, Roberto Saviano a publié son livre Gomorra en 2006 chez Mondadori. On peut trouver à ce livre mille défauts, mais il aura eu le mérite de contribuer à remettre sur l’agenda politique italien la question des maffias, au point d’ailleurs que le propriétaire de son éditeur, S. Berlusconi, ne cesse de s’en prendre publiquement à l’auteur de cette légende noire de l’Italie contemporaine. En l’occurrence, il y a fort à parier que, s’il en avait deviné d’avance le succès public en Italie et en Europe, S. Berlusconi aurait mis son veto sur une telle publication. Aurait-il d’ailleurs été publié dans une petite maison d’édition sans diffusion importante,  que l’auteur de son côté aurait aussi évité pas mal d’ennuis… et ne vivrait pas sous protection policière depuis lors.

Bref, la diffusion des idées est nécessaire à la lutte politique – truisme parmi les truismes! Et, d’ailleurs, ce qui est amusant, c’est qu’Agone, comme maison d’édition indépendante et radicale, se trouve elle-même dans une telle (saine) logique, si on la compare à ces myriades de maisons d’édition microscopiques s’occupant de poésie ou de régionalisme. Même si elle n’est pas capitaliste de toute évidence, elle aussi cherche à être efficace dans la recherche du lecteur. Elle aussi fait son marketing, à sa manière.

La seule façon d’échapper à l’aporie dénoncée serait en effet le silence absolu.