Comme c’était déjà prévisible au vu de la tournure prise au fil des semaines de sa campagne du premier tour qui s’éloignait de plus en plus des thèmes économiques (par exemple de la « TVA sociale » ou « anti-délocalisation », devenue quasiment de l’histoire ancienne… alors même qu’elle n’est même pas en vigueur), N. Sarkozy a décidément décidé pour ce second tour de continuer dans ce qu’il est convenu d’appeler la « stratégie Buisson » du nom de son conseiller. Barre à droite toute, machines au maximum, jetez à la mer centristes et autres humanistes, feu à volonté sur les fellaghas, communistes, et autres suppôts de l’étranger. Le discours du président-candidat au lendemain du premier tour, lors de son premier meeting de la campagne du second tour, faisait directement écho à celui de Jean-Marie Le Pen, lors de sa campagne de second tour en 2002. C’est quasiment du plagiat, avec la réapparition des « sans-grade ». Un beau mot de la langue française, peu usité en général. Et, à chaque intervention publique de N. Sarkozy, il en rajoute dans ce registre …
Et, puis, quelle belle idée de vouloir rassembler le 1er mai dans une manifestation autour du « Vrai Travail » … contre les syndicats de salariés… contre les assistés… C’est là encore la famille Le Pen qui peut l’attaquer pour plagiat éhonté de son propre 1er Mai à la gloire de Jeanne d’Arc. J’attends cependant avec impatience de voir, par médias interposés, à quoi ressemblent ces « vrais travailleurs »… Je n’en serais pas, je ne travaille pas vraiment. De plus, quelle meilleure manière de motiver syndicalistes, d’une part, et frontistes, d’autre part, à aller manifester ce jour-là dans les rues de Paris. Il se peut que la bataille du nombre finisse par être perdue sur les deux flancs.
En plus, avec cette nouvelle notion de « vrai travail », notre candidat-président a découvert quelque chose : en effet, déjà en France, il y a quelques millions de chômeurs, d’assistés et autres fainéants qui vivent aux crochets de la solidarité nationale, voilà qu’il vient de se rendre compte que, parmi les gens qui officiellement sont employés, ont un travail, une bonne part n’en rame pas une, pour le dire vulgairement, certes essentiellement les syndicalistes, ce qui n’est pas une nouveauté. A ce compte-là, la productivité des « vrais travailleurs » de France est gigantesque, inouïe, merveilleuse, puisque, malgré cet océan de fainéants, de bons à rien, et de tire-au-flan, la France reste quand même à ce jour la cinquième puissance économique de la planète. Dire que tout cela repose sur une petite majorité (?) de vrais bosseurs… En fait, c’est le scoop absolu! Avec quelques « vrais travailleurs » seulement, nous ne sommes pas encore dans la mouise! Qu’est-ce que cela serait si tous les gars de France et de Navarre bossaient tous! Ensemble, tout serait possible, et la France serait forte.
J’attends pourtant encore à cette heure une déclaration vraiment forte sur l’immigration, l’Islam, l’insécurité, ou le FN. Je me suis un peu mithridatisé à force, et il faut que je me méfie de mes propres emportements. Pour l’instant, les représentants de la majorité actuelle se contentent de dénoncer l’intention du candidat socialiste – s’il est élu – d’introduire le droit de vote des étrangers extra-européens aux élections locales. A en juger par les appels du public sur ce point lors du passage de Ségolène Royal à France-Inter ce matin, c’est effectivement une proposition qui froisse une partie de l’électorat. En même temps, sur le moyen terme, notre collègue Vincent Tiberj croyait pouvoir montrer en décembre 2011 que les individus s’expriment de plus en plus clairement dans les sondages en faveur d’un tel vote étendu aux étrangers non-européens, et cela en raison de tendances sociologiques de fond (essentiellement, l’élévation du niveau d’éducation des cohortes entrant dans le corps électoral au fil des décennies) qui favorisent le « libéralisme culturel ». De plus, l’effet sur une élection présidentielle de ce sujet qui n’est pas une préoccupation centrale déclarée des Français (contrairement au chômage et au pouvoir d’achat) reste douteux : il peut en effet y avoir une différence entre une déclaration majoritaire dans un sondage et le résultat d’un vote … surtout avec des niveaux de mobilisations différentes par classes d’âge.
Notre collègue, Laurent Bouvet, dans une opinion publiée par le Monde (du 24 avril 2012) souligne par ailleurs la réalité de cette « insécurité culturelle » que ressent une bonne partie de la population, et qui représente une des sources du vote extrémiste de droite. Il invite la gauche, surtout si elle est victorieuse le 6 mai, à ne pas abandonner le terrain à la droite et à l’extrême droite, et à ne pas se contenter en quelque sorte de donner à manger, de vêtir, et de loger. (Il me semble que son propos a eu un effet direct sur les déclarations de S. Royal que j’évoquais plus haut, elle a utilisé le terme d’insécurité culturelle.) Je suis assez d’accord avec son analyse, mais moins sur les effets du remède républicain proposé. J’ai en effet beaucoup de mal à visualiser ce qu’en pratique, cela pourrait vouloir dire.
De fait, comme le montre l’évolution de la géographie du vote frontiste (qui se péri-urbanise, avec même un minimum, semble-t-il, à Paris intra-muros), les personnes qui se sentent menacés de perdre leur « sécurité culturelle » ont déjà voté massivement avec leur voiture en s’éloignant de leurs craintes (c’est-à-dire « jeunes à la casquette à l’envers », « femmes voilées », « salafistes », etc.). Ils se sont éloignés des lieux où ils avaient le sentiment de ne plus être chez eux. Que peut faire la gauche pour eux? On peut certes rêver d’un État qui fonctionnerait de façon parfaitement égalitaire sur tout le territoire national, et, en plus, dans une parfaite laïcité. Par exemple, cela voudrait dire une égalité des chances scolaires partout, des soins de qualité y compris dans les lointaines campagnes, ou encore une police de proximité efficace partout. Cependant, même dans cette éventualité presque utopique à ce stade, pour que le remède républicain fonctionne, il faut malheureusement aussi que les citoyens y mettent du leur. Dans un régime libéral, les gens peuvent en effet aussi exprimer par leurs comportements ou leurs propos qu’ils n’aiment pas, et n’aimeront jamais, tel ou tel autre groupe de la population. Le simple fait de savoir que l’autre existe, de le voir être ce qu’il ne peut pas ne pas être, est pénible pour certains. Il me semble que ce n’est pas une politique républicaine, même excellente, qui peut résoudre cette contradiction d’une société divisée, aussi par le choix des individus. Par contre, il est certain qu’à force de faire du « Buisson » matin, midi et soir, cela n’améliore pas la situation.
Ps. En plus, pour ne rien améliorer N. Sarkozy a démenti avoir parlé de « vrai travail », puis il a été démenti par une image de lui le montrant en train de prononcer cette formule…., et il a fini par être confronté à cette double séquence lors d’une émission télévisée de grande écoute, où il a dû tenter de s’expliquer. Là, je me demande si cette campagne n’est pas en train de marquer un changement dans la façon de faire de la politique : le mensonge, la demi-vérité, ou l’approximation, sont désormais immédiatement dévoilés. Cela a toujours existé que menteurs et assimilés se fassent prendre en défaut, mais j’ai l’impression que le délais entre le mensonge et la preuve du mensonge raccourcit à vue d’œil. « Français, vous avez la mémoire courte! », mais pas si courte de ne pas pouvoir se rendre compte désormais que certains mentent, approximent, déparlent, se déjugent. Si d’aventure N. Sarkozy sombre au second tour de cette Présidentielle, cela sera l’indice que nous commençons vraiment à entrer dans un nouveau monde, où la mémoire numérique de tout ce que nous aurons dit ou fait nous poursuivra éternellement. (Ce qui n’est pas sans ressembler au vieux jugement dernier des Chrétiens.)