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Macron/Berlusconi (suite)

Il n’aura sans doute pas échappé aux quelques lecteurs attentifs de ce blog que j’ai tendance à lire l’aventure d’Emmanuel Macron à la lumière de celle de Silvio Berlusconi. Ils représentent à mes yeux des phénomènes similaires de « révolution » (prétendue) par le centre à tous les sens du terme, acquis aux idées néo-libérales, afin que tout continue comme avant dans les sociétés qu’ils prétendent gouverner, ou plutôt pour que les tendances déjà présentes depuis longtemps se perpétuent – alors même que leurs conséquences délétères se font déjà sentir.

Ces deux « hommes neufs » qui, venant du secteur privé pour l’un ou de la haute fonction publique pour l’autre, prétendent « révolutionner » la politique. Or ils semblent bien se heurter au bout de quelques mois de pouvoir à des phénomènes assez  similaires. En particulier, quoiqu’on l’ait quelque peu oublié aujourd’hui la chute du premier gouvernement Berlusconi en décembre 1994, après quelques mois seulement de pouvoir, tient pour une large part à son inexpérience gouvernementale et à celle de ses deux alliés. Après tout, même s’il a été en « stage » à l’Élysée sous F. Hollande, et brièvement Ministre de celui-là même qu’il allait trahir, E. Macron n’a aucune expérience de gestion sur la durée d’une  institution publique soumis au jugement du grand public. S. Berlusconi gérait depuis presque trois décennies des entreprises, mais, lui aussi, il n’avait pas d’expérience de gestion publique. Ni l’un ni l’autre n’ont fait leurs classes dans la gestion d’une collectivité locale, et cela commence à bien se voir pour E. Macron.

Par ailleurs, comme pour la LREM aujourd’hui,  les observateurs constataient l’absence d’une classe politique correcte au sein du groupe parlementaire de Forza Italia. A part, le respect de leur dress code (veste bleue sombre et cravate aux couleurs du parti), il n’est en effet pas resté grand chose de cette première vague de « berluscones ».  Ce n’est que péniblement, une fois confiné dans l’opposition, que S. Berlusconi, faisant appel à des politiciens de second rang des défunts partis de gouvernement, prêts à apporter leur expertise en matière de mobilisation, va construire son appareil partisan dans toutes les régions italiennes – ce qui l’amènera pourtant à  ne revenir au pouvoir national qu’en 2001. Le sort actuel de LREM, d’évidence un « parti de plastique » comme on disait de FI en 1994 pour dénoncer son caractère factice derrière la façade, semble devoir être similaire. De ce point de vue, la défection de Gérard Collomb n’annonce rien de bon, puisque ce grand féodal – de retour de sa croisade parisienne (contre les Sarrasins?) – ne semble désormais que préoccupé de récupérer son fief lyonnais et de le préserver d’un assaut (des gauchistes du PS?) en 2020. Il n’aura sans doute aucun rôle dans la structuration de LREM à l’avenir. Pour l’instant, il ne semble pas y avoir grand monde pour donner quelque pérennité à LREM, et, comme le montre l’exemple de FI, une telle structuration d’un parti se fait plus facilement dans une position d’opposant.

De plus, contrairement au premier Berlusconi, E. Macron réussit cet exploit de manquer déjà de personnalités politiques à faire entrer dans la sphère ministérielle au bout de quelques mois.  Il peut certes faire appel à des « techniciens », trop heureux de devenir Ministre de la République, mais il n’a guère le choix en matière d’hommes ou de femmes politiques, disposant d’un minimum d’envergure, à promouvoir. L’hésitation sur le remplacement de G. Collomb au Ministère de l’Intérieur n’est que trop significative. C’est assez compréhensible d’ailleurs, puisqu’au vu des sondages de popularité, il n’est pas difficile d’anticiper que les élections européennes seront sans doute un beau désastre pour LREM et  qu’il faudra bien, là encore,  changer de gouvernement.  Il est à supposer par exemple que les cadors du MODEM attendent ce moment pour faire leur grand retour.

Enfin, une chose aussi me frappe. S. Berlusconi est certes en 1994 largement un amateur en politique, mais il prend bien garde de maîtriser son expression. Il va certes dénoncer les juges, les communistes, les complots, les pouvoirs forts, etc. , mais je n’ai pas souvenir de propos qui lui aliènent alors une partie de la population. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il se fera connaître de toute l’Europe pour ses blagues de mauvais goût, sans parler des scandales à fond sexuel qui agrémenteront son déclin. Il se radicalisera en quelque sorte – même si aujourd’hui, il semble plutôt bien terne. Notre Emmanuel Macron montre au contraire une capacité, étonnante au demeurant, à livrer aux médias des petites séquences où il apparait, face à la plèbe des « Gaulois récalcitrants », comme la caricature d’un mélange de la pensée petite-bourgeoise la plus rancie et d’une vision du monde typique d’une économie néo-classique pour stagiaire de l’ENA.

Cette attitude,  correspondant parfaitement aux déclarations plus générales d’un E. Macron se prenant pour le médecin qui sait rationnellement les réformes qu’il faut à la France comme remède de ses maux décennaux, correspond aux seuls griefs en matière de politique publique que G. Collomb ait exprimé dans la presse avant sa démission:  avoir pris des mesures qui ne sont pas en somme démagogiques (la limitation à 80 km/h sur les routes départementales et la hausse de la CSG pour les retraités en particulier). Là encore, la différence avec S. Berlusconi s’accentue: ce dernier venait du marketing grand public, via les régies publicitaires de ses chaînes de télévision. La promesse démagogique était plutôt son point fort, une de ses meilleures biographies s’appelle « il Venditore » (le vendeur) – et, d’ailleurs, l’une des promesses d’E. Macron (la suppression de la taxe d’habitation) ressemble étrangement à ce qui a animé les campagnes de S. Berlusconi en 2008 et en 2013. Jamais à l’époque S. Berlusconi n’aurait offensé à tort et à travers l’Italien de base. En ce sens, il était vraiment populiste. On n’insulte pas ses clients, on leur fait si nécessaire les poches, mais sans qu’ils s’en rendent compte.

En somme, par comparaison avec S. Berlusconi, force est de constater qu’E. Macron se dirige tout droit vers un ratage d’ampleur, pour lequel la Vème République, en particulier sous le système du quinquennat, n’offre aucun rattrapage.

Macron, déjà la Némésis? Non pas tout de suite, qu’on s’amuse un peu d’abord.

Et, voilà l’été est presque passé. Déjà l’ordinaire de notre vie politique semble reprendre ses droits. La popularité de notre nouveau Président de la République est, parait-il,  en chute libre. Il s’agirait même selon certain d’un record. C’est terrible, terrible, terrible, un si brave garçon pourtant. Le pauvre, à en croire la rumeur relaté par un quotidien du soir, il en serait même réduit à faire appel à un journaliste sportif et éditorialiste tous terrains, qui le pourrissait il y a encore un an, pour assurer sa promotion comme porte-parole. Moche tout de même.

img20170831_14083454En même temps, tout cela semble tellement écrit d’avance que j’en baille déjà d’ennui. Le livre d’Emiliano Grossman et Nicolas Sauger, Pourquoi détestons-nous autant les politiques? (Paris : FNSP, 2017), paru avant l’élection présidentielle (janvier 2017), permet en effet de décrypter la situation, en particulier à travers son chapitre 5, « Notre système politique est-il une machine à décevoir? » (p. 123-154). Après avoir écarté d’autres sources de défiance des Français envers leurs politiciens dans les chapitres précédents (qualité des politiques publiques, caractéristiques des élites, « pessimisme français »),  ils y expliquent comment l’ordre institutionnel de la Vème République se trouve à la source des chutes de popularité de plus en plus rapides et prononcées des Présidents successifs depuis les années 1980 (cf. graphique 20, p. 131). En effet, ce régime,  aux effets sans doute positifs dans les années suivant son instauration en 1958 (par exemple, la décolonisation),  est  devenu au fil du temps contradictoire avec le changement du contexte dans lequel le pouvoir d’État opère : d’une part, son présidentialisme,  réaffirmé tous les cinq ans désormais par la grande affaire que constitue pour ses protagonistes et pour les citoyens ordinaires l’élection présidentielle, revient à se trouver à chaque fois un « sauveur », chargé de ce fait de toute la responsabilité perçue par le citoyen ordinaire de la marche des affaires du pays – et cela d’autant plus qu’en absence de cohabitation, le pouvoir législatif n’est plus depuis des décennies déjà qu’un bel ensemble de godillots; d’autre part, les conditions réelles d’exercice du pouvoir d’État en France, comme dans tout pays inséré dans la globalisation, font la part belle aux contraintes européennes et internationales, et plus généralement à tout ce que l’étude de n’importe quelle politique publique révèle de complexité. Bref, il est bien loin désormais le temps  de (l’illusion de) la prééminence du chef visionnaire, garant de « l’intérêt supérieur de la Nation », où « l’intendance suivait » et où « la politique de la France ne se faisait pas à la corbeille ». Aujourd’hui, de fait, c’est plutôt l’inverse. Il faut en tout cas « rassurer les marchés », et se faire aimer avant tout du lectorat du FT (Financial Times) bien avant que de « la veuve de Carpentras » – sans doute d’ailleurs morte entre temps.

Par ailleurs, l’élection présidentielle à deux tours oblige tout vainqueur à une sorte de pas de deux pour le moins étrange entre un premier tour où il faut donner des gages à son camp et un second tour, quinze jours plus tard, où il faut rassembler largement. De fait, il faut promettre beaucoup et de manière visible pour être élu Président. Pour les deux auteurs, le Président de la République, ce monarque, ce Jupiter, est donc condamné par les conditions mêmes de son élection et la réalité du pouvoir qui lui est dévolu à décevoir – de plus en plus rapidement- les attentes diverses qu’il a soulevé lors de sa campagne pour se faire élire. Lève-toi et marche, dit-il à Lazare. Et bien zut alors, Lazare ne se leva point. Car il était pris dans deux cent ans au moins de politiques publiques multi-niveaux  dans le cadre du capitalisme globalisé d’aujourd’hui. 

(Il est incidemment étonnant qu’après un tel diagnostic  les deux auteurs se contentent en conclusion de proposer des réformes bien fades dans leur Conclusion [p. 154-166]. Pourtant, si l’on suit leur raisonnement, le minimum paraîtrait de ne plus élire de Président au suffrage universel et donc de revenir à la norme commune des autres États de l’Union européenne – un Président-potiche ou un Président-arbitre [qui est souvent  un Monarque dans les pays restés des monarchies]. Bref, à les lire: au moins revenons-en à un régime parlementaire   – mais peut-être est-ce là trop ambitieux pour l’état présent des esprits. Peut-on vivre sans l’illusion d’un De Gaulle pour nous sauver? )

Ceci étant, en approuvant comme on l’aura compris l’analyse de nos deux collègues, il faut ajouter ou préciser quelques facteurs aggravants à la chute présente de notre bon Jupiter.

Premièrement, se proclamant « ni de droite ni de gauche », il perd l’appui de tous ceux qui, à droite et à gauche, ne le voient pas quelque peu irrationnellement comme  un des leurs, et donc à défendre contre vents et marées. Les vieux partis de gouvernement, l’UMP/LR et le PS, avaient au moins cet avantage : leurs partisans de droite et de gauche acceptaient, souvent pendant un temps très long, de s’illusionner sur la réalité des politiques menées  par leur propre camp une fois arrivé au pouvoir. Combien de temps aura-t-il fallu en effet aux gouvernements de F. Hollande pour dégouter les électeurs socialistes? Il en est même resté quelques-uns à la fin.  Right or wrong, my country party. Il n’est pas sûr que le « macronisme » bénéficie d’une telle prime à l’identité partisane.

Deuxièmement, notre Jupiter a manqué de sens du timing s’il voulait demeurer populaire. Nicolas Sarkozy avait su marquer les premières semaines de son quinquennat avec sa loi TEPA. Cette dernière mettait en œuvre certaines de ses promesses de campagne les plus médiatisées – sur les heures supplémentaires défiscalisées en particulier. C’était concret, comptable, totalement injuste par bien des côtés comme l’a dénoncé la gauche à l’époque, mais, au moins, it was hard money. Pour ce qui est d’Emmanuel Macron, rien de tel – sinon, à l’inverse, des annonces  de coupes budgétaires. La majorité « macroniste » a en plus perdu son temps à voter une loi sur la moralisation de la vie politique. What the fuck. Est-ce que cela améliore mon quotidien à moi, vulgaire travailleur, contribuable, fonctionnaire, allocataire, usager d’un service public? Que nenni. (En plus, vu l’état d’esprit des Français à propos de leurs politiciens dont rendent compte mes deux collègues dans leur livre, la seule moralisation de la députation possible serait sans doute l’absence de toute rémunération lorsqu’on est député, et, pour faire bonne mesure, le port obligatoire de la robe de bure après avoir donné tous ses biens à la Nation… C’est donc un désir de moralisation sans satisfaction raisonnable! Il parait   donc bien naïf de perdre son temps à légiférer à ce sujet. ) Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs sans doute eu raison de dire qu’une partie des électeurs croyaient de bonne foi que la taxe d’habitation allait disparaître dès cette année 2017. Effectivement, s’il avait voulu se concilier les bonnes grâces de l’électorat, Emmanuel Macron aurait dû la supprimer dès cet automne 2017 – en ajoutant à chaque appel d’impôt annulé une belle lettre de sa part expliquant que toutes les collectivités locales toucheraient toutefois l’équivalent à l’euro près. Et encore mieux, il aurait dû dégrever tous les contribuables – à la manière d’un Berlusconi qui lui a compris comment se concilier par ce moyen les esprits. En effet, en ne visant que les 80% des moins biens lotis, il va énerver les 20% restants, qui ignorent presque tous qu’ils font partie de ces 20% de bienheureux. (En effet, les citoyens sous-estiment le plus souvent leur place réelle dans la hiérarchie économique du pays.) En plus, en dégrevant pas à pas d’année en année à partir de 2018, il ne restera rien d’autre de toute cette dépense fiscale dans l’opinion publique qu’une immense frustration. Au lieu de cela, notre génie d’inspecteur des finances arrivé au sommet de l’État trouve bon de laisser sucrer 5 euros sur les APL par son gouvernement quelque soit la situation de l’allocataire. Une bourde grandiose, qui va rester dans les esprits. L’inverse exacte du « travailler plus pour gagner plus » de N. Sarkozy.

Troisièmement, toutes les réformes qu’il a proposées depuis son entrée en fonction possèdent leurs petits et grands côtés austéritaires (sacrificiels comme dirait un F. Hollande cherchant à bon droit sa vengeance) au nom de la confiance des marchés et des règles européennes à respecter, elles valorisent toujours le marché, l’innovation et la concurrence, et elles ne voient d’évidence la chose publique que via une économie à la J. A. Schumpeter, Jean Tirole & Cie. (Ah ces emplois aidés qui ne servent à rien… sinon à employer fictivement des gens qui ne sont rien quand ils passent dans les gares.) C’est once again le néolibéralisme technicien à l’œuvre – dont on ne peut pas dire qu’il est mené ce pays au bonheur depuis le temps où Raymond Barre lui donna sa première expression politique. Pourquoi d’ailleurs Emmanuel Macron comme Président de la République ferait-il autre chose que ce qu’il écrivait dans le rapport Attali (2007) ou qu’il mettait en œuvre comme conseiller de F. Hollande (2012-2014), puis comme Ministre de ce dernier (2014-2016)? Ne vient-il pas de réaffirmer ses intentions dans son entretien donné récemment au magazine Le Point – un organe de presse gauchiste au lectorat populaire s’il en est? Et que dire de la réforme du marché du travail?  Les mêmes causes ne sauraient produire que les mêmes effets.  Tout changer pour que rien ne change, en somme c’est bien (la) Révolution, mais il ne faut pas que cela se voit trop tout de même. E. Macron réussira peut-être à nous faire aimer à terme les « réformes » comme il le prétend, mais là j’ai comme un doute.

Quatrièmement,  la bande d’arrivistes issus des classes moyennes supérieures qui constituent d’évidence le gros des troupes de la députation de LREM fait peine à entendre et à voir. Cela confine par moments à la pathologie et n’aide guère sans doute à rendre le Président populaire. En tout cas, le voilà vraiment seul maitre (apparent) à bord, comme le théorisent déjà mes collègues pour les présidences passées. (Il se trouve que je me rappelle de  l’arrivée en force des « berlusconiens » au Parlement italien en 1994. Et, par comparaison, je m’effraie de constater que les députés et sénateurs de Forza Italia étaient tout de même plus  intellectuellement structurés que nos joyeux drilles de LREM. Pour ne pas parler des députés et sénateurs néofascistes, démocrate-chrétiens et léguistes, de l’époque, qui me paraissent, avec le recul, comme des monstres d’idéologie et de cohérence. Bon, c’était encore le XXème siècle… Je radote.)

Bref, avec un tel début, on risque de s’amuser. On peut même se laisser aller à rêver que la thèse de mes deux collègues devienne d’utilité publique et qu’elle ait au bout de la route des conséquences heureuses sur nos institutions politiques. Mais, pour cela, il faudra sans nul doute un désastre. Rions donc d’abord, on pleurera ensuite.

 

L’illusion du bloc bourgeois? Plus pour très longtemps: il sera là sous peu, et sans doute pour longtemps.

Quelques semaines avant l’élection présidentielle de 2017, les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini faisaient paraitre un petit ouvrage intitulé L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français (Paris : Raisons d’agir, mars 2017). A travers une approche d’économie politique d’inspiration « régulationniste », ils entendaient montrer que la vie politique française était scandée depuis des décennies maintenant par la recherche d’un nouveau compromis entre groupes socio-économiques, avec la définition, d’une part, d’une alliance de gagnants des politiques publiques, et, d’autre part, d’un résidu de perdants de ces dernières. De fait, la France depuis le début des années 1980 a multiplié les alternances entre la droite et la gauche sans que jamais l’un des camps traditionnels n’arrive à se stabiliser durablement au pouvoir. Mon jeune collègue Fabien Escalona a déjà rendu compte début avril de la thèse de l’ouvrage dans un très bel article publié sur Mediapart, et il me parait inutile d’y revenir ici tant la présentation me parait juste.

Une fois l’élection passée et à la veille d’élections législatives dont tous les sondages font un triomphe pour « La République En Marche »(LREM), force est de constater que les deux auteurs avaient à la fois très bien et très mal prévu  ce qui allait se passer. Il n’avaient pas prévu l’élection d’Emmanuel Macron, et le chamboule-tout qui s’en suit actuellement. Ils le voyaient pourtant bien venir avec ses gros sabots néo-libéraux et modernisateurs : ils avaient bien vu que le futur « Jupiter » était très exactement dans la ligne de cette longue dérive d’une majorité du PS vers le centre au nom de l’Europe et au nom de la « modernisation » (aspect effectivement important de l’ouvrage bien repéré par F. Escalona). Ils en font la généalogie, et ils montrent que c’est bien plus cette majorité du PS qui a abandonné les classes populaires de gauche à leur triste sort que l’inverse. Comme le montre la tonalité de leur conclusion, ils croyaient cependant, comme tout le monde avant le scandale qui l’a frappé, à une victoire, si j’ose dire banale, de François Fillon. Ce dernier, quoique ayant lui aussi abandonné à leur sort les classes populaires orientées à droite avec son programme très néo-libéral, aurait gagné certes, mais il se serait heurté rapidement au caractère minoritaire de son assise sociale. Et les deux auteurs de prévoir bien des manifestations et autres rues qui ne gouvernent pas.

Malgré cette erreur de prévision, partagée par tout le monde (moi compris), leur analyse reste cependant fort intéressante. Les auteurs proposaient en effet – en discernant deux axes de conflit (p. 141) : un axe « pro-UE/souverainistes » et un axe « droite/gauche » – une combinatoire d’alliances possibles entre groupes socio-politiques entre deux des quatre camps minoritaires ainsi distingués (droite européiste, gauche européiste, droite souverainiste, gauche souverainiste). Ils envisageaient dans ce cadre la possibilité du « bloc bourgeois » : « Le premier projet d’alliance est celui du bloc bourgeois (A+B). Il se fonde sur le ‘dépassement’ (ou plutôt l’abolition) du clivage droite/gauche, et fait du soutien à l’Union européenne la dimension dominante de son offre politique. (…) ce projet est le produit d’une longue élaboration idéologique, et il est cohérent du point de vue des politiques publiques qui le fondent (les prétendues ‘réformes nécessaires’ d’empreinte néolibérale) et du point de vue de sa base sociale dans laquelle seraient réunies les catégories moyennes et hautes, auparavant ralliés aussi bien au bloc de droite qu’au bloc de gauche. Le bloc bourgeois est socialement minoritaire, mais il peut compter sur la dispersion et sur l’abstentionnisme des classes populaires pour s’imposer. » (p. 142). Bien sûr, les deux auteurs voient la candidature d’Emmanuel Macron comme la vérité enfin révélée du PS « deloro-hollandiste » dont ils décrivent les basses œuvres antisociales au fil des décennies, mais, malgré tout, ils croyaient à la force de la réactivation du clivage gauche/droite encore en 2017. Ils envisagaient donc en conclusion, comme je l’ai déjà indiqué, les probables difficultés du Président Fillon à faire passer ses réformes néo-libérales, y compris auprès d’une partie de la base traditionnelle de la droite.

De fait, entre un Édouard Philippe nommé Premier Ministre, un élu clairement de droite jusque là, une campagne électorale nationale de Les Républicains (LR), menée par un François Baroin apparemment guère convaincu et convainquant, campagne aussi atone qu’il est possible de l’être sans se rallier purement et simplement d’ores et déjà au Président Macron, et une classe politique, qu’elle soit émergente ou ralliée, de LREM qui semble pour le coup bien représenter la caricature de la France d’en haut qui gagne et qui ose (tout et même le pire), on ne saurait rêver mieux pour appuyer leur thèse. Le MEDEF semble en lévitation, et l’Institut Montaigne dicte l’agenda. Il ne manque même pas au tableau l’aspect autoritaire que laissent prévoir les intentions en matière de pérennisation des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. C’est vraiment du néo-libéralisme à poigne qui s’annonce, un État fort pour des marchés d’individus libres, et pas du libéralisme quelque peu mollasson,  enclin au pluralisme et à la médiation des intérêts. Bonnes gens, cela va cogner dur.

La probabilité forte de la victoire de ce « bloc bourgeois » constitué par LREM & Cie aux législatives tient à  la combinaison de l’abstentionnisme différentiel selon les groupes sociaux et selon les orientations politiques, du mode de scrutin majoritaire à deux tours et de la dynamique en faveur du nouveau pouvoir liée au calendrier électoral. Selon tous les sondages publiés, ces trois éléments devraient permettre à LREM et à son allié du Modem de remporter une « majorité introuvable » à la Chambre des députés. Les deux auteurs notent de fait fort bien que les classes populaires comptent bien moins dans l’électorat actif que leur poids numérique réel dans la population française (pour ne pas parler de la population résidente). Les législatives devraient constituer une belle démonstration de cet état de fait si l’abstention y est aussi élevée que le prédisent les sondages.

Les auteurs supposaient toutefois que le « bloc bourgeois » se révélerait instable, car socialement minoritaire. Il l’est certes, il suffit de regarder déjà les chiffres du premier tour de la présidentielle en comptant en pourcentage du nombre d’inscrits. Cependant, cette instabilité apparait  à mon sens peu probable, tout au moins sur le plan de la politique partisane stricto sensu. Il est ainsi possible que cette « illusion du bloc bourgeois » dure un temps qui paraitra très, très long à ceux qui auraient la velléité de s’y opposer.

D’une part, les deux grands partis de gouvernement, LR et le PS, vont avoir besoin de temps pour se reprendre et se créer des identités d’opposants crédibles. Logiquement, cela devrait certes être plus facile à gauche dans la mesure où les mesures prises par la majorité « macroniste » vont sans doute braquer le monde du travail et nombre de syndicats ouvriers.  Il est possible aussi que le paravent Hulot ne tienne pas très longtemps pour cacher le productivisme d’E. Macron et que les électeurs de sensibilité écologique constituent l’une des bases politiques de la nouvelle opposition de gauche. Par contre, sauf miracle bien improbable, « l’unité sera un combat », et l’on peut se demander combien de défaites successives il faudra à la nouvelle gauche pour retrouver une unité d’action. A court terme, il sera en tout cas intéressant de voir ce que devient la marque « PS » et tout ce qui va avec (Fondation Jean Jaurès par exemple). A droite, cela sera plus compliqué encore. Il y a certes la ligne Wauquiez du libéral-identitaire à tout crin, mais  la remarque de « Jupiter » sur des bateaux qui amènent guère du poisson mais « du Comorien » aura rappelé à tout le monde que notre nouveau Président demeure un bon bourgeois français comme les autres et qu’il sait mépriser les êtres inférieurs qui ne sont pas encore rentrés dans l’Histoire dans son for intérieur. Pour un électeur de droite guère enclin aux sympathies vis-à-vis des étrangers, qu’y a-t-il du coup à redire?

D’autre part, l’électorat populaire va sans doute encore se réduire dans les années qui viennent en proportion de son poids réel dans la population.  En effet, si les réformes néo-libérales annoncées sont véritablement mises en œuvre par la « majorité présidentielle », une partie grandissante des classes populaires sera déstabilisée dans sa vie quotidienne, et, vu leurs difficultés à vivre au quotidien, elles auront d’autant moins la possibilité de s’intéresser (même minimalement) à la vie politique. Les deux auteurs ne mettent pas beaucoup l’accent sur cet effet de rétroaction des réformes libérales sur les possibilités de mobilisation politique, mais il me parait essentiel. L’oubli devenu possible des classes populaires (de gauche comme de droite) dans le compromis bourgeois qui se bâtit tient aussi au fait que celles-ci sont et seront de plus en plus constitués d’individus déstabilisés et isolés. Les travaux sur les précaires, sur le rôle de l’âge dans la participation politique ou sur la différenciation du rapport à la politique selon le statut professionnel dans les classes populaires (C. Peugny en particulier) vont tous dans ce sens: une vie quotidienne difficile amène beaucoup de gens à abandonner de facto leur statut d’électeur. C’est tout bénéfice pour les autres. Un disenfranchisement volontaire comme disent les anglophones pour désigner ce phénomène. Et quel parti/association se trouve aujourd’hui en mesure de les mobiliser durablement en leur offrant des services sociaux/conviviaux parallèles, ou en faisant un usage à cette fin des ressources des collectivités locales qu’il contrôle? Le FN s’y essaye, le PCF a quelque reste en ce sens, mais cela restera limité par la faible implantation locale de ces partis. Une France du travail encore plus précarisée sera sans doute politiquement plus atone encore qu’aujourd’hui.  Par ailleurs, comme les deux auteurs le notent, les classes populaires sont divisées entre leur droite et leur gauche. Il est de fait impossible qu’un parti ou un groupe de partis puisse les rassembler en tant que telles. Comme le notait F. Escalona dans son compte-rendu de l’ouvrage déjà cité, la question immigrée clive les classes populaires contemporaines. A l’inverse, le « macronisme », cet orléanisme adapté à notre temps, témoigne sans doute comme son prédécesseur qui unissait finalement (presque) tous les aristocrates et bourgeois, de l’affaiblissement (temporaire?)  des oppositions doctrinales au sein des élites, et plus généralement au sein des classes moyennes et supérieures. C’est en quelque sorte le fruit, certes tardif, de l’affaiblissement du clivage religieux à ce niveau.

Certes, probablement, le macronisme, dont le caractère orléaniste ne fera guère de doute au fil des mesures adoptées, va se heurter rapidement à la rue. Mais, cela aussi, c’est visiblement prévu. Il n’y aura pas de « février 1848 ».  Tout sera bouclé pour la rentrée de septembre, et, pour le reste, il suffira de continuer les pratiques de répression en vigueur.

Sur ce, braves lecteurs, je m’en vais pour ma part réfléchir à la création de ma start-up.

Post-scriptum (matin du 12 juin 2017) :

Vae victis.

Le géographe Jacques Lévy a fait une remarque tout à fait juste lors de son intervention à France-Inter ce matin: l’électeur des partis tribuniciens (FN ou FI) n’est plus celui d’hier (PCF jadis) en ce sens qu’une fois une première défaite confirmée (en l’occurrence la non-qualification de son/sa candidate au second tour ou sa défaite au second tour), il se décourage, il se désintéresse, et donc il s’abstient. J. Lévy citait pour expliquer ce fait la différence des rapports à l’avenir: les lendemains qui chantent pouvaient encore attendre un peu et le découragement n’était pas de mise. J’ajouterai à cette analyse idéologique le bien moindre encadrement social /partisans de ces mêmes électeurs tribuniciens : où sont désormais les structures collatérales (syndicats, associations d’éducation populaires, etc.) et où sont les militants qui encadrent les moins mobilisés? Tous ces protestataires sont aujourd’hui bien plus des individus isolés que leurs prédécesseurs ne le furent hier.

Le collègue directeur du CEVIPOF, Martial Foucault, m’a bien énervé par contre sur France-Info. Lorsqu’un journaliste a évoqué devant lui, l’hypothèse de l’introduction d’un scrutin proportionnel en France pour éviter le hiatus qui est en train de se produire entre le pays légal et le pays réel (si j’ose dire en prenant une expression marquée),  il s’est contenté de reprendre le laïus convenu sur la IVème République aux gouvernements et majorités instables, en ignorant (sciemment?) que de grandes démocraties fonctionnent avec un tel scrutin proportionnel depuis des lustres. (Une autre de ses réponses montrait qu’il le sait très bien, puisqu’il indiquait que ce mode de scrutin ne renforçait pas la participation électorale, en Allemagne par exemple.) Et puis, en citant le projet d’E. Macron, de réduction du nombre de parlementaires et d’introduction d’une dose de proportionnelle, il n’a pas été en mesure de souligner pour les auditeurs que de telles réformes s’avèrent typiques de la part de ceux qui veulent encore accentuer la prééminence de l’exécutif. C’est ce que voulait faire en Italie le Silvio Berlusconi de la grande époque, ou plus récemment Matteo Renzi. Avoir un minimum de députés, et, pour la galerie, deux ou trois opposant folkloriques parmi eux pour donner l’impression qu’il existe encore un Parlement pour voter légitimement la loi (dans un simulacre post-démocratique), voilà bien un projet pour notre temps de radicalisation autoritaire et plébiscitaire du néo-libéralisme. Tant qu’à être cohérent, la suppression pure et simple des deux chambres du Parlement me paraitrait plus économe des deniers publics. Venons-en directement à l’autocratie élective. Une Douma n’est même pas nécessaire, votre Excellence!

Parce que cela serait vraiment sa défaite (celle de EM).

L’entre deux tours de cette présidentielle 2017 voit se répéter dans une forme atténuée le scénario bien connu désormais quand un candidat du FN arrive à se qualifier pour le second tour d’une élection de quelque importance. Les grands leaders de tous les autres partis  crient en chœur haro sur le baudet. Les retraités et les bannis du suffrage universel sortent de leur placard et y vont de leur déclaration. La plupart des corps intermédiaires et constitués s’empressent de déclarer leur répulsion pour ce dernier. Les sondages enregistrent dûment cet écart abyssal de popularité dans les élites et ne laissent guère de doute sur l’issue du second tour, les marchés financiers font la fête en conséquence. Tout est donc bien parti pour qu’« on ait tout changé sans que rien ne change ». Bien sûr, il y a quelques petits détails qui inquiètent : le peuple de gauche se montre bien amorphe dans les rues, et une partie sans doute minoritaire de ce dernier a même utilisé pour le 1er mai le slogan  « Ni Le Pen ni Macron, ni facho ni banquier »; pour respecter le démocratie interne à son mouvement qui ne serait pas un parti comme les autres, le leader de la France insoumise ne s’est pas précipité pour adouber Président l’ancien inspecteur des finances et banquier de chez Rothschild, auteur spirituel de « la loi El Khomri »; l’Église catholique non plus n’a pas fait donner les grandes orgues, ce qui a été moins noté. De fait, à la base, les « stals » et les « cathos tradis » boudent un peu la grande fête social-libérale qui s’annonce, pour ne parler des « anars » et autres « vieux cocos », plus ou moins jeunes, d’autres obédiences, sans compter enfin ces âmes simples et peu « politiques » qui se rappellent avec émoi de 2002, voire de 2005. Pour donner un peu de piquant à cette ambiance où l’union sacrée des élites contre le FN n’est pas si visible que cela dans les réactions de la base hormis les sondages, un souverainiste de droite, qui, jusqu’il y a peu encore, la vouait lui aussi aux gémonies, rejoint la candidature Le Pen. Il est vrai qu’avec ses près de 5% au premier tour, il peut faire pencher la balance. De manière moins notée par les médias, il faudrait peut-être tant qu’à faire un peu plus s’inquiéter des intérêts de boutique de tous les députés sortants visant leur réélection, de ceux en tout cas qui ne sont pas à l’initiative d’En Marche! ou Modem ou déjà ralliés. Ces derniers, leurs familles et leurs clients, auraient tout intérêt en effet à la défaite d’Emmanuel Macron, parce qu’ainsi ils auraient bien plus de chances de sauver leur siège et ses bénéfices « au nom de la République », puisque, dans ce cas-là, sans l’ombre d’un doute, le mouvement « marcheur » cesserait instantanément d’exister. (Et serait probablement interprété tout d’un coup comme la dernière faute de F. Hollande.)

Quoi qu’il en soit, d’un point de vue de politiste, qui se réfère à tout ce que la discipline a pu apprendre sur la place du FN dans la vie politique française des trente dernières années,  le résultat ne fait pourtant guère de doute. Le « plafond de verre » qui limite les ambitions du FN est toujours là, comme en attestent le résultat réel du premier tour et les sondages publics disponibles à ce jour.

De fait, si Marine Le Pen devait gagner l’élection présidentielle le dimanche 7 mai 2017, il n’y aurait qu’une explication possible : la répulsion qu’aurait inspirée à des millions d’électeurs de gauche et de droite  Emmanuel Macron. Pour le coup, cet amateur en politique aurait réalisé un double exploit historique qu’aucun professionnel n’aurait pu faire : accéder en France au second tour avec un mouvement nouveau, En Marche!, et réussir à casser ensuite par le haut le plafond de verre du FN. On entrerait alors dans la manière de penser de l’historien, attentif au rôle de l’événement dans le cours des choses. Un magnifique cygne noir en somme. Le Brexit et l’élection de Donald Trump seraient en regard renvoyés à leur statut d’événements somme toute prévisibles.

Une dernière petite remarque : le toujours très inspiré Thomas Piketty prétend que, si E. Macron est élu à la manière de J. Chirac en 2002 avec un score très élevé (s’approchant des 80%), alors il ira de soi qu’il ne s’agit pas de sa victoire, mais de celle de la République contre les factieux. Certes, c’est une interprétation tout à fait possible. Une interprétation d’ailleurs que semble désormais accepter par avance E. Macron dans ses déclarations les plus récentes.

On pourrait aussi dire à l’inverse que, si E. Macron frôle la défaite le 7 mai, il sera bien averti du niveau de répulsion que sa personne et son projet provoquent dans l’électorat, de gauche comme de droite d’ailleurs. Cela ne sera donc pas une percée du FN, mais avant tout le signe de son absence d’ancrage dans le pays.  La sociologie respective du vote en sa faveur et de celle en faveur de son adversaire sera aussi une forte indication des soutiens dont il bénéficiera ou pas dans la société française.  S’ouvrirait peut-être alors une phase où, comme au lendemain de la crise boulangiste au XIXème siècle ou au lendemain du 6 février 1934, tout ou partie des élites républicaines rechercheraient enfin à résorber les mécontentements populaires. Ce n’est qu’en sentant les choses leur échapper que les leaders des dominants de l’heure deviennent un peu raisonnables. Je n’y crois guère au vu des soutiens intellectuels d’E. Macron dont la liste ne peut manquer d’effrayer (Attali & Co), mais qui sait?

 

 

 

B. Hamon l’européen, victime de ses soutiens académiques?

Si l’on en croit tous les sondages publics disponibles à quelques jours seulement du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, le candidat de la « Belle Alliance populaire », désigné par une primaire ouverte, Benoit Hamon, va connaître dimanche prochain son Waterloo. Il est en effet maintenant situé en dessous de 10% des suffrages. La présence dans ce maigre total mesuré par les sondeurs de deux électorats d’appoint, celui écologiste fidèle à EELV ou celui radical au PRG, signale s’il en était besoin l’ampleur de l’écroulement du candidat officiel du PS. Or, paradoxalement, ce candidat en grande difficulté  se trouve être sans doute celui qui bénéficie des soutiens les plus forts parmi les dominants du champ académique marqué à gauche (Thomas Piketty, Dominique Méda, etc.). Ceux-ci ont investi dans sa campagne, en particulier parce qu’ils ont conçu le programme européen du candidat. Il existe même en librairie depuis un mois un ouvrage pour expliquer les détails de la proposition de ces intellectuels : Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacristie, Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe (Paris : Seuil, 2017), avec en bandeau Thomas Piketty pour bien attirer le chaland. L’ouvrage reprend et affine les propositions qu’a fait T. Piketty depuis quelques années déjà.

Ces intellectuels – dont on pourrait s’amuser à décrire leur position favorable dans le champ académique – ont donc proposé à B. Hamon d’effectuer une critique interne de l’Union européenne. Ils en décrivent ainsi les défauts et proposent des solutions réalistes à leurs yeux qui ne mettent pas à bas tout l’édifice, mais le modifient substantiellement. Celle qui a connu le plus de publicité n’est autre que la création d’une « assemblée parlementaire de la zone euro » fonctionnant sur des principes démocratiques plus classiques pour la gérer que ceux de l’actuelle situation. Or, sauf à tenir pour totalement anecdotique la position en matière européenne des différents candidats, force est de constater que cette option n’a pas beaucoup contribué à séduire l’opinion de gauche : l’option de l’adaptation à marche forcée à l’ordre européen existant (soit celle d’Emmanuel Macron), ou celle de sa critique radicale à grand renfort de bruit et de fureur (soit celle de Jean-Luc Mélenchon) fonctionnent, toujours selon les sondages disponibles, beaucoup mieux.

Il se peut bien en effet que, sur ce point, les électeurs soient plus rationnels que nos distingués collègues. En effet, dans un ensemble aussi vaste et divers que l’Union européenne actuelle, ou même que la seule zone Euro, il est sans doute déraisonnable de laisser croire qu’une réforme puisse être portée par un seul pays. De fait, toutes les grandes avancées des Communautés européennes, puis de l’Union européenne, ont été portées l’accord des élites politiques des principaux pays. Or, à suivre la campagne électorale, la proposition Hamon-Piketty apparait ainsi isolée, sans alliés européens bien précis pour l’imposer, ne serait-ce que sans alliés européens au niveau intellectuel, puisque nos braves penseurs ont oublié de mobiliser quelques intellectuels étrangers à l’appui de leur noble cause – ne serait-ce que dans leur livre.

Du coup, il parait plus simple de se plier à la règle commune comme propose de le faire le haut noble d’État E. Macron en faisant à marche forcée de la France un autre paradis néo-libéral – ou social-libéral si l’on veut – à l’image de l’Allemagne, ou de la refuser  comme le tribun de la plèbe Jean-Luc Mélenchon en se noyant dans une nuée de drapeaux tricolores tout en scandant « Résistance! ». En somme, en 2017, aux yeux de la plupart des électeurs de gauche sans doute instruits par l’expérience des dernières années, on ne peut pas changer l’Europe, on s’adapte ou on la quitte. Tertium non datur.

E. Macron: plouto-populisme, stato-populisme, centrisme?

Et voilà, c’est fait : François Bayrou et ce qu’il reste du Modem autour de lui vient de rejoindre la candidature présidentielle d’Emmanuel Macron. Il ne sera pas apparemment le dernier des anciens UDF à le rejoindre, déjà le pourtant très grincheux Jean-Louis Bourlanges vient, semble-t-il, de se rendre malgré ses grommellements euro-républicains dans Slate. Cette alliance au nom du centrisme bon teint est d’autant plus piquante à observer qu’à l’automne dernier encore, le même F. Bayrou prétendait – à en croire quelques tweets que des fâcheux ressortent à propos – se méfier du dit E. Macron et des grands intérêts économiques qui le soutenaient, et il me semble même bien d’ailleurs me souvenir que toujours le même F. Bayrou a tenu des propos peu amènes sur le dit E.  Macron lors d’une Matinale de France-Inter il n’y a pas si longtemps. Souvent centriste varie, bien fol qui s’y fie. Quoi qu’il en soit, ce ralliement, comme les autres soutiens engrangés parmi les élites du « cercle de la raison » (A. Minc & Cie) témoigne de la crédibilité qu’a atteint la candidature d’E. Macron à ce stade de la campagne électorale pour le premier tour de cette présidentielle 2017.

Mon jeune collègue Fabien Escalona a donné pour Médiapart l’analyse la plus acérée à ce jour du phénomène, en rappelant qu’E. Macron et son mouvement En Marche! n’étaient pas sans évoquer des entreprises similaires de conquête de l’électorat dans l’histoire européenne récente. Il rappelle fort à propos que cela a  été théorisé en science politique sous le nom de « business firm party » dès la fin des années 1990 – sans que toutefois l’expression soit beaucoup reprise par la suite. La montée en généralité conceptuelle a été en effet difficile à imposer en raison de la dépendance presque totale de ces « partis-fonctionnant-à-la-manière-d’une-firme-privée » à leur fondateur et leader et au destin de ce dernier dans chaque contexte national particulier. En effet, il s’agit toujours d’une organisation, créée ex nihilo autour d’un leader charismatique auto-proclamé et ayant le plus souvent le mérite de ne pas être un homme politique de longue date. Comme ce parti challenger se veut la voix du peuple tout entier, son leader critique toutes les élites politiques en place, sauf bien sûr celles qui se rallient opportunément à lui. Laissez venir à moi les petits enfants. Son orientation la plus visible prend soin de se couler dans les grands courants de l’opinion tels que les lui dévoilent les sondages d’opinion. Je vous ai compris! Son leader invoque un nécessaire renouveau du pays au delà des clivages habituels et un rassemblement des hommes et femmes de bonne volonté autour de sa personne. La rhétorique du mouvement que ce type de leader entend créer est donc clairement populiste. (Je n’aime certes guère ce terme qui finit par être un obstacle sérieux à l’analyse de la réalité politique à force d’être employé pour des forces politiques aux orientations idéologiques et aux histoires opposées, mais, en l’occurrence, il correspond bien à la rhétorique d’ E. Macron du coup de balai et de la nouveauté qu’il prétend représenter, opposés à tous les autres candidats, rhétorique qu’on appelle de fait dans le langage courant populisme.)   Surtout dans le cas de ces business firm party, contrairement à d’autres partis émergents tenant  au nom du peuple un discours similaire de rupture avec tous les partis déjà là – ce qui ne peut que être le point commun à tout parti nouvellement créé -, aucune base militante du parti ou milieu partisan (pour paraphraser mon collègue F. Sawicki) ne préexiste  au leader qui tient ce discours. La base militante ne provient donc pas d’une mobilisation sociale ou pré-politique préalable d’une partie de la population. Elle est recrutée à la va-vite par ce dernier et ses proches au fil de la campagne électorale comme des supporters d’une équipe qui va nécessairement gagner.

En effet,  l’organisation du mouvement part du sommet. De fait, elle ne peut exister et se déployer rapidement que parce que le leader dispose lui-même de moyens économiques importants – ou bien parce que des personnes qui en disposent lui en procurent. (En l’occurrence, E. Macron bénéficie d’évidence de la manne de dons de personnes pouvant donner dans les limites imposées par la loi française, soit 7500 euros par an, et il peut de ce fait selon ce qui est paru dans la presse salarier actuellement 50 personnes.) Par ailleurs, le programme de ce genre de partis challengers, souvent promus par un milliardaire, comme la Team Stronach en Autriche il y a quelques années ou l’ANO 2011 de Andres Babis en République tchèque au même moment, ou attirant l’argent des groupes les plus aisés de la société comme Scelta Civica de Mario Monti en Italie en 2013 , se trouve être de manière plus ou moins avouée, néo-libéral.(L’orientation vis-à-vis de l’Union européenne varie par contre beaucoup.) Bien que le terme n’existe pas en science politique, il me semble donc qu’on pourrait inscrire E. Macron dans cette famille du « plouto-populisme », soit d’une entreprise de conquête de l’opinion sous des oripeaux populistes qui ne peut toutefois exister que parce qu’elle est portée par des groupes fortunés pour faire une fois au pouvoir ce qu’ils croient être – à tort ou à raison d’ailleurs – leurs intérêts. L’un des premiers exemples de ce genre de stratégie de rupture de l’ordre électoral par le haut remonte en fait à la candidature du milliardaire Ross Perot lors des élections américaines de 1992.

Bien sûr, comme le remarque F. Escalona à juste titre, l’exemple le plus patent d’une telle entreprise de conquête de l’électorat par une puissance économique n’est autre que celle de Silvio Berlusconi en 1993-94 en Italie. Constatant l’écroulement du camp électoral modéré (DC-PSI-PSDI-PRI-PLI) suite aux scandales dits de « Mains propres » (et voulant aussi sauver sa peau d’entrepreneur très lié à une partie de ce même camp électoral qui se trouve en train de s’écrouler), S. Berlusconi, cet ancien client ou allié du Parti socialiste italien (PSI), crée donc un parti ex nihilo, Forza Italia, autour de sa personne. Ce parti n’est au départ littéralement qu’une filiale de son conglomérat économique. Or ce dernier, spécialisé dans les médias télévisuels et la publicité grand public, se trouve alors à la pointe de ce qui se fait de mieux en Italie en matière de marketing et de communication. Comme le montre le reportage de Mediapart sur les dessous organisationnels de la « start-up » Macron, on observe mutatis mutandis la même avance des « macronistes » dans l’usage des instruments de connaissance et de manipulation de l’opinion publique.  Le parallélisme entre  le « berlusconisme » et le « macronisme » me parait d’autant plus troublant qu’il existe aussi une parenté idéologique entre les deux. En effet, comme ce dernier incarne au mieux le devenir néo-libéral d’une bonne partie du PS, le « berlusconisme » s’était constitué en continuité avec l’involution néo-libérale du PSI des années 1980 que S. Berlusconi avait accompagné culturellement à travers le contenu pour le moins débilitant de ses trois chaînes de télévisions depuis les années 1970. C’est donc dans les deux cas le socialisme partidaire qui, à travers sa défense de l’individu et de ses droits, de son émancipation, finit par muter  en défense d’un individualisme acquisitif, soutenu concrètement comme entreprise électorale nouvelle par une ou des grandes entreprises ou les milieux d’affaires. Il faut cependant ajouter que E. Macron réussit pour l’instant un miracle dont S. Berlusconi n’avait eu pas besoin de réaliser : malgré son passé très récent auprès du très impopulaire Président F. Hollande, il réussit en effet à se présenter comme un homme nouveau aux idées neuves. Au moins, quand S. Berlusconi propose son « parti libéral de masse » pour reprendre une expression de l’époque à l’attention des électeurs italiens, il a quelques preuves à faire valoir de ses intentions en ce sens – ne serait-ce que parce qu’il a imposé la présence de ses télévisions privées contre la législation étatique en vigueur. Pour E. Macron, c’est l’illusion parfaite, ou la « lettre volée » comme dans la célèbre nouvelle d’E. A. Poe.

Par ailleurs, à cette proximité entre le « berlusconisme » et le « macronisme », il faut ajouter la même capacité à exister – dans un premier temps tout au moins – uniquement par les sondages. S. Berlusconi avait en effet réussi à faire croire à la poussée de  Forza Italia d’abord grâce au fait que les sondages lui ont été immédiatement favorables (y compris ceux faits par des sondeurs proches de son propre groupe économique), ce qui a incité aux ralliements de certains politiciens modérés et permis la constitution d’une double alliance Nord/Sud de toutes les droites autour de lui. De même, pour l’instant, c’est la croyance collective – y compris la mienne! – dans la validité des sondages qui fait exister le « macronisme » – avant même qu’aucun vote réel n’ait jamais été exprimé pour E. Macron. On notera aussi dans le registre des parallélismes cette récente  promesse d’E. Macron d’exempter la masse du bon peuple de France de la taxe d’habitation. Or il se trouve que S. Berlusconi a fait son miel d’une promesse similaire lors de ses dernières campagnes électorales en date (2006, 2008 et 2013), non sans d’ailleurs s’embrouiller à ce sujet, d’une part, avec les autorités européennes à raison de la perte de revenus que cela représentait pour l’État italien et, d’autre part, avec les collectivités locales italiennes privées de ce revenu essentiel. Cette promesse d’E. Macron semble en tout cas montrer qu’il a compris comme S. Berlusconi qu’il faut prendre l’électorat modéré par les grands sentiments du porte-monnaie.

Au delà de ces parallélismes (et peut-être de l’inspiration que trouve E. Macron dans le cas Berlusconi? ), il ne faut pas toutefois nier les différences. S. Berlusconi, quand il entre en politique en 1993-94, se situe sur une ligne plutôt nationaliste. Il tend à critiquer l’Union européenne. (Il changera ensuite, pour revenir ensuite à ses débuts.) Les élites économiques et universitaires italiennes les plus légitimes sont généralement très réticentes à son égard, et les grands médias (enfin ceux qu’il ne possède pas…) ne le voient guère d’un bon œil. De fait, le modéré S. Berlusconi a surtout réussi à coaliser toutes les droites italiennes autour de lui, jusqu’ici exclues de toutes coalitions possibles avant 1994, en s’alliant avec les régionalistes nordistes de la Ligue du Nord d’U. Bossi au nord du pays et avec les néo-fascistes du Mouvement Social Italien de G. Fini au sud et au centre du pays, tout en se ralliant les démocrates-chrétiens les plus à droite. Le « macronisme » est constitué à ce stade de la campagne comme une entreprise résolument et limitativement centriste. C’est le grand bal mondain de tous les coalisables et coalisés. C’est le retour surprenant de la « Troisième force » d’avant 1958 dans une Vème République guère favorable pourtant à cette formule (malgré les « ouvertures » de 1988 ou de 2007). On verra bien ce qu’il en advient s’il arrive à passer le premier tour. Toutefois, il va de soi que E. Macron ne ralliera pas à son panache blanc ni les droites et extrêmes-droites considérant la colonisation comme un fait positif de l’histoire de France ni les gauches et extrêmes-gauches opposées à son œuvre législative comme Ministre de l’économie de F. Hollande. Il vivra du centre, et il y vaincra ou périra.

Par ailleurs, même si les liens entre E. Macron et certains milieux d’affaire paraissent difficilement niables, son aventure m’évoque aussi la théorie du « parti-cartel » de R. Katz et P. Mair énoncée dès 1995. En effet, cette théorie énonce que, dans les vieilles démocraties, les partis politiques ne portent plus les demandes des populations en direction de l’État, mais qu’ils sont devenus à l’inverse des instruments à travers lesquels les élites qui gèrent les États recrutent des électeurs pour légitimer ce que ces dernières avaient de toute façon l’intention de faire. De ce point de vue, certains ralliements d’économistes néo-libéraux depuis longtemps bien en cour au sommet de l’État au « macronisme » (comme son responsable de son programme, Jean Pisani-Ferry), tout comme la défense de l’ordre européen actuel par E. Macron, me ferait plutôt évoquer à son sujet un « stato-populisme ». Ces élites d’État rêvent, semble-t-il, de toujours plus de réformes structurelles. E. Macron leur promet de faire enfin le nécessaire et d’amener le bon peuple à accepter de bonne grâce la potion proposée – ce qui faut bien le dire tient presque de la magie tant la proximité de ce que notre bon apôtre propose est grande avec ce même « socialisme de l’offre » qui a tout de même réussi à rendre F. Hollande le Président de la République le plus impopulaire de la Vème République au point de le mettre en incapacité de se présenter à sa réélection.

Bien sûr, on dira sans doute que ma distinction « plouto-populisme » ou « stato-populisme » est des plus spécieuse. En effet, ce qui se profile derrière E. Macron, c’est l’intrication entre la très haute fonction publique qui croit dur comme fer au néo-libéralisme et à l’Union européenne, le monde des grandes entreprises du CAC 40, et celui des économistes les plus dominants qui ne savent que penser au fil des décennies l’avenir néo-libéral du pays.Après tout, il ne s’agit dans le fond que de « centrisme » dans toute sa beauté conservatrice de l’ordre économique et social existant. « Tout changer pour que rien ne change », l’habituel transformisme comme le souligne à juste titre F. Escalona..

Il reste toutefois qu’une anomalie demeure. Pourquoi une partie de ces élites centristes sont-elles en train de se rallier à E. Macron au lieu de soutenir béatement le candidat de la droite républicaine dans la recherche d’une tranquille alternance?  Certes, il y a le scandale autour des présumés emplois fictifs de la famille Fillon, mais la candidature d’E. Macron précède de quelques bons mois ce rebondissement. Tout de même,  après tout, F. Fillon a proposé à l’automne 2016 un programme de « réformes structurelles » tout à fait alléchant, validé par des millions de braves électeurs et non simplement par des sondages. Au delà de la personne de F. Fillon et de ses embrouillaminis judiciaires, qu’est-ce qui explique le manque de confiance dans cette droite républicaine? Pourtant, elle a donné des gages à travers les projets qu’elle a voté au Sénat depuis qu’elle en a repris le contrôle.

Ma première hypothèse pour expliquer ce doublon Macron/Fillon pourrait bien être l’absence de confiance dans la loyauté européenne de F. Fillon. Après tout, ce dernier a été un proche de P. Séguin, il pourrait donc  bien se souvenir en cas de difficultés de cette proximité, et privilégier les intérêts de ses électeurs à ceux de l’Union européenne. Il a aussi, semble-t-il, tissé des liens personnels avec V. Poutine. De ce point de vue, E. Macron parait un élément bien plus sûr.

Ma seconde hypothèse pour expliquer ce doublon serait le fait que justement le « macronisme » n’étant pas du tout à ce stade tout au moins  un parti au sens ordinaire du terme ne pourrait pas une fois arrivé au pouvoir être redevable de quoi ce soit à une base électorale organisée. La droite républicaine au contraire doit quand même se préoccuper au choix du sort des médecins, notaires, Écoles libres, cathos, familles, agriculteurs, PME, personnes âgées, et autres corporations dont il est bien évident pour un économiste néo-libéral bon teint qu’il faut en faire tabula rasa au plus vite. La droite républicaine est aussi par ailleurs un réseau d’élus locaux, présents partout, même dans la France supposée inutile des campagnes et des petites villes, qui ne sont pas prêts à tous les sacrifices au nom de l’Union européenne et de la nécessaire compétitivité. Que G. Collomb, le grand féodal lyonnais « social-barriste », soit le premier soutien d’E. Macron correspond bien à cet égoïsme territorial des métropoles qui se débarrasseraient bien du fardeau de la France profonde.

Ma troisième hypothèse serait enfin que la droite républicaine apparaitrait trop proche des thèses du FN en matière de traitement des minorités visibles, et que cela finirait par nuire aux affaires. Il est vrai que pour l’Islam de France pour lequel plaide l’Institut Montaigne, avec un F. Fillon à la Présidence de la République (malgré son évidente proximité avec un responsable de ce même institut), cela parait mal parti.

Ce ne sont là que des hypothèses. Et après tout tout le monde sait bien que tout ce beau monde se rassemblera au second tour contre la candidate du FN pour que tout continue comme avant dans le meilleur des mondes possibles. Le reste n’est dans le fond  que détail. Et vive le populisme centriste ou le centrisme populiste du cercle de la raison!

PS. Je précise qu’en écrivant ces quelques lignes, j’ai conscience: a) de bien sûr « faire le jeu du FN » – puisque la continuité de fond du « macronisme » fera éventuellement sens à la veille du second tour –; b) d’être manipulé à l’insu de mon plein gré par les services de désinformation soviétique russe; c) d’être aigri de ne pas avoir été recruté pour conseiller louanger le grand leader – ceci d’ailleurs comme tous les journalistes ou universitaires  qui tentent de garder leur sang-froid face au « macronisme ». Tous des idiots utiles, des traitres ou des aigris.

Et le second tour Monsieur Fillon vous y avez pensé?

Les difficultés que traversent actuellement mes vieux parents mobilisent largement mon attention, mais ce que j’arrive à suivre de la politique française en cette année d’élection présidentielle ne laisse pas de m’inquiéter.

En particulier, le tour pris par l’affaire dite du « Penelopegate » me parait encore plus affligeant depuis que François Fillon a décidé de persister dans sa candidature à l’élection présidentielle.  Faute de mieux, son camp – grands élus et électeurs les plus convaincus – risquent bien de le suivre dans cette détermination.  C’est là un effet classique de « dissonance cognitive ».

Cependant, je vois venir un  petit problème à l’horizon. En admettant que François Fillon arrive par la force des déterminations de la sociologie électorale à se qualifier pour le second tour de l’élection présidentielle (puisqu’il attirera à lui la France bourgeoise, âgée et aisée sur-participante aux élections qui l’a déjà adoubé aux primaires de la droite et du centre), il est fort possible en l’état de ce qu’on sait des orientations générales de l’électorat et de l’offre politique qu’il affronte Marine Le Pen. Dans une telle configuration, semblable à celle de 2002, il faudra bien que d’autres forces que la seule droite républicaine appellent à voter au second tout pour François Fillon, et que les électeurs suivent ces consignes de vote pour faire, comme on dit depuis un bon quart de siècle, barrage au Front national. Normalement, tout devrait se passer comme aux élections régionales de 2015, où, finalement, quelque soit le candidat de droite républicaine resté en lice, il a battu le candidat du FN au second tour.

Toutefois, vu le déballage que représente le « Penelopegate » – même en supposant qu’aucun acte illégal n’ait été commis par François Fillon – et vu le niveau de jésuitisme des propos des Républicains pour défendre leur candidat (par exemple sur les niveaux de rémunération des assistants parlementaires, qui me font un peu grincer des dents…), j’ai un fort doute sur la tenue de l’électorat de gauche ou même du centre face à une telle configuration.  Chirac en 2002 n’était certes pas un ange, mais tout de même refaire le coup avec Fillon en 2017. J’ai mes doutes. Cela serait en tout cas un nouveau test en grandeur nature de la répulsion d’une majorité d’électeurs français pour le FN.

En même temps, vu l’incertitude de cette élection présidentielle de l’an 2017, mes craintes de février ne seront sans doute pas celles d’avril. Et sur ce, je retourne à mes copies en retard.

Ps. en date du 6/3/17 au matin. Décidément, l’affaire Fillon ne s’arrange pas du tout. Pour autant que le dit F. Fillon arrive au second tour, je ne vois pas comment un électeur de gauche ou même du centre pourra le soutenir contre une M. Le Pen. J’en viens à me demander si le soutien affiché hier de la manifestation du Trocadéro par une partie des militants de la droite la plus dure (en particulier, « Sens commun »/ »Manif pour tous ») ne vise pas à permettre un duel de second tour M. Le Pen/E. Macron en faisant se maintenir un candidat de la droite républicaine dont ils sont eux aussi sûr qu’il n’ira pas au second tour, et à faire gagner la dite M. Le Pen. What a fun it will be!

« La droite la plus bête du monde »- le retour.

Par curiosité professionnelle, je me suis obligé à regarder jeudi soir dernier le premier débat télévisé du premier tour de la « primaire de la droite » sur TF1. Au moins, je n’ai pas été dépaysé: entre le cadrage général du débat par les journalistes (rien que l’infographie du début… un vrai chef d’œuvre) et les propos tenus par les sept candidats, il y avait là une illustration presque parfaite des thèmes permanents de la droite « républicaine » française depuis au moins un quart de siècle – et peut-être plus. Comme mon collègue Bruno Cautrès l’a fait très justement remarquer sur Conversation, sous un titre ironique, « Primaire : le programme commun de la droite », en matière économique et sociale, les thèmes et les propositions n’avaient rien de bien novateur – pour ne pas dire plus -, et en matière de lutte contre le terrorisme, les nuances dans la ligne Law&Order n’étaient que des nuances justement.

Le plus drôlatique, c’est que certains candidats à la candidature le firent eux-mêmes remarquer au cours du débat, comme Copé, fort en verve, soulignant que l’espérance de 2007 dans de grandes réformes libérales n’avait pas été suivie d’effet. Quant au représentant du PCD (Parti chrétien-démocrate), le sieur Poisson, il joua sur ce point là aussi la mouche du coche, en notant que ce qu’il entendait ce soir de la part de ses concurrents lui rappelait le programme de Balladur en 1995, voire un passé plus lointain. Il n’y avait guère que NKM pour essayer d’avancer une réflexion un peu indexée sur l’état actuel de l’économie, en insistant lourdement sur le sort des indépendants, avenir de l’économie selon elle. « Tous uberisés », ai-je traduit, mais dans la dignité tout de même. Pour le reste, toutes les propositions étaient parfaitement vintage (suppression de l’ISF, des ’35 heures’, du maximum possible de fonctionnaires- si ce n’est du statut de fonctionnaire lui-même -, réduction des impôts progressifs et promotion des impôts régressifs comme la TVA, hausse de l’âge légal de la retraite, etc.), le tout entouré chez certains candidats d’un prurit anti-syndical (enfin anti-CGT pour être précis), pour le coup carrément très années 1930. L’argumentaire pour soutenir ces différentes mesures n’était pas en reste dans le côté déjà entendu mille fois. Il n’y avait là presque nulle trace de réalités nouvelles, comme le changement climatique, ou encore la montée en puissance de la robotisation et de l’intelligence artificielle  et son impact fort probable tout de même sur le monde du travail. Les dites réalités devraient pourtant influer plus sur les propos tenus en 2016 qu’en 1986 – il faudra donc sans doute attendre 2046 pour avoir l’avis de la droite française sur ces sujets. Il n’y avait nulle trace non plus de l’échec des politiques néo-libérales ainsi prônées à bénéficier à une moitié au moins de la société – comme l’a finalement constaté au même moment la nouvelle Première Ministre britannique à la suite du vote du Brexit (sans en tirer néanmoins toutes les conséquences, mais c’est là une toute autre question). Nos parangons de la « droite la plus bête du monde » se sont ainsi contentés de répéter le mantra selon lequel tous les pays développés avaient vaincu le chômage grâce aux recettes qu’ils préconisaient, sans vouloir voir qu’un taux de chômage à 5/7% ne veut  presque plus rien dire en soi sur le niveau réel de la satisfaction ou l’insatisfaction populaire.

Bref, la droite française dans toute sa splendeur telle que l’éternité la change. Je sais pourtant bien qu’il n’en a pas toujours été ainsi, et, d’ailleurs, le chrétien-démocrate Poisson par certaines de ses remarques (sur les syndicats par exemple) rappelait à qui voulait bien tendre l’oreille qu’il y eut jadis d’autres droites que celle-là.

Au sortir de ce débat, je me suis interrogé s’il resterait encore un électeur de gauche un peu classique dans ses convictions pour aller encore voter à cette « primaire de la droite ». Cela serait vraiment un vote en se bouchant le nez. Surtout, je me suis demandé, tout au moins au vu de l’aspect économique du programme, comment ce même électeur allait pouvoir voter au second tour de la présidentielle pour l’un de ces sept candidats devenu le leader de la droite et du centre, et donc probablement à en croire la logique des dernières élections, l’un des finalistes du second tour de l’élection présidentielle de l’année prochaine. Il n’aura en effet pas échappé aux téléspectateurs un peu attentifs que même un Juppé n’était pas ce gauchiste que certains amnésiques volontaires ont cru deviner un temps dans ce politicien de droite – pas plus gauchiste en réalité que les autres compétiteurs en tout cas. (De fait, le plus modéré sur le plan économique et social, avec l’outsider Poisson, n’était autre en fait que Sarkozy.) Lors de sa campagne présidentielle proprement dite, la personne  ainsi choisie aura sans doute certes le temps de modérer ses propos, ou d’y ajouter quelques garanties sociales pour attirer le chaland, mais il reste que tout ce qui a été dit jeudi dernier ne va pas faciliter la tâche de l’électeur de gauche décidé à faire barrage à la candidate du Front national. Entre un remake de Margaret Thatcher – le brillant rhétorique en moins – lui promettant tout ce qu’il déteste et la candidate du FN, je sens que bien des gens à gauche vont aller en week-end sans laisser de procuration…

PS. Mes remarques rejoignent celles de Martine Orange pour Mediapart et de Christian Chavagneux pour Altereco+. Eux aussi, ils ont été frappés par le classicisme du discours tenu, et ils anticipent déjà les dégâts en matière de croissance et d’emploi s’il devait se transformer en décisions publiques.  De fait, face à cette évidence d’une ligne unique de la droite et du centre en matière économique, la vraie interrogation devient alors pourquoi la primaire de la droite et du centre offre aussi peu de diversité sur ce point. Celle de la gauche en 2011 avait été marquée par l’opposition entre la ligne Montebourg (la « démondialisation ») et celle de tous les autres candidats.  Dans le cas présent, rien de tel n’apparait. C’est sans doute mieux pour l’unité d’action de la future majorité de la droite et du centre, mais c’est inquiétant pour la capacité de ce camp à faire exister un minimum de réel débat en son sein sur ces aspects. Le seul qui aurait pu incarner une autre voie à droite est Henri Guaino. Il vient de faire paraitre un ouvrage pour réaffirmer ses vues. Il prétend, me semble-t-il, jouer un rôle à la Présidentielle, mais il reste d’évidence un leader (possible) sans troupes. Il faut aussi compter sur DLR de N. Dupont-Aignan, mais ce parti reste marginal.

La première hypothèse pour rendre compte de ce blocage de la pensée économique à droite et au centre pourrait être que cette ligne convient très bien à la fois aux donneurs d’ordre de cette dernière (en gros, le MEDEF) et à l’électorat visé lors de ces primaires (en gros, les retraités aisés et les classes moyennes supérieures du secteur privé – bien plus que les « ploucs »), et qu’elle n’oblige en plus à aucune remise en cause au niveau européen. C’est l’explication par les intérêts. (Ces derniers peuvent d’ailleurs être à courte vue : bien des économistes font remarquer que la France ne sera jamais plus compétitive par le coût du travail, mais seulement par la qualité des produits et services offerts, produits par de la main d’œuvre bien payée). La seconde pourrait être que l’imprégnation néo-libérale de ces leaders (et de leurs proches conseillers) est devenue telle qu’elles sont devenues incapables de chercher à raisonner autrement. C’est l’explication par les idées. Enfin, j’aurais tendance à supposer qu’au delà de tous les discours sur la crise économique et politique, tenus par ces leaders lors de ce débat, ces derniers voient encore la situation comme « ordinaire ». Après tout, la France est « en crise » depuis les années 1970 au moins. Cela n’a pas empêché leurs carrières de suivre leur cours. Bref, pour penser autrement, il faudrait déjà penser qu’il existe une vraie urgence à ne pas continuer comme avant.

Des salauds en casquette… aux salauds en T-shirt.

Le conflit autour de la « Loi travail » suit imperturbablement son cours depuis des mois, et comme tout conflit d’une certaine ampleur, il permet de clarifier les positions des uns et des autres.

La récente sortie d’Emmanuel Macron face à deux syndicalistes sur leurs t-shirts qui ne lui font pas peur et les costumes qu’on doit s’acheter grâce à son travail n’a été que l’un de ces mots doux qui traduisent la réalité des luttes (de classe) dans la France (apaisée) d’aujourd’hui.

Bien sûr les grévistes de la CGT sont des sortes de « voyous » ou de « terroristes » pour le responsable du MEDEF. Of course, le chômage de masse, c’est la faute de ce même syndicat, selon ce même homme qui parle d’or. Bien sûr une grève qui gêne quelque usager ou une personne qui veut travailler, c’est « une prise d’otage » pour la Ministre (socialiste!) du travail. Et naturellement, pour la même Ministre, la « majorité silencieuse » est du côté de sa réforme – nonobstant les sondages indiquant le contraire, mais il est vrai que, pour répondre à un sondage, il ne faut pas par définition rester silencieux, CQFD. (Quand on connait un peu l’histoire de ce terme de « majorité silencieuse », on se dit que soit la Ministre en question n’a aucune culture politique et utilise les mots du sens commun conservateur sans réfléchir à l’énormité ainsi proférée pour une personne s’inscrivant à gauche, soit que, décidément, elle se situe en réalité très à droite et sait très bien manier la rhétorique conservatrice.)

Et puis ceux qui, à gauche, soutiennent les grévistes et autres protestataires  ne font, selon un autre Ministre, rien moins que « le jeu du Front National », et sans doute nous promettent le retour des heures les plus sombres de notre Histoire. Il faut que la gauche reste unie (derrière F. Hollande)… sinon cela sera… Hitler Marine Le Pen.

Un chouïa de violences policières, un peu excessives tout de même, pour donner un peu de corps  à ce brouet. Un Président de la Commission européenne qui vient ajouter son grain de sel en précisant que cette « Loi travail » est certes  bien sympathique, mais qu’elle ne va pas assez loin. Du coup, avec tout cela, il semble même aux dernières nouvelles qu’un Alain Touraine en soit sorti de la tombe où il s’apprêtait à entrer  pour se plaindre du sort fait aux acquis du mouvement ouvrier. Réussir à faire en sorte de reclasser A. Touraine à gauche de la gauche, il fallait le faire tout de même.

On en passe et des meilleures. Et le tout agrémenté du mot de « progrès » répété inlassablement pour justifier le tout.

Si F. Hollande compte vraiment sur cet épisode pour passer le premier tour de l’élection présidentielle à venir, c’est  vraiment là un pari fort intéressant. Il me semble surtout en bonne voie de réussir la « Pasokisation » ou la « PvdAisation » du PS. C’est la touche (finale?) à la grande œuvre commencée à l’été 2012 avec le refus d’aller à l’affrontement politique avec l’Allemagne conservatrice d’A. Merkel. Quelle meilleure démonstration pouvait-il offrir en effet pour finir son quinquennat aux électeurs encore de gauche  qu’en réalité la majorité du PS (qui le suit tout de même dans cette aventure) n’a rien rien d’autre à proposer qu’une version hypocrite de l’ajustement (néo-libéral) aux contraintes de la zone Euro? La régression nommée progrès.

Les électeurs de gauche n’avaient pas voté pour cela, et ils risquent de s’en souvenir, comme d’autres électeurs ailleurs en Europe..